Tailleur pour dames/Acte II

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Librairie Théatrale (p. 43-82).
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ACTE DEUXIÈME


L’entresol de la rue de Milan. — Porte, au fond, dont la serrure est forcée, et donnant sur le palier de l’escalier visible au public. — De chaque côté de la porte d’entrée, une chaise. — Au fond, à gauche, non loin de la porte, un mannequin avec une robe de femme. — Portes à droite et à gauche, 2e plan. — À droite et à gauche, 1er plan, établis de couturière, sur lesquels se trouvent pêle-mêle, cartons, pièces d’étoffe, gravures de mode, ciseaux, etc. — À gauche, près de l’établi, une chaise. — À droite, un canapé.


Scène première

Au lever du rideau la scène est vide, puis Moulineaux paraît au fond.
MOULINEAUX, seul.

L’entresol, c’est bien ici. Tiens ! la serrure est détraquée ! Eh ! bien, c’est agréable !… la porte ne ferme pas. Il faudra que je dise à Bassinet de faire réparer cela. (En se retournant vivement, il se trouve nez à nez avec le mannequin ; instinctivement, il salue.) Une dame !… Non c’est un mannequin. C’est juste… l’ancien appartement d’une couturière… Bassinet m’a prévenu… J’arrangerai tout cela… Ca sera très gentil tout de même, une fois débarrassé… C’est égal, c’est mal ce que je fais… quand on a comme moi une femme charmante… J’ai des remords… J’ai des remords, mais je ne les écoute pas.


Scène II

SUZANNE, MOULINEAUX.
Suzanne, entrant du fond.

C’est moi.

Moulineaux.

Suzanne !

Suzanne, voulant refermer la porte.

Tiens ! ça ne ferme pas.

Moulineaux, qui est remonté au-devant de Suzanne.

Ca ne fait rien. Je vais mettre une chaise contre la porte.

Il place la chaise.
Suzanne.

On peut entrer, il n’y a pas de danger ?

Moulineaux, redescendant avec elle.

Quel danger voulez-vous ?

Suzanne.

Ah ! c’est que si on nous voyait… Je serais bien coupable !

Moulineaux.

Charmante morale ! (Haut.) Nous sommes absolument seuls, ma Suzanne. Venez là, près de moi. (Il s’assied sur le canapé et lui prend les deux mains.) Ne tremblez donc pas ainsi !

Suzanne[1].

Oh ! ça passera. Mon mari, qui a été soldat… dans la réserve de l’administration, dit que les plus braves tremblent toujours au premier feu… et puis ça passe !

Moulineaux.

Ah ! il dit que… Eh ! bien, vous voyez… voyons, débarrassez-vous de votre chapeau.

Suzanne.

Oh ! non, impossible… Je ne peux rester qu’un instant avec vous. Anatole est en bas ; il n’aurait qu’à monter…

Moulineaux, stupéfié.

Anatole ?

Suzanne.

Oui, mon mari. Il a encore tenu à m’accompagner.

Moulineaux.

Comment ! alors vous lui avez dit…

Suzanne.

Oui.

Moulineaux, très vexé.

Mais c’est très bête !… Ca ne se fait pas, ces choses-là !

Suzanne.

Je lui ai dit… je lui ai dit que j’allais chez mon couturier. Comme je savais que c’était justement l’ancien logement d’une couturière, alors cela m’a suggéré l’idée…

Moulineaux.

Ouf ! vous me retirez un poids.

Suzanne.

Ca m’ennuyait bien qu’il m’accompagnât, mais lui refuser eût été lui donner des soupçons… et d’un autre côté, je ne voulais pas vous faire poser… C’est gentil, hein ?

Moulineaux.

Ah ! bien, je crois bien !… cette chère Suzanne !… (À part.) C’est égal, l’idée qu’Anatole est en bas, ça me glace… (Haut et distrait.) Cette chère Suzanne !…

Suzanne, souriant.

Vous l’avez déjà dit, mon ami !

Moulineaux, balbutiant.

Vous croyez… C’est possible… Cette chère Suzanne !…

Suzanne, même jeu.

Ca fait quatre !

Moulineaux.

Ca fait quatre, parfaitement ! Cette chère… non… non.

Suzanne, redevenant sérieuse.

Dites-moi que ce n’est pas une grande folie que je fais…

Moulineaux, ennuyé.

Mais non… mais non…

Suzanne.

Vous savez que c’est la première fois…

Moulineaux.

Oui, je sais… (À part.) On n’a pas idée de ce que ce mari me gêne. Il me semble que je roucoule au-dessus d’un précipice…

Suzanne.

Eh ! bien, mon ami, êtes-vous heureux ?

Moulineaux.

Moi… je… comment donc… Si je suis heureux… comment donc ! (Chantonnant avec un air de prostration complète.) Comment donc ! Comment donc ! Comment donc ! Comment donc ! (À part, après un moment de réflexion.) C’est égal ! C’est cher ce petit appartement ! Deux cent cinquante francs par mois…

Suzanne.

À quoi pensez-vous donc ?

Moulineaux.

Moi… à rien… Euh ! à vous, à vous !

Suzanne.

Je vous trouve froid ! Je suis sûre que vous me méprisez !

Moulineaux, s’exaltant à froid.

Ah ! Suzanne ! pouvez-vous dire ça !… mais je voudrais passer ma vie à vos genoux !…

Suzanne.

Oh ! vous dites ça…

Moulineaux, se mettant à genoux.

Tenez, la preuve…


Scène III

Les Mêmes, AUBIN.
Aubin, en entrant, renverse la chaise.

Allons bon, je jette tout par terre !

Moulineaux, tout à fait ahuri et toujours à genoux.

Le mari !… Anatole !… On n’entre pas !

Aubin.

Comment ! on n’entre pas ?

Moulineaux, même jeu.

Je veux dire si !… Entrez-donc !

Il se relève.
Aubin[2].

Je vous remercie, c’est déjà fait… Je m’ennuyais en bas, alors j’ai eu l’idée de monter.

Moulineaux.

Ah ! c’est une idée excellente… Je me disais justement s’il pouvait avoir l’idée de monter.

Aubin, bon enfant.

Mais que je ne vous dérange pas… Vous savez, faites comme si je n’étais pas là.

Moulineaux.

Ah ?… C’est facile à dire cela…

Aubin.

Vous étiez en train de prendre les mesures à ma femme… J’ai vu ça !

Suzanne, saisissant la balle au bond.

