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Thadée Soplitza (Pan Tadeusz)/LIVRE VIII

La bibliothèque libre.
Traduction par Venceslas Gasztowtt.
Imprimerie Adolphe Reiff (p. 156-176).


LIVRE VIII

L’ATTAQUE A MAIN ARMÉE (ZAÏAZD).


L’astronomie du Woïski. — Remarque du Président sur les comètes. — Scène mystérieuse dans la chambre du Juge. — Thadée, pour avoir voulu jouer au plus fin, tombe dans de plus grands embarras. — Une nouvelle Didon. — L’attaque à main armée. — La dernière protestation de l’huissier. — Le Comte prend possession de Soplitzow. — Assaut — Massacre. — Gervais transformé en sommelier. — Le banquet des envahisseurs.


Il est un moment triste et calme avant l’orage,
Où, suspendant son vol menaçant, le nuage
S’arrête, et, retenant ses souffles furieux,
Muet, semble marquer des éclairs de ses yeux
Les endroits où sa foudre ira frapper dans l’ombre ;
Tel est de Soplitzow le calme morne et sombre :
Tous se taisent, en proie à leurs pressentiments ;
Tous attendent, rêveurs, de grands événements.

On se lève de table ; on va, devant l’entrée,
Respirer en causant l’air pur de la soirée.
On s’assied près du seuil sur des bancs de gazon,
Et tous, sombres, muets, contemplent l’horizon.
Le Ciel paraît moins vaste, et semble avec mystère
Descendre, et, par degrés, s’approcher de la Terre.
Puis tous deux, se couvrant d’un voile ténébreux,
Ainsi que deux amants, ils chuchotent entre eux.
De soupirs étouffés on entend des mélanges,
Et ces bourdonnements, ces murmures étranges,
D’où sort confusément la musique du soir.

La chouette a d’abord gémi sur le toit noir ;
Puis des chauves-souris les ailes frémissantes
Ont heurté du logis les vitres reluisantes ;
Plus bas, en bruissant, les phalènes, leurs sœurs,
Des robes vont frôler les confuses blancheurs ;
Mais de Zosia surtout leur vol baise la joue :
Aux flammes de ses yeux leur fol essaim se joue.
Les insectes en chœurs se groupent dans les airs ;

Et tous, en tournoyant, entonnent leurs concerts :
Des moucherons, Zosia suit l’accord monotone,
Et le faux demi-ton du cousin qui bourdonne.

Dans les champs, le concert s’annonce seulement.
Tous accordent encor leur rustique instrument.
Le premier violon des prés, la bécassine,
A crié ; le butor d’une mare voisine
Lui répond ; la bécasse, au fond du ciel serein,
Chante, et semble là-haut jouer du tambourin.

Ce nocturne concert par un final s’achève :
Du fond de deux étangs un double chœur s’élève :
Tels ces lacs du Caucase au magique miroir
Qui, muets tout le jour, ne chantent que le soir.
L’un d’eux de l’onde pure, où le sable se lave
En un cristal d’azur, lance un son calme et grave ;
L’autre semble tirer de son gosier fangeux,
Pour lui répondre, un cri plaintif et douloureux.
Des grenouilles coasse en eux la double horde,
Dont la rauque clameur se marie et s’accorde.
L’un paraît s’éveiller et l’autre s’assoupir ;
L’un éclate en sanglots ; l’autre exhale un soupir.
Ainsi, pareils à deux harpes éoliennes,
Ces étangs échangeaient des voix aériennes.

La nuit tombe. Là-bas, seuls, auprès des ruisseaux,
Brillent les yeux des loups à travers les roseaux ;
Sur les bords rapprochés de l’horizon rougeâtre
On voit de loin en loin reluire un feu de pâtre.
La lune enfin, levant son fanal immortel,
Sort du bois ; elle éclaire et la Terre et le Ciel,
Qui dorment à présent dans l’ombre lumineuse
Comme un heureux époux près d’une épouse heureuse :
Le Ciel semble presser dans ses bras amoureux
La Terre, que la lune argente de ses feux.

Déjà près de la lune une étoile scintille.
Deux, mille, un million la suivent : plus loin brille
Castor avec Pollux illuminant le ciel.
Les Slaves les nommaient jadis Lel et Polel[1];
Ils ont deux nouveaux noms que le peuple leur donne :

L’un la Lithuanie et l’autre la Couronne[2].
Plus loin, de la Balance ont paru les plateaux :
Quand Dieu créa le monde, on dit dans nos hameaux
Qu’il y pesa d’abord les astres et la terre
Avant de les lancer dans l’éternelle sphère,
Puis qu’il pendit au ciel ces deux balances d’or,
Et que sur ce modèle on les construit encor.

Au Nord, voici le cercle étoilé du grand Crible,
Par où Dieu fit, dit-on, passer au jour terrible
Du seigle pour le père Adam, lorsque jadis
Il fut pour ses péchés banni du paradis.

Le Chariot de David[3] plus haut, avec colère,
Détourne son timon de l’étoile polaire.
Les vieux Lithuaniens savent pertinemment
Que le peuple à David l’adjuge faussement ;
C’est des Anges qu’il fut le char. Il vit la chute
De Lucifer… Avec Dieu même entrant en lutte,
Sur sa route lactée il roulait dans le ciel,
Quand il fut renversé par l’archange Michel ;
Depuis, brisé, parmi les astres il s’égare,
Et l’archange s’oppose à ce qu’on le répare.

Il est une autre erreur que tout paysan sait ;
(Sans doute des rabbins ils ont appris ce fait) :
Cet immense Dragon de la voûte étoilée
Qui traîne par le ciel sa croupe constellée,
N’est nullement serpent, comme on dit, mais poisson ;
Et de Léviathan il doit porter le nom.
Il habitait les mers ; mais, après le déluge,
Il creva faute d’eau : le Ciel fut son refuge.
Les anges, conservant ce reste précieux,
Fixèrent son squelette à la voute des cieux :
Tel le curé de Mir[4] suspend dans son église
Des géants déterrés qu’en relique il déguise.

Ces faits que le Woïski conte à ses auditeurs,
Il les tient tous du peuple ou de ses vieux auteurs ;

Et, bien qu’il ne vît plus, même avec la lunette,
La moindre étoile fixe ou la moindre planète,
Comme il en connaissait et la forme et le nom,
Son doigt montrait leur route et leur position.

