Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 05/Chapitre 02

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 282-290).

CHAPITRE II.



M. JONES REÇOIT BEAUCOUP DE VISITES.
QUELQUES TRAITS DE SENTIMENT D’UNE DÉLICATESSE EXQUISE.

Tom Jones, pendant son séjour chez l’écuyer Western, reçut un grand nombre de visites. Quelques-unes, peut-être, ne lui furent pas très-agréables. M. Allworthy venoit le voir presque tous les jours. L’excellent homme compatissoit à sa souffrance, il admiroit son courage ; mais en même temps, il jugeoit nécessaire de lui faire sentir l’imprudence habituelle de sa conduite, et croyoit n’en pouvoir trouver une occasion plus favorable que celle où, affoibli par la douleur et frappé d’un danger récent, il étoit affranchi de ces passions turbulentes qui, dans l’état de santé, nous entraînent à la poursuite du plaisir.

Toutes les fois donc que M. Allworthy se trouvoit seul avec Jones, surtout après son entière guérison, il lui rappeloit ses anciennes fautes, mais du ton le plus affectueux, dans l’unique but d’amener des conseils propres à le garantir de nouveaux écarts : « Songez, lui disoit-il, que de votre conduite future dépendent votre bonheur, et la tendresse que vous pouvez encore attendre de votre père adoptif, si vous ne vous rendez pas indigne de mon estime. Quant au passé, je le pardonne et je l’oublie. Croyez-moi, profitez de l’accident qui vous est arrivé, et montrez, par une vie plus réglée, que Dieu vous a envoyé cette affliction pour votre bien. »

Thwackum lui rendoit des visites non moins fréquentes. La chambre d’un malade sembloit aussi au théologien un lieu parfaitement convenable pour des sermons ; mais son langage étoit plus sévère que celui de M. Allworthy. « Vous devez, disoit-il à son élève, regarder votre accident comme une juste punition de vos péchés, et remercier tous les jours le ciel à genoux, de ne vous être pas cassé la tête, aussi bien que le bras : ce qui ne tardera pas, je pense, à vous arriver. Pour moi, je me suis souvent étonné que Dieu ne vous ait pas puni plus tôt. On doit en conclure que la justice divine, quoique lente, est toujours infaillible. Comptez que des malheurs plus grands que le premier, et non moins certains, ne manqueront pas de vous surprendre dans votre état de réprobation. Il faudroit, pour les éviter, un sincère et profond repentir, tel qu’on ne peut l’espérer d’un jeune homme aussi abandonné, aussi corrompu que vous l’êtes. Toutefois, malgré le peu de succès que j’ose attendre de mes conseils, mon devoir m’oblige de vous exhorter à changer de vie. Quoi qu’il arrive, liberavi animam meam ; j’aurai sauvé mon ame, ma conscience ne me reprochera rien. Je n’en éprouve pas moins un extrême chagrin de vous voir courir à votre perte dans ce monde, et à une damnation inévitable dans l’autre. »

Square parloit d’un ton bien différent. Un bras cassé étoit, selon lui, un de ces accidents indignes de l’attention du sage. Pour les supporter sans murmure, il suffisoit de considérer qu’ils pouvoient arriver aux meilleurs comme aux plus pervers des hommes, et qu’ils avoient sans contredit, pour fin, le bien général. C’étoit, à l’entendre, un pur abus de mots, de donner le nom de mal à ce qui ne blesse en rien la convenance morale. La souffrance physique, effet le plus fâcheux de ces sortes d’accidents, étoit la chose du monde la plus méprisable. Il citoit à ce propos plusieurs belles sentences tirées du second livre des Tusculanes de Cicéron, et des écrits du célèbre lord Shaftesbury. Un jour qu’il les débitoit avec une chaleur extraordinaire, il se mordit si rudement la langue, que la douleur le força de s’interrompre, et lui fit même proférer à voix basse un ou deux jurements. Le pis de l’aventure fut que Thwackum étoit présent. On sait qu’il traitoit son adversaire de païen et d’athée. Il s’écria que la justice divine venoit de s’exercer d’une manière visible sur M. Square, et accompagna cette exclamation d’un malin sourire qui mit hors des gonds le pauvre philosophe, auquel la morsure de sa langue avoit déjà fait perdre un peu de son phlegme ordinaire. Incapable d’exhaler sa rage en paroles, Square se seroit peut-être porté à quelque acte de violence, si le chirurgien, qui se trouvoit par bonheur dans la chambre, n’eût, contre l’intérêt d’un homme de sa profession, séparé les deux champions et prévenu une rixe sérieuse.

M. Blifil ne visitoit son camarade que rarement, et jamais seul. Ce vertueux jeune homme, malgré les marques d’attachement et de compassion qu’il affectoit de donner à Jones, évitoit toute intimité avec lui, de crainte, insinuoit-il souvent, de s’exposer à la contagion. Il avoit sans cesse à la bouche le proverbe de Salomon, sur le danger des mauvaises compagnies. Son zèle n’étoit pourtant pas aussi amer que celui de Thwackum. Il exprimoit toujours quelque espoir, que l’incomparable bonté de son oncle finiroit par amender un sujet qu’il croyoit encore susceptible de retour à la vertu ; mais il ajoutoit, que si M. Jones commettoit de nouvelles fautes, il auroit le chagrin de ne pouvoir plus se permettre d’embrasser sa défense.

