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Théorie de la grande guerre/Livre II/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
Traduction par Lt-Colonel de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Introductionp. 169-199).
de la théorie de la guerre

CHAPITRE V

de la critique.


L’influence des vérités théoriques sur la vie pratique s’exerce toujours plutôt par la critique que par l’enseignement. La critique, en effet, rapproche non seulement davantage ces vérités de la vie, parce qu’elle les applique à des événements réels, mais elle les rend, en outre, plus accessibles à l’intelligence par le retour constant de leur emploi. Pour faire de la critique, il convient donc de se placer à un point de vue très voisin de celui de la théorie.

Dans la simple narration d’un événement historique, on se borne à placer les faits les uns à côté des autres, en n’indiquant tout au plus que la liaison immédiate des causes qui les ont produits ; dans la narration critique, au contraire, l’intelligence a trois opérations diverses à accomplir :

1o Elle recherche et fixe les cas douteux. C’est la recherche historique, qui n’a rien de commun avec la théorie.

2o Elle déduit les effets de leurs causes. C’est la recherche critique, qui s’appuie sur ce que l’expérience a fixé, confirmé ou indiqué dans la théorie.

3o Elle apprécie les moyens employés. C’est la critique proprement dite, qui répartit, l’éloge ou le blâme. Ici la théorie sert à l’histoire, et détermine l’enseignement à tirer de l’observation.

Dans ces deux dernières opérations, qui constituent la partie vraiment critique de la considération historique, il importe de suivre les choses jusque dans leurs derniers éléments, c’est-à-dire jusqu’à des vérités incontestables, et non pas, comme il arrive si fréquemment, de s’arrêter à moitié chemin, en s’en tenant à quelque affirmation ou supposition arbitraire.

La déduction des effets de leurs causes présente cette extrême et parfois insurmontable difficulté, que, souvent, on ne sait absolument rien des véritables causes. Dans aucune des relations de la vie cela n’arrive aussi fréquemment qu’à la guerre, où il est rare que l’on connaisse complètement les événements et encore moins les motifs, soit que, accidentels et passagers, les premiers aient été perdus pour l’histoire, soit que les seconds aient intentionnellement été tenus cachés par la direction militaire. La narration critique doit donc, la plupart du temps, s’appuyer sur la recherche historique et marcher de concert avec elle, et, néanmoins, il se présente toujours de telles disproportions entre les effets et les causes, que la critique ne peut jamais formellement considérer les premiers comme la conséquence nécessaire des secondes. C’est ainsi qu’il se produit inévitablement des lacunes dans la narration, et que des résultats historiques demeurent sans profit pour l’instruction. Tout ce que la théorie peut exiger ici de la critique, c’est que celle-ci poursuive ses recherches jusqu’aux lacunes mêmes, en se gardant bien toutefois d’aller au delà. Cette manière d’agir est la seule logique, car, ainsi traitée, la situation ne présente uniquement d’inconvénient que lorsque, accordant aux seules causes connues une importance qui ne leur revient réellement qu’en partie, on en arrive forcément à en déduire la totalité des effets produits.

La recherche critique présente cette seconde très grande difficulté que, à la guerre, les effets ne procèdent généralement pas d’une cause unique, mais bien de plusieurs causes réunies, et qu’il ne suffit, par conséquent pas, de remonter consciencieusement la filière des événements jusqu’à leur origine, mais qu’il faut encore savoir reconnaître la part d’influence qui revient à chacune des causes coexistantes ; ce qui exige nécessairement une étude plus approfondie de leur nature, et peut conduire dans le domaine de la théorie.

L’examen critique consiste dans l’appréciation des moyens employés, et exige que l’on recherche quels effets ces moyens ont produits, et si ces effets ont bien été ceux que la direction se proposait d’atteindre. Or, pour arriver à ce double résultat, il faut reconnaître quelle est la nature des moyens employés, ce qui ramène de nouveau dans le domaine de la théorie.

Nous avons dit plus haut que, dans la critique, il importait de poursuivre les recherches jusqu’à des vérités incontestables, et non pas de s’arrêter à des suppositions arbitraires qui, bientôt rétorquées peut-être par des affirmations sans plus de valeur, ne conduiraient qu’à des discussions interminables et sans aucun profit pour l’instruction. Nous venons également de reconnaître que la recherche des causes et l’appréciation des moyens ramènent l’une et l’autre à la théorie, c’est-à-dire sur le terrain de la vérité générale. S’il en est ainsi, partout où la théorie est vraiment pratique, la critique doit s’en tenir à ce que la première proclame, sans pousser plus loin les recherches, tandis que, lorsqu’il en est autrement, elle les doit au contraire poursuivre jusque dans les derniers éléments des choses. Or, lorsque le second cas se présente fréquemment, on se rend naturellement compte que, passant incessamment d’une supposition à une autre, l’écrivain n’a pas le temps de les approfondir suffisamment toutes pour en dégager la vérité, et que, pour interrompre enfin ce travail de Sisyphe, il s’arrête à des appréciations qui, lors même qu’elles ne seraient pas absolument arbitraires pour lui-même, le sont du moins pour les autres, qui ne les comprennent pas et ne consentent pas à les accepter sans preuves.

Une théorie pratique et raisonnée est donc indispensable pour la critique qui, sans son appui, ne saurait atteindre le point où elle devient vraiment instructive, et constitue une démonstration convaincante et sans réplique.

Ce serait rêver, cependant, que de croire à la possibilité d’édifier une théorie qui, répondant à tous les besoins et traitant sans exception de toutes les vérités abstraites, interdirait formellement à la critique d’agir en dehors de la règle, et en limiterait les fonctions à la recherche seule des lois auxquelles les cas ressortissent. L’esprit d’analyse, qui préside à l’édification de la théorie, doit aussi guider l’œuvre de la critique, de sorte qu’il peut et doit souvent arriver que, pour éclaircir certains points qu’il lui importe particulièrement de connaître, cette dernière sorte des limites sacrées de la théorie et porte plus loin ses investigations. Bien plus, il peut parfaitement se faire que, en s’en tenant servilement à la lettre de la théorie, la critique n’en saisisse pas l’esprit et manque son but. Les méthodes, les règles et les préceptes, que la théorie formule, conservent, en effet, d’autant moins le caractère de l’universalité et de la vérité absolue, qu’ils se rapprochent davantage de la forme doctrinale positive. La théorie les indique comme des moyens à employer, mais, dans chaque cas, c’est au jugement seul qu’il appartient de décider s’il y a lieu ou non de les appliquer. La critique, de même que la direction à la guerre, ne les doit donc pas considérer comme des formules obligatoires, mais bien comme des guides et des points d’appui dans les déterminations à prendre. S’il est admis dans la tactique, par exemple, que la cavalerie doit être placée derrière l’infanterie et non pas sur les ailes, dans l’ordre général de bataille, il y aurait cependant pédanterie à condamner de prime abord, et en raison de cet axiome seul, toute modification apportée à cette disposition. La critique doit rechercher par quels motifs on s’est écarté de la règle générale, et ce n’est que lorsque ces motifs lui semblent insuffisants, qu’elle est en droit de condamner le procédé et d’en appeler à la théorie. De même, bien qu’il soit théoriquement reconnu que, en divisant les forces dans l’attaque, on diminue les probabilités du succès, il serait également déraisonnable, ne s’étant pas au préalable donné la peine de rechercher comment les choses se sont passées, soit d’affirmer invariablement que cette manière d’agir a été cause de l’insuccès partout où il s’est produit, soit, dans le cas contraire, c’est-à-dire dans toutes les circonstances où des attaques divisées ont réussi, d’en conclure que le principe posé par la théorie est faux. L’esprit d’examen, qui doit animer la critique, la doit garantir de ces erreurs ; les résultats que la recherche analytique a introduits dans la théorie constituent son principal appui, et, s’ils sont dans la théorie, c’est précisément pour que la critique s’en serve, sans avoir à en faire elle-même de nouveau la démonstration.