D’ailleurs on l’écoutait avec indifférence
Décrire le Dragon, le Crible et la Balance.
Un nouvel hôte attire et l’esprit et les yeux,
Une comète : on vient de la voir dans les cieux.
Elle paraît immense[5] ; et, dans sa course folle,
Venant de l’Occident vers le Nord elle vole
Fixant sur le Chariot un œil sanglant et fier :
On dirait qu’elle y veut remplacer Lucifer.
Sa longue chevelure enflammée et flottante
Entraîne des milliers d’étoiles ; éclatante,
Elle dresse sa tête, et, comme vers le port,
Vers l’étoile polaire elle court droit au Nord.

Tout le peuple est saisi de crainte et de vertige
En voyant chaque soir revenir ce prodige.
D’autres signes encor présagent de grands maux.
On entend croasser des bandes de corbeaux
Qui s’assemblent la nuit au milieu des ténèbres,
Et réclament des corps pour leurs repas funèbres ;
On voit des chiens fouillant le sol avec effort
Qui hurlent tristement et qui flairent la mort.
C’est signe de famine ou de guerre. Du reste,
N’a-t-on pas aperçu la Vierge de la Peste,
Qui dépasse les bois de son front redouté,
Et dont la main agite un voile ensanglanté ?

C’est ce que le Ciwun[6] à l’Econome conte
Près de la haie, après avoir rendu son compte.
Le pisarz[7] s’associe à l’explication.

Interrompant alors la conversation,
Le Président aussi traite cette matière.
Dans un rayon de lune a lui sa tabatière :
Toute en or, de brillants ornée, elle portait

Du feu roi Stanislas l’authentique portrait) ;
Il la frappe des doigts, il prise et dit : « Jeune homme[8],
Ce que vous dites là des astres, n’est, en somme,
Que l’écho des leçons qu’on vous fit à Vilna.
Le peuple explique mieux tous ces prodiges-là.
J’ai moi-même suivi des cours d’astronomie,
Quand dame Puzyna[9] fit à l’Académie
Don d’un village entier de deux cents paysans
Pour acheter un tas d’instruments déplaisants,
Le père Poczobut[10], recteur et savant homme,
Lui-même nous faisait ce cours comme astronome,
Mais bientôt, dégoûté du métier de savant,
Il quitta sa lunette, et revint au couvent
Pour y mourir en paix. Sans porter la soutane,
Mon ami Śniadecki[11] n’est pas non plus un âne.
Mais ils regardent tous ces météores là
Comme un bourgeois regarde un landau de gala.
Il sait si dans la cour du palais il s’arrête,
Si par la grande rue à partir il s’apprête ;
Mais le nom du courrier, ce qu’il a dit au Roi,
S’il apports la paix ou la guerre, et pourquoi,
Il l’ignore. J’ai vu jadis, fier et féroce,
Branecki[12] pour Jassy partir dans son carrosse,
Que suivait d’affidés (il passait par ici)
Une queue ; on eût dit une comète : aussi,
Le peuple, sans savoir ce que ce pouvait être,
A ce sinistre aspect reconnaissait le traître.
Il nomme le Balai l’astre que nous voyons,
Car il doit balayer les morts par millions. »

Le Woïski dit alors en s’inclinant : « Je pense
Comme vous, monseigneur. J’ai même souvenance
De ce qu’on nous disait quand nous étions enfants,
Je n’avais, je crois bien, pas encore dix ans,
Lorsque je vis chez nous descendre le feu prince
Sapieha, commandant en chef de la province,
Ensuite Maréchal de la Cour, qui, plus tard,

Mourut Grand-Chancelier, vénérable vieillard
De cent-dix ans passés. Il combattit à Vienne
Avec Jean Trois[13], servant sous le grand capitaine
Jabłonowski. C’est lui qui nous a raconté
Qu’au moment où Jean Trois en selle était monté,
Où le nonce l’avait béni pour son voyage,
Où, sur le pied royal collant son plat visage,
L’ambassadeur Wilczek[14] lui tenait l’étrier,
Le roi leva les yeux et se mit à crier :
— « Regardez » On regarde, on voit une comète,
Qui, suivant le chemin des hordes du prophète,
Va de l’ouest à l’est. L’abbé Bartochowski,
Dans son Panégyrique au grand roi Sobieski,
Fulmen Orientis, parle de ce présage
Céleste, dont il est question dans l’ouvrage
Janina, qui contient une description
Abondante en détails sur l’expédition,
Où l’on voit reproduit l’étendard du prophète,
Et plus loin le dessin exact de la Comète. »
 
— « Amen », répond le Juge ; « à votre espoir je crois :
Puisse cet astre encore amener un Jean Trois !
Il est un grand héros à l’Occident : sans doute
C’est lui qui doit venir ici ; Dieu vous écoute ! »

Mais le Woïski, pensif, dit tristement « Sait-on
Si cet astre prédit guerre ou dissension ?
Pourquoi s’est-il montré tout juste à cette place ?
Est-ce Soplitzowo qu’un grand malheur menace ?
Nous avons eu du bruit hier en quantité ;
A la chasse, au souper on s’est fort disputé.
L’Assesseur, le Notaire ont la langue trop prompte ;
Le soir Monsieur Thadée a provoqué le Comte.
C’est de la peau de l’ours qu’est venu leur conflit.
Si le Juge n’avait coupé court mon récit,
Tous les deux sans dispute auraient gagné leur lit.
Je voulais leur conter l’aventure incroyable
Au fait d’hier matin d’ailleurs assez semblable,
Laquelle advint jadis à deux chasseurs fameux,
Reytan et Denassow[15] ; l’on n’en voit plus comme eux.
Ecoutez ce récit.

