Tableau de Paris/563

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CHAPITRE DLXIII.

De Raoul Spifame.


Je vais parler de lui, quelqu’obscur qu’il soit, parce que je me sens une certaine analogie avec son caractere & sa tournure d’esprit. Cet homme du seizieme siecle s’étoit établi roi dans son cabinet, réformateur de tous les abus qui le choquoient ; & là il travailloit à loisir à une manufacture d’arrêts concernant presque tous les objets de la législation. Et qui n’a pas rêvé involontairement à ces grands objets ? Qui n’a pas dit quelquefois, si j’étois roi !

Ce qui est assez plaisant, c’est que Brillon, auteur du Dictionnaire des arrêts, l’abbé Abel de Sainte-Marthe & plusieurs autres écrivains ont pris pour un recueil de véritables ordonnances de Henri II, ce qui n’étoit l’ouvrage d’un particulier sans caractere & sans autorité : tant il avoit imité parfaitement le style & le ton de ces édits royaux.

Dans sa souveraineté imaginaire, il forgeoit des arrêts qui étoient aussi l’ouvrage de la haine ou du ressentiment ; (car il faut bien que l’homme se montre.) Il foudroyoit les juges du Châtelet & ceux du Parlement, qui ne lui avoient pas été favorables. Il dépossédoit les avocats ses confreres, de leur état, en cas de désobéissance à ses réglemens. Il abolissoit leur ordre, non-seulement comme superflu & inutile, mais encore comme dommageable & pernicieux.

Ce nouveau législateur exaltant son imagination, s’approche du trône ; il voit le roi qui le félicite, le comble de louanges & de faveurs, l’adopte même pour son fils par arrogation civile.

Reconnoissant de cette faveur, notre politique ordonne que les ordonnances émanées du toi soient exécutées sans aucune remontrance ni délai. C’est vouloir ce que nos rois n’ont jamais voulu. Mais Spifame, en se créant monarque, se faisoit monarque absolu. Vous le voyez ensuite instituer vingt-quatre cardinaux, pour aider le roi à conduire l’église gallicane, dont il lui donne la surintendance.

Il est plaisant qu’en se faisant roi dans son cabinet, on y soit despote. Cette observation, je pense, ne doit pas échapper au moraliste.

Mais il s’en faut bien que tous les arrêts de Spifame soient aussi extravagans. En courant après des chimeres, il a quelquefois rencontré le germe de plusieurs loix & de plusieurs établissemens utiles à la société.

Si l’année commence dans toute la France au premier janvier ; si l’on a senti les abus de nos justices seigneuriales ; si l’on a entrepris des travaux qui ont contribué à l’embellissement & à la commodité de la ville de Paris ; si son église cathédrale a été décorée du titre d’archevêché ; si la bibliotheque du roi est devenue un dépôt public, où se trouvent réunies toutes les richesses littéraires, &c. c’est peut-être à Spifame qu’on en a l’obligation : du moins tous ces établissemens ou réglemens sont-ils annoncés dans sa Dicéarchie bien avant leur exécution.

Parmi une multitude d’arrêts émanés de ce trône idéal, on remarque celui qui ordonne la résidence aux évêques ; celui qui établit des pensions sur les bénéfices pour la subvention des guerres & autres nécessités de l’état ; celui où le roi invite ses sujets à l’avertir des malversations. (voilà le germe d’un édit précieux :) celui qui regle qu’à l’avenir le pape sera tenu de prêter foi & hommage pour Avignon.

On voit que les idées de Spifame se rapprochent de celles des souverains de l’Europe, qui se distinguent le plus aujourd’hui par la prévoyante sagesse de leurs loix. Il a observé le premier que l’état, par la suppression des fêtes, obtenoit plus de travail, la religion moins de profanation ; il a aussi parlé d’une autre réforme non moins utile, celle des couvens. Eh, quelle audace pour le tems où il écrivoit !

Il s’est montré jaloux de conserver la pureté dans les mariages, & il condamne aux travaux publics ceux qui seront convaincus du crime d’adultere.

Ce législateur sans couronne & sans mission a donné une loi bien faite pour être méditée, sur-tout dans un tems où l’on est occupé dans tous les pays à tirer le meilleur parti du fonds de son territoire. Comme il ne voyoit de terres stériles que celles qu’on ne veut point cultiver, il ordonne par son édit que ces terres incultes seront abandonnées aux premiers occupans. Cela me paroît admirable.

Il établit ensuite des chambres agraires, rurales, arpentaires, pour gouverner & régenter la culture & la fécondité des terres négligées. Cet établissement, tel que le conçoit celui qui le propose, me semble d’une toute autre utilité que nos sociétés d’agriculture. Ainsi nos écrivains économiques n’ont point le mérite de l’invention sur bien des détails agronomiques, qu’ils nous présentent tous les jours comme une science absolument neuve.

Ce curieux faiseur d’édits ne s’étoit pas oublié. Par un de ses arrêts, il se fit créer dictateur & garde-desceau dictatoire & impérial. Il l’étoit en imagination, ainsi que d’autres se font ministres, généraux d’armées, contrôleurs des finances. Mais qui ne veut pas régner quand il ne dort pas ? Qui, la tête doucement appuyée sur l’oreiller, ne croit pas fermement que sa volonté est plus droite, plus lumineuse que celle de l’administrateur en charge ?

Raoul Spifame, dans son travail réformateur, nous préparoit cinq cents arrêts : mais la mort l’arrêta au milieu de sa régénération des choses. Nous n’avons que trois cents neuf édits de sa fabrique, (on ne sauroit être roi à moins) & ils seront recherchés sans doute par nos politiques autant qu’on les avoit négligés jusqu’à ce jour.

Le résultat de ces divers arrêts, c’est que tout le poids des impôts devroit être porté par les riches ; ils le paient toujours en dernier ressort : autant vaudroit commencer par eux. C’est là qu’il faut trancher dans le vif ; car la réduction de ce luxe ne sera pas un mal pour les riches, pas même un mal de vanité, puisque la réduction sera proportionnelle. Mettez donc des impôts sur les cartes, les parfums, les liqueurs, sur la poudre à cheveux, sur les étoffes d’or & de soie, sur les galons, sur la porcelaine, sur les laquais, sur les valets & femmes-de-chambre, sur les maîtres-d’hôtels, sur les parcs, sur les roues de carrosse, &c.

Quoi, le royaume a trente-cinq mille lieues quarrées, & vous demandez de l’argent pour l’entrée d’une livre de beurre ; & vous saisissez ballots, marchandises, pour effrayer & tuer le commerce qui entretient la circulation & la vie du corps politique ; & vous taxez la tête d’un malheureux sans pain ; & vous créez chaque jour de petites & misérables loix qui ont toutes la physionomie du vol, du dol, de la rapine ; & vous avez des bras qui vous demandent du travail & que vous laissez sans travail ! Lisez Spifame ; il a vu en grand dans un siecle où le génie & l’expérience n’avoient pas encore assemblé leurs idées.

Montesquieu l’a presque copié lorsqu’il a dit : Chacun ayant un nécessaire physique égal, on ne doit taxer que l’excédant. Taxer le nécessaire, c’est détruire. Mais on n’a écouté ni Spifame ni Montesquieu. Si tout homme de bien, comme le dit Platon, est législateur, quel danger y a-t-il à lui abandonner la théorie de la législation ?