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Thadée Soplitza (Pan Tadeusz)/LIVRE IX

La bibliothèque libre.
Traduction par Venceslas Gasztowtt.
Imprimerie Adolphe Reiff (p. 177-196).


LIVRE IX

LA BATAILLE (BITWA)


Des dangers résultant d’un campement mal gardé. — Secours inattendu. — Triste situation des gentilshommes. — L’arrivée du Frère Quêteur présage la délivrance. — Le Major Plout, par une galanterie excessive, attire sur lui la tempête. — Coup de pistolet, signal du combat. — Exploits du Goupillon. — Exploits et périls de Maciej. — Le Cruchon sauve Soplitzowo par un stratagème. — Renfort de cavalerie. — Attaque contre l’infanterie. — Exploits de Thadée. — Duel des chefs interrompu par une trahison. — Le Woïski, par une manœuvre décisive, fait pencher la balance de la fortune. — Exploits sanglants de Gervais. — Le Président vainqueur magnanime.


Ils ronflent, et si fort, qu’ils ne s’éveillent pas
A l’éclat de cent feux, au bruit de cent soldats
Qui se jettent sur eux : tel, le faucheux[1] épie
Les mouches, et s’abat sur leur troupe assoupie ;
Qu’une d’elles bourdonne, aussitôt le cruel
De ses longs pieds crochus lui porte un coup mortel.
Sommeil de noble est dur plus que sommeil de mouches ;
Nul ne bronche ; et pourtant des ennemis farouches
Les saisissent soudain, et, se penchant sur eux,
Les tournent en tous sens de leurs bras vigoureux.

Le Cruchon néanmoins, dont la tête solide
Résiste bravement aux vapeurs du liquide,
Le Cruchon, qu’un baril d’hydromel englouti
N’a jamais enivré ni même appesanti,
Bien qu’il ait longuement soupé, bien qu’il sommeille,
Donne signe de vie encore. Il se réveille
Et voit, non sans horreur, deux visages affreux
Qui se baissent vers lui, barbus et ténébreux.
Sur son visage il sent leur souffle et leur moustache ;

Quatre mains vont errant sur son corps : on l’attache !
Il veut dans sa frayeur se signer ; c’est en vain !
Sans doute à son flanc droit l’on a rivé sa main.
Et la gauche ? Liée aussi ! Ces noirs archanges
L’ont sanglé comme on sangle un enfant dans ses langes.
Sa frayeur redoublant, il referme les yeux,
Et gît sans souffle, froid, inerte — et furieux.

Le Goupillon trop tard veut venger son injure :
Il est déjà lié de sa propre ceinture.
Cependant il s’élance, il saute en rugissant ;
De dormeur en dormeur il va rebondissant.
Il s’agite, semblable au brochet sur le sable,
Et rugit comme un ours d’une voix formidable.
« Trahison ! » hurle-t il et l’antique maison
Retentit de ce cri répété : « trahison ! »

Cet écho grossissant jusqu’à la salle monte
Où reposaient Gervais, les jockeys et le Comte.
Gervais s’éveille et veut se dresser sur ses pieds ;
Horreur ! A son Canif ses membres sont liés !
Quels sont ces gens armés, là, près de la fenêtre ?
Ces uniformes verts… il doit bien les connaître !
L’un d’eux[2], ceint d’une écharpe et l’épée à la main,
De la pointe aux soldats indique leur chemin,
« Liez ! liez ! » dit-il. Devant lui l’on entasse
Les jockeys attachés. Quant au Comte, on le place
Sans armes, entre deux soldats au sabre nu,
Sur une chaise. Hélas ! Gervais a reconnu
Les Russes ! ! !…

Les Russes ! ! !… Bien des fois, Gervais, dans nos discordes,
A ses pieds, à ses mains sentit le poids des cordes ;
Mais il s’en délivra toujours. : un seul effort
Rompait tous les liens, tant Gervais était fort.
Il veut briser encor ces cordes qui le rongent.
Lentement ses deux bras, ses deux jambes s’allongent ;
Il retient son haleine, il se fait tout petit.
Tout à coup il se gonfle, il s’enfle, il se roidit.
Tel un serpent blessé se replie et s’enroule,
Tel le long Porte-Clefs prend l’aspect d’une boule.
Sous l’effort qui les tend les cordes ont crié
Mais sans se rompre !… Alors, honteux, humilié,

Il se tourne ; et, cachant ses traits bleus de colère,
Il reste, sans bouger, la face contre terre.

Le tambour retentit. Le son, faible d’abord,
Grandit ; le roulement est de plus en plus fort.
L’officier russe alors confie à quelques hommes
Le Comte et ses jockeys : les autres gentilshommes
Vont rejoindre au logis le gros du bataillon.
En vain gronde et s’agite encor… le Goupillon.

Quand vers l’Etat-Major le cortège s’avance,
Du Juge délivré tous les amis d’enfance,
Birbasz, Hreczech, Biergiel, venus à sa défense,
L’entourent ; avec eux on voit les Podhayski :
Car ils sont ennemis jurés des Dobrzyński.

Mais qui donc fit venir les Russes du village ?
Et qui donc souleva sitôt le voisinage ?
L’Assesseur ou Jankiel ? L’un dit blanc, l’autre noir[3] ;
Mais alors ni plus tard nul n’en put rien savoir.

Le soleil qui paraît, rouge et sanglant, mais sombre,
Sans rayons, à moitié se dégageant de l’ombre
Et restant à moitié caché sous l’horizon,
Semble un fer à cheval que chauffe un forgeron.
Bientôt le vent s’élève, et loin du soleil chasse
Ces nuages épais comme des blocs de glace,
Dont chacun lance un jet de grésil en son vol.
Le vent suit le nuage et vient sécher le sol ;
Après le vent, revient un nuage de pluie,
Et ce que mouille l’un, l’autre aussitôt l’essuie.

