Tableau de Paris/554

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CHAPITRE DLIV.

Notre-Dame.


Quel est l’architecte Goth qui a tracé le plan de cet édifice très-ancien ? N’avoit-il pas un génie hardi, & ne sentez-vous pas en entrant dans cette église, que l’étendue & la majesté du monument vous frappent beaucoup plus que les proportions régulieres & délicates de nos temples modernes ?

La figure colossale de saint Christophe frappe d’étonnement au premier coup-d’œil.

La Chapelle du damné fait réciter l’histoire de ce prédicateur célebre, de plus chanoine de Notre-Dame, qu’on croyoit mort en odeur de sainteté, & qui, tandis qu’on récitoit pour lui l’office des morts, sortit la tête de la bierre, & cria : je suis damné !

Eh bien, cette histoire ne vous pénétre-t-elle pas d’effroi ? N’est-elle pas composée d’une maniere pathétique ? Quand elle est récitée dans ce monument vaste & majestueux, dans un demi-jour imposant, en présence de saint Christophe, ces trois objets me semblent parfaitement d’accord. Je suis ému profondément ; j’ai du plaisir à voir la haute statue, à entendre, sous ces voûtes élevées, l’histoire du chanoine qui se releva trois fois de son cercueil, pour dire : je suis jugé par le juste jugement de Dieu… L’auditoire pâlit.

Si le bourdon, un instant après, vient à sonner, c’est encore une sensation forte que je reçois. Là tout est grand. Je monte aux tours, je domine la grande ville, je n’apperçois plus cette capitale que comme un amas confus de décombres. Oh, que de ce point de vue élevé ce vaste Paris a une physionomie particuliere ! Il exhale la fumée, & il semble me dire, tout est fumée.

L’empreinte gothique de l’édifice, le portail noirci, les cloches énormes, les escaliers tortueux, les antiques vitraux, la sculpture rongée, tout me fait rétrograder dans les siecles écoulés. Je redescends, je me promene, je ne puis plus quitter les dehors ni les dedans de ce temple auguste. Je repasse vingt fois devant ces objets vastes & mélancoliques ; & quand la musique du chœur se mêle au son majestueux des cloches, que le cul-de-jatte, gardien du bénitier, m’alonge une longue perche pour me donner de l’eau benite, tout me paroît dans une proportion égale ; & mon ame plus élevée, prie Dieu de meilleur cœur dans l’église Notre-Dame que dans tout autre temple.

J’ai vu avec regret qu’on avoit reblanchi cette église, qui me plaisoit beaucoup mieux lorsque ses murailles portoient la teinte vénérable de leur antiquité. Ce demi-jour ténébreux invitoit l’ame à se recueillir ; les murs m’annonçoient les premiers jours de la monarchie. Je ne vois plus dans l’intérieur qu’un temple neuf ; les temples doivent être vieux. Je ne me console qu’en voyant les tours, saint Christophe, & la Chapelle du damné.

Oh, les beaux vitraux ! quel effet ! Ils brillent depuis des siecles ! Ô quelle main a placé la pierre que mon œil atteint à peine !

Quand j’entre dans la grande sacristie, que je vois cet amas d’or & d’argent, ce qui rappelle les trésors du Mexique ; le calice enrichi des grands offices, la crosse, la mitre dont on coëffera la tête de monseigneur l’archevêque qui va bénir le peuple agenouillé en étendant deux doigts, tout cet appareil, fait naître une foule d’idées graves & riantes par leur enchaînement.

Cependant monseigneur l’archevêque sort de la riche sacristie, crossé, mitré, & me bénit en passant tout comme un autre. Oh ! je ne donnerois pas cette heure-là, où je fléchis le genou avec le peuple, pour la plus belle représentation dramatique.

Les chanoines, les chantres, les bedauds, la musique, la multitude, l’église, le palais archiépiscopal, tout m’arrête ; & dans mon admiration, je demeure le dernier témoin de la cérémonie.

Si je m’occupe à lire les épitaphes, lorsque le temple est désert, je suis encore intéressé. Quarante-cinq chapelles m’offrent en foule des monumens historiques, & je m’arrête devant la tombe de la maréchale de Guébriant, la seule femme qui ait eu de son chef la qualité d’ambassadrice.

De jeunes enfans proprement vêtus & d’une aimable figure, choisis parmi les enfans-trouvés, me font admirer les soins de la charité. C’est une nuance touchante, qui adoucit l’empreinte de tant de graves objets.

Non, il m’est imposable de traverser le parvis, sans faire une fois le tour de l’église Notre-Dame. J’aime moins Saint-Sulpice. L’édifice de Sainte-Genevieve est magnifique ; mais ce n’est pas un bâtiment gothique, érigé sous Childebert I, & où tous les rois de France & Charlemagne sont entrés.

