Tableau de Paris/593

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CHAPITRE DXCIII.

Laitieres.


Une ordonnance de police a sagement défendu d’apporter du lait dans des vases de cuivre : mais le paysan opiniâtre les a gardés chez lui ; & pour contrarier la loi, il tire le lait de la vache dans le cuivre, & le transvase au matin dans les nouveaux pots de fer-blanc.

On falsifie le lait comme le vin : on y met de l’eau ; & la villageoise trompe la bonne foi publique, comme si elle étoit de la ville. Mais une faute plus grave, une cause réelle d’insalubrité, c’est que le lait provient quelquefois d’une vache pleine trop avancée.

Les laitieres arrivent le matin, jettent leur cri accoutumé & perçant : la laitiere, allons, vîte ! Audi-tôt les petites filles à moitié habillées, en pantoufles, les cheveux épars, s’empressent de descendre de leur quatrieme étage ; & chacune de prendre pour deux ou trois liards de lait. Si les laitieres manquoient d’arriver à l’heure, ce seroit une famine dans les déjeûnés féminins. À neuf heures, tout le lait aqueux est distribué.

Cette consommation est devenue considérable, depuis que le peuple, ne sachant plus que boire vu les impôts & la falsification, a pris un goût effréné pour le café ; c’est une habitude journaliere dans les trois quarts des maisons de la ville[1].

Ces laitieres en cotte rouge, basannées, & le plus souvent ridées, ne ressemblent pas à celles que Greuze a dessinées. Les tableaux de ce peintre sont tout aussi menteurs que les idylles des poëtes, qui copient Théocrite & Gessner, près des choux & des carottes du fauxbourg Saint-Marceau. Nous tâchons dans nos esquisses rapides de nous rapprocher de la vérité, en les privant de ces embellissemens factices qui défigurent le trait réel. Greuze a fait des portraits de fantaisie ; mais ces figures voluptueuses & séduisantes qu’il s’est plu à représenter, ne sont pas celles qui viennent nous vendre du lait, du beurre & des fruits.

  1. Dans les montagnes de la Suisse, sur les rochers escarpés, où le luxe le plus ordinaire n’a pas encore pénétré, l'on trouve l’usage du café au lait poussé jusqu’à l’excès. De quel étonnement ne suis-je pas frappé en voyant chez des pâtres la cafetiere, le moulin à café, le sucrier, parmi les ustensiles de premiere nécessité ! D’où vient que le goût de cette boisson a pris si généralement & presqu’à la même époque dans des climats différens ? C’est une fureur. Mais que la Suisse pauvre paie un tribut aussi considérable à l’opulente Amérique, n’y a-t-il pas lieu d’admirer la fortune de cette feve qui donne à la canne à sucre un débouché nouveau & prodigieux ? Les harengeres de la Halle, les vendeuses de marée, ces femmes robustes prennent le matin leur café au lait, comme la marquise & la duchesse. C’est aux gens de l’art à déterminer en derniere analyse l’effet de cette boisson sur les tempéramens. Je ne vois plus personne à Paris déjeûner avec un verre de vin.