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Théorie de la grande guerre/Livre II/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Traduction par Lt-Colonel de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Introductionp. 153-157).
de la théorie de la guerre

CHAPITRE III

doit-on dire art ou science de la guerre ?




(Pouvoir et savoir. — La science ne comporte que du savoir ; l’art exige des facultés créatrices.)

Si simple qu’elle paraisse être, la question n’est pas encore résolue, et il semble même qu’on ne la pourra jamais résoudre.

Nous avons déjà dit que savoir est autre chose que pouvoir. Les deux termes d’ailleurs sont si différents, qu’on ne saurait facilement les confondre. — La puissance de l’intelligence n’a pas de limites déterminées, et par conséquent, en principe, aucun livre ne devrait porter le titre de théorie de l’art ; mais, comme l’usage a néanmoins prévalu de donner ce nom à tout recueil dans lequel les connaissances nécessaires à la pratique d’un art se trouvent réunies, nous sommes obligé de nous conformer à cet usage et, bien qu’isolément considérée chacune de ces connaissances puisse parfaitement constituer par elle-même une science, de dénommer arts toutes les activités dont l’exercice, comme l’architecture par exemple, réclament des aptitudes spéciales de l’intelligence, et sciences toutes celles, telles que les mathématiques et l’astronomie, qui n’exigent que du savoir. Il va sans dire, nous le répétons, que des sciences peuvent se trouver traitées tout au long dans une théorie d’art ainsi comprise, mais cela ne saurait nous induire en erreur, par la raison qu’il n’est pas de science sans quelque mélange d’art. C’est ainsi par exemple que, dans les sciences mathématiques, le calcul et les applications algébriques constituent un art. Nous sommes cependant bien loin encore de la limite cherchée, car, autant il est facile de saisir la part qui revient au savoir et celle qui ressortit au jugement dans les résultats composés des connaissances humaines, autant il est difficile de les poursuivre tous deux jusqu’à séparation complète dans l’homme même.


Difficulté de séparer le coup d’œil du jugement.
(Il vaut mieux dire art de la guerre.)


Le fait seul de penser est déjà de l’art. — Là où la déduction logique s’arrête, là où les données de la science cessent, là enfin où le jugement commence, l’art commence aussi. Disons plus : la constatation des choses par l’esprit, ou simplement même par les sens, est déjà du jugement, et par conséquent de l’art. En un mot, s’il est impossible de se représenter un être humain doué de coup d’œil et absolument dépourvu de jugement, ou, inversement, doué de jugement et absolument dépourvu de coup d’œil, il est également impossible d’isoler complètement l’art et le savoir l’un de l’autre. Plus ces éléments subtils de la lumière intérieure se matérialisent au contact des formes extérieures du monde réel, et plus leurs domaines se séparent ; affirmation nouvelle de cette vérité, par nous déjà proclamée, que c’est l’art qui domine partout où le but est de créer et de produire, et la science partout où le but est de rechercher et de savoir. Or, si ces considérations sont justes, il est plus logique de dire art de la guerre que science de la guerre.

Si nous nous sommes autant étendu à ce propos, c’est que cette notion est indispensable, mais, cela dit, nous prétendons que la guerre n’est ni un art ni une science dans le sens même de l’expression, et que c’est précisément ce faux point de départ qui a faussé toutes les idées, et conduit à comparer la guerre avec des arts et des sciences qui n’ont aucune analogie avec elle.

À une certaine époque on eut le pressentiment de cette vérité, et l’on imagina alors de traiter la guerre comme un métier. C’était tomber de Charybde en Scylla, car un métier est un art de nature inférieure, et soumis, comme tel, à des lois plus restrictives et plus absolues. C’est au temps des condottieri que, par des raisons politiques et financières et par conséquent absolument étrangères à lui-même, on contraignit l’art militaire à prendre ces allures. Or, par la faiblesse des résultats obtenus, l’histoire des guerres de cette époque fait voir combien cette manière de diriger la guerre était irrationnelle.


La guerre est un acte de la vie sociale.


Nous disons donc que la guerre n’est ni un art ni une science, mais qu’elle est un acte de la vie sociale. C’est un conflit de grands intérêts qui ne se résout qu’avec effusion de sang, et qui ne diffère qu’en cela précisément de tous les autres conflits qui surgissent entre les hommes. Elle a bien moins de rapports avec les arts et les sciences qu’avec le commerce, qui constitue également un conflit de grands intérêts, mais elle se rapproche bien davantage encore de la politique, qui est elle-même une sorte de commerce aux dimensions agrandies, dans laquelle elle se développe comme l’enfant dans le sein de sa mère, et où tous ses éléments se trouvent réunis à l’état latent comme les propriétés des êtres vivants dans leurs germes.


Différence essentielle entre la guerre et les arts.


Ce qui constitue la différence essentielle entre la guerre et les arts, c’est que, n’ayant affaire qu’à la matière inerte dans les arts mécaniques, et n’agissant, dans les arts d’imagination, que sur l’esprit et les sentiments humains, objets vivants mais passifs et partant disposés à se soumettre, l’activité de la volonté est sans cesse dirigée, à la guerre, contre des objets vivants et réagissants. On se rend bien compte que, reposant sur des notions si dissemblables, la guerre et les arts ne peuvent obéir aux mêmes règles, et que, par conséquent, toutes les recherches et tous les efforts, que l’on a faits jusqu’ici pour diriger la guerre d’après les lois qui régissent la matière inerte, ont fatalement dû conduire à des erreurs sans nombre. Or ce sont précisément les arts mécaniques sur lesquels on a prétendu modeler l’art militaire. Les arts de l’imagination, en effet, ne sont assujettis qu’à un nombre si restreint de règles et de lois, qu’ils ne se sont pas prêtés à l’imitation, et que tous les essais tentés de les prendre pour modèles n’ont successivement conduit qu’à des résultats incomplets et, par suite, à des règles et à des lois inapplicables.


Nous allons examiner, dans ce livre, si le conflit de forces vivantes, qui se produit à la guerre et se résout par elle, peut rester subordonné à des lois générales telles, qu’on en puisse déduire la direction à imprimer à l’action. C’est là, en effet, un sujet que les recherches de l’esprit peuvent élucider en en faisant plus ou moins distinctement ressortir les rapports complexes, ce qui suffit déjà pour réaliser la notion d’une théorie.