Ecoutez ce récit. « Venant de Volhynie,
Le prince général en chef de Podolie[16]
Se rendait à la diète en visitant ses biens.
En route il s’arrêtait chez nos concitoyens
Pour capter leur faveur. Il vint donc chez Thadée
Reytan, dont la mémoire est de tous regrettée,
Qui fut bientôt après notre représentant,
Et chez qui je fus mis étant encore enfant.
Reytan invita donc, pour faire honneur au prince,
Des amis : il en vint de toute la province.
Un théâtre, du prince alors fit le bonheur ;
Et du feu d’artifice un Kaszyc[17] eut l’honneur.
Tyzenhauz (2) fournit tout un ballet féerique,
Ogiński (2) des danseurs, et Soltan (2) la musique.
Tout fut à l’avenant : banquets dans la maison,
Chasses dans la forêt et gibier à foison.
Mais vous savez, messieurs, (c’est un trait de famille)
Que nul Czartoryski dans les chasses ne brille.
Tout Jagellons qu’ils sont, pour cet amusement
Ils sont froids ; ce n’est point mollesse assurément,
Mais éducation étrangère ; un bon livre
Charmait le Général plus qu’un chien qu’il faut suivre ;
Aux bois il préférait le parfum d’un boudoir.
Le prince Denassow[18], qu’à sa suite on put voir,
Jadis, prétendait-on, sur la terre africaine
Avec les rois des Noirs avait chassé la hyène,
Et tué même un tigre avec l’épieu de fer :
Ce dont ce petit prince allemand était fier.
Ce fut au sanglier qu’on fit alors la chasse.
D’une balle Reytan abattit sur la place
Une laie, en risquant ses jours, à bout portant.
Tout le monde applaudit ; nul n’en eût fait autant.
Seul le prince allemand dit en faisant la moue :
Ce coup de feu vaut-il qu’a ce point on le loue ?
L’adresse dans le tir prouve un coup d’œil hardi ;
L’épieu veut un bras ferme. » Et le voilà parti
A parler de l’Afrique ; il s’anime, il se lance,
Rappelle ses rois noirs, et son tigre et sa lance.

Reytan fut irrité ; ce discours le piqua :
Il était vif ; frappant son sabre, il répliqua :
Qui dit coup d’œil hardi, dit bras plein de vaillance,
Sanglier vaut bien tigre et sabre vaut bien lance. »
La conversation s’anima sur ce ton.
Le prince calma seul cette discussion
En leur parlant français : je n’y pus rien comprendre
Mais c’était sur la braise avoir mis de la cendre.
Reytan se promit bien de se venger un jour.
Il veut à ce Teuton jouer quelque bon tour.
Ah ! ce tour il faillit le payer de sa vie !
Mais voici l’aventure. Ecoutez, je vous prie, »

Là le Woïski se tait ; et, levant son bras droit,
Demande au Président une prise. On le voit
L’aspirer longuement… Il suspend son histoire
Pour mieux mettre en éveil l’esprit de l’auditoire.
Il reprenait enfin, quand on interrompit
Encor son curieux, son palpitant récit !
Quelqu’un vient annoncer au Juge une visite
Pour affaire qui doit se régler au plus vite.
« Bonne nuit ! » dit le Juge ; il salue et s’en va.
Tout le monde aussitôt en foule se leva.
A la grange, au logis l’on se rend en silence.
Le Juge au visiteur va donner audience.

Tous dorment. Seul Thadée attend dans le couloir
Que son oncle à son tour puisse le recevoir.
Il veut le consulter sur un point, qu’il importe
De trancher dès ce soir. N’osant heurter la porte,
(Le Juge l’a fermée et confère en secret)
Il écoute, il attend que son oncle soit prêt.

Qu’est-ce donc ? Des sanglots ! Retenant son haleine,
Par le trou de la clef, il regarde : il a peine
A croire ce qu’il voit. A genoux, enlacés,
Le Juge avec Robak se tiennent embrassés
Et pleurent. D où leur vient cet accès de tendresse ?
Et pourquoi ces transports de joie ou de tristesse ?
Après un long silence, étouffant ses sanglots,
Robak, mais à voix basse[19], a prononcé ces mots :
« Mon frère ! assez longtemps j’ai caché ce mystère

Qu’à la confession j’avais promis de taire.
Servant uniquement ma Patrie et mon Dieu,
Et de gloire et d’honneur me souciant fort peu,
Ignoré sous ce froc jusqu’au moment suprême,
J’aurais voulu cacher mon nom à ceux que j’aime,
A mes voisins, à toi. mon frère, à mon fils même.
Mais le Provincial m’a permis de parler
Au moment où la mort semblerait m’appeler.
Or je puis succomber aujourd’hui dans la lutte.
Dobrzyn est soulevé, mon frère ; on y discute.
Les Français sont encor loin ; l’hiver passera
Sans guerre ; mais qui sait si Dobrzyn attendra ?
Dans mon zèle imprudent j’ai trop pressé la chose.
Ils ne m’ont pas compris. Gervais en est la cause.
Le Comte est à Dobrzyn ; je viens de sa maison.
Si je n’ai pu l’y suivre, en voici la raison :
Maciej sait qui je suis : et, s’il me fait connaître,
Le Canif de Gervais voudca venger son maître :
Rien ne l’arrêtera ! Ma vie est un détail ;
Mais ma mort du complot détruirait le travail.
N’importe ; il faut aller à Dobrzyn : de ma vie
J’ai fait le sacrifice ; arrêtons leur folie !
Adieu, mon frère, adieu ! Je pars, et c’est à toi,
Si je meurs, de me plaindre et de prier pour moi.
Et quand viendra la guerre, accomplis seul la tâche.
J’y compte : un Soplitza ne fût jamais un lâche. »

Il essuya ses yeux, remit son capuchon ;
Puis, ouvrant le volet avec précaution,
Sans bruit dans le jardin sauta par la fenêtre.
Le Juge, resté seul, sent sa douleur renaître.

Thadée attendit donc un instant, puis sonna.
Le Juge ouvrit : Thadée en entrant s’inclina :
« Mon bon oncle » , dit-il, « j’ai dans votre demeure
Passé cinq jours à peine ; ils ont fui comme une heure.
Et quand d’un tel bonheur je commence à jouir,
Il faut y renoncer brusquement et partir ;
Oui, partir ce soir même ou demain ; et je compte
Sur votre assentiment. J’ai provoqué le Comte,
Et certes je veux faire honneur à mon cartel.
Or, en Lithuanie on défend le duel.
Je vais donc du Duché[20] traverser la frontière.