Cependant le Major aperçoit dans la cour
Les poutres[4] qui séchaient ; il y fait tour à tour ’
Faire un trou pour les pieds des prisonniers ; en outre,
Sous leurs pieds entravés on fixe une autre poutre ;
Et ces bois, aux deux bouts cloués, mordent si bien
Les jambes, qu’on dirait deux mâchoires de chien.
Puis, faisant resserrer la corde qui leur noue
Les deux mains sur le dos, il s’amuse, il se joue.
Il leur fait enlever leur konfederatka[5],

Leur manteau, leur kontusz ou leur taratatka[6],
Et même leur żupan. Ainsi troussés, nos braves
Restaient claquant des dents, les pieds dans leurs entraves,
Tout ruisselants de pluie, aux yeux du bataillon.
En vain gronde et s’agite encor… le Goupillon.

Le Juge eut beau plaider pour les nobles, ses frères ;
Zosia perdit ses pleurs, la Tante ses prières :
Rien ne put apaiser le farouche vainqueur.
Le Russe Nikita Rykow avait bon cœur ;
Il eût cédé. Mais quoi ? N’étant que capitaine,
Il doit du major Plout subir la loi hautaine.

Ce Major, Polonais natif de Dzierowicz[7],
Autrefois, disait-on, s’appelait Plutowicz ;
Mais il avait changé son nom. C’était un drôle,
Comme tout Polonais jouant un pareil rôle.
Plout, la pipe à la bouche, et les poings au côté,
Devant les rangs levait le nez avec fierté.
En guise de réponse il lance d’un air rogue
Un flocon de fumée et part[8] fier comme un dogue.

Mais le Juge et Rykow, heureux de ce départ,
Vont avec l’Assesseur conférer à l’écart.
« Comment, se disent-ils, vider cette querelle
Sans que le tribunal ou le sénat s’en mêle ? »
Rykow dans la maison va trouver le major.
« Trop de gibier ! dit-il ; mieux vaudrait un peu d’or !
Si nous faisons juger ces pauvres gentilshommes,
Nous n’en deviendrons pas plus riches que nous sommes.
Ecoutez-moi. Le mieux est de tout enrayer.
Major, monsieur le Juge est là pour nous payer.
Nous, nous serons venus chez le Juge en visite,
Et, le loup bien repu, la chèvre sera quitte.
Notre proverbe dit : « Qui s’y prend bien, peut tout. »
Ou bien : Sur le rôti du Tzar rogne ton bout ;
Ou bien encor : mieux vaut concorde que discorde ;
Fais bien le nœud ; dans l’eau mets les bouts de la corde[9] ».
Vous brûlez le rapport ; qui pourra rien savoir ?
Dieu nous donna des mains pour prendre… ou recevoir ? »

A ces mots le Major bondit, tonne, s’indigne :
« Y pensez-vous, Rykow ? Eh bien, et la consigne ?
Sommes-nous des marchands ou des soldats ? vieux fou !
Lâcher des révoltés dont j’ai courbé le cou !
En temps de guerre encor ! Messieurs les patriotes
Je vous ferai danser, mes nobles sans-culottes !
Mouillez-vous, Dobrzyński, mes bons ! Chacun son tour ! »
(Et le Major, riant, regardait dans la cour).
C’est ce Dobrzyński-là, ce vieux vieux redingote,
Qui, l’an dernier, au bal (ôtez-lui sa capote !)
M’insulta, le brigand, l’infâme querelleur !
Je dansais ; il cria : « Hors -d’ici, ce voleur ! »
Sous prétexte qu’alors, pour le vol d’une caisse,
J’avais des embarras de délicate espèce.
De quoi se mêlait-il ? Je dansais le Mazour ;
Derrière moi : « Voleur ! », criait-il comme un sourd.
Hourrah ! hurlaient-ils tous… Je les tiens à mon tour.
Je le lui disais bien : je prendrai ma revanche.
Hé, Dobrzyński ! Tu vois j’ai la seconde manche. »

Mais au Juge, tout bas, le Major murmurait :
« Juge, si vous voulez que tout reste secret,
C’est en argent comptant, mille roubles par tête :
Oui, mille roubles, Juge, et j’arrête l’enquête. »

— « Mille roubles, c’est trop ! » —Mais Plout n’écoute pas ;
Dans la chambre en fumant, il serpente à grands pas
Comme un feu d’artifice ambulant : par derrière
Vont les femmes en pleurs répétant leur prière.
— « Major, » reprend le Juge, « en les faisant citer
Qu’y gagnez-vous ? Ici nul meurtre à constater.
Pour avoir dévoré mes poulets, ma viande,
Le Statut[10] les condamne à me payer l’amende.
Quant au Comte, eh bien ! moi, je ne le poursuis pas :
Deux voisins peuvent bien avoir de ces débats. »

— « Oui, mais du Livre Jaune[11] avez-vous connaissance ? »
Dit Plout. — « Je n’en savais pas même l’existence, »
Dit le Juge. — « Ce livre est meilleur, » répond Plout,

Que vos statuts ; partout on y lit : gibet, knout,
Sibérie… Oui, monsieur ; le Code militaire
Vous régit à présent ; l’autre n’a qu’à se taire.
Et, d’après le premier, de cet amusement
La Sibérie au moins sera le châtiment. »
— « J’appelle au Gouverneur en ce cas », dit le Juge.
— « Au Tzar, si vous voulez, » dit Plout : « triste refuge !
La grâce impériale agit le plus souvent
En rendant un arrêt deux fois plus dur qu’avant.
Appelez-en, Monsieur ! Mais moi, je me propose,
Monsieur, de vous mêler en personne à la chose.
Jankiel, que l’on connait pour être un espion,
Afferme votre auberge, est de votre maison.
Je devrais à l’instant vous arrêter vous-même. »
— « M’arrêter ! » dit le Juge, « ah ! l’impudence extrême ! »
Ce débat, s’animant, prenait un mauvais tour,
Lorsque l’on vit entrer des hôtes dans la cour.

Quel cortège bruyant, étrange ! On voit en tête
Un grand bélier tout noir : sur le front de la bête
Quatre cornes, dont deux semblent des arcs tournés
Autour de chaque oreille et de grelots ornés,
Et deux lancent en l’air leurs pointes menaçantes
Où des boules d’airain s’agitent frémissantes.
Suivent chèvres, brebis, bœufs, et finalement
Quatre pesants chariots avec leur chargement.

