Tableau de Paris/555

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CHAPITRE DLV.

Le Petit-Dunkerque.


Cest la boutique d’un marchand bijoutier, à la descente du Pont-Neuf. Elle étincele de tous ces bijoux frivoles que l’opulence paie, que la fatuité convoite, que l’on donne aux femmes honnêtes qui n’acceptent point de l’argent, mais bien des colifichets en or, parce qu’ils ont un air de décence.

Rien n’est plus brillant à l’œil que cette boutique : rien n’est plus triste à la réflexion ; on ne sait si l’on doit sourire ou gémir de ce luxe puérile. On admire les graces qu’on a su donner à des riens. Ces superfluités sont les joujoux des grands enfans, & c’est dans ce lieu sur-tout qu’un philosophe pourroit dire : que de choses dont je n’ai pas besoin !

De nombreux tiroirs sont remplis de mille bagatelles, où le génie de la frivolité a épuisé ses formes & ses contours. Le prix de la façon vaut dix fois le prix de la matiere. L’or a pris toutes les couleurs ; le crystal, l’émail, l’acier, sont des miroirs taillés à facettes, & les enfantillages de l’industrie délicate sont là sur leur trône. Un homme descend de voiture, entre dans la boutique du bijoutier, & achete des breloques à un tel prix que la moitié auroit suffi pour faire subsister pendant une semaine entiere plusieurs familles nécessiteuses.

Nos petits seigneurs prennent ces petits bijoux à crédit, les distribuent d’un air de nonchalance ; & ces dépenses de fantaisie excedent les dépenses nécessaires. Il est triste de voir des sommes considérables offertes à un luxe aussi petit. Dans les premiers jours de l’année, la boutique est remplie d’acheteurs ; on y met une garde. Ne faut-il pas pouvoir dire, en étalant une boîte : c’est du Petit-Dunkerque ? Chaque année on baptise ces petits bijoux d’un nom particulier & bizarre.

Mais après avoir gémi en philosophe, il faut rendre justice au goût du maître. Il anime, il dirige les artistes, il imagine ce qui doit plaire. En donnant la vogue à plusieurs colifichets, il a fait travailler dans la capitale ce qu’on étoit obligé de faire venir à grands frais de l’étranger. La bijouterie a fait plus de progrès, depuis qu’il a mis sous les yeux du public des modeles élégans & variés, qu’elle n’en avoit fait depuis long-tems.

D’ailleurs chez lui le prix des bijoux est fixe & invariable ; & si la rivalité fait dire aux autres marchands, qu’on paie le double au Petit-Dunkerque, c’est la jalousie qui parle. La grace & le fini des bijoux ne les rendent pas là plus chers qu’ailleurs.

Voltaire, lors de son dernier séjour à Paris, se plaisoit beaucoup dans le riche magasin de cette maison curieuse. Il sourioit à toutes ces créations du luxe ; il appercevoit, je crois, une certaine analogie entre ces bijoux brillans & son style.

Comme le luxe change continuellement d’objets, & que les modes varient avec rapidité, les ouvriers du luxe éprouvent des vicissitudes ruineuses, & leur sort est toujours incertain, tandis que celui de l’agriculteur ne l’est pas. Tel colifichet perd de sa faveur, & voilà des hommes qui tombent inopinément dans le besoin.

Un autre jour s’accrédite un nouveau genre : des ouvriers qui mouroient de faim se trouvent dans une abondance imprévue, & suffisent à peine aux demandes des amateurs. Mais ces artisans, soumis aux idées de fantaisie, n’ont que des momens de vogue ; ils ne savent à quel objet s’attacher, pour assurer leur subsistance. Quand le caprice vient à changer, plusieurs ne sont plus en état d’embrasser une profession nouvelle. La pénurie les desseche, & l’état perd des citoyens dont les bras & la tête sont devenus absolument oisifs.

Si l’on dit que les ouvriers favorisés jouissent à leur tour de la souffrance des autres, & dédommagent l’état de la perte des malheureux, il faudroit pouvoir ajouter que cette abondance sera durable. Mais non ; ils tombent invinciblement dans l’abyme de la misere, ces futilités changeantes exigeant une adresse particuliere. Prisée la veille, nulle le lendemain, cette industrie n’est point applicable à des objets utiles, elle est trop ou trop peu payée, selon le cours de ces joujoux bizarres. Aussi l’artisan qui connoît lui-même l’instabilité de sa profession, n’ose jamais statuer sur rien, & la population ordinairement ne gagne pas avec lui.

Chaque siecle a son moule qui passe de mode. Tout s’y jette ; on le change : les deux siecles n’ont presque plus la même physionomie.

Qui découvrira les chaînons imperceptibles, mais existans, par lesquels nos manieres tiennent les unes aux autres ? Quand les femmes portoient de grands paniers, on forgeoit chez les orfevres des assiettes d’une grandeur extraordinaire. Les bijoux du Petit-Dunkerque semblent d’accord aujourd’hui avec nos petits appartemens, nos jolis meubles, notre habillement & notre coëffure. Il est donc en tout des rapports secrets, qui ont leur origine & leur liaison.