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Théorie de la grande guerre/Livre II/Chapitre 4

La bibliothèque libre.
Traduction par Lt-Colonel de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Introductionp. 159-168).
de la théorie de la guerre

CHAPITRE IV

méthodisme[1].


Pour bien faire comprendre l’importance du rôle que la méthode et le méthodisme jouent à la guerre, nous allons tout d’abord jeter un rapide coup d’œil sur la série des termes qui constituent la hiérarchie logique, par laquelle l’action est dirigée dans le monde comme par une autorité constituée.

Notion la plus générale et s’appliquant également à la conception théorique et à l’action, la loi, — le terme l’indique, — a manifestement quelque chose de subjectif et d’arbitraire, et exprime exactement, néanmoins, ce dont nous dépendons, nous, ainsi que les choses en dehors de nous. La loi fixe la conception théorique d’après le rapport existant entre les choses et leurs effets, et détermine la volonté d’agir, en indiquant ce qu’il est permis et ce qu’il est défendu de faire.

Le précepte détermine également l’action, mais d’une façon moins formelle et moins définitive. En effet, ayant l’esprit et le sens mais non l’inflexibilité de la loi, partout où les complications de la vie réelle ne permettent pas d’appliquer celle-ci dans sa forme rigoureuse, il laisse plus de liberté qu’elle au jugement. Le précepte est objectif lorsqu’il découle d’une vérité générale, et, dans ce cas, il a la même valeur pour tous les hommes ; il est subjectif, au contraire, et on le nomme habituellement alors maxime, lorsque, ne s’adaptant qu’à certains cas spéciaux, il n’a réellement de valeur qu’au moment de son emploi, et pour celui-là seul qui l’applique.

La règle peut être prise dans deux acceptions différentes. Dans la première, on y a fréquemment recours dans le sens de la loi, et elle a alors la même signification que le précepte. On dit, en effet, qu’il n’est pas de règle sans exception, tandis qu’on ne dit pas qu’il n’est pas de loi sans exception ; ce qui indique bien que l’on se réserve plus de latitude dans l’application de la règle que dans celle de la loi.

Dans la seconde acception du terme, on recourt à la règle comme à un moyen de découvrir une vérité profondément cachée à un indice isolé plus apparent, de façon à déduire, de cet unique indice, le mode d’action qu’il convient d’appliquer à la situation entière. C’est de la sorte que sont toutes les règles de jeu, les procédés abréviatifs dans les mathématiques, etc., etc., etc.

Les prescriptions et les instructions font mention d’une quantité de petits détails et de circonstances secondaires, qui précisent davantage la voie à suivre et le mode d’action à employer, mais qui, en raison de leur grand nombre et de leur peu d’importance individuelle, ne sauraient trouver place dans une loi générale.

Enfin il y a méthode, lorsqu’une manière de procéder unique, dont on a fait choix entre plusieurs possibles, se représente constamment, et méthodisme lorsque, au lieu de reposer sur des préceptes généraux ou sur des prescriptions individuelles, l’action est exclusivement dirigée d’après des méthodes. On devrait nécessairement supposer ici que tous les cas, ainsi soumis à une seule et même méthode, sont semblables dans leurs parties principales, mais, comme ils ne le peuvent naturellement être tous, il importe du moins que le plus grand nombre le soient, ou, en d’autres termes, il faut que la méthode soit calculée sur les cas qui semblent présenter le plus d’analogie entre eux. Le méthodisme n’est donc pas basé sur des données individuelles déterminées, mais bien sur une vraisemblance moyenne de conformité entre les cas, et tend, par suite, à établir un procédé d’action moyen, dont l’application constante uniforme développe bientôt une habileté mécanique, à l’aide de laquelle la direction en arrive à toucher juste comme d’instinct, et pour ainsi dire sans en avoir conscience.