Tous du frère Quêteur ont deviné l’entrée.
Son devoir pour le Juge étant chose sacrée,
Il va le recevoir. Sur le premier chariot
Vient en effet Robak. Il ne dit pas un mot,
Mais tous l’ont reconnu : car il fait au passage
Un signe aux prisonniers en tournant son visage.
On reconnaît aussi le second conducteur,
Maciej, d’un paysan portant l’habit trompeur.
Tous allaient d’un grand cri saluer sa présence :
« Sots ! » dit-il et sa main leur imposa silence.
Du troisième chariot Prusak est voiturier,
Et Zan[12] et Mickiewicz conduisent le dernier.
Mais les Izajewicz, les Podhaïski s’agitent.
Birbasz, Wilbik, Biergiel, les Kotwicz, tous s’irritent

De voir les Dobrzyński si durement traités.
Ils ont tous oublié leurs animosités ;
Car si notre noblesse est fougueuse et rétive,
Elle ne fut du moins jamais vindicative.
Tous courent à Maciej dans ce pressant danger.
Maciej près des chariots leur dit de se ranger
Et d’attendre,

Et d’attendre, Robak dans le logis pénètre.
Malgré son froc, à peine on peut le reconnaître,
Tant son air est changé. Lui, toujours soucieux,
Pensif, il a levé la tête, et, tout joyeux,
Prenant d’un bon vivant la mine joviale,’
En riant aux éclats il entre dans la salle.
« Salut, salut ! Ah ! ah ! Parfait, messieurs, charmant !
C’est le jour que l’on chasse habituellement ;
Vous, vous chassez la nuit. Diantre, excellente prise !
Ne leur laissez, messieurs, ni veste ni chemise !
Serrez, serrez la bride à ces chevaux fougueux !
Bravo, major, bravo ! Le Comte avec ces gueux ?
Il est gras, ce petit Crésus de vieille souche :
De trois cents bons ducats il faudra qu’il accouche,
Et vous en donnerez quelque chose au couvent ;
Pour votre âme, Major j’ai prié si souvent !
Foi de quêteur, je pense à vous durant mes veilles.
La mort prend les majors aussi par les oreilles.
Baka[13] dit dans ses vers : la mort prend les héros
Petits et gros ; le froc reçoit aussi son choc ;
Sous la toile elle gobe, elle atteint sous la robe,
Et de sa faux énorme elle ouvre l’uniforme. »
Mon mignon », dit Baka, « la mort comme l’oignon
Fait pleurer qui l’embrasse et dans son bataillon
Prend le petit poupon et le gai compagnon. »
Oui, major, aujourd’hui l’on vit ; demain l’on saute.
Il n’est rien que manger et que boire. Hé ! notre hôte !
N’est-il point par hasard l’heure de déjeuner ?
Messieurs, à table ! Ici, nul ne doit se gêner !
Hé ! major, des zrazy ! Lieutenant, je propose
Un bon grand bol de punch ! Que dit-on de la chose ? »

— « C’est vrai, » s’écrie alors notre couple enchanté,
Il est temps de manger. Juge, à votre santé ! ».

Tous regardent Robak ; mais aucun ne devine
D’où lui vient cet entrain, cette joyeuse mine.
Le Juge au cuisinier surpris dit : « Obéis ! »
On apporte du sucre, un bol et du hachis.
Plout et Rykow alors vont si vite en besogne
(L’un dévore en glouton, l’autre avale en ivrogne,)
Qu’en un quart d’heure ils ont mangé vingt-trois zrazy ;
Et quant au bol de punch ils l’ont vidé quasi.

Gai, repu, le Major, prodigue par principe,
Prend un billet de banque, en allume sa pipe[14],
S’essuie encor la bouche, et, poussant son couvert,
Vers les dames il tourne un œil tout grand ouvert
Et dit : « Les dames, vrai, c’est le meilleur dessert !
Quand on a bien mangé, de par mon épaulette,
La volupté, mordieu ! ne serait pas complète
Sans une belle dame à qui l’on fait risette !
Des cartes ! Un brelan ! Voulez-vous pique ou cœur ?
Non, dansons le mazour[15] ! Dans le second chasseur
Oui, mesdames ! Je suis le plus fameux danseur ! »
Et, vers elles penchant sa figure allumée,
Il lance tour à tour compliments et fumée.

Oui, dansons ! » dit Robak ; « après boire, ma foi !
« Je relève mon froc et je danse aussi, moi.
« C’est cela, le mazour ! Mais, Major, saprelotte !
« Nous buvons, et dehors le bataillon grelotte.
« Un tonneau d’eau-de-vie à ces braves, morbleu !
« Major, vous consentez qu’ils se chauffent un peu ? »
— « Fort bien », dit le Major, « mais sans forcer personne. »
— « C’est de l’esprit de vin qu’il faudra qu’on leur donne »,
Dit au Juge Robak à voix basse… Et bientôt
Dehors comme dedans la boisson coule à flot.

Le Capitaine boit coup sur coup, sans rien dire ;
Mais Plout, tout en buvant, aux dames veut sourire :
Son désir de danser ne l’abandonne pas :
Il a jeté sa pipe, il a saisi le bras
De Télimène… Hélas ! Elle a fui… Plout bien vite

S’approchant de Zosia pour le mazour l’invite.
« Rykow, as-tu fini de fumer ? Tu peux bien
« Nous montrer ton talent comme musicien !
« Vois-tu cette guitare ? Allons, prends-la : commence !
« En avant le mazour ! Je vais ouvrir la danse. »
Rykow prend la guitare et se met à jouer :
Plout rejoint Télimène et veut l’amadouer.