La double mission de rechercher l’effet qu’une cause a produit, et de reconnaître si le moyen employé a répondu au but à atteindre, ne présente que peu de difficulté pour la critique, tant que la distance qui sépare l’effet de la cause et le but du moyen n’est pas considérable.

Lorsqu’une armée se laisse surprendre de telle sorte, qu’elle se trouve paralysée et dans l’impuissance absolue de tirer parti de ses dispositions et de ses moyens, l’effet de la surprise ne saurait être douteux. — La théorie ayant établi en axiome que, sur le champ de bataille, une attaque enveloppante conduit à un résultat plus considérable mais moins certain, chaque fois que l’on a à examiner une opération de cette nature, il faut tout d’abord se demander quel était le but que celui qui a ordonné l’opération s’est proposé d’atteindre en y recourant. En effet, s’il n’a agi ainsi qu’en vue de la grandeur du résultat, il a bien et légitimement choisi son moyen, tandis que, si, sans y être autorisé par des circonstances spéciales, il n’a cherché par là qu’à augmenter ses chances de succès, il a méconnu la nature même du procédé et commis une faute.

Dans ces circonstances, de même que dans toutes celles où l’on s’en tient aux effets et aux buts les plus rapprochés, la recherche et l’appréciation critiques ne présentent pas de difficultés. Or il en peut toujours être ainsi lorsque, faisant arbitrairement abstraction de l’enchaînement général des événements, on se contente de les considérer à ce point de vue restreint. Mais à la guerre, de même que dans toutes les branches de l’activité humaine en général, toutes les parties dont l’ensemble constitue un tout se tiennent en connexion intime les unes avec les autres, de sorte qu’il n’est pas de cause, si petite qu’elle soit, dont les effets ne se prolongent jusqu’à la terminaison de l’acte de guerre et n’en modifient quelque peu le dernier résultat, et pas de moyen, petit ou grand, dont l’action ne s’exerce jusqu’au but final. On peut donc suivre les effets d’une cause aussi longtemps que les phénomènes qu’elle produit paraissent encore dignes d’intérêt, et, non seulement examiner un moyen en vue du but auquel il conduit directement, mais ce but lui-même comme moyen nouveau d’arriver à un but plus élevé, de manière à remonter ainsi la série des buts subordonnés les uns aux autres, jusqu’à ce qu’on en découvre un auquel on peut enfin s’en tenir, parce qu’il s’impose de toute nécessité. Dans un grand nombre de cas, alors surtout qu’il s’agit de dispositions capitales ou décisives, il faut même pousser l’examen jusqu’au but final, c’est-à-dire au but qui a directement conduit à la paix.

Il est clair que, à chacune des stations successives de cette recherche ascendante, de nouveaux horizons s’ouvrent pour le jugement, de sorte que le même moyen, qui semble avantageux lorsqu’on le considère de l’un des points de vue intermédiaires, peut très bien ne plus répondre à la situation, lorsqu’on l’observe du point de vue immédiatement supérieur.

La recherche des causes des phénomènes, et l’appréciation des moyens mis en œuvre, marchent toujours de front dans l’étude critique d’un acte, parce que la première peut seule permettre à la seconde de reconnaître les choses qui méritent d’être l’objet de son examen.

Cette recherche de la manière dont les causes s’enchaînent, d’un bout à l’autre de l’acte de guerre, présente de très sérieuses difficultés. Plus un événement est considérable, en effet, et plus nombreuses sont les forces et les circonstances particulières qui concourent à le déterminer, de sorte que, plus la cause que l’on recherche est éloignée de l’événement qu’elle a produit, et plus grand est le nombre des causes incidentes qu’il faut en même temps reconnaître et isoler, et dont il convient également de tenir compte pour la part qu’elles ont pu prendre à l’événement. Il est certain, par exemple, que, lorsque l’on a reconnu les causes de la perte d’une bataille, on a déjà découvert une partie des causes des conséquences que cet événement capital a entraînées pour l’ensemble de la guerre ou de la campagne ; mais une partie seulement, car, dans l’enchaînement des événements qui se sont produits depuis la bataille elle-même, la recherche des effets révélera nécessairement encore des causes qui ont également dû contribuer au résultat final.

À mesure que le point de vue s’élève, la même diversité d’objets se révèle dans l’examen des moyens, car, plus le but à atteindre était éloigné, et plus grand a dû être le nombre des moyens auxquels il a fallu recourir. C’est ainsi que, les armées opposées ayant concurremment poursuivi le dernier but de la guerre, dans l’examen des moyens qui ont dû y conduire, il faut nécessairement à la fois prendre en considération, et tout ce que chacune des armées a fait, et tout ce qu’elle aurait pu faire.

On comprend que cette manière de procéder doive parfois étendre les considérations à de si vastes espaces, que l’on s’y puisse facilement égarer, en raison de l’énorme quantité de suppositions auxquelles on est obligé de se livrer, sur des choses qui ne se sont peut-être pas réalisées, mais que leur vraisemblance ne permet cependant pas de rejeter.

Un exemple nous fera mieux comprendre.