Au point de vue de la conception, — de la reconnaissance de ce qu’il convient de faire, — on peut parfaitement se passer de l’idée de la loi dans la conduite de la guerre, car, à la guerre, les phénomènes sont ou trop réguliers quand ils sont individuels, ou trop irréguliers dans leurs complications quand ils s’enchaînent, pour que l’idée de la loi puisse conduire beaucoup plus loin que l’examen seul de la situation. Il y aurait donc préciosité et pédanterie à vouloir édicter des lois à ce propos. Quant à l’idée de la loi par rapport à l’action, une théorie de la conduite de la guerre n’en peut faire aucun usage, par la raison que la variété et le changement constant des phénomènes ne lui permettent pas de formuler un précepte qui soit assez général pour mériter le nom de loi.

Par contre, pour mener à des doctrines positives, une théorie de la conduite de la guerre ne saurait se passer de préceptes, de règles, de prescriptions et de méthodes, car c’est dans ces formes seules qu’elle peut affirmer ses vérités et formuler ses axiomes.

Or, comme la stratégie se prête d’une façon moins générale à l’enseignement doctrinal que la tactique, c’est dans cette dernière aussi que se rencontrent naturellement le plus grand nombre de ces formules.

N’employer qu’en cas de nécessité seulement la cavalerie contre de l’infanterie encore en bon ordre ; ne commencer le feu qu’à portée vraiment efficace ; économiser autant que possible le plus grand nombre de forces pour la fin du combat ; ce sont là autant de préceptes tactiques. — Ces préceptes ne sont pas applicables à tous les cas d’une façon absolue, mais il faut néanmoins que la direction les ait sans cesse présents à l’esprit, pour ne pas perdre l’occasion de les appliquer partout où ils peuvent réellement avoir de la valeur.

Lorsque, d’une cuisson insolite de vivres exécutée par des troupes de l’ennemi, on conclut que ces troupes vont se mettre en marche ; lorsque, pendant le combat même, on déduit de la manœuvre isolée de l’un des corps de l’adversaire, que celui-ci projette une fausse attaque ; cette manière de reconnaître la vérité constitue une règle, parce que, s’appuyant sur l’expérience qu’enseigne la théorie, on conclut d’un indice isolé visible à l’intention qui semble s’y rattacher.

Redoubler d’énergie dans l’attaque, dès que l’ennemi commence à retirer ses batteries du combat, constitue également une règle, car, en agissant de la sorte, du fait seul que l’ennemi se comporte ainsi, on conclut qu’il se trouve dans une situation si critique, qu’il veut abandonner la lutte, et qu’il commence déjà à se retirer, parce qu’il ne se sent assez fort ni pour résister, ni pour faire une suffisante retraite.

Quant aux prescriptions et aux méthodes, c’est au moyen des théories préparatoires à la conduite de la guerre, qu’on les inocule aux troupes comme des principes actifs. Tous les règlements de formation, d’exercice et de service en campagne reposent sur des prescriptions et sur des méthodes. Les premières dominent dans les règlements d’exercice, et les secondes dans les règlements de service en campagne, et les unes et les autres entrent ainsi toutes faites dans la théorie de la conduite de la guerre.

On ne saurait cependant établir des prescriptions, — c’est-à-dire des instructions précises, — pour toutes les circonstances qui se présentent à la guerre, car ce serait fréquemment limiter la liberté de la direction dans le choix des moyens à employer, et c’est de la sorte que, déduites elles-mêmes de règles et de préceptes sanctionnés par l’expérience, et basées sur la vraisemblance moyenne des cas qui peuvent surgir, des méthodes, ou manières générales de procéder à l’exécution de certaines missions, peuvent apparaître dans la théorie de la conduite de la guerre. Il faut ici, toutefois, que la théorie ne donne ces méthodes que pour ce qu’elles sont réellement, c’est-à-dire, non pas comme des systèmes absolus ou échafaudages sur lesquels tout doit indispensablement reposer, mais bien comme les meilleurs des règles générales et des procédés expéditifs auxquels, à défaut d’inspiration personnelle, on peut recourir dans le choix des moyens à employer.