Parfaitement ! Monsieur en était au tour de taille.

Moulineaux, barbotant.

En effet… la taille… le tour de taille… cent dix de tour de taille.

Suzanne, vivement.

Comment, cent dix… cinquante-deux, voyons !

Aubin, riant.

Oui, cinquante-deux !

Moulineaux, tâchant de reprendre contenance.

Parfaitement… Seulement, je vais vous dire, ça, c’est une habitude des grands couturiers… Tout est compté double.

Aubin.

Même les factures ?

Moulineaux.

Ah ! non, les factures… c’est le triple… Oui c’est ce qui nous distingue des petits couturiers. Eh ! puis, enfin, vous savez, comme ça, sans mètre… à vue d’œil… Euh ! Vous… vous n’auriez pas un mètre sur vous ?

Aubin, riant.

Je ne crois pas ! Mais vous n’avez pas ça, vous ?

Moulineaux.

Non !… Euh ! c’est-à-dire si… j’en ai trop, seulement ils sont à l’atelier !… dans mes ateliers !… Mes vastes ateliers.

Aubin.

Il est très original, ce couturier… Mais dites-moi donc, monsieur ?… monsieur ? comment donc déjà ?

Suzanne, cherchant un nom qui ne vient pas.

Monsieur…

Moulineaux, vivement.

Machin… Monsieur Machin !…

Aubin.

Machin ! Attendez donc ! mais j’ai déjà entendu ce nom-là quelque part.

Moulineaux.

Oui, Machin, c’est assez répandu. Nous sommes beaucoup de « Machin ».

Aubin.

Mais au fait… votre figure ne m’est pas inconnue… Où donc vous ai-je vu ?

Moulineaux, tâchant de dissimuler son visage et parlant le dos à demi tourné.

Je ne sais pas… (À part.) Pourvu qu’il ne me reconnaisse pas ! (Haut.) Sans doute dans un endroit public… dans un monument… J’y vais beaucoup… au Panthéon… Panthéon-Courcelles…

Aubin.

Non… Ah ! je sais… c’est chez Moulineaux… le médecin de ma femme ; je vous ai entrevu… Vous vous faites bien soigner chez Moulineaux ?

Moulineaux, tâchant de prendre l’air dégagé.

Ah ! si peu. Vous savez, ça ne compte pas.

Aubin.

Vous avez raison… C’est un charlatan !

Moulineaux, interloqué.

Ah ! mais dites donc ?…

Aubin, naïvement étonné.

Qu’est-ce que ça vous fait ?

Moulineaux.

C’est que… c’est mon médecin et je lui porte intérêt…

Aubin.

Après tout… je m’en moque. (Il s’assied sur la chaise de gauche qu’il place face à Moulineaux.) Dites-moi, qu’est-ce que vous faites à ma femme ?

Moulineaux, vivement.

Moi ?… rien !… ne croyez pas…

Aubin.

Comment… rien ?…

Moulineaux, se reprenant.

C’est-à-dire si… une… une polonaise… en tulle… avec des bouillonnés… en fourrure, ornés de jais… sur le pantalon.

Aubin.

Quel pantalon ?

Moulineaux.

Quel pantalon ?… Le pantalon du dessous… On ne le voit pas…

Aubin.

Ca doit être curieux, ce mélange-là… Des bouillonnés en jais, sur le pantalon !… Défie-toi de l’excentricité, Suzanne… (À Moulineaux.) Vous n’avez pas un modèle ?

Moulineaux.

Un modèle… si… si… j’en ai des masses… Mais on ne peut pas les voir… Ils sont dans les ateliers… dans les ateliers, mes modèles… Vous comprenez, la concurrence… On n’aurait qu’à les souffler ?…

Aubin.

Alors on ne peut pas les choisir ?…

Moulineaux.

Les choisir, si… mais pas les voir ! (À part.) Il ne va pas s’en aller ?…


Scène IV

Les Mêmes, POMPONNETTE.
Pomponnette, venant au 3.

Bonjour, messieurs, madame !

Suzanne, no 4.

Une femme !

Moulineaux, ahuri.

Qu’est-ce que c’est que celle-là ?

Moment de silence, on se regarde d’un air interrogateur.
Pomponnette.

Madame Durand n’est pas là ?

Moulineaux.

Madame Durand ?… (Il regarde successivement Suzanne et Aubin, puis après un silence.) Non, elle n’est pas là, madame Durand !

Pomponnette.

Ah ! c’est que j’aurais voulu la voir pour ma facture.

Moulineaux.

La facture !… Quelle facture ?

Pomponnette.

La facture des toilettes que madame Durand m’a livrées.

Moulineaux.

Ah ! parfaitement, madame Durand… C’est la couturière !

Aubin.

Vous ne la connaissez donc pas ?…

Moulineaux, vivement.

Comment donc, si fait… si je la connais, cette bonne madame Durand… c’est mon associée ! (À part.) Bassinet aurait pu me dire qu’elle n’avait pas emmené sa clientèle… Ce sera gai, s’il en vient beaucoup comme ça !

Pomponnette.

Ah ! bien ! si vous êtes son associé… je puis m’adresser à vous… Je suis mademoiselle Pomponnette.

Moulineaux, après un temps.

Il n’y a pas de mal à ça.

Pomponnette.

Je voudrais que vous me fissiez une diminution sur ma facture… Vous me comptez beaucoup trop cher !

Moulineaux.

Comment donc ? tant que vous voudrez ! (À part.) Pour ce que cela me coûte !… ça la fera filer.

Il tire un crayon de sa poche.
Pomponnette, lui montrant sa facture.

Tenez, voyez… Trois cent quarante francs, c’est énorme pour la petite toilette que vous m’avez faite… Vous savez, la toilette en crêpe de chine ?

Moulineaux.

Parfaitement… En crêpe de chine… Je la vois… je la vois, votre chine.

Pomponnette.

C’est hors de prix.

Moulineaux.

Ça, c’est vrai, c’est hors de prix… du vulgaire crêpe… c’est indécent… Qu’est-ce que vous voulez que je vous diminue sur trois cent quarante francs ?

Pomponnette.

Je ne sais pas, mais il me semble que trois cents francs c’est suffisant.

Moulineaux, sans façons.

Mais je crois bien… Alors nous disons que nous supprimons trois cents francs, reste quarante ; c’est bien ce que vous voulez ?

Pomponnette.

Comment ? mais vous vous trompez !

