Tableau de Paris/592

La bibliothèque libre.

CHAPITRE DXCII.

Tête tranchée.


Cest un phénomene, tandis que les pendus sont communs. Une tête tranchée laisse un long souvenir, & l’on en parle comme d’un événement extraordinaire. La derniere qui tomba sous le fer du bourreau fut celle du comte de Lalli. Il fut décapité le 9 mai 1765, après avoir été conduit à l’échafaud dans un tombereau, lié & bâillonné. Le bourreau le manqua.

Le préjugé veut que le parent de celui que le bourreau a étranglé avec la corde soit flétri ; mais quand il tue en séparant la tête du corps avec le glaive, aucune honte n’est imprimée sur le front de ceux qui tiennent au décollé par les liens du sang. Ainsi rien de plus faux parmi nous que la maxime que renferme ce vers :

Le crime fait la honte, & non pas l’échafaud.[1]

C’est précisément le contraire. L’opinion régnante est visiblement déraisonnable & injuste ; elle pouvoit avoir son équité lorsque les familles étoient patriarchales, & qu’on punissoit, pour ainsi dire, les chefs qui n’en avoient pas surveillé les membres. Mais aujourd’hui que toute famille est hachée, que le fils à peine adulte quitte son pere, que le frere est étranger à son frere, comment l’absurdité & la cruauté de ce préjugé n’ont-elles pas encore servi à le ruiner de fond en comble ?

Un descendant des Montmorenci, des Biron, des Marillac, comptera avec gloire les têtes tranchées dans sa maison. Les parens du comte de Horn, coupable du plus lâche assassinat, ne seront pas déshonorés, quoique celui-ci ait été rompu vif en place de Greve sous la régence ; & un marchand de drap, parce que son beau-frere qu’il n’a jamais vu se sera fait pendre, ne pourra parvenir aux petites charges distinctives de sa petite communauté !

Quoi, les grands ont su s’affranchir de ce préjugé, & ils l’imposeront encore aux petits, & les petits ne sauront pas raisonner comme les Montmorenci & les Biron ! Quoi, pour le crime d’un seul diffamer toute une famille ! Quoi, cette déraison ne tomberoit pas devant l’exemple de nos voisins qui, se dérobant à toutes les especes de tyrannies, ont détruit ce préjugé révoltant !

Qu’arrive-t-il parmi nous ? C’est que le juge qui va prononcer l’arrêt contre un criminel, s’arrête quelquefois en voyant une famille bientôt déshonorée. Les punitions ne tombent plus, pour ainsi dire, que sur des gens de la lie du peuple ; les autres classes forcent l’impunité : le châtiment a perdu sa terreur, & les loix leur majesté.

On a vu sans frémir le plus monstrueux des spectacles. Des parens avertis que leur cousin seroit exécuté, pour éviter la honte d’une telle mort, pénétrer dans la prison & mêler du poison aux alimens du condamné ! Cet attentat, qui offense toutes les loix divines & humaines, a été préconisé : tant le point d’honneur aveugle l’homme, & le prive des lumieres naturelles. Une famille entiere, qui empoisonne par orgueil un de ses membres plutôt que de laisser aux loix leur dignité & la punition son exemple, est-il un plus grand crime contre la société ?

Tel malheureux qui monte à la potence n’aura volé qu’une petite somme ; mais tel qui sera condamné à perdre la tête aura causé les plus grands maux à la patrie & à l’humanité. Le fils du premier vivra dans le déshonneur ; le fils du second aura encore droit aux distinctions honorifiques. Il est ignoble d’être pendu pour un vol très-réparable ; il est presque honorable d’avoir la tête tranchée pour avoir trahi son pays, délit que rien ne répare. Les hommes qui adoptent gratuitement des idées aussi absurdes, méritent d’être dominés en tout point par le joug le plus dur & le plus assujettissant ; car il ne tient qu’à l’opinion publique de se réformer elle-même. Les nobles ont dit : nous monterons sur l’échafaud sans honte ; que les roturiers aient le courage & le bon sens d’en dire autant, & le préjugé tombera.

On ne sait plus trancher les têtes, disoit un ancien officier un peu chagrin, se promenant aux Tuileries. Du tems du cardinal de Richelieu, les bourreaux étoient bien plus habiles, le cimeterre brilloit, frappoit & passoit comme l’éclair. Et comment tranchoit-on alors les têtes ? demanda un badaud. L’officier passant du grave au plaisant avec cette légéreté qui n’appartient qu’aux François : un gentilhomme, continua-t-il, condamné à mort sous Louis XIII, recommanda au bourreau de ne frapper que lorsqu’il feroit un certain signal. Il le répéta, croyant que le bourreau n’y avoit pas pris garde. L’exécuteur lui dit : c’est fait, monsieur, secouez-vous ; & la tête tomba.

Le badaud eut une grande idée de l’habileté des bourreaux sous le regne de Louis XIII, & déplora le siecle où l’on a perdu l’habitude de bien couper les têtes.

  1. Ce vers fameux a fait naître ceux-ci, auxquels je souhaite une bonne fortune.

    L’échafaud n’est honteux que pour le criminel ;
    Quand l’innocent y monte, il devient un autel.