Lorsque, à la tête de l’armée d’Italie en mars 1797, Bonaparte se porta du Tagliamento sur l’archiduc Charles, son intention était, avant que celui-ci n’eût reçu les renforts qu’il attendait du Rhin, de le contraindre à une action décisive. Si l’on ne considère que le résultat immédiat, le moyen était bien choisi, et l’événement l’a prouvé, car, ne se sentant pas en forces, l’archiduc ne fit qu’un semblant de résistance sur le Tagliamento, et, dès qu’il eut reconnu la supériorité numérique et l’esprit de résolution dont son adversaire était animé, il lui abandonna le terrain de la lutte et le passage des Alpes noriques. Or le seul parti que Bonaparte, en agissant comme il le fit alors, pût se proposer de tirer de la réussite de l’opération, était de se porter rapidement au cœur de la monarchie autrichienne, de façon à faciliter l’action des deux armées du Rhin, sous Moreau et Hoche, et à se mettre en communication directe avec ces deux généraux. C’est ainsi, effectivement, que Bonaparte vit les choses, et, dans la situation où il se trouvait, il eut raison. Mais que la critique, se plaçant à un point de vue plus élevé, envisage la question comme le devait faire le Directoire français, qui ne pouvait ignorer que la campagne ne s’ouvrirait que six semaines plus tard sur le Rhin, et elle ne peut plus considérer le passage des Alpes noriques par Bonaparte, que comme une opération d’une hardiesse outrée. En effet, si, mettant à profit ces six semaines de répit, les Autrichiens eussent pensé à tirer du Rhin des réserves assez considérables pour permettre à l’archiduc de se précipiter sur l’armée d’Italie, non seulement cette armée eût été écrasée, mais la campagne entière eût été perdue pour elle. C’est bien là, d’ailleurs, ce dont Bonaparte se rendit compte quand il fut parvenu dans la contrée de Villach, et ce qui le porta à se prêter à la conclusion de l’armistice de Léoben.

Si, s’élevant encore d’un degré, la critique découvre que les Autrichiens n’avaient aucune réserve entre l’armée de l’archiduc et Vienne, elle reconnaît que, en se portant ainsi en avant, l’armée d’Italie menaçait cette ville. Or, si l’on suppose que non seulement Bonaparte n’ignorait pas que la capitale de l’Empire fût ainsi découverte, mais qu’il savait en outre que, en Styrie même, l’archiduc ne lui pourrait pas opposer de forces supérieures, sa marche rapide vers le cœur des États autrichiens n’eût plus été sans but, car la valeur n’en eût plus dépendu que de celle que les Autrichiens eussent attachée à la conservation de leur capitale, de sorte que, si cette valeur eût été assez grande pour qu’ils eussent préféré accepter les conditions de paix que Bonaparte avait à leur offrir, la menace sur Vienne devrait être considérée comme le but final de l’opération. On voit donc que, dans ces conditions, c’est-à-dire si, d’une manière ou d’une autre, Bonaparte eût pu savoir l’état réel des choses, la critique n’aurait pas à pousser plus loin ses recherches, tandis que, dès qu’elle reconnaît qu’il n’a pu en être ainsi et que tout est resté problématique pour le général en chef de l’armée d’Italie, elle doit de nouveau s’élever d’un degré, et se demander ce qui serait advenu si, laissant Vienne à découvert, les Autrichiens se fussent retirés au delà de cette ville, dans les vastes contrées de la monarchie dont ils étaient encore en possession. Mais ici, comme il est facile de le reconnaître, on ne peut plus résoudre la question qu’en supputant les résultats probables de la lutte qui allait s’ouvrir sur le Rhin entre les armées opposées. Or, étant donnée la supériorité décisive des Français, — 130 000 hommes contre 80 000, — toutes les chances étaient en leur faveur ; mais il faut encore se demander comment le Directoire eût utilisé le succès ; s’il eût voulu le poursuivre jusqu’aux frontières opposées de la monarchie autrichienne, c’est-à-dire jusqu’à l’écrasement absolu de cette puissance, ou s’il se fût contenté de s’emparer d’une partie considérable du territoire, comme gage de la paix ? Dans l’un comme dans l’autre cas, il convient de rechercher le résultat vraisemblable de l’opération, afin de déterminer, d’après ce résultat, le choix probable du Directoire. Supposons que cette recherche nous conduise, — dans la première hypothèse, — à la conviction que les forces françaises eussent été beaucoup trop faibles pour renverser totalement la monarchie autrichienne, et que, par suite, la tentative eût amené d’elle-même un revirement dans la marche des choses ; — et, dans la seconde, — que la conquête elle-même, suivie de l’occupation d’une partie considérable du territoire, eût conduit le vainqueur à une situation stratégique telle que ses forces n’y auraient pu suffire, ces considérations doivent exercer de l’influence sur l’appréciation des rapports dans lesquels l’armée d’Italie se trouvait, et révéler, en fin de compte, que cette armée n’avait pour elle que bien peu de chances de réussite. Or, c’est incontestablement là ce qui a porté Bonaparte, bien qu’il connût évidemment la situation désespérée de l’archiduc, à conclure la paix de Campo-Formio à des conditions qui n’imposaient aux Autrichiens, en somme, que la perte définitive de provinces dont la plus heureuse campagne n’aurait pu les remettre en possession. Si modérée, cependant, que fut la paix que les Français allaient ainsi concéder, ils ne pouvaient compter sur elle, et en faire, par suite, le but de cette opération hardie, qu’après avoir pris en considération et résolu par l’affirmative les deux questions suivantes : 1o de savoir quelle valeur les Autrichiens accorderaient à celui des deux plans que le Directoire adopterait, et si, malgré la vraisemblance du succès final en leur faveur, ils ne préféreraient pas accepter une paix peu onéreuse ; et 2o si, ne se rendant pas bien compte des derniers résultats probables de la prolongation de la résistance, ils ne se laisseraient pas entraîner au découragement, en raison des mauvais rapports du moment ?

La première de ces deux questions a une importance pratique si considérable et si décisive, que, partout où le plan est dirigé vers les extrêmes, elle s’impose à lui ou s’oppose à son exécution. La seconde s’impose également, par la raison que, à la guerre, on n’a pas affaire à la nature morte, mais à un adversaire vivant, dont il faut saisir les impressions, et qu’on ne doit jamais perdre de vue. Telle était certainement la manière de voir du hardi Bonaparte. Il comptait sur l’effroi qui devançait ses armes. Cette confiance ne l’abandonna qu’à Moscou, après l’avoir conduit jusque-là. Mais, en 1812, la terreur qu’il inspirait s’était peu à peu usée dans les luttes gigantesques des années précédentes, tandis qu’elle était dans toute sa nouveauté en 1797, alors qu’on ne connaissait pas encore l’extrême puissance d’une résistance portée à ses dernières limites. Or, en 1797 déjà, sa hardiesse ne l’eût conduit qu’à un résultat négatif, si son génie, le lui faisant pressentir, ne l’eut porté à n’imposer à ses adversaires que les conditions modérées de la paix de Campo-Formio.

Nous en avons fini de cet exemple. Il fait ressortir les dimensions étendues, la multiplicité des rapports et les grandes difficultés que peut présenter la recherche critique lorsqu’on la pousse jusqu’au dernier but, de même que toutes les fois, en général, qu’il s’agit de l’examen de dispositions capitales ou décisives. Nous conclurons de cette étude que, dans l’espèce, le talent naturel n’est pas moins nécessaire que la connaissance théorique elle-même, par la raison que c’est plus particulièrement ce talent qui met à même de reconnaître comment les choses se sont enchaînées, et, malgré le grand nombre des événements, de distinguer ceux d’entre eux qui ont exercé le plus d’autorité dans cet enchaînement.