Moulineaux.

Mais non ! je suis rond en affaires, moi !…

Pomponnette.

Ah ! bien, je vous remercie… Je n’aurais jamais cru qu’on me diminuerait tant que ça…

Elle remonte.
Aubin, riant, au public.

Faut-il qu’ils soient voleurs tout de même tous ces gens-là, pour faire des rabais pareils !

Pomponnette.

Au revoir, monsieur, je reviendrai…

Moulineaux.

Ah ! non, non, c’est pas la peine !

Pomponnette sort.
Aubin, se levant.

Sapristi, une heure et demie !… Je m’en vais aussi… (À part.) Rosa m’attend, je n’ai que le temps. (Haut.) Je vous laisse ma femme, occupez-vous d’elle. Faites quelque chose de distingué ! et puis, moulez bien… Prenez-lui bien les hanches… la poitrine…

Moulineaux.

Hein ? comment, c’est lui qui…

Aubin.

Allons, au revoir !

Il sort.

Scène V

Les Mêmes, moins AUBIN.
Sitôt la sortie d’Aubin, Moulineaux se précipite contre la porte, y applique la chaise sur laquelle il s’effondre, anéanti.
Moulineaux.

Parti, ouf !

Suzanne, remontant au fond.

Ah ! mon ami, nous sommes dans de beaux draps ! Qu’allez-vous faire ?

Moulineaux, avec conviction.

Ce que je vais faire ?… je m’en vais filer d’ici et je vous jure que pareille chose ne m’arrivera plus !

Suzanne.

Vous n’y pensez pas ! mais vous ne le pouvez pas !

Moulineaux.

Comment, je ne le peux pas ! pourquoi donc ça ? s’il vous plaît.

Suzanne.

Parce que… parce que mon mari vous croit mon couturier… et qu’il peut revenir ici ! S’il ne vous trouve pas, il comprendra la vérité ! et je le connais, il vous tuera !

Moulineaux, se révoltant.

Hein ! mais il n’en a pas le droit ! il n’est pas médecin. (Effondré.) Ah ! Suzanne ! dans quel pétrin nous sommes-nous mis ?


Scène VI

Les Mêmes, BASSINET.
Bassinet ouvre brusquement la porte, ce qui renverse la chaise sur laquelle est assis Moulineaux et l’envoie rouler contre le canapé.
Bassinet, se butant dans la chaise.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a ?

Moulineaux, qui s’est à moitié démis le pouce.

Aïe ! faites donc attention ! En voilà une manière d’entrer…

Bassinet, gagnant le 2 à cloche-pied en se frottant le genou.

Dame, pourquoi vous asseyez-vous contre la porte ?

Moulineaux.[3]

Aussi pourquoi ne ferme-t-elle pas votre porte ?… Vous louez des appartements tout disloqués.

Bassinet.

Qu’est-ce que vous voulez, je vous ai prévenu. Il y a une heure que je vous l’ai loué, je n’ai pas pu mettre en état…

Moulineaux.

Enfin on a des serrures qui ferment ! c’est élémentaire !… On entre ici comme dans un bois !!! C’est insupportable, le premier imbécile venu…

Bassinet.

Oh ! qui ?…

Moulineaux.

Mais n’importe… vous.

Il remonte et redescend au 2.
Bassinet, il passe au 3.

Oh ! moi, ça n’a pas d’importance ! enfin, j’écrirai au serrurier… Je vais vous dire… J’avais dû faire forcer la porte après le départ de ma locataire l’autre jour, après quoi le serrurier est parti pour aller déjeuner… et il n’est pas encore revenu… Mais il reviendra. À part cela, vous êtes content ?

Il remonte au fond.
Moulineaux, passant au 2.

Ah ! oui, je vous conseille d’en parler… (Lui indiquant Suzanne qui lui tourne à moitié le dos, à gauche.) Mais je vous demande pardon, je ne suis pas seul…

Bassinet, saluant, no 3.

Oh ! je vous demande pardon… Je n’avais pas vu madame. (À Suzanne.) Oh ! mais madame, vous n’êtes pas de trop… Je n’ai point de secrets à dire… Que ma présence ne vous fasse pas partir !

Il s’assied sur le canapé.
Moulineaux.

Il est trop bon ! (À part.) Quelle sangsue ! il ne manquait plus que lui !



Scène VII

Les Mêmes, MADAME D’HERBLAY.
Madame d’Herblay.

Pardon, madame Durand, s’il vous plaît ?

Moulineaux.

Encore ! Ah ! non ! non ! non !

Il passe au 3.
Suzanne.

C’est trop fort !

Madame d’Herblay.

C’est que je venais pour ma jaquette……

Moulineaux, passant jusqu’à l’extrême droite, remontant au fond, puis redescendant.

Oui ! Eh bien, pas aujourd’hui !… dimanche… Qu’est-ce que ça me fait votre jaquette ?

Madame d’Herblay, piquée.

C’est bien, je ne paierai pas, ça m’est égal !

Moulineaux.

Et à moi donc ?

Madame d’Herblay.

Ils sont aimables avec les clients au moins dans cette maison !…

Elle sort.
Suzanne, bas à Moulineaux.

Dites donc et lui, il ne va pas s’en aller ?

Moulineaux.

Attendez, je vais l’expédier !

Il se dirige vers Bassinet.
Bassinet, à Moulineaux qui cherche en vain à l’interrompre.

Ah ! mon cher, je viens d’avoir une rude émotion ! Figurez-vous que je croyais être sur la piste de ma femme ! On m’avait indiqué une madame Bassinet, rue Breda !…

Moulineaux.

Oui. Eh ! bien, vous me raconterez cela plus tard !

Bassinet.

Non ! Mais laissez donc… Madame n’est pas de trop !… Figurez-vous que ce n’était pas elle… mais une inconnue… Je lui ai dit : « Je vous demande pardon, mais je pensais trouver une dame. » — Elle m’a répondu : « Mais comment donc, monsieur ! Comment la voulez-vous ? » C’est une veste !


Scène VIII

Les Mêmes, MADAME AIGREVILLE.
Madame Aigreville.

L’entresol ! C’est bien ici.

Bassinet se lève.
Moulineaux, sursautant.

Ma belle-mère, à présent !

Suzanne, furieuse.

Encore quelqu’un ! Ah ! ça, c’est une gageure !

Madame Aigreville, entrant et voyant Bassinet.