Tout fanfaron qu’il est, le Comte a l’âme fière.
Il sera, je suppose, exact au rendez vous.
Nous nous battrons ; et, si le Ciel est avec nous,
Vainqueur, j’irai porter mon bras et mon courage
Dans les rangs polonais campés sur le rivage.
C’est le vœu de mon père, et dans son testament
Il l’exprime ; comment l’accomplir autrement ? »

— « Ah ! » dit l’oncle; « je vois qu’on a la tête chaude ;
A moins que, manœuvrant comme un renard en fraude,
Tu prennes un détour pour me mieux dépister.
Personne du duel ne veut se désister.
Mais partir aujourd’hui, cette nuit ? Pour quoi faire ?
Un envoi de témoins précède toute affaire.
Le Comte peut vouloir exprimer ses regrets,
S’excuser ; attendons, et nous verrons après.
Mais n’est-ce pas plutôt encor quelque sottise
Qui te chasse d’ici ? Parlons avec franchise.
Un oncle est indulgent pour son neveu, dit-on. »
(Il dit ; et, souriant, il lui prend le menton).
Mon petit doigt déjà m’a parlé d’amourette ;
Aux dames paraît-il, on a conté fleurette.
La jeunesse est précoce à présent. Beau neveu,
Ouvrez-moi votre cœur : j’attends un franc aveu. »

— « C’est vrai, j’ai des motifs », balbutia Thadée,
D’un autre ordre… Il le faut… La chose est décidée…
Une erreur malheureuse… Oui, je dois vous quitter.
Non, mon cher oncle, non : je ne puis pas rester.
J’ai péché… Je ne puis en dire davantage.
Je pars ; je ne saurais trop hâter mon voyage. »

— « Bon, bon ! » reprit le Juge, « un dépit amoureux !
Je comprends maintenant ces regards malheureux
Que tu jetais hier sur certaine orpheline ;
Je vois d’où lui venait cette piteuse mine.
Je connais ces grands maux. Quand deux pauvres enfants
Sont amoureux, sur eux fondent tous les tourments !
Ils sont joyeux ; soudain leur figure s’allonge,
Leur âme sans motif dans le chagrin se plonge ;
Ils boudent dans les coins ; ils sont taquins, méchants,
S’évitent, vont parfois jusqu’à fuir dans les champs.
Si c’est un vertigo pareil qui vous possède,
Vous n’avez qu’à parler : car j’y sais un remède.
Je vous mettrai d’accord ; bannissez tout souci.

Je connais ces grands maux… Eh ! je fus jeune aussi.
Dis-moi tout ; j’ai peut-être à t’apprendre en revanche
Un secret ; avec moi que ton âme soit franche. »

— « Mon oncle », dit Thadée en lui baisant la main,
Oui, je vais tout vous dire. » Il rougit, et soudain
Reprit : « J’aime en effet Zosia, votre pupille.
Moi qui n’ai que deux fois vu cette jeune fille,
Je l’aime, et vous percez mon cœur en décidant
De me faire bientôt gendre du président.
Je ne puis épouser Mademoiselle Rose
Puisque j’aime Zosia. Voilà toute la chose.
L’épouser sans l’aimer ! Je n’y puis consentir.
Le temps me guérira peut-être il faut partir. »

— « Bah ! » dit l’oncle en riant ; « preuve d’amour extrême !
L’amoureux veut s’enfuir loin de celle qu’il aime.
La franchise a du bon ; partir eût tout perdu.
Si je te fiançais à Zosia ? Qu’en dis-tu ?
Quoi ! Tu ne sautes pas de joie et d’allègresse ? »

Et Thadée hésitant reprit : « Tant de tendresse
« Me rend muet mon oncle : Hélas ! Pourquoi faut-il
« Qu’à ce bonheur si grand je préfère l’exil ?
« Vous ne fléchirez pas Madame Télimène… »
— « Essayons », fit le Juge.

— « Essayons », fit le Juge. — « Oh ! l’on perdrait sa peine, »
Dit vivement Thadée. « Ainsi donc dès demain,
Mon bon oncle, il le faut, je me mets en chemin.
Veuillez donc me bénir comme l’eût fait mon père.
Tout est prêt, et je vais rejoindre la frontière. »

Le Juge le fixa d’un œil dur et moqueur :
« Ah ! c’est ainsi », dit-il, « que tu m’ouvrais ton cœur. !
Duel, patrie, amour !… Tout ceci m’autorise
A voir que ce départ cache quelque sottise.
On m’a parlé de vous ; j’ai fait suivre vos pas.
Vos mensonges, Monsieur, ne me tromperont pas.
Où donc vous rendiez-vous hier soir, la brune ?
Que flairiez-vous ainsi ? Quelque bonne fortune ?
De séduire Zosia si tu t’es cru le droit
Pour fuir après, parbleu ! tu crois bien maladroit
Ton vieil oncle, blanc-bec ! Tu vas, je le déclare,
L’épouser. Lorsqu’on fait le mal, on le répare.

Sinon, le fouet. Demain, je te traîne à l’autel.
Et l’on parle de cœur et d’amour immortel !
Fi, le menteur ! Monsieur, plus de frasques pareilles !
Je veille, et je saurais vous frotter les oreilles !
Que d’ennuis aujourd’hui : c’est à n’en plus finir !
Et Monsieur vient encor m’empêcher de dormir.
Allez au lit. » Il dit, et puis, ouvrant la porte,
Viens me déshabiller, Protais ! Et vous, qu’on sorte ! »

Sans dire un mot, Thadée à cet ordre obéit.
Tout ce qu’il vient d’entendre obsède son esprit.
Jamais on ne l’avait grondé si fort. Il trouve
Ces reproches fondés, justes : il les approuve.
Zosia va tout savoir ; quelqu’un le trahira.
S’il demande sa main, la Tante éclatera.
Il sent qu’il ne peut plus rester : il partira.