Parole de Major, que le diable m’enlève
Si je mens ; je ne suis pas Russe, Dieu me crève,
Si je ne dis pas vrai : chacun vous l’apprendra,
L’état-major, l’armée entière vous dira
Que le neuvième corps de la deuxième armée
Qui pour ses bons danseurs est partout renommée,
« N’en a pas comme moi pour danser le mazour.
« Eh bien, la belle, allons ! Vous boudez, mon amour !
« Voici comme un Major punit les demoiselles. »

Il saute, et, de l’épaule écartant les dentelles,
Il donne à Télimène un sonore baiser.
De Thadée aussitôt la main va se poser
Sur sa joue, et baiser et soufflet se confondent :
Tels deux mots provoquants coup sur coup se répondent.

Le Major stupéfait frotte ses yeux, verdit
De rage, et crie : « A l’aide ! » Il dégaine, il bondit
Menaçant. Robak jette un pistolet de poche
A Thadée : « Allons ! tire, enfant, sur ce fantoche ! »
Le jeune homme prend l’arme ; il vise, il a tiré…
Manqué !… Mais le Major recule exaspéré.
Sa guitare à la main Rykow court, redoutable,
Sur le jeune homme. Alors, de derrière la table
Le Woïski fait un geste et son couteau fend l’air,
Entre les tètes vole et luit comme l’éclair,
Puis traverse en sifflant la guitare qu’il frappé.
Rykow se penche vite ; à la mort il échappe ;
Mais, pris de peur, il crie : « A moi, chasseurs, tudieu ! »
Il dégaine, il recule : il veut quitter ce lieu.

Par la fenêtre accourt la noblesse, flamberge
Au vent… En tête on voit Maciej avec sa Verge.
Plout, Rykow du couloir appellent les soldats ;
Les trois plus près du seuil arrivent à grands pas,
Et déjà par la porte ont lui trois baïonnettes ;
Derrière elles on voit se pencher trois casquettes,

Maciej près de l’entrée attend, sa Verge en main,
Se cachant comme un chat guettant des rats ; soudain
Il frappe… Il eût peut-être abattu les trois têtes,
Mais il ne vit pas bien, n’ayant pas ses lunettes :
Sur les casquettes donc ce coup mortel porta,
Sur les pointes d’acier sa Verge ressauta.
Mais les Russes ont fui. Maciej d’ardeur redouble
Et les suit dans la cour.

Et les suit dans la cour. Là règne aussi le trouble.
Les gens de Soplitza courent tous à la fois
Oter aux Dobrzyński leurs entraves de bois.
Un sergent qui les suit vole et sur eux se jette.
Il tue un Podhaïski d’un coup de baïonnette ;
Deux autres sont blessés par le même agresseur.
On fuit. C’était auprès du vaillant Bénisseur.
Ses mains étaient déjà libres et disponibles.
Il se lève, et, fermant ses doigts longs et terribles,
Sur le dos du sergent les assène si bien,
Que son front du fusil s’en va heurter le chien.
Le coup part ; mais le sang avait mouillé la poudre :
Le sergent s’abattit mort sous ce coup de foudre.
Le Bénisseur se penche et prend par le canon
Le fusil qu’il agite ainsi qu’un goupillon.
Son moulinet atteint deux soldats, qu’il arrête
Net, et du caporal il va frapper la tête :
Loin des poutres alors le reste s’est enfui,
Et la noblesse trouve un abri près de lui.

On arrache les bois, les cordes, les ceintures.
Quand tous sont délivrés, on pille les voitures :
On en tire couteaux, rapières, pistolets,
Faux, fusils. Le Cruchon y trouve deux mousquets[16]
Et des balles . ; il charge alors son arme et cède
L’autre mousquet à Sak, son second et son aide.

Le nombre des jœgers augmente : il faut lutter
Corps à corps ; on ne peut ni parer, ni pointer,
Ni viser, ni tirer. On se touche, on se presse ;
L’acier heurtant l’acier brille et vibre sans cesse.
Sabres, faux et fusils, tout se heurte et se joint :
Le bras pousse le bras, le poing touche le poing.

Rykow avec les siens court à l’angle, où la grange
Rejoint la haie : il parle aux chasseurs, il les range,
Et voudrait arrêter ce sanglant pugilat,
Ou sans pouvoir tirer succombe le soldat :
Il n’ose faire feu lui-même et s’en irrite,
Car ses balles pourraient frapper un Moscovite.
« Formez vos rangs ! » a-t-il commandé plusieurs fois ;
Mais au milieu du bruit l’on n’entend pas sa voix.

Maciej se sent trop vieux pour ce genre de lutte.
Il plie, il se dégage et pas à pas dispute
Le terrain ; tout fusil dont son sabre a touché
La baïonnette, est nu comme un cierge éméché ;
Plus loin sa Verge frappe et d’estoc et de taille :
Ainsi pour s’échapper le vieux Maciej travaille.

Mais un rude ennemi l’attaque avec ardeur.
C’est un vieux Caporal autrefois instructeur,
Habile à manier la baïonnette. Il saute,
Se ramasse, et, tenant sa carabine haute,
La droite au chien, la gauche au canon, il bondit,
Tourne sur ses talons, retombe, s’accroupit,
Lâche de la main gauche et de la droite lance
Son arme, comme un dard de serpent qui s’élance.
Il la ramène encor, l’appuie à ses genoux,
Et là, contre Maciej trame de nouveaux coups.

Maciej non sans terreur voit ses feintes secrètes
De sa main gauche il met sur son nez ses lunettes
Et de la droite il tient sa Verge de son mieux.
Il recule toujours sans le quitter des yeux.
Il chancelle, il fléchit comme s’il était ivre.
L autre se croit vainqueur ; il n’a plus qu’à poursuivre.
Pour atteindre à coup sûr celui qu’il croit perdu,
Il se dresse ; en avant son bras droit s’est tendu
Poussant sa carabine. En cet effort suprême
Le poids de l’arme fait qu’il s’entraîne lui-même.
Maciej entre le joint du canon et du fer
Glisse soudain sa garde et lève l’arme en l’air,
Puis le frappe à la main, et, sûr de la victoire,
En relevant son sabre il lui fend la mâchoire :
Ainsi meurt ce héros justement célébré,
Médaillé quatre fois et trois fois décoré.