Mais ici le talent naturel est encore nécessaire à un autre point de vue. L’examen critique ne consiste pas, en effet, dans l’appréciation seule des moyens qui ont été réellement mis en œuvre, mais bien aussi dans la recherche et dans la découverte de tous ceux auxquels il eût été possible de recourir, et l’on n’est, en général, en droit de blâmer le choix d’un moyen, que lorsque l’on est en mesure d’en indiquer un autre qui lui eût été préférable. Or, si petit que soit le nombre des combinaisons possibles dans la plupart des cas, il faut, cependant, reconnaître que la découverte de celles de ces combinaisons qui ne se sont pas produites ne saurait jamais provenir de l’examen analytique seul des choses, mais qu’elle constitue une création spontanée, pour laquelle il n’existe pas de prescriptions, et qui dépend uniquement de la fécondité de l’esprit.

Qu’on ne croie pas, cependant, que nous prétendions que le génie consiste à tout ramener à un petit nombre de combinaisons pratiques réalisables. Nous trouvons profondément ridicule, ainsi que cela se présente fréquemment dans les œuvres critiques, de considérer comme une admirable invention le fait seul de tourner une position occupée par l’ennemi, mais nous n’en reconnaissons pas moins à cette détermination le caractère de spontanéité créatrice qui est indispensable à l’observation critique, et qui en détermine essentiellement la valeur.

Le 30 juillet 1796, lorsque Bonaparte prit la résolution de lever le siège de Mantoue pour porter successivement toutes ses forces réunies à la rencontre de chacune des colonnes isolées que Wurmser envoyait au secours de la place, cette détermination fut partout considérée comme un trait de génie qui le devait conduire aux plus brillantes victoires. Ces victoires, d’ailleurs, se sont réalisées, et se sont encore renouvelées avec plus d’éclat, par le même procédé, lors des tentatives consécutives de renfort. L’opinion est unanime et l’admiration universelle à ce propos.

Quoi qu’il en soit, comme il lui était impossible de sauver l’équipage de siège, et qu’il ne pouvait s’en procurer un nouveau dans la même campagne, Bonaparte ne put prendre cette résolution, le 30 juillet, qu’en renonçant formellement à assiéger Mantoue, et c’est ainsi que la place, qui n’aurait pas tardé à succomber si le siège ne s’était pas transformé en un simple blocus, résista encore six mois, malgré toutes les victoires de Bonaparte en rase campagne.

Ne sachant rien indiquer de meilleur, les écrivains critiques ont tous considéré ce résultat comme absolument inévitable. La résistance, contre des troupes de secours, d’une armée de siège placée dans une ligne de circonvallation, était si fort tombée en discrédit à la fin du siècle précédent, que, bien que ce procédé eût très fréquemment atteint son but sous Louis XIV, il ne vint, cent ans plus tard, à l’idée de personne, que l’on pouvait pour le moins le prendre en considération dans l’examen critique. Or, si on y eût songé, l’étude raisonnée de la situation eût révélé que 40 000 hommes de la meilleure infanterie du monde, que Bonaparte pouvait placer dans une ligne de circonvallation fortement retranchée devant Mantoue, avaient si peu à craindre les 50 000 Autrichiens que Wurmser amenait au secours de la ville, que ceux-ci n’auraient sans doute pas même osé les attaquer dans ces conditions. Nous ne voulons pas nous engager dans la démonstration de cette assertion, mais nous croyons en avoir assez dit pour prouver que l’on pouvait, pour le moins, tenir compte du procédé dans l’examen critique. Que Bonaparte lui-même y ait ou non songé, c’est ce dont, pas plus dans ses mémoires que dans les documents officiels de l’époque, on ne trouve aucune trace ; mais, de tous les écrivains critiques, il n’en est pas un qui n’ait absolument laissé la méthode dans l’oubli. Le mérite de la rappeler ici n’est pas grand, sans doute, car il suffit pour cela de s’affranchir de la tyrannie de la mode et de la routine, mais encore fallait-il y songer pour la pouvoir prendre en considération, et la comparer à celle à laquelle Bonaparte a préféré recourir. Or, quel que dût être le résultat auquel cette comparaison eût pu conduire, la critique n’eût pas dû négliger de la faire.

En février 1814, lorsque, après avoir battu Blücher dans les journées d’Étoges, Champaubert, Montmirail et autres rencontres, Bonaparte se détourna tout à coup de celui-ci pour tomber de nouveau sur Schwarzenberg dont il défit les corps à Montereau et à Mormant, l’admiration fut générale, parce que, en portant successivement de la sorte le gros de ses forces de l’une à l’autre des deux grandes armées alliées, il sut tirer le plus brillant parti de la faute que ses adversaires avaient commise de se séparer dans leur marche en avant, et si, bien qu’ainsi remportées dans toutes les directions, ces éclatantes victoires ne suffirent pas pour le sauver, chacun se dit, du moins, qu’on ne pouvait rien lui reprocher de ce chef, et qu’il avait bien tout mis en œuvre pour arriver au succès. Or, jusqu’ici, personne ne s’est demandé ce qui serait arrivé, par contre, si, au lieu de lâcher ainsi Blücher pour se porter sur Schwarzenberg, Bonaparte eût continué à diriger ses coups sur le premier, et l’eût poursuivi sans trêve ni merci jusqu’au Rhin ? Nous sommes convaincu, pour notre part, que cette manière de procéder eût absolument changé la face des choses, et que la grande armée alliée eût elle-même repassé le Rhin, au lieu de marcher sur Paris. Nous ne prétendons pas imposer cette conviction, mais il n’est pas un véritable homme de guerre qui, lorsqu’une pareille éventualité est admissible, n’affirme que la recherche critique la doit pour le moins prendre en considération.

Dans cet exemple, la différence est bien moins grande que dans le précédent, entre le moyen que nous préconisons et celui qui a réellement été employé, et cependant, ici encore, les écrivains critiques l’ont tous laissé dans l’oubli ; ce qui tient à ce qu’ils ont tous suivi la même voie sans exception, et ne se sont pas imposé une impartialité absolue.

De l’obligation d’opposer un moyen à celui que l’on désapprouve, est né un genre de critique aujourd’hui presque seul en usage, et qui consiste à se contenter d’indiquer le procédé que l’on affirme être meilleur, sans même prendre la peine de prouver l’assertion. Il en résulte que l’on ne convainc pas tout le monde, que d’autres écrivains affirment autre chose sans prouver davantage, et que la littérature militaire est remplie de controverses, qui n’ont pas plus de bases rationnelles d’un côté que de l’autre.

