Tityre. — Mélibée

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Œuvres complètes : Odes et Ballades. Essais et Poésies diverses. Les OrientalesOllendorf24 (p. 390-393).


TITYRE. — MÉLIBÉE.

ÉGLOGUE.


Mélibée.

Couché sous cet ormeau, tu redis, cher Tityre,
Les airs mélodieux que ta flûte soupire ;
Et nous, d’un sort cruel jouets trop malheureux !
Nous fuyons… nous quittons les champs de nos aïeux,
Tandis qu’à ces forêts ta voix douce et tranquille
Fait répéter le nom de la belle Amarylle.

Tityre.

C’est un dieu bienfaisant qui causa mon bonheur,
C’est un dieu, car César en est un pour mon cœur !
Souvent, berger, le sang d’un agneau tendre encore
Arrosera l’autel de ce dieu que j’adore ;
C’est lui dont la bonté conserva mes troupeaux,
Et me permit d’enfler mes rustiques pipeaux.

Mélibée.

Loin d’envier ton sort, trop fortuné Tityre,
J’en veux bénir l’auteur, avec toi je l’admire !
Vois nos champs désolés en proie à la douleur.
Moi-même, hélas ! brisé par l’âge et le malheur,
Je conduis avec peine à travers ces prairies
Mon seul bien, le troupeau de mes chèvres chéries ;
Celle-ci même encore, au pied de ces ormeaux,
Sur un rocher aride a mis bas deux jumeaux,
Ah ! Tityre, ils étaient mon unique espérance !…
Souvent, il m’en souvient, (quelle était ma démence !)
Des chênes foudroyés m’ont présagé nos maux,
Et l’oiseau, qui la nuit erre sur les tombeaux,
Du creux d’un if obscur sembla me le prédire.
Mais quel est donc le dieu dont tu parles, Tityre ?

Tityre.

Tu connais cette ville où souvent nos bergers
Vont porter leurs agneaux, les fruits de leurs verger ?
Telle je croyais Rome ; en mon erreur profonde,
J’égalais un village à la reine du monde ;
Ainsi je comparais la brebis à l’agneau,
La force à la faiblesse et la ville au hameau.
Rome sur les cites lève sa tête altière,[1]
Autant que le cyprès sur l’aride bruyère.

Mélibée.

Mais qui te fit pour Rome abandonner nos bois ?

Tityre.

La Liberté ! Berger, sa consolante voix,
Quand mes cheveux tombaient blanchis par la vieillesse,
De mon esprit glacé dissipa la faiblesse.
Phyllis m’avait quitté, la tendre Amaryllis,
Remplaça dans mon cœur l’inconstante Phyllis ;
Car tant que la cruelle a reçu mon hommage,
Je ne pus espérer de sortir d’esclavage,
Je n’osai recueillir le fruit de mes travaux.
En vain, sacrifiant mes plus jeunes agneaux,
J’épuisais mon bercail, en vain ma main habile
Pressait un lait nouveau pour le vendre à la ville,
Jamais de mes labeurs je n’obtenais le prix.

Mélibée.

Souvent, je l’avouerai, j’ai vu d’un œil surpris
Amarylle, le cœur plongé dans la tristesse,
Accuser tous les dieux qu’elle implorait sans cesse,
Alors que les fruits mûrs pendaient dans ton verger ;
Hélas ! elle appelait son trop heureux berger…

Tityre était absent ; ces ruisseaux, ce zéphyre,
Tout aux échos plaintifs redemandait Tityre.

Tityre.

Que faire ? Il me fallait, sous un joug odieux,
Du monde et des romains méconnaître les dieux…
Enfin je vis César !… oui, douze fois l’année,
Son autel entendra notre hymme fortunée !…
Quand j’élevai ma voix au pied de ce héros :
Pasteur, dit-il, allez, accouplez vos taureaux.

Mélibée

Que ton sort à mon cœur paraît digne d’envie
Vieillard ; dans ces vallons tu vas couler ta vie…
Ces marais sablonneux, fécondes par tes soins,
Sauront toujours, hélas ! suffire à tes besoins ;
Tes brebis n’iront pas sur des rives lointaines
Empoisonner leurs fruits par des vapeurs malsaines,
Heureux vieillard ! assis à l’ombre des forêts,
Au bruit de ces ruisseaux tu goûteras le frais ;
Tandis qu’autour de toi l’abeille murmurante
Picotera des fleurs la corolle odorante,
Auprès de ces buissons, lassé de tes travaux,
Souvent d’un doux sommeil tu boiras les pavots,
Sous ces ormes touffus, tes colombes chéries
Charmeront de leurs chants les bois et les prairies,
Et le jeune ramier s’élevant dans les airs
Éveillera l’écho du bruit de ses concerts.

Tityre.

Aussi le Tigre ira baigner la Germanie,
Le Nil verra ses eaux féconder l’Ausonic,
Le cerf s’élèvera dans l’empire des airs,
Le soleil de ses feux desséchera les mers,
Avant que de César la bienfaisante image
Cesse de recevoir mes vœux et mon hommage.

Mélibée

Au bord où l’Oasis roule ses flots fougueux,
Vers les climats glacés des scythes belliqueux,

Vers les sables brûlants qu’un jour ardent éclaire,
Nous allons, malheureux ! traîner notre misère.
Beaux cieux ! rustiques toits ! je vous fuis pour jamais ;
De ma chère Mantoue éloigné désormais.
Je n’admirerai plus, dans ces riches contrées,
Et mon riant domaine et mes moissons dorées,
Un soldat sanguinaire, un barbare étranger
Ravagera mes champs, mes coteaux, mon verger !
Voilà vos tristes fruits, ô discordes civiles !
Nos soins sont superflus, nos travaux sont stériles[2] !
Malheureux !… Maintenant, sur ces brûlants coteaux,
Du poirier, de la vigne élague les rameaux !
Troupeau jadis heureux ! Allez, chèvres chéries…
Du fond d’un antre vert, de ces rives fleuries,
Je ne vous verrai plus, sur un roc buissonneux,
Prendre et brouter la fleur du cytise épineux ;
Je ne chanterai plus.

Tityre.

Je ne chanterai plus. Ne peux-tu pas encore
Attendre sous mon toit le retour de l’aurore ?
Sur un feuillage vert, ami trop malheureux,
Viens goûter un lait pur et des fruits savoureux.
Déjà les toits au loin fument dans les campagnes,
Et l’ombre en s’allongeant descend de ces montagnes.

16 octobre 1816.
  1. Ce vers se trouve mot pour mot dans une traduction que j’ai lue depuis peu. Craignant d’être accusé Je plagiat et sachant bien que j’aurais en beau protester au lecteur qu’il m’appartenait, je me suis déterminé à le remplacer ainsi :

    Mais autant qu’un cyprès qui domine sur l’herbe,
    Rome sur les cités lève son front superbe.

    Désormais, avant que de rien traduire, j’aurai soin d’en lire les diverses traductions. (Note du manuscrit.)

  2. Le vers latin :

    en queis constimus agros !

    serait, ce me semble, mieux rendu par celui-ci :

    Voilà pour quoi nos bras rendaient ces champs fertiles !

    (Note su manuscrit.)