Près des poutres aussi l’aile gauche résiste

Avec un plein succès. Là l’immense Baptiste
Luttait ; là le Rasoir rôdait agile et prompt :
L’un blessait à mi-corps, l’autre frappait au front.
Telle cette machine énorme, ingénieuse,
Que chez les Allemands on nomme une batteuse,
De son double appareil savamment assemblé
Tranche à la fois la paille et bat les grains de blé ;
Tel, aidé du Rasoir, le Goupillon travaille,
L’un en haut, l’autre en bas : l’un broie et l’autre taille..

Mais Baptiste vainqueur vole à d’autres travaux :
Il court à l’aile droite, où de périls nouveaux
Maciej est menacé. Guidé par la Vengeance,
Avec son esponton un lieutenant s’élance,
(L’esponton réunit et la hache et la lance :
Il ne sert plus beaucoup si ce n’est aux marins,
Mais il était alors l’arme des fantassins).
Ce jeune lieutenant s’escrime avec adresse :
Chaque fois que, parant ses coups, Maciej le presse,
Il recule, et Maciej, que l’âge appesantit,
Sans pouvoir le toucher, de lui se garantit.
Le lieutenant déjà l’a piqué de la lance ;
Déjà, la hache haute, il l’attaque, il s’avance…
Baptiste à mi-chemin, de l’attaque témoin,
Lui lance son fusil dans les jambes de loin.
Il lui fracasse un os… L’arme du Moscovite
Tombe… Baptiste accourt, les siens l’entourent vite.
Les soldats, emportés comme en un tourbillon,
Les suivent… On se bat autour du Goupillon.
Mais à Baptiste hélas ! son arme était ravie ;
Il a sauvé Maciej et va perdre la vie.
Sur son dos ont sauté deux Russes vigoureux ;
Quatre mains à la fois l’empoignent aux cheveux.
S’arc-boutant sur ses pieds, chacun des Russes tire,
Comme on tire sur mer les câbles d’un navire.
Derrière lui Baptiste en vain rue au hasard ;
Il fléchit… mais Gervais vient frapper son regard.
Il le voit, il l’appelle : « À moi, Jésus Marie ! »

Le Porte-Clefs l’entend. « C’est Baptiste qui crie. »
Dit-il. Il se retourne ; et, rouge, éblouissant,
Son fer entre les mains et la tête descend.
Et les Russes de fuir en hurlant d’épouvante,
Mais, fixée aux cheveux, une main pantelante
Y reste suspendue et lance un jet de sang.

Tel un aiglon parfois dans un lièvre enfonçant
Une serre, s’accroche aux branches ; l’autre tire,
Lutte, s’échappe enfin, et l’aiglon se déchire :
La serre droite reste aux branches dans le bois,
Le lièvre emporte l’autre et s’enfuit aux abois.
Le Bénisseur, remis de cette chaude alarme,
Tend les mains et partout demande : « une arme ! une arme ! »
En attendant, ses poings roulent avec fracas.
Tout à coup il voit Sak qui s’avance à grands pas.
De la main droite Sak fait feu ; de l’autre il traîne
Un long morceau de bois qu’il ébranle avec peine :
Ridé, rugueux, noueux, de cailloux incrusté[17],
Nul, sauf Baptiste seul, ne l’a jamais porté.
Ciel ! son cher Goupillon, son arme favorite !
Il le saisit, l’embrasse et dans les airs l’agite,
Puis il frappe, et de sang il l’arrose au plus vite.

Quels furent ses exploits, quels ravages il fit,
A quoi bon le chanter ? Qui croira mon récit ?
Autrefois à Vilna crut-t-on la pauvre femme,
Qui, debout au sommet de la porte Ostrobrame,
Vit Dejów, général moscovite, courir
Vers la porte avec cent kozaks et l’entr’ouvrir,
Et puis un seul bourgeois, Czarnobacki, surprendre
Dejów et ses Kozaks, les forçant à se rendre[18] ?

Quoiqu’il en soit, Rykow eut raison : les chasseurs
Ne purent repousser leurs vaillants agresseurs.
Vingt-trois sont tombés morts et gisent sur la terre ;
Plus de trente blessés ont mordu la poussière ;
Les fuyards ont gagné le houblon, le verger,
Ou près des femmes vont se soustraire au danger.
Les nobles par des cris célèbrent leur victoire ;
Les uns vont dépouiller les morts, les autres boire ;
A leur triomphe, seul Robak ne veut pas croire.

Il n’a pas combattu lui-même (les canons[19]
Le lui défendent) ; mais, guidant ses compagnons,
Il courait en tous sens au milieu de la presse,
De l’œil et de la main dirigeant la noblesse.
Il les rallie encor, les groupe autour de lui :
« Sus à Rykow, dit-il, puisque le reste a fui. »
A Rykow cependant d’abord il signifie
Qu’en désarmant ses gens il peut sauver sa vie,
Mais que, s’il tarde trop à se rendre aux vainqueurs,
Robak fera cerner et hacher ses chasseurs.

L’intrépide Rykow refuse toute grâce.
Le reste des soldats autour de lui s’entasse :
« Aux armes ! » leur dit-il en montrant les fusils,
Et les fusils chargés sont aussitôt saisis.
« En joue ! » a-t-il crié : tous les canons s’allongent.
« Feu de file ! » et les coups grondent et se prolongent.
L’un vise, l’autre charge ; on entend retentir
Balles, baguettes, chiens : Rykow guide le tir.
Tout ce rang de soldats semble un reptile immense
Aux mille pieds brillants s’agitant en cadence.

Par bonheur, les soldats, ivres d’esprit de vin,
Visaient mal, et souvent leur effort était vain.
Cependant deux Maciej blessés tombent à terre
Et l’un des Bartłomiej a mordu la poussière.
Les fusils leur manquant, les nobles tirent moins
Et veulent attaquer les rangs, sabres aux poings.
« Non ! » disent les vieillards, et la grêle de balles
Qui commence à frapper les fenêtres des salles,
Siffle, blesse, fait fuir et va vider les cours.