Dès qu’il peut rester l’ombre d’un doute sur la préférence à accorder au moyen proposé, en opposition à celui qui a été employé, la preuve que nous réclamons ici est absolument indispensable, et, dès lors, elle consiste à examiner chacun des deux moyens d’après ses propriétés, et à les comparer tous deux par rapport au but à atteindre. Lorsque, en procédant ainsi, on a ramené les choses à des vérités simples, si la discussion n’est pas encore terminée, elle conduit du moins à de nouveaux résultats, tandis que, dans le genre de controverse que nous condamnons, le pour et le contre s’annihilent sans cesse.

Si, par exemple, dans le dernier des deux événements historiques que nous venons d’exposer, ne nous bornant pas à ce que nous avons uniquement cherché à prouver, nous avions voulu, en outre, démontrer la vérité de cette affirmation, que la poursuite ininterrompue de Blücher eût été meilleure que le retour contre Schwarzenberg, nous nous serions appuyé sur les vérités simples suivantes :

1o Il est en général plus avantageux de continuer à produire les chocs dans la même direction, que de porter ses forces alternativement en avant et en arrière, par la raison que cette seconde manière de procéder fait nécessairement perdre du temps, tandis que la première permet d’utiliser la totalité de la prépondérance acquise, et présente de plus grandes chances de succès contre un adversaire dont la force morale est affaiblie par les pertes qu’on lui a déjà infligées.

2o Bien qu’il disposât de moins de forces que Schwarzenberg, Blücher, en raison de l’extrême résolution de son caractère, devait cependant être considéré comme le plus important des deux, car, représentant ainsi le centre de gravité de la puissance des Alliés, il les devait nécessairement tous entraîner dans sa direction.

3o Les pertes que les différents corps de Blücher avaient subies, dans ces combats successifs, n’étaient pas inférieures à celles qu’il eût essuyées dans une défaite en bataille rangée, et, par suite, la prépondérance que son adversaire avait sur lui était telle, que, n’ayant pas de renforts importants à recueillir sur sa ligne de retraite, il était à peine douteux qu’il ne fût contraint de rétrograder jusqu’au Rhin.

4o À l’exception de celui-là, il n’était pas possible d’imaginer un procédé qui pût conduire Bonaparte, dans la situation où il se trouvait, à un résultat à la fois si colossal, si terrible et si inattendu, ce qui, étant donné le caractère timoré et l’irrésolution du commandement du généralissime autrichien, était d’une importance capitale. Ce que les combats de Montereau et de Mormant coûtèrent, le premier au prince royal de Würtemberg et le second au comte Wittgenstein, le prince de Schwarzenberg le dut naturellement assez exactement connaître, tandis qu’il n’eût appris, qu’amplifiés encore par les cent voix de la rumeur publique, tous les désastres que Blücher, isolé et coupé de lui, eût essuyés sur sa ligne de retraite, depuis la Marne jusqu’au Rhin. La direction désespérée que Bonaparte prit à la fin de mars sur Vitry, pour essayer de l’effet que la menace de les tourner stratégiquement produirait sur les Alliés, était manifestement aussi basée sur le principe de l’intimidation ; mais, pour lui, la situation était alors bien différente, car il venait d’être battu à Laon et à Arcis, et Blücher se trouvait, avec 100 000 hommes, près de Schwarzenberg.

Il est sans doute des personnes que ne convaincront pas les motifs sur lesquels nous appuyons ici notre raisonnement, mais ces personnes ne sauraient du moins nous objecter que, tandis qu’en poursuivant ainsi Blücher jusqu’au Rhin, Bonaparte eût menacé la base de Schwarzenberg, celui-ci, de son côté, eût réciproquement menacé la capitale, et par conséquent la base même de Bonaparte, car nous croyons avoir surabondamment démontré que, dans ces conditions et par les raisons que nous avons précédemment exposées, le généralissime autrichien n’eût jamais osé marcher sur Paris.

Si, revenant maintenant à l’exemple que nous avons tiré de la campagne de 1796, nous voulons faire la preuve de notre assertion, nous dirons qu’en admettant même que le procédé auquel Bonaparte recourut comportât en soi plus de probabilité de brillants succès que celui que nous lui eussions substitué, le résultat auquel le général français est ainsi parvenu n’a exclusivement été, cependant, qu’à l’honneur de ses armes, et n’a exercé qu’une influence à peine sensible sur la chute de Mantoue. À nos yeux, en se plaçant dans une ligne de circonvallation, il eût été bien plus certain d’empêcher tout secours de pénétrer dans la ville, mais, alors même que, ne partageant pas cette manière de voir et adoptant celle de Bonaparte, on prétendrait que son procédé présentait plus de chances de brillants succès, la question ne ferait que changer de face, et il faudrait encore se demander auquel des deux procédés il eût convenu de donner la préférence : de celui qui, bien qu’on en pût tirer ainsi une victoire plus retentissante, ne pouvait cependant conduire qu’à des résultats peu utilisables, ou de l’autre, dont les résultats promettaient d’être, à la fois, plus modestes et plus effectifs. Or, si l’on considère les choses de ce point de vue, on voit que, contrairement aux premières apparences, c’est précisément la seconde solution vers laquelle la hardiesse de son caractère eût dû faire pencher Bonaparte, et il n’est pas douteux pour nous, que, s’il n’a pas agi de la sorte, c’est qu’il n’a pas été à même de se représenter la situation et d’en saisir les exigences, avec la même clarté que la connaissance des événements nous permet de le faire aujourd’hui.

Dans l’examen des moyens employés, la critique doit naturellement en appeler fréquemment à l’histoire, car, en fait d’art militaire, l’expérience a plus de valeur que toute la vérité philosophique. Or la preuve historique repose sur des conditions spéciales que nous exposerons par la suite, et dont on tient malheureusement si rarement compte, que les relations historiques ne contribuent, la plupart du temps, qu’à augmenter la confusion des idées.


Il nous reste ici une importante question à traiter. Dans l’examen d’un cas particulier, jusqu’où est-il permis à la critique, ou même jusqu’où est-il de son devoir de faire usage de la connaissance des faits accomplis ainsi que des preuves qui s’en dégagent, et où et quand, au contraire, faisant abstraction de ces données, doit-elle se placer exactement dans la situation où se trouvait celui qui dirigeait l’action ?

Lorsqu’il lui faut répartir l’éloge ou le blâme, la critique doit se placer au même point de vue que celui qui a agi, c’est-à-dire que, réunissant en un faisceau tout ce que celui-ci a su et tout ce qui a déterminé son action, elle doit s’efforcer de faire abstraction de tout ce qu’il ne pouvait savoir et de tout ce qu’il n’a réellement pas su, et surtout, par conséquent, du fait accompli. Mais ce but, auquel elle doit tendre, la critique ne le peut jamais entièrement atteindre, par la raison que la situation des choses ne se révèle jamais, à ses yeux, telle qu’elle se trouvait être au moment où l’événement s’est produit. L’histoire reste muette sur une quantité de petits détails et de circonstances secondaires, qui ont pu exercer de l’influence sur la détermination, tandis que maints motifs subjectifs, qui y ont également concouru, ne sont relatés que d’une façon très vague, et souvent intentionnellement peu véridique, dans les mémoires des généraux en chef et des personnes qui ont reçu leurs confidences. On voit ainsi qu’une foule de choses peuvent échapper à la critique, bien qu’elles aient été présentes aux yeux de celui qui dirigeait l’action.