Qu’on remette les tableaux, qu’on ne détruise rien du portail & des ventaux, qu’on n’abatte point saint Christophe ; c’est l’ouvrage, non d’un statuaire, mais d’un maçon. Il me représente mon Shakespeare : voilà pourquoi je le chéris. Je vois ailleurs assez de belles statues ; mais saint Christophe, il est unique.

On ne finiroit pas, si l’on vouloit parler en détail de cette basilique. Mais que vous importeroit de savoir que les entrailles de Louis XIII & de Louis XIV sont là, qu’on y a découvert les tombes de plusieurs évêques & archevêques, qui ne renfermoient plus que des cendres & du charbon, plus incorruptible que les ossemens des prélats.

Je vous parlerai plutôt de la châsse de saint Marcel, contemporain & ami intime de sainte Genevieve.

Quand on porte processionnellement ces deux châsses, & qu’elles viennent à se rencontrer, la sympathie qui les lioit autrefois agit encore si fortement qu’elles tendent à se réunir ; il faut l’effort de douze robustes porteurs pour entraîner S. Marcel, & rompre l’attraction sentimentale. Si l’on ne venoit pas à bout de domter cette tendance réciproque, les deux châsses viendroient tout-à-coup à se joindre, & resteroient collées l’une à l’autre pendant trois jours de suite. Quel étonnant privilege a l’amour des saints ! Mais les porteurs, avertis par l’ancienne tradition, ont soin de promener le saint & la sainte à une distance convenable.

Ce récit que fait le peuple dans l’église Notre-Dame, n’est pas aussi pathétique que celui de la Chapelle du damné ; mais dans son genre, il n’est pas moins précieux. Revenons à des traits historiques.

En 1728, lorsqu’on faisoit quelques réparations dans la nef, & que les échafauds étoient dressés, des voleurs s’aviserent d’un expédient pour parler tout à leur aise. Ils choisirent le jour de pâques, comme devant rassembler un plus grand nombre de fideles. Au premier verset du second pseaume des vêpres, deux de ces coquins qui avoient trouvé le moyen de monter sur les échafauds les plus élevés, firent tomber quelques moëllons, quelques outils d’ouvriers, renverserent quelques échelles, & crierent que la charpente alloit tomber. Chantres & fideles interrompirent le verset du second pseaume, & penserent à se sauver. Mais les portes étoient trop étroites pour la multitude. Pendant ce tumulte, les voleurs travaillerent dans les poches, pillerent montres & tabatieres. Les femmes qui avoient les plus belles boucles, furent les plus à plaindre, on leur arrachoit l’oreille & les diamans. Les auteurs de ce coupable stratagême se conduisirent avec une si profonde adresse, qu’on ne put jamais les découvrir.

L’église de Notre-Dame vit jadis un grand débat entre le parlement & la chambre des comptes, pour le pas & la préséance du rang. C’étoit à la procession solemnelle, le jour de l’assomption de la Vierge, instituée par le valétudinaire Louis XIII, lorsque sa femme devint grosse après vingt-trois ans de stérilité.

La chambre des comptes fut repoussée en corps & vigoureusement par le parlement en corps. Après plusieurs paroles & voie de fait, ces hommes de robe, à la suite de ce débat, furent trente années sans assister à la procession. Le roi, pour les accorder, fut obligé de séparer leur brigade.

Le premier président de la chambre des comptes, qui fut le battu, est obligé aujourd’hui de marcher à la gauche du premier président du parlement ; & il porte encore sur son front l’air humilié de son ancienne défaite. Le peuple le remarque & dit tout haut : il a la gauche, il n’oseroit faire un pas vers la droite. Quel insigne revers dans les grandeurs humaines, être battu & céder encore le pas ! Il faut marcher ainsi le 15 août, sous l’œil de tout le public attentif, & sortir queue traînante du chœur par la seconde porte, tandis que le parlement en triomphe sort par la premiere.

Un grenadier regardant un jour la cathédrale de Paris, s’écrioit : oh, le beau chêne, le beau chêne ! — Que dis-tu là ? lui disoit son camarade. Rêves-tu ? un beau chêne ? Ne vois-tu pas deux grosses tours, un clocher pointu ? — Eh, non, reprit l’autre ; c’est un chêne ; regarde, regarde ceux qui mangent journellement le gland de ce bel arbre. En ce même instant les chanoines fleuris, gros, gras, fourrés, sortoient de vêpres, leurs aumuces sous le bras.

Les actions de graces que la cour rend à Dieu pour la naissance d’un prince, pour le gain d’une bataille, pour la convalescence d’un monarque, enfin pour la paix, se célebrent dans l’église Notre-Dame, au son d’une musique bruyante.

Les étendards & drapeaux enlevés aux ennemis, sont suspendus aux voûtes de ce temple. Le peuple appella jadis un général, constamment vainqueur, le tapisser de Notre-Dame. Quelle précision énergique dans ce mot !