Thadée est au logis : il y porte secours
Aux dames. Mais alors ce spectacle l’irrite.
Son sang bouillonne, il sort : le Président l’imite.
Thomas lui donne enfin son sabre[20] ; il le brandit,
Il rejoint la noblesse, à sa tête il bondit.
Il court l’arme levée : on le suit, on s’avance ;
Mais de balles sur eux une grêle s’élance.
Le Rasoir est blessé ; deux nobles tombent morts.
Pour apaiser les siens Robak fait ses efforts ;

Maciej en fait autant. Nos gens se refroidissent,
Ils reculent… Déjà les Russes s’applaudissent.
Rykow qui des vaincus espère avoir raison,
Veut balayer la cour et cerner la maison.
« Formez vos rangs ! » dit-il, « Charge à la baïonnette !
En avant ! » Les fusils se dressent : chaque tête
Se penche, et l’on avance à pas précipité.
Les nobles tiennent bon ou tirent de côté.
La moitié de la cour est bientôt occupée.
Vers le logis Rykow a tendu son épée ;
« Rendez-vous ! » dit-il, « Juge ! ou je l’incendierai ! »
— « Soit » , dit le Juge, « et moi je vous y rôtirai. »

Maison de Soplitzow, si tes murailles blanches
Voient encor les tilleuls t’abriter de leurs branches,
Si de nombreux voisins viennent encor s’asseoir
A la table du Juge aux gais repas du soir,
En l’honneur du Cruchon souvent on y doit boire ;
Sans lui de Soplitzow périssait la mémoire.

Le Cruchon jusque-là n’a guère fait d’exploits.
Lui, le premier sorti des entraves de bois,
Et qui trouva d’abord dans l’une des voitures
Son bien-aimé tromblon avec les fournitures,
Il fuit la lutte… « A jeun, il ne fait rien de grand »,
Dit-il… L’esprit de vin n’est pas loin ; il s’y rend,
Là, comme une cuiller sa main puise et repuise ;
Quand il s’est réchauffé, quand sa tête est remise,
Saisissant son tromblon, inclinant son bonnet,
Il bourre le canon, remplit le bassinet,
Et contemple la lutte. Il voit les baïonnettes
Qui refoulent au loin nos phalanges défaites.
Il faut briser ce flot ; et le Cruchon, rampant
Dans les herbes, se glisse, humble comme un serpent,
Au milieu de la cour ; il dresse une embuscade
Dans l’ortie, et fait signe à Sak, son camarade.

Sak devant le logis en armes s’est posté.
Par sa chère Zosia n’est-il pas habité ?
Son amour, il est vrai, n’obtient qu’indifférence ;
Mais il l’aime, et voudrait mourir pour sa défense.

Lorsque enfin dans l’ortie entre le bataillon,
Le Cruchon a tiré : de son large tromblon
Douze balles sur eux tombent comme une pluie.

Sak en lance encor douze… et le bataillon plie.
En peloton serré tous se sont entassés,
Et reculent… Baptiste achève les blessés.
La grange est déjà loin : comment battre en retraite ?
Près du mur du jardin Rykow alors se jette,
Et là, dans leur déroute il arrête ses gens.
Mais d’une autre manière il dispose leurs rangs.
Il les forme en triangle ; il allonge une pointe
Vers la cour, et la base au mur d’enceinte est jointe.
Il est temps : on signale un ennemi nouveau.

Le Comte qu’on gardait prisonnier au château,
Voyant fuir ses gardiens, met ses jockeys en selle
Et les conduit au feu. Son épée étincelle
Au-dessus de sa tête au front de l’escadron.
Rykow, qui l’aperçoit, dit : « Feu de peloton ! »
Un long cordon de feu brille sans intervalles ;
Des noirs canons dressés ont sifflé trois cents balles.
Un cavalier est mort, trois autres sont blessés.
Le Comte et son cheval sont aussi renversés.
Gervais court vite à lui… Quoi ! ces chasseurs infâmes
Vont tuer le dernier Horeszko par les femmes !
Nais non… Déjà Robak le couvre de son corps,
Reçoit les coups de feu pour lui ; d’entre les morts
Le dégage !… Il commande aux siens de se dissoudre,
De viser sûrement sans perdre ainsi leur poudre,
En se cachant derrière ou le puits ou le mur :
Plus tard les cavaliers chargeront à coup sûr.

Thadée a bien saisi ce plan, car d’un saut brusque
Derrière le vieux puits il s’élance et s’embusque.
Comme il est de sang-froid et tireur sans pareil
(Il peut atteindre au vol un ducat au soleil),
Il décime les rangs des Russes. Il ne vise
Que les chefs… Un fourrier tout d’abord agonise ;
Deux sergents coup sur coup touchés tombent encor.
C’est aux galons de laine, aux épaulettes d’or
Qu’il réserve ses coups. Tandis qu’il les canarde,
Rykow frappe du pied ; se fâche, mord la garde
De son épée, et dit : « s’il tire derechef,
Major, nous n’aurons plus bientôt le moindre chef. »

Et Plout s’écrie alors tout frémissant de rage :
« Monsieur le Polonais, ayez donc le courage
De quitter votre abri ! Poltron, battez-vous donc

En soldat ! » A ces mots le jeune homme répond :
« Major, il ne sied pas de faire le bravache
Quand derrière ses gens comme vous on se cache.
Je vous ai souffleté, valeureux chevalier ;
Avancez ; je vous offre un combat singulier.
Acceptez-le. Cessons une lutte homicide !
Que le sabre ou l’épée entre nous deux décide.
Seuls nous sommes en jeu. De l’épingle au canon
Je vous. laisse le choix des armes… Ou sinon… »
Il dit et tire encore, et près de Rykow blesse
Un lieutenant !… Tant il visait avec justesse.