Il est peut-être encore plus difficile à la critique de ne pas tenir compte de tout ce qu’elle sait de plus que celui qui a agi. Elle le peut faire dans les circonstances incidentelles, qui ne se rattachent pas essentiellement à la situation, mais elle n’y saurait parvenir dès qu’il s’agit d’événements d’importance décisive.

Occupons-nous tout d’abord à ce propos du résultat. Or, à moins qu’il ne soit purement accidentel, il est presque impossible que sa connaissance ne concoure pas à faire découvrir les causes qui l’ont amené, car c’est lui, précisément, qui fait ressortir ces causes et permet de les apprécier. L’histoire générale d’une guerre et de ses événements est la première source d’enseignement pour celui qui veut étudier cette guerre, de sorte qu’il est tout naturel que, dans la recherche des détails, l’écrivain critique utilise les lumières qu’il a tirées de l’examen préalable de l’ensemble, et, voudrait-il même parfois en faire absolument abstraction, qu’il n’y parviendrait jamais qu’imparfaitement.

Mais il n’en est pas seulement ainsi pour le résultat, c’est-à-dire pour ce qui ne s’introduit que tardivement, mais bien encore pour tout ce qui préexiste à l’action, et, par conséquent aussi, pour les données qui la déterminent. Dans la plupart des cas, la critique dispose d’un plus grand nombre de ces données que la direction elle-même, et ce serait se tromper que de croire qu’il lui soit facile de n’en pas tenir compte. À la guerre, ce n’est pas uniquement en s’appuyant sur des renseignements positifs, que l’on arrive à la connaissance des circonstances qui précèdent ou accompagnent les événements, mais bien aussi en recourant à une quantité d’inductions et de déductions ; et, de toutes les nouvelles que l’on reçoit, sauf celles qui procèdent de causes purement accidentelles, il n’en est peut-être pas une, qu’on ne serait prêt à remplacer par une supposition, si elle venait à manquer. On comprend donc bien que, par le fait même qu’elle ne fait ses recherches que postérieurement, et qu’elle connaît, par suite, exactement tout ce qui a précédé et accompagné les événements, la critique doit nécessairement se laisser influencer, lorsqu’elle se demande quelles sont celles, de toutes les circonstances encore inconnues au moment de l’action, qu’elle eût cependant elle-même considérées comme présentant le plus le caractère de la vraisemblance. Pour nous, nous prétendons qu’ici il est aussi impossible à la critique de faire absolument abstraction de ce qu’elle sait, que lorsqu’il s’agit du résultat, et par les mêmes motifs.

Lors donc qu’il lui faudra prononcer l’éloge ou le blâme sur la manière dont il a été procédé à la guerre dans une circonstance particulière, la critique ne parviendra jamais à se placer exactement dans la situation de celui qui dirigeait l’action. Dans de très nombreux cas, elle y arrivera dans la mesure suffisante pour répondre aux besoins de la pratique, mais, fréquemment aussi, elle ne le pourra absolument pas, et c’est là ce qu’il ne faut jamais perdre de vue.

Il n’est, d’ailleurs, ni nécessaire ni désirable que l’écrivain critique s’identifie complètement avec celui qui a agi. À la guerre, comme en général dans toutes les activités qui réclament de l’habileté, des aptitudes naturelles cultivées sont indispensables, et c’est elles qui constituent le talent. Or ce talent peut être plus ou moins grand. S’il est très grand, — comme par exemple lorsqu’il s’agit de Frédéric ou de Bonaparte, — il dépasse naturellement celui de l’écrivain critique, de sorte que, pour que celui-ci ne renonce pas de prime abord à porter un jugement sur de pareils génies, il faut nécessairement qu’il soit autorisé à tirer parti de l’avantage, dont il dispose, de connaître tout ce qui s’est passé d’un bout à l’autre des opérations. Il ne saurait, en effet, comme s’il s’agissait d’une règle de calcul, refaire après l’un de ces grands généraux la solution même du problème que celui-ci a déjà résolu, mais, s’appuyant sur ce qu’il sait du résultat et des faits qui se sont réellement produits, il lui faut reconnaître, avec admiration, tout ce que l’activité du génie a su prévoir ou découvrir dans l’enchaînement effectif des choses.

Mais, alors même qu’il s’agit de l’examen d’opérations dans lesquelles la direction n’a fait preuve que du talent le plus limité, il est encore nécessaire que l’écrivain critique se place au point de vue le plus élevé, afin que, reconnaissant le plus grand nombre possible des motifs objectifs de décision, et rejetant, autant que faire se peut, ceux qui lui sont personnels, il ne se laisse pas entraîner à ne juger les choses qu’à la mesure seule de son esprit.

Cette situation élevée que prend ainsi la critique, cette manière de ne répartir l’éloge ou le blâme qu’après avoir, au préalable, acquis la connaissance absolue des faits, n’ont rien d’ailleurs qui blesse nos sentiments, et nous n’y trouvons à redire que lorsque, se mettant personnellement en avant, l’écrivain semble attribuer uniquement à son talent la découverte de ce que la connaissance parfaite des événements lui a seule révélé. Quand la vanité fait commettre ce grossier mensonge, — et le fait est assez fréquent, — il excite naturellement de la répulsion ; mais il arrive, plus fréquemment encore, que l’écrivain agisse de la sorte sans en avoir vraiment conscience, et comme, dès lors, il ne pense pas à s’en disculper, il donne immédiatement, par cela même, la preuve du peu d’étendue de son jugement.

On voit par ces considérations que, lorsque la critique signale, après coup, des fautes commises par des généraux tels que Frédéric ou Bonaparte, cela ne signifie nullement que celui qui exerce la critique n’aurait pas commis les mêmes fautes, et il pourrait même ajouter que, s’il eût été à la place de ces grands hommes, il en eût très probablement commis de beaucoup plus grandes. Il n’entend uniquement dire, par là, que c’est la connaissance postérieure de la manière dont les événements se sont enchaînés, qui lui a révélé que Frédéric et Bonaparte se sont trompés en procédant comme ils l’ont fait dans ces circonstances, et que l’on devait attendre de leur coup d’œil habituel qu’ils agissent autrement.

C’est donc là un raisonnement par l’enchaînement des choses, et, par conséquent, un jugement par le résultat. Mais le résultat exerce une autorité très différente sur le jugement, lorsqu’on ne cherche uniquement à en tirer qu’une preuve pour ou contre un moyen mis en œuvre, et, dans ce cas, on prononce un jugement d’après le résultat. Or, au premier coup d’œil, il semble que l’on doive, sans conteste, rejeter un pareil jugement, et cependant, en le faisant, on commettrait de nouveau une erreur.