Ah ! le contagieux ! (Haut.) Je viens pour visiter votre entresol.

Bassinet (4).

Diable ! C’est que je vais vous dire : il est loué !

Madame Aigreville (3).

Loué ! Comment, vous m’avez dit… (En se retournant elle aperçoit Moulineaux.) Tiens, mon gendre !

Moulineaux, (2) très aimable.

Lui-même, belle-maman !

Madame Aigreville, voyant Suzanne, sévère.

Que faites-vous ici ? J’ai le droit de le savoir.

Moulineaux.

Ah ! mais…

Madame Aigreville.

Vous refusez de parler ?… prenez garde, j’ai le droit de supposer des choses…

Moulineaux, avec aplomb.

Eh ! bien, quoi ? Je suis chez madame, une cliente, une malade…

Madame Aigreville.

Hein ?

Moulineaux, haut, à Suzanne, en lui faisant signe du coin de l’œil.

N’est-il pas vrai, madame, que vous êtes ma cliente ?

Madame Aigreville, vivement, très aimable.

Oh ! mais je n’en ai jamais douté, chère madame !

Suzanne, jouant son rôle de maîtresse de maison.

Et puis-je savoir, madame, ce qui me vaut l’honneur…

Madame Aigreville, très embarrassée.

Mon Dieu, madame, excusez-moi, j’étais en quête…

Suzanne, avec un sérieux moqueur.

Ah ! ceci est autre chose : les dames patronnesses sont les bienvenues auprès de moi… Voici cinq francs !

Madame Aigreville, ahurie.

Hein ? elle me donne de l’argent !

Moulineaux.

Vous n’avez pas de honte de vous faire donner de l’argent dans les maisons ?

Bassinet, entre ses dents.

Voyez-vous ça ! la vieille carottière !

Madame Aigreville.

Mais je n’ai rien demandé !… reprenez cela, madame, je ne suis pas en quête de cent sous, je suis en quête d’un appartement.

Suzanne.

Oh ! pardonnez-moi, madame…

Madame Aigreville tend la pièce à Moulineaux pour qu’il la passe à Suzanne, Moulineaux la met machinalement dans sa poche.
Suzanne, à Moulineaux après avoir vu ce jeu de scène.

Eh bien !…

Moulineaux, rendant la pièce.

Oh ! pardon !

Suzanne, avec aplomb.

Mais alors, présentez-nous…

Moulineaux, ahuri

Hein ! il faut que… (Suzanne lui fait signe que oui. Présentant. — Avec aigreur.) Madame Aigreville, ma belle-mère. (Avec une certaine volupté dans la voix.) Madame Aubin, madame Suzanne Aubin.

Madame Aigreville.

Suzanne Aubin ?… Oh ! mais j’ai beaucoup entendu parler… Et ces messieurs vont bien ?

Suzanne, qui ne comprend pas.

Quels messieurs ?

Madame Aigreville.

Les deux vieillards ! (Montrant Bassinet.) Monsieur est sans doute un des deux ?

Ahurissement général.
Moulineaux, vivement.

Mais vous commettez un anachronisme épouvantable !

Madame Aigreville, vivement.

Oh, madame, je le retire… (Cherchant à changer la conversation.) Ainsi, c’est mon gendre qui vous soigne ?

Suzanne, embarrassée.

Mon Dieu oui, moi… (Vivement.) Et mon mari aussi.

Madame Aigreville (3).

Ah ! ça me fait bien plaisir… Qu’est-ce qu’il a monsieur votre mari ?

Moulineaux, vivement (2).

Un eczéma… un eczéma impetigineux compliqué de desquamation de l’épiderme, vous savez des… des suites de couches…

Madame Aigreville.

Hein !… des couches, lui !…

Moulineaux, se reprenant.

Pas lui, sa femme !

Suzanne.

Hein ! moi !…

Madame Aigreville.

Comment, madame, vous êtes mère ?

Suzanne.

Mais du tout, madame !

Moulineaux, barbotant.

Mais non… pas elle, lui… non enfin, son mari… Comprenez-moi bien, son mari se l’était figuré !… Alors quand il a appris que non… n’est-ce pas ?… la… la… l’émotion, le trouble… son sang n’a fait qu’un tour… un petit tour… enfin, il a eu un eczéma… Voilà !… ouf !… Et maintenant, belle-maman, si vous voulez me laisser à ma consultation…

Madame Aigreville, remontant.

Parfaitement… Je vous quitte… Si ma fille venait, vous lui diriez que je suis partie.

Moulineaux, l’accompagnant.

Entendu… Au revoir, chère belle-maman !

Madame Aigreville, sur le seuil de la porte.

Oh ! ne soyez pas si aimable… je n’oublie rien. (Digne.) Seulement, je sais me tenir devant le monde…

Moulineaux, très aimable.

J’aurai soin d’en inviter toujours beaucoup, belle-maman… Tenez, par là…

Madame Aigreville, faisant une révérence.

Au revoir, chère madame !

Suzanne, saluant.

Madame…

Moulineaux, qui est resté sur le palier, apercevant Aubin qui remonte, bondissant.

Allons bon ! le mari. (À Suzanne.) Votre mari qui revient !…

Suzanne, effarée.

Oh ! mon Dieu !

Elle sort vivement par la gauche.
Madame Aigreville, ahurie, à Moulineaux qui veut la faire entrer à gauche également.

Qu’est-ce que c’est ?

Moulineaux.

Rien. Entrez là avec madame.

Il pousse madame Aigreville absolument ahurie, dans la pièce de gauche.
Bassinet, suivant Moulineaux qui est déjà entré à gauche à la suite de madame Aigreville et de Suzanne.

Il faut que j’entre aussi.

Moulineaux, passant la tête par l’entrebâillement de la porte, à Bassinet.

Non, vous, vous allez recevoir ce monsieur… Il me demandera, moi, M. Machin ; parce que, pour lui, je suis M. Machin… Vous lui direz n’importe quoi… que je suis occupé… que je suis en conférence avec… avec la Reine du Groënland si vous voulez, ça m’est égal… mais que je ne le voie pas !…

Il referme brusquement la porte au nez de Bassinet.
Bassinet.

Entendu !… C’est un raseur, hein !… Je connais ça !…


Scène IX

BASSINET, AUBIN.
Bassinet, (no 1).

Décidément, il a un grain ; il faudra faire voir le docteur à un médecin.

Aubin, (2) arrivant du fond.

C’est remoi ! Tiens ! M. Machin n’est plus là ?