« Major, reprend Rykow, acceptez le duel,
Et vengez-vous sur lui de cet affront mortel.
Si ce noble insolent meurt de la main d’un autre,
Rien ne pourra laver votre honneur et le nôtre.
Puisque loin du grand jour prudemment il a fui,
Il faut d’un coup d’épée en finir avec lui.
Arme à feu n’est qu’un jeu ; l’arme blanche est plus franche,
Nous disait Souvarov ; prenez votre revanche,
Major !… Bon, le voici qui tire encor sur nous !… »
— « Rykow, » dit le Major, « mon cher Rykow, c’est vous
Qui maniez le mieux l’épée. Allons, courage !
Ou bien vous, lieutenant, punissez son outrage ;
Mais moi, Major, je dois veiller sur mes soldats :
Mon poste est avec eux, je ne le quitte pas. »
Rykow à ce discours sans hésiter s’élance :
Il fait cesser le feu, réclame le silence
Et crie à son rival : « Quelle arme aimez-vous mieux ? »
Pour l’épée à la fin ils s’accordent tous deux.
Mais Thadée est sans arme ; on lui cherche une épée.
Le Comte alors survient et s’adresse à Thadée :

« Pardon, Monsieur, dit-il, pardon : c’est le Major
e Que seul vous provoquiez, non le capitaine ; or,
« Je veux punir Rykow d’avoir dans mon domaine… »
— « Le nôtre », dit Protais, qui crie et se démène.
— « Osé, » reprend le comte, « entrer comme un voleur,
Garrotter mes jockeys et ternir mon honneur.
J’ai bien puni jadis (exploit plus difficile)
A Birbante-Rocca, les brigands de Sicile. »

On se tait ; le feu cesse, et tous dans les deux camps
Ont tourné leurs regards vers les deux combattants.
Ils marchent l’un sur l’autre en détournant la face,

La main droite en avant et l'œil plein de menace ;
De la main gauche ils ont salué poliment :
L’honneur veut, paraît-il, que par un compliment
On aborde un rival que l’on égorge ensuite.
Les fers se sont croisés, l’acier grince et crépite :
Tantôt s’agenouillant, tantôt se relevant,
Ils parent en arrière ou pointent en avant.

Mais non loin de son front Plout aperçoit Thadée ;
Il parle au sergent Gont ; il lui vient une idée.
(Gont de sa compagnie est le premier tireur.)
« Vois-tu, dit le Major, ce pendard, ce tueur ?
S’il reçoit une balle au cœur ou dans la panse,
Quatre roubles d’argent seront ta récompense. »
Gont arme son fusil, se penche sur le chien ;
Ses dignes compagnons abritent le vaurien.
Mais ce n’est pas le cœur qu’il vise, c’est la tête :
Il tire… Du chapeau le coup perce le faîte.
Thadée a tournoyé sur lui… Le Goupillon
S’élance sur Rykow en criant : « Trahison ! »
Thadée a de son corps couvert le capitaine,
Qui, rejoignant les siens, n’échappe qu’à grand peine.

Les partis, oubliant leurs anciens différends,
Pour un commun effort ont confondu leurs rangs.
Tous fraternellement s’excitent au courage.
Voyant un Podhaïski plein de cœur à l’ouvrage
Qui fauche les soldats russes, les Dobrzyński
Ont crié d’une voix : « Vivent les Podhaïski !
« Bravo, Lithuaniens ! Notre victoire est sûre. »
A l’aspect du Rasoir, qui, malgré sa blessure,
Combat… les Skołuba hurlent comme des sourds :
« Bravo, Rasoir, bravo ! Hourrah pour les Mazours ! »
C’est ainsi qu’à hacher les Russes ils s’apprêtent.
En vain le vieux Maciej et Robak les arrêtent.

Pendant que l’on attaque ainsi de front, soudain
Le Woïski disparaît du côté du jardin.
Avec lui, prudemment, Protais se met en route.
Le Woïski parle bas, Protais songe et l’écoute.

Dans le fond du jardin, près du mur, on voyait,
A l’endroit où le flanc des Russes s’appuyait,
Une lourde machine à sécher le fromage,
De lattes se croisant, faite en forme de cage.
Là, de fromages blancs brillaient des rangs nombreux.

En bouquets desséchés s’agitaient autour d’eux
Et la sauge et la carde, et le thym et la menthe,
Fleurs dont à la campagne on se médicamente.
C’était un édifice énorme, dont le poids
Reposait par en bas sur un grand pied de bois
Comme un nid de cigogne. Or, ce support de chêne
A moitié vermoulu se soutenait à peine
Et menaçait ruine. Au Juge bien souvent
On avait signalé ce vieux débris mouvant,
Pour l’abattre… Le Juge alors aimait à dire
Qu’il valait toujours mieux réparer que détruire.
Remettant à plus tard d’en construire un nouveau,
Il avait par deux pieux étayé le poteau.
Ce bâtiment, ainsi fixé, mais peu solide,
Dominait de Rykow le triangle intrépide.

C’est là que le Woïski s’avance avec l’huissier.
Chacun tient une perche ; on les voit se glisser
Dans le chanvre ; à leur suite arrive la dernière,
Avec un vigoureux mitron, la cuisinière.
De leurs perches ils ont étreint le pieu de bois,
Et de toute leur force ils poussent à la fois.
Tels, lorsque leur bateau dans les sables s’engage,
Les Flis[21], en le poussant, l’éloignent du rivage.

Tout craque… Alors s’abat sur les Russes, le poids
Des fromages, des pieux et des poutres de bois,
Blessant, broyant, tuant. De toute leur phalange
Il ne reste bientôt qu’un horrible mélange
De cervelle, de sang, de fromage. Ils ont fui ;
Le Goupillon s’agite, et le Rasoir a lui ;
La Verge siffle ; tous du logis sortent vite :
Le Comte et ses jockeys commencent la poursuite.

Avec un seul sergent, huit chasseurs sont restés.
Gervais accourt. Mais eux, loin d’être épouvantés,
Ont dirigé les neuf canons droit vers sa tête.
Sabre en main, au-devant des balles il se jette ;
Robak le voit ; il tombe à terre, et brusquement
Fait trébucher Gervais… juste au même moment
Où les Russes sur lui tirent. Les balles passent,
Et Gervais et Robak aussitôt se ramassent ;
Gervais saute, et d’un coup égorge deux soldats,
Tous s’enfuient effrayés. Gervais est sur leurs pas.

