Tableau de Paris/594

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CHAPITRE DXCIV.

Contraste des Parisiens avec l’habitant de Londres.


Les mœurs & le caractere de deux peuples voisins, rivaux constans dans la carriere du génie & de la gloire, offrent des contrastes remarquables, qui peuvent également servir à leur curiosité & à la perfection de leurs usages. Ils peuvent s’enrichir de leurs découvertes respectives ; & saisis d’une vivifiante émulation, se disputer avantageusement le sceptre des arts, & l’honneur plus grand encore, de servir & respecter l’humanité. Cette prévention, qui les éloignoit l’un de l’autre, commence à tomber, graces aux progrès de la philosophie, qui tempere les fureurs erronées de la politique ; & le tems n’est pas éloigné peut-être, où chacun d’eux se réconciliera avec les idées qui lui semblent aujourd’hui les plus étranges.

Il est vrai que la nature n’a jamais imprimé une différence plus marquée entre deux nations qui se touchent. Elle s’est plu à établir une séparation morale, qui a droit d’étonner quiconque sait réfléchir. De Calais à Douvres tout change, au point que, dans plusieurs choses, ce sont les contraires qui font contraste.

L’esprit philosophique, qui envisage toujours la gloire de l’espece humaine avant celle d’une nation particuliere, prenant un juste milieu entre l’orgueil national de ces deux peuples, a balancé plus d’une fois les avantages & les inconvéniens, mais sans vouloir déterminer à qui appartient la prééminence. Il les a invités sagement à profiter de l’échange de leurs idées : commerce digne d’eux, & fait pour les élever à la vraie grandeur, qui ne germe point sur le sol sanglant des batailles.

Cet esprit de sagesse & de prévoyance pourroit aller plus loin dans son essor. Il pourroit annoncer d’une maniere non équivoque, la possibilité d’une alliance neuve, prochaine, constante & singuliérement avantageuse pour ces deux peuples : alliance qui ne sera regardée comme une chimere que par le vulgaire des politiques, servilement attachés au vieux protocole des plus funestes idées.

Ces politiques à vue courte n’apperçoivent pas que tout s’éclaire, que tout change autour d’eux, & que le progrès des lumieres nécessite aujourd’hui l’union la plus utile & la plus convenable.

Quand le philosophe lit l’histoire, il est aisément convaincu que les nations ont fait jusqu’ici à peu près le contraire de ce qu’elles auroient dû faire.

Si l’Anglois & le François, par un plus fréquent commerce & par l’épreuve mutuelle de leur caractere, pouvoient affoiblir cette ancienne jalousie qui les a aveuglés jusqu’ici sur leurs vrais intérêts ; s’ils voulaient respirer dans une concorde parfaite & dans l’oubli de toute disparité d’opinion, ils sentiroient bientôt que leur antipathie n’est ni fondée ni réelle ; qu’elle peut s’évanouir aisément & qu’ils sont plutôt nés pour mêler & accroître leurs lumieres, &, s’il faut se permettre l’expression, pour jouir de leur supériorité naturelle sur les autres nations de l’Europe.

Cette alliance si plausible aux yeux du philosophe, & secrétement desirée par quelques politiques à vue profonde & élevée, verseroit des deux côtés l’instruction, l’abondance & l’exemple salutaire des plus heureuses innovations.

Si la nation Angloise, en général, paroît avoir l’avantage quant à la douceur de la vie, la simplicité des mœurs, & les vertus tranquilles & domestiques, il ne tient qu’aux François de rencontrer le même bonheur, en préférant le luxe de commodité & d’aisance à ce luxe fastidieux & ridicule, qui semble éloigner les vraies jouissances à mesure qu’on appelle la prodigalité.

Nous pouvons donc adopter plusieurs des sages coutumes de ce peuple voisin & respectable ; & ce n’est qu’en l’étudiant sans préjugés & avec le desir du bien public, que nous parviendrons à cette prodigieuse variété d’inventions & d’améliorations, qui causent une si agréable surprise aux étrangers qui abordent en Angleterre.

Malgré toute notre industrie, il faut avouer que le travail manuel, la philosophie expérimentale, la dextérité dans les arts & les manufactures ne sont point encore montés parmi nous, au même niveau de perfection, auquel on les a portés chez nos voisins. Heureuse patrie, qui offre de plus le gouvernement le plus propre à concilier dans un juste équilibre l’assujettissement aux loix & la dignité de l’homme ! Puisse ce peuple qui vient d’éteindre ses discordes civiles, après avoir donné, dans cette crise violente, l’exemple des plus étonnantes ressources, offrir à ses voisins la communication de ses richesses, de ses lumieres, de ses arts, & les doubler en les échangeant contre les nôtres ! Ce sera l’époque fortunée où chacune de ces deux nations jouira enfin de ses véritables avantages, c’est-à-dire, de tous ceux qui lui sont accordés par sa situation, ses loix & son génie.

Déjà les dames portent sur leur tête la coëffure dite l’union de la France & de l’Angleterre. Il y a plus de sens & de raison dans ce chapeau de nouvelle création, que dans maints ouvrages diplomatiques.