Il place son chapeau sur une des chaises, au fond.
Bassinet, face au public… le dos tourné à Aubin.

Non, M. Machin n’est pas visible.

Aubin, reconnaissant Bassinet.

Ah ! le docteur !

Bassinet, se retournant vers Aubin.

Précisément, le docteur !… Vous savez donc ?… (À part.) Alors pourquoi se fait-il appeler M. Machin ? (Haut.) Non, il n’est pas visible…

Aubin, descendant.

Ce cher docteur !

Bassinet, répétant comme lui.

Oui ! ce cher docteur.

Aubin.

Je ne m’attendais pas à vous voir ici. C’est vrai, au fait, M. Machin va souvent chez vous… Il m’a parlé de vous tout à l’heure encore. C’est vous qui le soignez ?

Bassinet, qui ne comprend pas.

Oh ! je le soigne… je le soigne… parce qu’il me soigne.

Aubin.

J’entends, parbleu ! vous n’êtes pas gratuit.

Bassinet.

Oui, je… hein ? (À part.) Qu’est-ce qu’il raconte ?

Aubin.

Dites-moi ! alors il est malade, M. Machin ?

Bassinet, tout en parlant, déboutonnant machinalement le paletot d’Aubin qui le reboutonne chaque fois.

Ah ! vous l’avez remarqué aussi… Je crois qu’il doit avoir un petit hanneton dans le cerveau.

Aubin.

Eh bien ! je m’en doutais… Alors, vous lui recommandez quoi ? Des douches ?

Bassinet, déboutonnant.

Oh ! Je lui recommande…

Aubin, se dérobant au tic de Bassinet, et se reboutonnant.

Ne vous donnez pas la peine !

Bassinet.

Je lui recommande… non… parce que ça ne me regarde pas… Entre nous, ça lui ferait du bien…

Aubin.

Je le crois. Mais puisque je vous tiens… dites donc : Je suis très vif, très chaud…

Bassinet, lui enlevant de temps en temps un fil ou un grain de poussière de son habit.

Tant mieux ! tant mieux !

Aubin.

Eh bien ! J’ai la circulation du sang qui s’arrête, j’ai des engourdissements…

Bassinet.

Ah ! tant pis, tant pis !

Aubin.

J’en causais dernièrement avec votre domestique.

Bassinet, lui arrangeant le revers de son paletot.

Ah ! vous connaissez mon domestique ! Lequel, Joseph ou Baptiste ?

Aubin, se dégageant.

Je ne sais pas… Il me conseillait des choses impossibles…

Bassinet.

Mon cher, pour moi, il n’y a que le massage.

Aubin.

J’en ai essayé, ça n’a pas réussi.

Bassinet.

C’est que vous ne savez pas vous y prendre. Vous choisissez un masseur, n’est-ce pas ? Vous le faites déshabiller, vous l’étendez sur un divan et vous le massez de toutes vos forces pendant une heure. Après ça, si votre sang ne circule pas, je veux que le loup me croque.

Aubin.

Ah ! bien, voilà ! Je m’y étais toujours pris à l’envers ; je vous remercie, j’essayerai… Mais ce n’est pas tout ça… Alors, on ne peut pas voir Machin ?…

Bassinet, d’un air mystérieux.

Oh ! non… non… Il est en conférence… avec la Reine… avec la Reine du Groënland !

Aubin, ahuri.

La reine de… Vous avez dit…

Bassinet.

La reine du Groënland !

Aubin, avec admiration.

Oh ! la ! la ! la ! la ! La Reine de… fichtre… Ah ! mais, il est calé ce couturier-là… Il habille des reines… Il doit être d’un cher…

Bassinet.

Donc, si vous voulez revenir un autre jour…

Aubin.

Ah ! je ne peux pas… Je lui annonce une cliente, à M. Machin, madame de Saint-Anigreuse… une amie à moi. Elle a voulu que je la menasse chez le couturier de ma femme… Une idée à elle !… alors, je l’ai précédée ici… parce que je ne tiens pas à ce qu’elle se rencontre avec ma femme… C’est pourquoi je viens voir si elle est partie.

Bassinet, déboutonnant Aubin.

Ah ! c’est votre femme qui était là tout à l’heure ?

Aubin.

Oui, oui.

Bassinet.

Et vous la laissez venir comme ça toute seule ?

Aubin.

Oh ! ne craignez rien, je l’ai accompagnée.

Bassinet, s’inclinant d’un air moqueur.

Ah ! bien, alors !…

Aubin.

Non, mais dites-moi, est-ce que vous croyez qu’il en a pour longtemps ce couturier… avec sa reine ?

Bassinet.

Dame ! vous savez, c’est que c’est une reine, une forte reine !

Voix de Madame Aigreville.

Qu’est-ce que vous voulez, je suis attendue !… Je m’en vais…

Bassinet, au public.

La voix de la belle-mère ! Diable ! je ne veux pas qu’elle m’échappe. Je vais l’attendre dans l’escalier pour tâcher de lui caser mon troisième.

Il sort par le fond.
Aubin, qui n’a pas vu la sortie de Bassinet.

Mais dites-moi, docteur… (Se retournant.) Eh bien ! où est-il ? (Appelant.) Docteur !… parti. En voilà un type !…

Il remonte au fond.

Scène X

AUBIN, MADAME AIGREVILLE.
Madame Aigreville, (no 1).

Je m’en vais… Je ne sais pas ce qu’ils ont à me retenir.

Aubin, qui a pris son chapeau au fond, à part.

La reine. (Haut.) Messieurs, la cour !

Il s’incline.
Madame Aigreville.

Qu’est-ce qu’il dit, celui-là ? (Saluant.) Monsieur…

Aubin, force salutations.

Altesse !

Madame Aigreville, étonnée.

Vous dites ?

Aubin.

Rien ! Je m’incline devant votre majesté !

Madame Aigreville, faisant la coquette.

Ma majesté… Il me trouve majestueuse ! Et puis-je savoir à qui j’ai l’honneur ?…

Aubin, s’inclinant.

Théodore Aubin…

Madame Aigreville.

Oh ! le mari de madame Aubin… que j’ai vue tout à l’heure, une femme charmante… (Brusquement.) Et votre eczéma, comment va-t-il ?

Aubin, ahuri.

Plaît-il ?

Madame Aigreville.

Je dis votre eczéma, comment va-t-il ?