Ils traversent la cour et Gervais à leur suite ;
Vers la grange entr’ouverte, ils dirigent leur fuite,
Et Gervais dans la grange est entré derrière eux.
Invisible, il combat dans ce lieu ténébreux,
Car on entend des coups, des cris et du vacarme.
Tout s’est tu. Gervais seul sort, brandissant son arme
Rouge de sang.

Rouge de sang. Déjà les nobles sont vainqueurs ;
Ils achèvent encor le reste des chasseurs.
Rykow est resté seul et ne veut pas se rendre.
Alors le Président, qui le voit se défendre
Un contre cent, s’avance et dit avec douceur :
« Vous pouvez à présent céder sans déshonneur.
Vous avez bravement prouvé votre courage.
Il serait insensé de lutter davantage.
Vous êtes un héros ; nul ne peut le nier.
Je vous laisse la vie et vous fais prisonnier. »

Rykow, persuadé par ces mots, le salue,
Puis avec dignité lui tend son arme nue,
Rouge jusqu’à la garde, et dit : « Oh ! Polonais !
Que n’avais-je un canon ? Un seul ! Je vous tenais.
Souvarow me disait : « Souviens-toi, camarade,
Que pour les Polonais il faut la canonnade »
Mes chasseurs avaient bu. Plout leur avait permis.
Oh ! de toute façon Plout s’est bien compromis.
Le Tzar doit le punir sans indulgence aucune.
Monsieur le Président, votre main, sans rancune !
Notre proverbe dit : « Qui s’aime bien, se bat ;
Il faut s’aimer en frère et se battre en soldat ;
Vous aimez la ripaille autant que la bataille ;
Mais sauvez mes chasseurs que là-bas on mitraille. »

Le Président leva son sabre ; à ce signal,
L’huissier Protais proclame un pardon général.
On panse les blessés ; les morts sont mis en terre.
Les chasseurs sont traités en prisonniers de guerre.
On chercha Plout longtemps. Moitié mort, éperdu,
Sous les touffes d’ortie il s’était étendu.
Il en sortit, voyant la bataille finie.
Et tel fut le dernier zaïazd de Litvanie[22].

  1. La grosse araignée de muraille (ścienny) (opilio) qui s’appelle en polonais kosarz mot-à-mot faucheur et en français faucheux.
  2. C’est Rykow, comme nous l’apprendrons plus tard.
  3. Expression proverbiale, qui revient plusieurs fois dans le poème.
  4. Celles-là mêmes qui ont servi à la fuite de Protais (v. L. VIII).
  5. Calotte carrée polonaise.
  6. Redingote à brandebourgs. (V. L. IV).
  7. Exactement : Dzierowicze.
  8. Il entre dans le logis, comme on va le voir.
  9. Proverbes russes traduits presque littéralement.
  10. Le Statut lithuanien encore en vigueur à cette époque.
  11. Le Livre Jaune, ainsi nommé à cause de la couleur de la couverture, est le code barbare des lois militaires russes. Souvent, pendant la paix, le gouvernement déclare des provinces entières en état de guerre, et, en vertu du Livre Jaune, donne au commandant militaire un pouvoir absolu sur les biens et la vie des citoyens. On sait que depuis 1812 jusqu’à la révolution de 1830, toute la Lithuanie fut soumise au Livre Jaune dont l’exécuteur était le Grand-Duc, fils du Tzar.
  12. Ce nom qu’on a déjà rencontré plusieurs fois est celui du principal ami du poète, Thomas Zan, qui fut le chef et l’inspirateur des sociétés d’étudiants de Vilna (Philarètes et Philomates) persécutées par Nowosiltzow. (Voyez la 3e partie des Aïeux (Dziady).
  13. Versificateur célèbre par un poème humoristique et bizarre sur
    la mort, dont Mickiewicz nous donne ici un échantillon. Le titre est : Remarques sur la mort inévitable et commune à tous exprimées en vers par le P. Haka S. J., professeur de Poétique, et données à l’impression aux frais de Xavier Stefani, citoyen de la Ville de Vilna, pour le bien de l’âme du lecteur. 1766. (V. l’Histoire de la Littérature Polonaise, de Félix BENTKOWSKI. T. I, p. 489.
  14. Fanfaronnade alors très en vogue parmi les officiers russes.
  15. La plus fameuse et la plus pittoresque des danses nationales polonaises.
  16. Dont l’un est son tromblon.
  17. La massue lithuanienne se confectionne comme il suit : on recherche un jeune chêne et on le fend de bas en haut avec la hache, de façon à le blesser légèrement en tranchant l’écorce et le bois. Dans cette fente on enfonce des cailloux aigus, qui, avec le temps, font corps avec l’arbre et y forment des nœuds très durs. Les massues constituaient dans les temps païens l’arme principale de l’infanterie lithuanienne : on les
    emploie encore quelquefois, et on les appelle des nasieki.
  18. Après l’insurrection de Jasiński, quand les armées lithuaniennes étaient en marche vers Varsovie, les Russes se rapprochèrent de Vilna abandonnée. Le général Dejôw, à la tête de son état-major, entra par la porte dite Ostrobrama. Les rues étaient désertes, les habitants s’étaient enfermés dans leurs maisons. Un bourgeois, apercevant un canon laissé dans une ruelle et chargé à mitraille, le tourna vers la porte et y mit le feu. Ce seul coup de feu sauva alors Vilna. Le général Dejów périt avec plusieurs officiers ; le reste redoutant un piège, s’éloigna de la ville. On ne sait pas au juste le nom de ce bourgeois.
  19. Les canons de l’Eglise, bien entendu.
  20. C’est cette fameuse karabela que le Président demande et que son domestique, Thomas, tarde toujours à lui apporter. (V. L. V.)
  21. Bateliers de la Vistule, chantés au XVIe siècle par Klonowicz, dans un poème qui porte ce titre.
  22. Il y en eut encore plus tard, de moins célèbres, mais assez sanglants et qui firent du bruit. Vers l’année 1817, un propriétaire nommé M…, dans le palatinat de Nowogródek, battit pendant un zaïazd toute la garnison de Nowogródek et emmena les chefs prisonniers.