Tableau de Paris/556

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CHAPITRE DLVI.

Concert spirituel.


On est si affamé de spectacles à Paris, que le beau monde ne sauroit encore s’en passer dans les jours les plus solemnels, marqués par la religion & consacrés par elle aux offices divins.

On ferme l’opéra le jour du vendredi saint, de pâques, de noël, de la pentecôte ; mais l’orchestre de l’opéra, les chanteurs & les chanteuses vont sur un autre théatre qu’on appelle Concert spirituel, & sous de nouvelles affiches en lettres rouges, débitent toutes les modulations de leur gosier harmonieux. Ils n’ont pas leur habit de théatre ; voilà toute la différence.

On chante le Miserere & le De profondis à grand chœur ; mais cela ne touche personne, religieusement parlant. Lorsque la même voix qui a chanté la veille le rôle d’Armide ou d’Iphigénie, chante un verset d’un pseaume du roi David, le roi David a l’air un peu profane. Quinault & le psalmiste, dans la bouche de la même actrice, font sourire l’imagination. Tous ces motets deviennent des représentations vraiment théatrales. On bat des mains, & l’on parle d’un cantique sacré comme d’une ariette dans le goût italien.

Quelqu’aguerri que soit l’observateur aux singulieres contradictions de nos coutumes, il ne se fait pas à l’idée de voir les membres excommuniés de l’opéra chanter sous des parures mondaines, ces pseaumes que les prêtres chantent le même jour en habits sacerdotaux dans les temples, où la multitude recueillie se prosterne & adore.

La chanteuse ne comprend pas toujours le sens des paroles qu’elle profere ; mais elle obéit à la note, & beaucoup de gens n’ont point entendu dans toute leur vie d’autres vêpres que celles qui se disent au Concert spirituel par l’organe enchanteur des acteurs de l’opéra.

Les abbés, qui s’interdisent scrupuleusement l’Académie royale de musique, se permettent le Concert spirituel. Par ce moyen, ils connoissent la figure, les graces, la voix & le talent des chanteuses, sans avoir scandalisé leur protecteur ; car leur évêque dans son rigorisme ne sauroit désapprouver le Concert spirituel, puisque le roi David s’y trouve, & que les vers, accompagnés de la harpe, semblent purifier les levres de l’actrice chantante.