Aubin, il gagne la droite en inspectant ses mains dans tous les sens.

Mais je vous demande pardon, je n’ai pas d’eczéma !

Madame Aigreville.

Oh ! excusez-moi. (À part.) J’ai eu tort de lui en parler, ça a l’air de lui être désagréable ! Deuxième impair ! (Haut.) Je vois, monsieur, que j’ai fait un ana… un anana… un anachronisme, comme dit mon gendre. Je le retire.

Aubin.

Un anachronisme ? Mais il n’y a pas d’anachronisme là-dedans !

Madame Aigreville.

Ah ! vous êtes trop indulgent ! (À part.) Allons, je ne suis pas fâchée d’avoir vu le mari. (Saluant.) Monsieur…

Aubin, saluant.

Altesse…

Sortie de madame Aigreville.



Scène XI

AUBIN, MOULINEAUX.
Aubin.

Eh bien ! elle est très bien, la grosse reine ! Qui est-ce qui dirait tout de même, à la voir comme ça… Elle a l’air d’une bonne petite mère et puis pas fière. (Paraît Moulineaux.) Ah ! vous voilà !…

Il redescend.
Moulineaux.

Lui… Encore là ! (Voyant Suzanne qui entre à sa suite, il la repousse dans la chambre et ferme brusquement la porte sur elle.) Rentrez.

Aubin, se retournant.

Qu’est-ce qu’il y a.

Moulineaux, bien innocent.

Hein ! Rien !

Aubin.

Dites-moi, ma femme est partie ?

Moulineaux.

Oh ! depuis longtemps. Elle m’a dit : Si mon mari vient, dites-lui que je suis au Louvre. Si vous voulez la retrouver.

Aubin, l’entraînant à l’avant-scène.

Non, au contraire… ça va bien comme ça, parce que, je vais vous dire, il y a une dame… une dame de mes amies qui doit venir me reprendre ici.

Moulineaux.

Ici ? (À part.) Ah, çà ! il donne ses rendez-vous chez moi ?

Aubin.

Et j’aimerais autant qu’elle ne se croisât pas avec ma femme…

Moulineaux.

Oh ! parfaitement !… une intrigue, hein ?

Aubin, riant.

Petite… une petite intrigue… Il est donc inutile que ma femme…

Moulineaux, avec intention.

Oui, elle n’aurait qu’à vous infliger la peine du talion !…

Aubin, avec conviction.

Oh ? impossible !

Moulineaux, avec une crédulité railleuse.

Ah !

Aubin.

Oh ! c’est que j’ai l’œil, moi ! toute ma vie j’ai eu des intrigues avec des femmes mariées : on ne m’en conte pas à moi, je les connais toutes !

Moulineaux, même jeu.

Ah ! vous…

Aubin, net.

Toutes !… je ne suis pas comme un tas d’imbéciles de maris. (Riant.) Figurez-vous que j’en ai connu un qui accompagnait sa femme à tous nos rendez-vous. Elle disait qu’elle montait chez la somnambule. C’était moi la somnambule !… Et le mari attendait en bas.

Il se tient les genoux pour rire.
Moulineaux, riant aussi en lui tapant sur l’épaule.

Le fait est qu’on n’est pas bête comme ça !…

Aubin.

D’ailleurs ma femme ne s’y frotterait pas… Elle sait très bien que dans un flagrant délit, je n’hésiterais pas…

Moulineaux, anxieux.

Un duel, hein ?

Aubin.

Non, je ne sais pas me battre. (Moulineaux pousse un soupir de soulagement.) Je tirerais dessus !… Toutes les fois que je le rencontrerais, pan, pan ! je le tuerais.

Moulineaux.

Il me donne le frisson.

Aubin.

D’ailleurs ce n’est pas pour vous parler de ça que je suis venu !… (Changeant de ton.) Monsieur Machin !

Moulineaux, qui n’y est déjà plus.

Monsieur Mach… ? Ah oui ! (Sur le même ton qu’Aubin.) Monsieur Aubin ?

Aubin.

Monsieur Machin, vous allez être rudement content !

Moulineaux.

Ah ! vraiment je… (À part.) Il me fait peur.

Aubi.

Savez-vous ce que je vous amène ? (Moulineaux fait signe que non) Une cliente ?

Moulineaux, reculant.

Une cliente, pourquoi faire ?

Aubin.

Pour lui faire des robes.

Moulineaux.

Hein ! encore… Eh ! bien, elle est jolie votre idée !

Aubin, satisfait.

Je n’en ai jamais que de comme ça.

Moulineaux, s’oubliant.

Ah ! bien, merci… Vous croyez donc que je n’ai que ça à faire… Eh ! bien, et ma médecine ?

Il se mord les lèvres en voyant l’impair qu’il a commis.
Aubin.

Quoi ! votre médecine ?… Est-ce que cela vous empêche de vous purger, ça ?

Moulineaux.

Hein ?

Aubin, se montant un peu.

On n’a jamais vu un commerçant se plaindre d’avoir trop de clientèle.

Moulineaux.

Je ne vous dis pas !

Aubin, même jeu.

Et ce n’est pas parce que vous faites des robes à des têtes couronnées !…

Moulineaux.

Moi ! je fais des robes à des têtes ?…

Aubin.

Enfin, êtes-vous couturier, oui ou non ?

Moulineaux, gagne l’extrême gauche.

Hein ! moi, oui, je crois bien que je suis couturier ! (À part.) Merci, si je ne l’étais pas il me tuerait.


Scène XII

Les Mêmes, MADAME D’HERBLAY.
Madame d’Herblay, entrant timidement.

C’est encore moi ! Je viens voir si vous êtes moins occupé pour ma jaquette…

Aubin s’assied sur le canapé.
Moulineaux, saisissant la balle au bond.

Comment donc, madame, entrez donc !… (À Aubin.) Si je suis couturier moi, ah ! bien !

Madame d’Herblay.

Tiens ! il est aimable ! (À Aubin.) Vous permettez, monsieur ?

Aubin[4].

Faites donc… madame.

Madame d’Herblay, présentant son dos à Moulineaux.

Vous voyez, ce corsage me va très mal, il plisse.

Moulineaux, avec conviction.

Ah ! Oui !… oui, il plisse énormément.

Madame d’Herblay.

C’est beaucoup trop large… C’est sans doute vous qui l’avez coupé… Il faudrait que vous me le recoupiez.

Moulineaux, ahuri.

Moi ?…

Madame d’Herblay.