Les trois considérations suivantes concourent, d’ailleurs, à démontrer que l’emploi fréquent des méthodes est essentiellement nécessaire, s’il n’est même absolument indispensable, dans la conduite de la guerre :

1o Il arrive presque incessamment que l’on soit forcé d’agir sur de simples suppositions, voire même souvent en absence de toute donnée, — soit parce que la présence de l’ennemi ne permet pas de reconnaître sur quelles conditions il conviendrait de baser l’action, soit parce que, en raison de la grande étendue du théâtre des opérations ou de l’extrême complication des événements, on manque du temps nécessaire pour apprécier la situation, — et, dès lors, il faut nécessairement prendre les dispositions de manière à être en état de répondre à un certain nombre d’éventualités.

2o Lorsque l’on considère l’innombrable quantité de circonstances secondaires dont il serait utile de tenir compte dans chaque cas particulier, et que l’on est cependant contraint de regarder comme se neutralisant les unes les autres, on comprend bien que, en pareille occurrence, il faille uniquement baser ses dispositions sur des probabilités générales.

3o Enfin, lorsque l’on réfléchit que le nombre des chefs grandit en progression croissante à mesure que la position hiérarchique s’abaisse, et que, en raison du degré probable du jugement de chacun d’eux, il devient d’autant plus difficile de s’en rapporter au hasard ou aux dispositions naturelles que le grade est moins élevé, on en arrive à reconnaître que, là où il faut uniquement compter sur la pénétration d’esprit que donnent l’expérience et la connaissance des règlements de service, on doit de toute nécessité recourir au méthodisme. Dans ces conditions, en effet, le méthodisme peut seul appuyer le jugement, et le garantir des exagérations et des erreurs, qui sont si dangereuses dans un milieu où le manque d’expérience coûte si cher.

Le méthodisme est donc indispensable, mais il présente, en outre, cet avantage positif que, par le retour constant de son emploi, il développe, dans le maniement des troupes, une habileté, une précision et une aisance qui facilitent beaucoup le fonctionnement de la machine militaire, en en diminuant les frottements habituels.

On voit ainsi que moins le grade de celui qui dirige l’action est élevé, et plus l’emploi de la méthode devient fréquent et indispensable, que cet emploi diminue de fréquence, par contre, à mesure que le grade s’élève, et qu’il disparaît enfin complètement dans les positions les plus élevées. C’est encore là une des raisons qui font que l’on a plus souvent recours à la méthode dans la tactique que dans la stratégie.

Dans sa plus large acception, la guerre n’est pas un agrégat d’un nombre infini de petits événements, qui se comportent de telle sorte les uns envers les autres dans leurs variétés, que l’on puisse mieux ou moins bien les dominer en y appliquant une méthode meilleure ou pire, mais elle est un ensemble de grands événements d’importance capitale et décisive, et dont chacun demande à être isolément traité. Elle ne ressemble pas à un champ de blé dont, avec une seule et même faux, on peut abattre tous les épis sans tenir compte de la forme particulière de chacune de leurs tiges, mais on la peut comparer à une forêt, aux grands arbres de laquelle le bûcheron ne peut appliquer la cognée, qu’après avoir soigneusement reconnu quelle est la complexion et la direction de chacun de leurs troncs.

On conçoit naturellement que ce soit d’après la nature des choses, et non pas précisément d’après la position occupée par le chef dans l’ordre hiérarchique, qu’il faille déterminer le degré auquel le méthodisme peut atteindre dans l’activité guerrière, et que, s’il s’impose moins tyranniquement dans les positions les plus élevées, c’est uniquement parce que c’est à ces positions que correspond l’activité la plus étendue. Un ordre de bataille constant, une organisation invariable des avant-gardes et des avant-postes sont des méthodes par lesquelles un général en chef lie non seulement les mains à ses sous-ordres, mais se les lie à lui-même aussi dans certains cas. Il va de soi que, lorsque les circonstances l’y engagent, le général peut prendre l’initiative de ces dispositions, mais, lorsqu’elles sont basées sur les propriétés générales des troupes ou des armes, elles peuvent très logiquement aussi être prescrites par la théorie. Il faudrait, par contre, rejeter sans hésitation toute théorie qui aurait la prétention de déterminer des plans de guerre et de campagne, pour les livrer tout faits comme des objets de fabrication mécanique.