A peine avait-il fait quelques pas, rêveur, sombre,
Il s’arrête, il regarde : et que voit-il ? Une ombre
Blanche, longue, élancée est là sur le chemin.
Marchant droit vers Thadée, elle étend une main
Que la lune revêt d’une lueur livide.
Elle approche, et tout bas elle gémit : « Perfide,
Tu cherchais mon regard ; maintenant tu le fuis !
Ma voix faisait ta joie ; elle fait tes ennuis.
Tu crains comme un poison mon regard, ma parole.
J’aurais dû le prévoir. C’est bien fait, pauvre folle !
Je ne suis pas coquette, et mon cœur innocent
T’a cédé : c’est ainsi qu’on est reconnaissant !
Ah ! tu t’es prévalu d’un triomphe facile ;
Tu méprises sans doute une âme trop docile !
J’aurais dû le prévoir. Quelle leçon pour moi !
Crois-moi, je me méprise encore plus que toi ! »

— « D’où vient », reprendThadée, « un si cruel reproche ?
Ce n’est point par mépris que je fuis ton approche.
Mais on pourrait nous voir. Plus de précaution !
Plus de mystère ! Et puis songe au qu’en dira-t-on !
C’est un péché d’oser braver les convenances… »
— « Un péché !… » reprit elle amèrement ; « tu penses !
L’innocent, le mouton ! Je m’expose pour toi,
Moi qui suis femme, à tout, sans crainte ; et pourtant, moi,
Je risque mon honneur à ce jeu. Mais un homme !
Il s’en fait une gloire ! Et sans rougir il nomme
Dix amantes qu’il dit courtiser à la fois !

« Dis vrai ; tu me trahis ! » Les pleurs coupent sa voix.
— « Non, mais ce serait faire un triste personnage, »
Dit-il, « que de rester maintenant, à mon âge,
A roucouler ici, quand tous les jeunes gens
S’en vont, quittant parfois leur femme et leurs enfants,
Rejoindre nos drapeaux par delà la frontière !
Et comment me soustraire aux ordres de mon père,
Qui par son testament me prescrit de servir
Dans les rangs polonais ? Je ne puis qu’obéir.
Je pars demain ; j’ai pris mon parti. Télimène,
Vouloir m’en détourner serait perdre sa peine. »

— « Qui ? moi ! Te détourner du chemin de l’honneur ? »
Répondit-elle, « et mettre obstacle à ton bonheur !
Jamais ! Tu trouveras sans doute une autre amante
Plus digne de ton cœur, plus riche, plus charmante !
Mais dis-moi, si je dois te perdre sans retour,
Dis-moi que tu brûlais d’un véritable amour,
Et non pas d’une ardeur inconsistante et vaine ;
Dis-moi que mon Thadée aimait sa Télimène !
Répète-moi ce mot : je t’aime ! O mon vainqueur,
Ce mot béni, je veux le graver dans mon cœur.
Je me dirai du moins un jour : « S’il m’a trahie,
Excusons-le ; de lui je n’étais point haïe ! »
Elle éclate en sanglots.

Elle éclate en sanglots. Attendri, son neveu,
La voyant se faire humble et demander si peu,
Sent naître dans son cœur une pitié sincère ;
Et, s’il eût de ce cœur déchiffré le mystère,
Peut-être n’eût-il pu savoir en ce moment
S’il l’adorait ou non. Il reprit vivement :
« Télimène, je veux que la foudre m’écrase
Si je mens, en jurant sincèrement, sans phrase,
 Que je t’aimais. Trop courts furent nos rendez-vous ;
Mais ces instants pour moi furent si bons, si doux,
Que mon cœur désormais s’en souviendra sans cesse,
Et n’oubliera jamais ni toi, ni ta tendresse. »

Télimène s’élance à son cou : « C’est donc vrai ;
Tu m’aimes, mon Thadée ! En ce cas je vivrai ;
Car de ma propre main j’allais aujourd'hui même
Me… Mais comment peut-on quitter celle qu’on aime ?
Je t’ai donné mon cœur ; prends encore mon bien :
Je te suivrai partout ; je ne redoute rien

Si je suis avec toi ; car d’un lieu de supplices
L’amour fait, tu le sais, le séjour des délices. »

Thadée avec effort s’arrache de ses bras.
« Es-tu folle ? » dit il ; « mais tu n’y penses pas !
Me suivre ! Ou ? Quoi ? Comment ! Moi, simple volontaire,
Te traîner avec moi… comme une vivandière !
— « Marions nous », reprit Télimène. — « Jamais ! »
Cria-t-il. « Je ne veux plus penser désormais
A tout cela. Laissons tous ces enfantillages !
De grâce, calme-toi ! Soyons tous deux plus sages !
Je ne suis pas ingrat ; mais puis-je en vérité
T’épouser ?… Aimons nous… chacun de son côté.
Je ne puis plus rester ; j’obéis à mon père.
Ma Télimène, adieu ! Je cours à la frontière. »

Il dit, et, renfonçant son chapeau, sans retard
Va partir ; mais alors, l’arrêtant d’un regard,
Télimène à ses yeux, semblable à la Gorgone,
Se dresse ; en la voyant d’épouvante il frissonne…

Elle est pâle : l’horreur semble glacer son sang.
Soudain, tendant la main, comme un fer menaçant
Qui va percer le cœur d’une atteinte mortelle :
« Ah ! langue de serpent, cœur de lézard », dit-elle,
« Nous y voilà… C’est peu d’avoir pour toi, trompeur,
Dédaigné le Régent[21], le Comte et l’Assesseur ;
C’est peu de me trahir après m’avoir séduite.
Je savais, connaissant votre engeance maudite,
Que tu pourrais un jour me tromper et partir ;
Mais j’ignorais qu’ainsi tu m’oserais mentir !
Je sais tout : j’écoutais à la porte… Perfide !
C’est Zosia qu’il te faut ! Comme un vautour avide
Tu guettes cette enfant ! Séducteur odieux,
C’est une autre victime à présent que tu veux !
Je saurai, si tu fuis, t’atteindre dans ta fuite,
Et sinon, révéler à tous ton inconduite.
C’est assez d’avoir fait mon tourment, imposteur !
Va-t-en, je te méprise ! homme lâche et menteur ! »

A cette insulte qui vient frapper son oreille
(Jamais un Soplitza n’en subit de pareille),
Aussi pâle qu’un mort, Thadée a tressailli ;
De ses lèvres qu’il mord ce cri « sotte » a jailli.