L’écuyer Western ne sortoit guère de la chambre du malade, que pour chasser ou pour boire. Quelquefois même il s’y faisoit apporter son pot de bière, et ce n’étoit pas sans peine qu’on l’empêchoit de forcer Jones à en prendre sa part. Jamais charlatan n’attribua tant de vertu à son baume, que M. Western en attribuoit à la bière ; il en parloit comme d’une panacée plus efficace que toutes les drogues des apothicaires. On obtint pourtant, à force d’instances, qu’il n’en fît pas l’essai sur Jones. Le bon écuyer avoit encore une manie dont on ne put le guérir : c’étoit de sonner tous les matins des fanfares sous la fenêtre du malade, en partant pour la chasse, et d’entrer chez lui au retour, en poussant son cri ordinaire : Taïaut ! taïaut ! sans s’informer s’il dormoit ou non.

Ces façons bruyantes, comme elles étoient exemptes de toute malice, ne produisirent non plus aucun effet fâcheux. La légère contrariété qu’elles causoient à Jones, fut d’ailleurs bien compensée par la visite de Sophie, que M. Western lui amena, dès qu’il put se lever. Bientôt il eut la force de descendre au salon, où elle le charmoit durant des heures entières par une musique délicieuse, qu’elle n’interrompoit que quand il plaisoit à l’écuyer de lui demander le vieux sir Simon, ou quelque autre de ses airs favoris.

Sophie avoit beau s’observer, elle ne pouvoit se rendre toujours maîtresse des mouvements de son cœur : car l’amour est comme un feu secret qui tend à se faire jour ; si on lui ferme une issue, il s’en ouvre une autre. Ce que sa bouche cachoit avec un soin extrême, ses yeux, sa rougeur, un geste involontaire, le déceloient malgré elle.

Un jour, elle jouoit du clavecin, et Jones l’écoutoit, assis auprès d’elle. L’écuyer entra dans le salon en s’écriant : « Morbleu ! Tom, je viens d’avoir une rude querelle à ton sujet, avec ce pédant de Thwackum. Figure-toi, mon garçon, qu’il a osé dire devant moi au voisin Allworthy, que ta blessure étoit une punition du ciel. Dieu me damne ! ai-je répondu, comment est-ce possible ? Ne s’est-il pas cassé le bras en secourant ma fille ? Une punition du ciel ! Tudieu ! s’il ne fait jamais rien de pis, il ira plus droit en paradis que tous les curés du canton ; et il a, certes, plus lieu de se glorifier de sa conduite que d’en rougir.

— En vérité, monsieur, répondit Jones, je n’ai lieu ni d’en rougir, ni d’en tirer vanité ; mais si j’ai eu le bonheur d’être utile à miss Western, je mettrai toujours ma blessure au nombre des plus heureux événements de ma vie.

— Le misérable ! vouloir te brouiller pour cela avec Allworthy ! Dieu me damne ! si je n’avois respecté son habit, je l’aurois assommé sur la place ; car vois-tu, mon garçon, je t’aime de toute mon ame, et il n’y a rien au monde que je ne sois prêt à faire pour toi. Choisis, dès demain matin, parmi tous les chevaux de mon écurie celui qui te plaira davantage. Je n’en excepte que deux, le Chevalier et la Paysanne. »

Jones le remercia et n’accepta point son offre.

« Demande même, si tu le veux, la jument alezane que montoit Sophie le jour de sa chute. Elle me coûte cinquante guinées, et prendra six ans aux herbes.

— M’en eût-elle coûté mille, s’écria Jones avec chaleur, je la ferois tuer et jeter aux chiens !

— Bon ! bon ! parce qu’elle t’a cassé le bras ? Il faut oublier et pardonner. Je te croyois plus homme que cela. Garder rancune à un animal ! »

Sophie se hâta d’interrompre son père, en lui offrant de jouer quelqu’un de ses airs favoris : proposition qui étoit toujours bien reçue. Elle avoit changé plusieurs fois de couleur pendant le dialogue précédent. Il est probable qu’elle interprétoit autrement que n’avoit fait l’écuyer, la colère de Jones contre la jument. Elle éprouvoit une émotion visible, et joua si mal, que M. Western se seroit certainement aperçu de son trouble, s’il ne se fût bientôt endormi. Jones, au contraire, n’étoit rien moins que disposé au sommeil ; il avoit les oreilles et les yeux bien ouverts, et fit des observations qui, jointes aux circonstances déjà connues du lecteur, lui donnèrent la preuve qu’il se passoit quelque chose d’extraordinaire dans le cœur de Sophie. Plus d’un jeune homme trouvera sans doute sa découverte bien tardive ; mais Jones avoit une excessive défiance de lui-même, et sa timidité l’empêchoit de s’apercevoir de la bienveillance dont il étoit l’objet. Ce défaut, si c’en est un, ne peut être corrigé que par l’éducation précoce des grandes villes, aujourd’hui si fort à la mode.

Une fois que des pensées nouvelles pour Jones se furent emparées de son esprit, elles lui causèrent une agitation qui, dans l’état de foiblesse où il étoit encore, auroit pu avoir des suites graves, sans la bonté de sa constitution. Il sentoit le mérite de Sophie, il admiroit ses attraits, ses talents, il adoroit ses vertus. Comme il n’avoit jamais conçu l’idée de la posséder, ni cherché à nourrir une douce et vaine illusion, sa passion pour elle étoit beaucoup plus forte qu’il ne le croyoit. Frappé d’une lumière subite, il découvrit en même temps qu’il aimoit, et qu’il étoit aimé.