Lorsque Bonaparte se porta sur Moscou, en 1812, le calcul et le résultat de toute l’opération reposaient, pour lui, sur la conviction que la conquête de cette ville, et les victoires qui accompagneraient la marche de l’armée française vers le cœur de la Russie, imposeraient la paix à l’empereur Alexandre. C’était ainsi, d’ailleurs, que les choses s’étaient déjà passées, non seulement pour le Tsar en 1807, après la bataille de Friedland, mais encore pour l’empereur François, après celles d’Austerlitz et de Wagram en 1805 et en 1809. Par contre, si cette conviction ne devait pas se réaliser, au lieu de la paix ce devait être la défaite stratégique que Bonaparte allait fatalement trouver à Moscou, car, dès lors, il ne pouvait lui rester, pour toute ressource, que de retourner sur ses pas. Nous ne rechercherons pas, à ce propos, si, pendant l’exécution même de sa marche de pénétration, Bonaparte n’eût pas déjà pu agir d’une façon plus en rapport avec le but moral qu’il se proposait d’atteindre, car, alors même que les plus brillantes victoires eussent signalé cette marche, on n’en saurait conclure, d’une façon certaine, que ces victoires eussent assez effrayé l’empereur Alexandre pour l’inciter à faire la paix. Nous ne rechercherons pas davantage s’il convient, ou non, d’attribuer à la direction générale que Bonaparte donna dès le principe à la campagne, les conditions déplorables dans lesquelles il dut effectuer sa retraite, car, alors même que cette retraite n’eût pas été marquée par de pareils désastres, elle n’en eût pas moins toujours constitué une grande défaite stratégique. Quoi qu’il en soit, cependant, on peut affirmer d’une part : que si, en 1812, l’empereur Alexandre eût accepté une paix désavantageuse, la campagne de Russie eût aussitôt pris place dans la brillante série de celles d’Austerlitz, de Friedland et de Wagram ; et de l’autre, par contre : que si ces trois dernières campagnes n’eussent pas abouti à la paix, chacune d’elles eût conduit à une catastrophe stratégique analogue à celle de la campagne de 1812. On voit ainsi que, quelles qu’aient été l’adresse, la force et la sagesse que le conquérant du monde ait déployées dans chacune de ces campagnes, ce n’en est pas moins la destinée qui, dans toutes, a prononcé en dernière instance. Est-ce à dire, cependant, qu’il faille, pour cela, condamner les campagnes de 1805, 1807 et 1809, et prétendre, en raison de celle de 1812 qui n’a pas réussi, qu’elles furent toutes trois des œuvres d’imprudente témérité, que, dans chacune d’elles, le résultat a été contraire à la nature des choses, et que, en 1812 seulement, le véritable talent stratégique a enfin triomphé de la fortune aveugle ? Ce serait là porter un jugement passionné, tyrannique et outré, et dont on n’arriverait pas à faire la moitié de la preuve, car il n’est pas d’intelligence humaine capable de suivre assez loin la manière dont les choses s’enchaînent, pour en déduire à quelle résolution suprême un souverain vaincu s’arrêtera en fin de compte.

On serait, cependant, encore moins fondé à avancer que la campagne de 1812 était digne de réussir au même titre que les trois campagnes précédentes, et que, si néanmoins elle a échoué, il le faut uniquement attribuer à quelque chose d’inattendu, car on ne saurait dire que l’on ne pouvait absolument pas s’attendre à la ténacité et à la force de caractère dont l’empereur Alexandre a fait preuve dans ces graves circonstances.

À notre avis, rien n’est plus naturel que de dire que, en 1803, 1807 et 1809, Bonaparte a bien jugé ses adversaires, tandis qu’en 1812 il s’est trompé sur leur compte, et que, par suite, il eut raison dans les trois premières de ces campagnes et tort dans la dernière, ainsi que le résultat l’a prouvé dans chacune d’elles.

À la guerre, nous l’avons déjà dit, de quelque façon que l’on agisse, le résultat n’est jamais assuré, mais seulement vraisemblable, et ce qui manque à la certitude doit, partout et toujours, être abandonné au hasard ou, si on le préfère, à la bonne fortune. On peut exiger, il est vrai, qu’il n’en soit ainsi que le moins possible, ou, en d’autres termes, que, dans chaque cas particulier, la part laissée à l’imprévu soit strictement celle que la situation comporte, mais, — et nous le démontrerons par la suite, — on commettrait une grossière erreur de déduire de ces considérations, que le procédé le meilleur est toujours celui qui présente le moins d’incertitude. Il est des circonstances où le mode d’action le plus hardi est, en même temps, le mode d’action le plus sage.

Dans tout ce qu’un commandant en chef doit abandonner au hasard, son mérite personnel, et par conséquent sa responsabilité, semblent entièrement disparaître, et, cependant, lorsque le résultat vient à prouver qu’il ne s’est pas trompé dans ses prévisions, nous éprouvons un sentiment intime de satisfaction qui se transforme en désappointement dans le cas contraire. Telle est l’unique signification qu’il convient d’attacher au jugement d’approbation ou de blâme que nous portons sur une opération de guerre, dès que nous appuyons ce jugement sur le résultat même de cette opération, ou, mieux encore, lorsque nous le trouvons contenu dans ce résultat.

Le sentiment de satisfaction ou de désappointement que nous éprouvons ainsi, selon que les prévisions du commandement se réalisent ou non, semble procéder de l’idée vague que, entre le génie d’un grand capitaine et les faveurs que la fortune lui accorde, il existe des relations d’une trop grande subtilité pour que l’esprit humain les puisse saisir. Cette conception s’appuie sur le fait constant, que l’intérêt que nous prenons au phénomène grandit et revêt une forme plus accusée, à mesure que la chance s’affirme davantage pour ou contre le même général. C’est ainsi que s’explique comment la chance présente à la guerre une bien plus noble nature qu’au jeu, et pourquoi il suffit qu’un général heureux ne nous porte pas préjudice par quelque autre côté, pour que nous le suivions partout avec plaisir dans sa brillante carrière.

On voit ainsi que, après avoir reconnu tout ce que le calcul et l’esprit d’observation lui ont permis de tirer de l’examen d’un événement, c’est au résultat même de cet événement que la critique doit s’adresser, en dernière instance, pour découvrir les phénomènes subtils qu’aucun signe extérieur ne révèle, et qui, néanmoins, ont dû se dégager de la manière intime dont les faits se sont enchaînés. Mais là ne s’arrête pas, cependant, la mission de la critique, et, une fois cette sentence suprême obtenue, il lui reste encore à en faire ressortir la justesse, afin de la garantir non seulement de toute fausse interprétation, mais aussi de l’abus qu’on en pourrait faire dans des applications maladroites.