Il fuit… Mais le mot « lâche » en écho se prolonge
Dans son cœur, et c’est comme un serpent qui le ronge.
« D’ailleurs de m’accuser, Télimène a le droit. »
Pense-il, « je suis bien coupable à son endroit. »
N’importe ; il ne lui peut pardonner cette offense.
Et Zosia ?… Ce n’est pas sans honte qu’il y pense…
Cette Zosia si belle et si douce, il pouvait
L’épouser, et son oncle à ses vœux souscrivait !
Et Satan, l’entraînant de mensonge en mensonge,
De sottise en sottise, en ce bourbier le plonge !
Repoussé, méprisé de tous, en un moment
Il perd son avenir ! Quel juste châtiment !

Dans ce chaos, dans cette effroyable tempête,
Son duel est le port où son esprit s’arrête :
« Tuer, tuer ce comte, ou mourir sous ses coups ! »
Dit-il, mais aussitôt : « Et pourquoi ce courroux ? »
Et sa prompte colère est vite évanouie.
Mais d’un grand désespoir son âme est envahie…
« Et s’il est vrai pourtant (j’en dois croire mes yeux)
Que le Comte et Zosia s’entendent tous les deux.
Eh bien, il peut aimer Zosia du fond de l’âme.
Zosia songe peut-être à devenir sa femme !…
De quel droit prétendrais-je entraver leur bonheur,
Et ferais-je sur eux retomber mon malheur ?… »

Mais où fuir ce tourment auquel son cœur succombe ?
Où trouver le repos, si ce n’est dans la tombe ?

Alors, penchant son front où se crispe son poing,
Il court vers les étangs qu’on voit briller de loin.
C’est vers l’étang fangeux qu’il s’élance ; l’eau verte
Attire son regard, et sa bouche entr’ouverte
En hume avec plaisir les morbides relents.
C’est que le suicide a ses raffinements
Comme toute débauche ; et lui, dans son délire,
Un invisible aimant vers la fange l’attire.

Mais Télimène a vu le jeune homme courir
Du côté des étangs ; sans doute il veut mourir,
Se dit-elle ; aussitôt son courroux l’abandonne.
Elle a peur ; car, au fond, Télimène était bonne.
Thadée en aime une autre, et c’est lui faire tort ;
Elle l’a donc puni, mais sans vouloir sa mort.
Vers lui, les bras levés au ciel, elle se jette

En criant : « Que fais-tu ? Je te pardonne ; arrête ! »
« Pas de folie ! » Hélas ! il court tout haletant,
Et le voilà déjà sur le bord de l’étang.

Mais, par un jeu du sort, dont l’ordre veut qu’il vive,
Le Comte et ses jockeys suivaient la même rive.
Et le Comte, ravi devant ce ciel serein,
Admirant des étangs le concert sous-marin,
Ces deux chœurs, ou ces deux harpes éoliennes,
(Car nos grenouilles sont vraiment musiciennes,)
A fait halte. Oubliant son expédition,
Il regarde, il écoute avec attention.
Par les champs, par les cieux, son œil erre et voyage ;
Sans doute son esprit combine un paysage.
Le site est pittoresque, en effet. Les étangs,
L’un vers l’autre inclinés, ainsi que deux amants
Se regardent. A gauche on voit l’onde qui brille
Pure, lisse ; on dirait un front de jeune fille.
L’étang de droite est sombre, et paraît, moins uni,
Orner d’un duvet noir un visage bruni ;
Le premier que couronne un sable doré, semble
Paré de cheveux blonds ; au front de l’autre, tremble
Le roseau hérissé, le saule aux rameaux verts.
D’un tapis verdoyant tous deux sont recouverts.

Il en sort deux ruisseaux comme deux mains amies
Qui se joignent ; ils vont tomber dans les prairies,
Tomber, mais non périr ; car, dans l’ombre emporté,
Reluit sur leurs flots noirs le croissant argenté ;
L’onde en nappes jaillit, et parmi chaque nappe
Les rayons de la lune éparpillent leur grappe.
Le ruisseau s’en empare, et, fragment par fragment,
Les cachant dans son sein, fuit précipitamment,
Et toujours des rayons tombent du firmament.
On dirait qu’une nymphe, assise sur le sable,
Incline d’une main son urne intarissable,
Et de l’autre dans l’onde, en jouant, sème encor
Des paillettes d’argent et des paillettes d’or.

Plus loin, le ruisseau sort du ravin ; dans la plaine
Il s’étale apaisé ; mais, bien qu’il coule à peine,
Un léger tremblement révèle encor son cours,
Car les rayons de lune y folâtrent toujours.
Tel le serpent[22] sacré de la Samogitie,

Bien qu’il semble endormi, dans sa feinte inertie,
Rampe ; car tour à tour luisant d’argent ou d’or
Il brille et disparaît pour reparaître encor :
Tel le ruisseau se glisse et fuit parmi les aunes,
Qui, sur l’horizon noir dressant leurs formes jaunes
Et légères, ont l’air, flottant devant les yeux,
De fantômes qui vont se perdre dans les cieux.

Entre les deux étangs un vieux moulin s’abrite.
Comme un tuteur guettant deux amants, qui s’irrite
D’entendre leurs aveux, et d’un air menaçant
Agite ses deux mains et sa tête en grinçant ;
Tel ce moulin, penchant son front couvert de mousse,
A fait voler ses bras que dans les airs il pousse…
Mais à peine ont claqué sa mâchoire et ses dents,
L’entretien amoureux cesse entre les étangs,
Et le Comte s’éveille.

Et le Comte s’éveille. Il voit alors Thadée
Qui s’approche en courant… D’une voix irritée
Il crie : « Aux armes ! là ! » Les jockeys ont bondi :
Avant de rien comprendre à ce qu’on veut de lui,
Thadée est pris. On court chez le Juge ; on pénètre
Dans la cour. Chiens, gardiens, tout crie en chœur. Le maître
Sort à moitié vêtu. Quels sont ces furieux ?
Sans doute des voleurs ? Quoi ! Le Comte avec eux !
Et du Comte l’épée a brillé sur sa tête :
Mais le Juge est sans arme. Et le Comte s’arrête.
« Eternel ennemi de moi-même et des miens,
Je séquestre, dit-il, ta personne et tes biens ;
Tu me rendras d’abord mon antique héritage,
Avant que dans ton sang je lave mon outrage. »

Le Juge, se signant avec horreur, lui dit :
« Fi donc ! Monsieur le Comte ! Etes-vous un bandit ?
Par le ciel ! est-ce donc agir en gentilhomme,
En parfait cavalier que partout on renomme ?
Je ne céderai pas ! » Tout à coup du logis
Sortent ses gens armés de bâtons, de fusils :
Derrière eux le Woïski vers le Comte se penche
Et l’observe, en cachant son couteau dans sa manche.