Tant qu’elle ne repose pas sur l’observation raisonnée de la conduite de la guerre, la théorie est insuffisante, et, dès lors, le méthodisme continue à exercer, dans les hauts grades de la hiérarchie militaire, une autorité qu’il n’y devrait pas conserver. Dans ces conditions, en effet, n’ayant pu qu’insuffisamment se former par l’étude et par les relations supérieures de la vie, et leur bon sens naturel se refusant à accepter les raisonnements contradictoires et peu pratiques des théoriciens et des critiques, les hommes qui occupent ces fonctions élevées n’ont d’autre ressource que de s’appuyer sur l’expérience, et, par suite, dans tous les cas qui réclameraient cependant une manière d’agir spéciale, de recourir au méthodisme, en imitant les procédés d’action habituels à leur chef suprême. C’est ainsi que, lorsqu’on voit les généraux du grand Frédéric prendre invariablement l’ordre de bataille dit oblique, ceux de la Révolution française se déployer toujours sur de longues lignes de bataille enveloppantes, et les lieutenants de Bonaparte recourir sans cesse à la sanglante énergie des attaques concentriques en grandes masses, le retour constant du même procédé fait manifestement reconnaître que, à chacune de ces époques, ces généraux ont adopté une seule et même manière d’agir, et que, par conséquent, le méthodisme peut atteindre jusqu’aux confins du commandement suprême. Par contre, lorsqu’une théorie perfectionnée facilitera l’étude de la conduite de la guerre, et formera l’esprit et le jugement des hommes qui sont appelés à occuper les emplois élevés dans l’armée, non seulement le méthodisme n’atteindra plus si haut, mais, s’il est vrai que dans une certaine mesure il soit indispensable, il sera du moins basé sur la théorie elle-même, et n’aura plus le caractère d’une imitation servile. En effet, quelque perfection qu’un grand général apporte dans la conduite de la guerre, sa manière de procéder a toujours quelque chose qui lui est personnel, et plus il en est ainsi, et moins facilement elle se prête à la nature de celui qui la veut imiter.

Il ne serait cependant ni possible, ni même raisonnable, de bannir entièrement le méthodisme personnel, — la manière d’agir, — de la conduite de la guerre, car il est l’expression de l’influence que le caractère général d’une guerre exerce sur chacun de ses phénomènes particuliers, influence si incontestable qu’on ne saurait la négliger, et à laquelle, si l’on n’avait recours au méthodisme, on ne pourrait donner satisfaction lorsque la théorie ne l’a ni prévue ni précisée. Quoi de plus naturel que, sortie de circonstances et de rapports si spéciaux, la guerre de la Révolution ait exigé des procédés d’action absolument spéciaux, et quelle théorie eût pu permettre d’en embrasser entièrement le caractère ! La seule chose que l’on ait à redouter ici, c’est que, née d’un cas particulier, une manière d’agir ne se survive à elle-même, tandis que les circonstances se modifient insensiblement sans qu’on le remarque, et c’est là ce que la théorie doit empêcher par une critique claire et sensée. Si, en 1806, le prince Louis à Saalfeld, et les autres généraux prussiens, Tauenzien sur le Dornberg près d’Iéna, Grawert en avant de Rappeldorf, et Rüchel en arrière de ce village, se jetèrent tous quatre dans le gouffre béant de la destruction en prenant l’ordre de bataille oblique du grand Frédéric, et en arrivèrent ainsi à faire écraser l’armée de Hohenlohe comme il n’est pas d’autre exemple qu’une armée l’ait été dans une seule et même bataille, on ne saurait uniquement attribuer ce désastre à un procédé d’action vieilli, mais bien aussi à la pauvreté d’esprit la plus grande à laquelle le méthodisme ait jamais conduit.



  1. Le mot employé par l’auteur : methodismus, est un néologisme en allemand, et il est impossible de le rendre autrement que par méthodisme, qui, dans le sens où il est pris ici, constitue également un néologisme en français.