Oui, et tout de suite parce que c’est pressé.

Moulineaux, même jeu.

Ah ! il faut que je coupe…

Aubin.

Eh ! bien, oui, Qu’est-ce qui vous arrête ?

Moulineaux.

Moi ? Ah ! rien du tout… Ah ! vous voulez que je coupe… attendez. (Il va prendre les ciseaux et commence à tailler la jaquette.) Qu’est-ce que je vais faire, mon Dieu !

Madame d’Herblay.

Ah ! mon Dieu ! qu’allez-vous faire ?

Moulineaux.

Oui ! c’est précisément ce que je… Mais c’est vous qui voulez que je coupe ?…

Madame d’Herblay.

Non… Vous avez vu ce qu’il y a à faire, vous l’enverrez prendre. (Elle remonte puis descend.) Ah ! seulement, je ne demeure plus où j’habitais.

Moulineaux, abruti.

Ah ! bon.

Madame d’Herblay.

Non, je demeure un étage au-dessus… Au revoir, messieurs !

Elle sort.
Moulineaux, abruti.

Merci du renseignement.

Il reste les yeux fixes, l’esprit ailleurs, ouvrant et fermant machinalement ses ciseaux.
Aubin, le considérant en riant.

Non, mais a-t-il l’air assez ahuri !… (Se levant, à Moulineaux.) Vous savez ce qu’on m’a dit pour vous ?… Vous devriez prendre des douches.

Moulineaux, le regardant ahuri.

Moi ! qui est-ce qui a dit ça ?

Aubin.

Moulineaux !

Moulineaux, relève la tête et le considère un instant pour voir s’il a toute sa raison.

Moulineaux !

Aubin.

Oui, le docteur Moulineaux que je quitte à l’instant.

Moulineaux.

Ah ! vous le quittez ?… (Après un instant.) Vous êtes malade, vous !

Aubin.

Pourquoi ? parce que j’ai vu le médecin, ce n’est pas une raison, ça… Je l’ai rencontré par hasard.

Moulineaux, redescendant à droite.

Ah ! bien, j’en ai entendu de fortes… mais comme ça, jamais.


Scène XIII

Les Mêmes, ROSA.
Rosa, un petit chien vivant sous le bras.

Ah ! vous voilà !…

Aubin, accourant à sa rencontre.

Bonjour, chère amie.

Moulineaux, à part.

Sapristi, et sa femme qui est toujours là !…

Aubin[5], redescendant.

Voici madame de Saint-Anigreuse dont je vous ai parlé…

Moulineaux, se retournant.

Enchanté. (La reconnaissant.) Rosa Pichenette !

Rosa, à part.

Chic et beau ! lui !

Aubin.

Je vous amène là une cliente digne de vous… Madame de Saint-Anigreuse est de la plus haute aristocratie du boulevard Saint-Germain.

Rosa, à part.

Il m’a reconnue… Il faut absolument que je lui parle. (À Aubin.) Oui, mon ami, en effet, mais voyez donc, mon chien dresse les oreilles… Cela signifie qu’il a des velléités de descendre… (Lui passant le chien.) Allez donc le promener, vous remonterez tout l’heure.

Aubin.

Hein ! ah ! non !… ah ! non !… c’est humiliant !

Rosa, fronçant le sourcil.

Vous dites…

Aubin, humble.

Je dis… immédiatement… (Entre ses dents.) Oh ! promener le roquet… Rosa n’a aucun tact !

Il sort.

Scène XIV

ROSA, MOULINEAUX.
Rosa, descendant à Moulineaux.

Chic et beau !

Moulineaux, remontant à elle.

Rosa Pichenette !

Ils se serrent les deux mains.
Rosa[6].

Comme on se rencontre dans la vie !… Toi que j’ai connu au Quartier latin.

Moulineaux.

Oui, je faisais ma médecine.

Rosa.

Alors, tu l’as enfin passé ce fameux doctorat ?…

Moulineaux, les deux mains dans les poches avec un mouvement du corps d’avant en arrière.

Comme tu vois…

Rosa.

Et tu t’es mis couturier ?

Moulineaux, après un instant de réflexion.

Hein ?… ah ! oui,… oui c’est pour me singulariser… Tu comprends, pour un médecin, faire sa médecine, c’est banal… Tandis que pour un couturier…

Rosa, avec expansion.

Ah ! ce bon Chic et Beau !…

Moulineaux

Chut, donc, pas si fort !… (À part.) et Suzanne qui est là !…

Rosa, étonnée.

Est-ce qu’il y a un malade dans la maison ?

Moulineaux.

Non ! mais tu n’as pas besoin de crier comme ça, de m’appeler tout haut Chic et Beau… Je ne suis plus chic et beau maintenant.

Rosa.

Oh ! si…

Moulineaux.

Oui, je suis toujours chic et toujours beau… mais je ne suis plus chic et beau. C’était bon au quartier latin… Maintenant je suis un homme sérieux… établi.

Rosa.

Mais je ne t’ai jamais connu que sous ce nom-là… Comment t’appelles-tu ?

Moulineaux.

Moi ? Moul… (Se reprenant.) Machin… je m’appelle Machin.

Rosa.

C’est idiot, ce nom-là !

Moulineaux.

Qu’est-ce que tu veux ?… on fait ce qu’on peut.

Rosa, passant cérémonieusement devant Moulineaux et gagnant le 2.

Eh bien ! si tu n’es plus Chic et Beau, je ne suis plus Rosa Pichenette. Je suis madame de Saint-Anigreuse !

Moulineaux.

Tu t’es rangée ?

Rosa, s’asseyant sur le canapé.

Casée, tout au plus… D’abord, j’ai commencé par me marier.

Moulineaux.

Toi ?

Rosa.

Oui… J’ai épousé un serin.

Moulineaux.

Tu n’avais pas besoin de le dire.

Rosa.

Aussi, une fois ma position régularisée, — après deux jours de lune de miel, — je l’ai planté là… pour un général.

Moulineaux.

Fichtre ! un général ?… c’est rare, un général ! Où l’as-tu trouvé ?

Rosa.

Au jardin des Tuileries, pendant que mon mari était allé allumer une cigarette chez un marchand de tabac.

Moulineaux, qui a redressé la tête sur ces derniers mots.

On m’a déjà raconté une histoire comme celle-là… Seulement c’était un cigare. (On entend un bruit de vaisselle cassée.) Sapristi ! et Suzanne que j’oubliais… Elle s’impatiente sur le dos du mobilier…

Rosa.