C’est donc à la sentence exprimée par le résultat qu’il faut s’adresser, en dernier ressort, pour tout ce que l’esprit d’observation est impuissant à faire connaître, et, par conséquent, dès qu’il s’agit des forces morales et des effets qu’elles produisent. Entre toutes, en effet, ce sont ces forces qui se prêtent le moins à ce qu’on les apprécie avec exactitude, et, cependant, elles tiennent de si près à la volonté, qu’elles en déterminent tout particulièrement le caractère.

Là où le courage ou la crainte dicte la décision, il n’y a plus rien d’objectif, et, par suite, rien d’où le raisonnement et le calcul puissent déduire un résultat vraisemblable.

Il nous reste encore à présenter quelques observations sur l’instrument de la critique, c’est-à-dire sur la langue qu’elle parle. Or, s’il nous est permis de nous exprimer ainsi, c’est le dialecte même de la guerre que la critique doit parler, car elle ne peut procéder à l’examen d’une opération, que de la même manière que celui qui a conduit cette opération a procédé lui-même à son élaboration. Nous affirmons donc que, dans l’exposition qu’elle fait d’une opération, la critique, pour rester pratique et trouver accès dans la vie réelle, doit essentiellement avoir le même caractère et tenir le même langage que la méditation qui a précédé cette opération.


Dans les considérations que nous avons émises, au chapitre II de ce livre, sur la théorie de la conduite de la guerre, nous avons dit qu’elle avait pour mission de former l’esprit des futurs commandants d’armée, ou, mieux encore, de les diriger dans leur éducation, mais qu’elle devait bien se garder de leur enseigner des doctrines positives ou de leur fournir des systèmes tout faits. Or s’il est vrai, d’une part, qu’il ne se présente pas de cas à la guerre à la solution duquel il faille de toute nécessité appliquer une formule scientifique, et, de l’autre, que la vérité s’y cache sous des aspects si constamment différents, que le regard de l’esprit est seul en état de la directement percevoir, il doit en être de même dans la recherche critique.

Nous avons reconnu, il est vrai, que, partout où cela l’entraînerait trop loin de déterminer la nature des choses, la critique doit recourir à celles des règles indiquées par la théorie qui lui paraissent le mieux s’adapter à la situation. Or, de même que celui qui dirige l’action obéit aux vérités théoriques, plutôt en s’en assimilant l’esprit qu’en en suivant rigoureusement la lettre, de même, au lieu de recourir à ces règles comme à des lois inflexibles ou à des formules algébriques dont elle peut faire usage sans avoir à en faire la preuve, la critique doit se contenter d’en tirer la lumière qui lui est nécessaire, et laisser à la théorie le soin de les affirmer et de les démontrer. Quand on y procède de la sorte, l’examen critique ne présente plus rien de mystérieux, et, d’un bout à l’autre, il est simple, clair, et par conséquent compréhensible.

Il est certain qu’on ne peut pas toujours atteindre ce résultat, mais il y faut tendre de tous ses efforts. L’exposition critique doit tout expliquer par le raisonnement, et, ne recourant que le moins possible aux formules scientifiques compliquées, éviter surtout de les prendre pour bases de ses déductions.

Jusqu’ici, malheureusement, les études critiques ne trahissent que rarement ces honnêtes tendances, et l’on est généralement frappé de la vanité et de la pédanterie, dont les écrivains font preuve dans l’exposition de leurs idées.

Le plus fréquent des inconvénients que présente cet état de choses est de porter à l’emploi illogique, et par conséquent inadmissible, d’une quantité de systèmes incomplets et qui, pourtant, ont la prétention d’édicter des lois formelles. Heureusement le mal n’a pas grande portée, car, par la raison qu’ils pèchent tous par leur insuffisance, ces systèmes diffèrent peu les uns des autres, de sorte qu’il suffit de faire ressortir l’insanité de l’un d’entre eux, pour les réduire tous à néant.

Ce qui est beaucoup plus grave, par contre, c’est l’énorme quantité d’expressions techniques, d’aphorismes et de métaphores qui se dégagent de systèmes ainsi imaginés, et qu’on ne craint pas de leur emprunter pour s’en servir, à tout propos, sans rime ni raison. Des nombreux individus qui se mêlent de faire de la critique, sans avoir cependant fait choix d’un système, — soit parce qu’il n’en est pas qui leur plaise, soit parce qu’ils n’en connaissent aucun à fond, — beaucoup abusent de ces lieux communs, pour faire preuve d’érudition et montrer combien la manière d’agir de tel ou tel général a été fautive. Or on comprend bien que, en admettant même qu’ils soient à leur place dans le système auquel ils appartiennent, ces termes techniques et ces aphorismes perdent toute leur valeur, dès qu’on les en arrache pour s’en servir en guise d’axiomes, et en vue de donner plus de force à ce que l’on prétend prouver.

C’est ainsi que, au lieu d’être l’expression simple et concise de ce que l’auteur entend dire et cherche à faire comprendre, les livres théoriques et critiques surabondent d’expressions techniques, et présentent tant d’obscurité, que le lecteur n’en peut rien saisir. Il est même certains de ces ouvrages, véritables coquilles vides, dans lesquels l’auteur, perdant peu à peu de vue le sujet qu’il traite, ne sait plus au juste ce qu’il veut dire, et en arrive ainsi à donner à ses idées une forme si obscure et si vague, qu’il n’oserait certainement pas les exprimer de la sorte de vive voix.

Nous signalerons enfin un troisième défaut, auquel les écrivains critiques sont fort enclins. Ils font volontiers abus des exemples historiques, et y ont habituellement recours bien moins pour appuyer ce qu’ils avancent que pour faire montre de grande érudition. Quand on y regarde de près, en effet, on s’aperçoit bien vite que, réunis ensemble sous prétexte de démonstration, trois ou quatre exemples, tirés des pays et des temps les plus éloignés ou des situations les plus dissemblables, troublent et égarent le jugement, sans avoir par eux-mêmes la moindre force démonstrative.

De quelle utilité peuvent être, dans l’application, ces notions diffuses, à peine vraies et souvent arbitraires ? Ce sont elles qui ont fait de la théorie l’antithèse de la pratique, et qui lui ont, par suite, fréquemment attiré le mépris d’hommes, auxquels on ne pouvait cependant refuser une grande habileté dans la conduite de la guerre.

Or il n’en eût jamais été ainsi si, évitant toute vaine et inutile ostentation de formules scientifiques et de savoir historique, mais consciente de sa mission, s’exprimant toujours avec simplicité et ne se livrant uniquement qu’à l’étude des objets constitutifs de la guerre, la théorie se fût toujours bornée à déterminer ce qui le peut raisonnablement être, et ne se fût jamais séparée des hommes que la pénétration de leur esprit rend seuls dignes de diriger les armées en campagne.