Tableau de Paris/557

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CHAPITRE DLVII.

Hôtels nouveaux.


La belle rue que forment tous ces bâtimens nouveaux ! Que le coup-d’œil en est régulier & magnifique ! Quel est cet hôtel qui s’éleve ? Qui doit l’habiter ? C’est un homme qui a laissé mourir dans les hôpitaux une foule de soldats languissans. À côté est l’hôtel d’une courtisanne, dont l’adresse a rassemblé une immense fortune. Plus loin est celui d’un homme de cour, qui, pour tout mérite, a broyé le pavé de Versailles ; il n’a pas fait sa cour en présence des batteries. En face est la demeure de l’homme qui a vendu sa patrie. Ces hôtels si brillans au-dehors, recelent des êtres réparés de la multitude autant par leur froide insensibilité que par leur opulence. Pas un de ces bâtimens qui ne soit cimenté de larmes.

L’un a fait disparoître des voitures de farine ; l’autre a conduit une légion de commis aux aides. Là est un intendant qui a traité une province comme un pays ennemi.

À qui appartiennent tous ces beaux hôtels ? À des usuriers, à des concussionnaires, à des agioteurs, à d’infatigables agens d’oppression. Comme la réflexion rend hideux ces hôtels superbes ! Quoi, les beaux arts vont décorer les demeures des ennemis de la patrie ! Ce pavillon qui à l’air d’un temple élevé à l’amour, est destiné à la prêtresse du libertinage ! Cette jolie maison appartiendra à un avide calculateur, dont tous les projets tendent à nous ravir une portion de nos foibles libertés !

Toutes les fortunes de ces usurpateurs sont grandement établies ; ils en jouissent sans remords.

Architectes, doreurs, peintres & statuaires,
Accourez, hâtez-vous, Damon veut un palais ;
Bronzes, marbres, tableaux, rassemblés à grands frais,
L’art n’a rien épargné : mais ce lieu délectable,
À force d’être beau, cesse d’être habitable.
On le montre, on le voit ; mais on n’y loge pas,
Et son maître discret s’exile au galetas.
La table de Damon gémit sous dix services,
Tout, l’air, la terre & l’eau, fournit à ses délices.
C’est un gala de noce, un festin, un banquet,
Un superbe hécatombe, & Damon vit de lait.
De sa bibliotheque admirez l’étendue :
Tous les livres qu’on fit s’offrent à votre vue.
Les fameux Elzévirs imprimerent ceux-ci,
Deromme, en marroquin, couvrit ceux que voici.
Ceux-là de Baskerville ont illustré la presse ;

D’autres qui trompent l’œil par une heureuse adresse,
Ne sont que du bois peint ; ils lui servent autant.
Il les montre, il les cite, & chacun semble dire,
Le bel emploi d’argent… si Damon savoit lire !
Quoi ! déjà vous sortez ? Un moment : il faut voir
Ce temple fastueux, qu’il nomme son boudoir.
Avancez… De Vénus, voici le sanctuaire :
Un Amour à la porte, aposté par sa mere,
Défend aux indiscrets d’approcher de ces lieux.
Damon est cependant comme Titon le vieux.
Au-dedans on respire une riche mollesse ;
Glaces, tableaux, sofas, tout parle de tendresse,
Tout peint la volupté, tout invite aux plaisirs.
Quel malheur qu’on ne puisse acheter des desirs !

(Anonyme.)

Aucun philosophe n’a d’hôtel. Rarement un nom respecté du public loge dans ces magnifiques demeures. Les arts ont travaillé pour les commodités fastueuses & recherchées de ces hommes nouveaux & dangereux.

D’où viennent ces fortunes rapides qui étonnent ? Comment en dix ou douze années un homme passe-t-il de la misere à la plus extrême opulence ? & qu’a-t-il fait ? On a vu un courtaut de boutique gagner douze millions, un commis vingt-cinq, un ex-laquais dix-huit, sans compter les fortunes subalternes de six à sept millions, qui sont venues engraisser des hommes de la plus basse extraction, sans que leurs travaux aient honoré ou servi la patrie. Un travail obscur, une science particuliere & infernale, voilà ce qui a tout-à-coup décoré & élevé au-dessus de nos têtes ces hommes de néant. Qui festinat ditari, non erit innocens.

Encore si l’on pouvoit compter quelques fondations utiles, quelque bienfait au public ; ou si leur excessive opulence s’écartoit dans son emploi des puérilités d’un luxe petit & concentré, on leur pardonneroit leurs richesses. Mais non ; ils jouissent seuls, ils jouissent dans le cercle étroit de quelques parasites. Comme tout leur est venu par le jeu voilé d’un rampant & vil égoïsme, n’attendez pas que ces insolens millionnaires laissent après eux un monument qui serve à sauver leur nom d’un juste opprobre. Les richesses d’un luxe personnel resteront seules après eux, & feront l’objet d’une oisive curiosité. Aussi leur mort semble soulager l’humanité ; elle est ordinairement reçue avec un sourire qui condamne leur vie entiere. Quand le magnifique hôtel sera tendu de noir, que tout le clergé de la paroisse formera le convoi, que les sonneurs mettront en branle les grosses cloches, le peuple n’aura aucune réflexion touchante à faire sur le mort. Il n’a pu emporter son argent dans l’autre monde : voilà les paroles qu’on entendra autour de son cercueil.