On en venait aux mains : le Juge le défend.
A quoi bon ? N’est-ce pas du renfort qu’on entend ?
Dans les aunes déjà l’un tire, l’autre crie :

Le pont gémit du bruit de la cavalerie.
« Mort au Juge ! » ont hurlé cent bouches à la fois ;
Et de Gervais le Juge a reconnu la voix.
— « Voici mes alliés, » lui dit alors le Comte ;
« Croyez-moi, vous pouvez capituler sans honte. »

L’Assesseur accourant crie alors : « Monseigneur,
Rendez-moi votre épée, au nom de l’Empereur !
Hâtez-vous, ou je fais venir la force armée.
A ces agressions toute voie est fermée
Par l’Oukase six cent que le Tzar décréta
Contre les vo… » Le Comte ici le souffleta
Du plat de son épée : il tomba dans l’ortie ;
Tous crurent qu’il était ou mourant ou sans vie.

« Comte, vous agissez », dit le Juge, « en bandit ! »
Tous gémissaient, Zosia surtout, qu’on entendit
Crier, en embrassant le Juge, pauvre fille !
Comme un enfant qu’un juif déchire à coup d’aiguille[23].

Au milieu des chevaux se frayant un chemin,
Télimène s’élance alors, étend la main
Vers le Comte, et s’écrie en renversant sa tête
Et ses cheveux épars : « Sur ton honneur, arrête !
« Comte ; nous t’en prions toutes deux à genoux !
Pour les dames pitié ! Jette un regard sur nous,
Cruel ! Ou que ton fer me perce la première ! »
Elle s’évanouit. Le Comte saute à terre
Pour la réconforter, et répond tout honteux :
« Mesdames, croyez-moi, je serai généreux.
Je n’ai jamais frappé des ennemis sans armes.
Je vous fais prisonniers : soyez donc sans alarmes.
C’est ainsi que j’agis quand mon fer provoqua
La bande de brigands de Birbante-rocca.
Je tuai de ma main tous ceux qui résistèrent ;
Les autres, enchaînés, derrière moi marchèrent,
Ornement d’un retour dont chacun s’étonna :
On les pendit ensuite au pied du mont Etna. »

Pour le Juge et les siens c’est vraiment une chance
Que sur Gervais le Comte ait pu prendre l’avance
Grâce à ses bons chevaux et grâce à son ardeur,
Et que, d’un mille au moins devançant leur fureur,
Avec ses seuls jockeys, cohorte régulière,

Il ait laissé bien loin les autres en arrière.
Ces nobles sont bruyants comme des insurgés ;
Rien contre leur fureur ne les eût protégés.
Le Comte enfin calmé redevient débonnaire,
Et cherche à prévenir tout combat sanguinaire.
Il a fait enfermer le Juge en sa maison ;
Des gardes apostés surveillent sa prison.

« Mort, mort aux Soplitza ! » La bruyante cohorte
Cerne la citadelle et de force l’emporte.
D’ailleurs la garnison a fui ; le chef est pris.
Le vainqueur néanmoins veut se battre à tout prix.
Si la maison est close, il reste la cuisine.
On y court. On remplit l’odorante officine.
Le feu mourant, l’odeur des mets, l’aspect des pots,
Le grognement des chiens rongeant encor les os,
Parle à leurs cœurs émus et change leur pensée.
L’appétit a chassé leur fureur insensée.
Fatigués par la course et la discussion,
« Manger ! » disent les uns avec, conviction.
« Boire ! » répond le reste. Et deux chœurs dans la bande
Hurlent : l’un veut manger, l’autre à boire demande.
L’écho redit leurs cris et partout retentit,
Dans tous les estomacs éveillant l’appétit.
L’armée, à ce signal redoublant de courage,
Se disperse, et partout va chercher du fourrage.

Gervais, chez Soplitza ne pouvant pénétrer,
Puisque son jeune maître a défendu d’entrer,
Souffre pour le moment que sa vengeance dorme,
Et c’est d’un autre objet qu’il s’occupe et s’informe.
Comme il est au courant de la légalité,
Il ne veut négliger nulle formalité
Dans cette invasion : c’est Protais qu’il appelle ;
Il l’aperçoit enfin accroupi près du poêle.
Il le prend par le col, le traîne dans les cours,
Et, tirant son Canif, il lui tient ce discours :
« Messire huissier, monsieur le Comte vous supplie
D’apprendre à la noblesse en ce lieu réunie
Qu’il prend possession du château, du logis
Des Soplitza, de leurs terrains, de leurs taillis,
Bois, forêts, paysans, ainsi que du village,
Et cætera. D’ailleurs vous connaissez l’usage ;
C’est à vous d’aboyer tout ce que vous voulez,
Mais sans rien oublier. » — « Messire Porte-Clefs »,

Dit bravement Protais les mains à sa ceinture,
« C’est bien ; mais vous savez qu’en cette conjoncture,
(Je vous en avertis) l’acte qu’on veut de moi,
Étant contraint, de nuit, n’a pas force de loi. »
— « Contraint ? reprit Gervais. « Vous fait-on violence ?
Je parle avec douceur… Quant à la nuit, je pense
Que si mon vieux Canif bat le briquet, vos yeux
Y verront assez clair à l’éclat de ses feux. »
— « Hé, Gervais, dit l’huissier ; du calme, mon compère !
Simple huissier, je n’ai pas à discuter l’affaire ;
Chaque partie a droit d’employer un huissier ;
Ce qu’on lui dicte, il n’a qu’à le signifier.
L’huissier n’est qu’une voix, et parler n’est pas crime.
Je ne vois pas pourquoi de la sorte on m’opprime.
Éclairez-moi ; je suis prêt à verbaliser ;
Mais de grâce, messieurs, veuillez vous apaiser ! »

Et, pour se faire entendre, il se hisse et s’étaie
Sur des poutres en tas mises près de la haie
Pour sécher ; puis soudain, comme au souffle du vent,
Il s’envole. Il frôla les choux en se sauvant ;
Et dans le chanvre sombre on peut-voir sa calotte,
Blanche comme un pigeon, qui voltige et qui flotte.
Le Cruchon vise et manque : un bruit se fait le long
Des échalas. Protais a gagné le houblon.
« Je proteste ! », dit-il, en reprenant courage
A l’abri protecteur des joncs du marécage.