Qu’est-ce qui a fait ce bruit ?

Moulineaux, avec aplomb.

Rien.

Rosa.

Tu as un animal chez toi ?

Moulineaux, vivement.

Oui, une… une autruche… qu’on vient de m’envoyer d’Afrique… à cause des plumes.

Rosa, se levant.

Oh ! fais-la voir !

Moulineaux.

Oh ! impossible… elle n’aime pas le monde, cette bête… Mais dis-mois, à propos de bête… et ton mari, tu ne l’as pas revu ?…

Rosa.

Jamais… merci !… Il m’a servi à me lancer, voilà tout… Une fois lancée, j’ai pris le nom de madame de Saint-Anigreuse. (Nouveau bruit de vaisselle.) Eh bien, dis donc, elle va bien, ton autruche !…

Moulineaux, très inquiet.

Oui, pas mal ! Et toi ?… Attends, je vais aller lui dire un mot.

Rosa.

À l’autruche ?… Ca servira à grand’chose ?… Reste donc !


Scène XV

Les Mêmes, SUZANNE.
Suzanne, descendant au 1, furieuse.

Ah ! çà, dites donc, vous vous moquez du monde.

Moulineaux.

Suzanne !… Ah bien, il ne manquait plus que ça !

Suzanne, voyant Rosa.

Encore une personne… Ah ! c’est trop fort !

Elle remonte furieuse jusqu’au fond et redescend.
Rosa, à Moulineaux.

Qui est cette dame ? (no 3).

Moulineaux, bas (no 2).

Rien… C’est la caissière… Elle a une maladie de nerfs, ne fais pas attention… (À Suzanne qui est juste redescendue.) Je vous en prie, calmez-vous, Suzanne, pas de scandale !

Suzanne, très nerveuse.

Il fallait me dire que vous vouliez me faire une mystification… Il fallait me dire que vous étiez avec votre maîtresse !

Rosa, bondissant

Hein !… Ah ! mais, madame, pour qui me prenez-vous ? Sachez que je suis une cliente… Je viens me commander une robe.

Elles se sont rapprochées l’une de l’autre, séparées seulement par Moulineaux.
Suzanne.

Ah ! ce n’est pas à moi qu’il faut la raconter, celle-là !

Rosa.

Comment ?

Moulineaux.

Mais, je vous assure…

Suzanne.

Vous aussi… Eh bien, mon ami, vous avez de l’aplomb !

Rosa, très aigre.

Mon cher, quand on est l’amant de sa caissière, la première chose est d’éviter à ses clientes des avanies pareilles !

Moulineaux, éclatant.

Allons, bon, l’amant de la caissière, à présent !

Suzanne, vivement.

Où ça ? Quelle caissière ?… Qu’est-ce qu’elle raconte ?

Moulineaux, abasourdi.

Mais rien ! rien !… Elle ne s’occupe pas de vous.

Rosa, vivement.

Je suis une femme comme il faut… Monsieur est mon couturier.

Suzanne.

Encore !

Rosa, vivement.

Oui, encore… Et la preuve que monsieur n’est que ça, c’est que je suis venue avec mon époux.

Suzanne, affectant de rire.

Votre époux, je voudrais bien le voir !…

Rosa, vivement.

Mais vous le verrez ! Il est en bas qui promène le chien…

Moulineaux, abasourdi et gagnant la droite.

Oh ! la ! la ! la ! la !

Rosa.

Eh ! tenez… je l’entends.

Elle remonte vers le fond.

Scène XVI

Les Mêmes, AUBIN, puis YVONNE, puis BASSINET.
Rosa[7], se retournant, à Aubin qui entre, le chien sous le bras.

Arrivez donc ! Montrez-vous !… Voilà madame qui ne veut pas croire que vous êtes mon époux !…

Aubin, se retournant. Je… comment donc !… (Reconnaissant Suzanne.) Ma femme !…

Suzanne, éclatant.

Mon mari !

Moulineaux[8]

Boum !

Suzanne.

Mon mari ! Oh ! je me vengerai !

Elle sort rapidement.
Aubin, voulant s’élancer à la poursuite de sa femme.

Suzanne !… mais… Suzanne !… (À Rosa.) Et prenez donc votre chien, vous.

Il lui passe le chien.
Rosa.

Anatole !…

Aubin, la repoussant.

Eh ! allez au diable !…

Il sort.
Rosa, le chien sous son bras droit.

Insolent ! Ah ! les nerfs ! l’émotion !

Elle tombe anéantie dans les bras de Moulineaux.
Moulineaux, la recevant dans son bras droit, et prenant le chien sous son bras gauche.

Eh bien ! elle se trouve mal ! Rosa, pas de bêtises ?

Yvonne, entrant

Ma mère doit être encore là…

Moulineaux, en se retournant, se trouve nez à nez avec sa femme.

Ah ! mon Dieu, ma femme !

Yvonne.

Mon mari !… et une femme dans ses bras !… (Elle remonte vivement tout en parlant.) Adieu, monsieur, je ne vous reverrai jamais de ma vie !…

Moulineaux.

Mais Yvonne ! Yvonne ! voyons…

Yvonne.

Non, monsieur, je n’écoute rien.

Elle sort.
Moulineaux.

Attends-moi, je veux t’expliquer… Oh ! cette femme, où la déposer ?…

Bassinet, entrant

Mon cher…

Moulineaux, lui passant la femme et le chien.

Ah ! vous arrivez bien !… Tenez, gardez madame ! (Il sort en courant.) Yvonne ! Yvonne !…

Bassinet.

Ah, çà ! qu’est-ce que c’est ?… (Reconnaissant Rosa.) Ciel ! ma femme !

Il l’embrasse.
Rosa, qui a repris ses sens au contact du baiser.

Mon mari !… Oh !

Elle le gifle. Bassinet, ahuri, s’affale sur le canapé tandis que Rosa remonte vivement vers le fond.


Rideau.


  1. M. 1 — S. 2.
  2. A. 1 — M. 2 — S. 3.
  3. S. 1 — B. 2 — M. 3.
  4. M. 1 — D. 2 — A. 3.
  5. R. 1 — A. 2 — M. 3.
  6. R. 1 — M. 2.
  7. S. 1 — R. 2 — A. 3 — M. 4.
  8. Toute cette dernière scène doit être jouée excessivement brûlée… et sans arrêts.