Et lorsque eut retenti sa protestation,
De ce fort pris d’assaut dernier coup de canon,
Rien à Soplitzowo ne fit plus résistance.
On ne voit qu’affamés en quête de pitance.
Baptiste dans l’étable en conquérant s’élance :
Sur un bœuf et deux veaux son goupillon s’abat ;
Le Rasoir survenant les met hors de combat ;
Et l’Alêne[24] aussi joue activement son rôle :
Maints pourceaux, maints cochons sont lardés sous l’épaule.
La volaille a son tour. Le troupeau vigilant,
Qui jadis dénonça le Gaulois insolent,
En vain crie au secours ; le Cruchon les torture.
Manlius n’est plus là : quelle déconfiture !
Morts, vivants, le vainqueur pend tout à sa ceinture.
L’oie en vain crie et glousse, et dégage son cou

En vain le jars s’agite et saute comme un fou.
Le Cruchon semble, sous ce duvet qui scintille,
Porté par son gibier qui sursaute et frétille,
Un étrange lutin qui dans l’air vole et brille.

Mais le plus grand carnage et le plus meurtrier
Est par le jeune Sak fait dans le poulailler.
Il pèche avec un croc les poulettes huppées
Et leurs sœurs dans leur cage à dormir occupées,
Les étrangle, et les jette à ses pieds en monceau.
C’est elles que Zosia nourrissait de gruau.
Hélas ! jeune imprudent, toi qui voulais lui plaire,
De Zosia désormais redoute la colère !

Gervais se fait donner comme dans l’ancien temps
Les ceintures qu’on roule aux kontusz éclatants,
Pour hisser de la cave à la troupe ravie
Des tonneaux d’hydromel, de bière et d’eau-de-vie.
On débonde les uns ; et les autres bientôt
Sont roulés au château : la foule comme un flot
S’y précipite. Là, près du Comte se groupe
Avec l’Etat-major presque toute la troupe.

Cent feux sont allumés : tout cuit, grille ou rôtit.
On entasse les mets ; la boisson s’engloutit.
Tous voudraient jusqu’au jour boire et faire ripaille.
Mais bientôt le bruit cesse ; on s’assoupit, on baille.
Les yeux se sont fermés ; les fronts se sont penchés :
Tous à leur place, au lieu d’être assis, sont couchés :
L’un tient encor un plat et l’autre une bouteille…
La fatigue a vaincu les vainqueurs : tout sommeille.


  1. Ou Lelum et Polelum, personnages mythiques du paganisme slave. Voyez la Lilla Weneda de Słowacki.
  2. On appelait la Couronne (Korona) la Pologne proprement dite (Grande et Petite Pologne), à laquelle, sous Jagellon (1386), la Lithuanie s’était réunie volontairement pour former avec elle l’indissoluble union, ici symbolisée.
  3. Le chariot de David, constellation nommée par les astronomes la Grande Ourse (Ursa major).
  4. C’était la coutume de suspendre près des églises les squelettes antédiluviens trouvés dans la terre et que le peuple regarde comme des ossements de géants. Mir est une localité relativement importante du district de Nowogródek.
  5. C’est la fameuse comète de 1811.
  6. Ciwun (Tywun, Tymon). Ce mot désignait jadis les régisseurs des biens royaux en Lithuanie, puis des fonctionnaires chargés de la police des camps, enfin d’humbles employés des exploitations agricoles, et, comme ici, le sous-économe, qui surveille le travail des champs.
  7. Il s’agit du pisarz prowentowy, chargé de tenir la comptabilité des revenus provenant des récoltes et de la fabrication et de la vente de l’eau-de-vie.
  8. Le président s’adresse ici à Thadée qui a sans doute rectifié les notions du Woïski sur l’astronomie.
  9. Grande dame lithuanienne connue pour sa générosité, surtout à l’égard de l’Académie ou Université de Vilna.
  10. Le père Poczobut, ex-jésuite, célèbre astronome ; a publié un ouvrage sur le Zodiaque de Dendera et a aidé, par ses observations, Lalande à calculer la marche de la lune. Voyez sa vie par Jean Śniadecki.
  11. Jean Śniadecki (1756-1830), savant mathématicien et astronome polonnais, professeur à l’Université de Vilna ; auteur d’une Vie de Kopernik.
  12. Xavier Branecki ou Branicki, un des chefs de la confédération de Targowitsa.
  13. Sobieski. Voyez son histoire par Salvandy. Jabłonowski y figure glorieusement dans le récit de l’expédition de Vienne (1683).
  14. Ambassadeur autrichien venu à Varsovie implorer, au nom de l’empereur Léopold Ier, le secours de Sobieski contre les Turcs.
  15. Voyez plus bas en note le véritable nom ici polonisé par le Woïski.
  16. Adam Czartoryski, fils d’Auguste et père d’Adam-Georges Czartoryski.
  17. Familles illustres de Lithuanie.
  18. Ou plutôt le prince de Nassau-Siegen, célèbre aventurier. Il fut amiral russe et battit les Turcs, puis fut lui-même défait par les Suédois. habita quelque temps la Pologne où il obtint l’indigénat. La lutte du prince de Nassau avec un tigre fit alors grand bruit dans les journaux d’Europe. Voyez : Un paladin au XVIIIe siècle. Le prince Charles de Nassau-Siegen par le marquis d’Aragon (Paris, Plon, Nourrit et Ce. 1893).
  19. Thadée n’entend donc pas cette conversation, et ne saura qu’après la mort du Bernardin que Robak est son père.
  20. Le duché de Varsovie.
  21. Rejent, c’est le mot polonais qui veut dire notaire.
  22. C’est le serpent appelé giwoitos.
  23. Allusion à l’accusation souvent portée contre les juifs d’employer dans certaines cérémonies du sang d’enfants chrétiens ainsi martyrisés.
  24. C’est encore un Dobrzyński, dont le surnom ne figure pas au VIIe chant.