Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 05/Chapitre 03

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 290-294).

CHAPITRE III.



BEAUCOUP DE MOTS ET PEU DE CHOSE, POUR CEUX À QUI LA NATURE A REFUSÉ UN CŒUR.

On se figure peut-être que les émotions qui remplissoient le cœur de Jones avoient tant de charmes, qu’elles devoient, au lieu d’un pernicieux désordre, y exciter une ivresse délicieuse ; mais on se trompe. Quelque ravissantes que soient de pareilles émotions, quand on les éprouve pour la première fois, elles occasionnent un trouble dont on a peine à se défendre. Ici, d’ailleurs, des réflexions chagrines mêloient à leur douceur une secrète amertume. C’est ainsi qu’une substance qui, seule, eût flatté le goût, l’affecte désagréablement lorsqu’elle est jointe à d’autres d’une nature contraire.

D’abord, malgré la confiance qu’inspiroit à Jones l’apparente sensibilité de Sophie, il craignoit de s’abuser en confondant la compassion, ou tout au plus l’estime, avec un sentiment plus tendre. Il n’avoit pas la folle présomption de croire, que l’affection de Sophie fût de nature à lui permettre d’obtenir jamais le prix auquel son amour, s’il étoit encouragé, oseroit à la fin prétendre. Quand même elle ne lui opposeroit aucun obstacle, n’étoit-il pas certain d’en rencontrer d’insurmontables, du côté de son père ? L’écuyer, gentilhomme campagnard dans ses goûts et dans ses mœurs, pensoit en homme du monde sur ce qui avoit rapport à la fortune. Il adoroit sa fille, et il avoit déclaré plusieurs fois à table, le verre en main, qu’il ne la donneroit en mariage qu’au plus riche seigneur du comté : or, Jones n’étoit ni assez vain, ni assez insensé pour croire que M. Western, quelques bontés qu’il eût pour lui, fût disposé à lui sacrifier ses vues ambitieuses. Il n’ignoroit pas que la fortune est la première, sinon l’unique considération qui détermine, en pareil cas, le choix des meilleurs parents ; que si l’amitié nous fait épouser avec chaleur les intérêts de ceux qui nous sont chers, elle met peu de zèle à favoriser leurs passions ; qu’enfin, pour comprendre le bonheur que procure l’amour, il faudroit en sentir soi-même l’ardeur. Jones n’avoit donc aucun espoir fondé d’obtenir le consentement de M. Western : et chercher à s’emparer, sans son aveu, du cœur de sa fille, le frustrer ainsi du brillant avenir, objet de ses vœux, c’étoit, selon lui, abuser lâchement de l’hospitalité, et payer d’une noire ingratitude les nombreuses marques de bienveillance que l’honnête et bizarre écuyer lui donnoit, à sa manière. S’il n’envisageoit une telle conduite qu’avec horreur et mépris, combien n’étoit-il pas retenu davantage par la crainte d’offenser M. Allworthy, à qui il devoit plus qu’un fils ne doit souvent à son père, et qu’il honoroit aussi d’une piété plus que filiale. Il savoit que ce digne homme abhorroit jusqu’à l’apparence de la bassesse et de la perfidie, et que la moindre souillure de ce genre suffisoit pour rendre la personne du coupable odieuse à ses yeux, et son nom insupportable à ses oreilles. Tant d’obstacles invincibles auroient triomphé de ses désirs, quelle qu’en eût été la violence ; mais ces désirs même étoient encore combattus par la pitié pour une autre femme. L’image de Molly revenoit s’offrir à son imagination. Il avoit juré mille fois, entre ses bras, de lui garder une fidélité éternelle. Molly, de son côté, lui avoit fait autant de serments de ne pas survivre à son inconstance. Il se la représentoit, tantôt accablée sous le poids d’une douleur mortelle, tantôt prête à tomber dans le dernier avilissement, malheur qu’il auroit doublement à se reprocher, pour l’avoir séduite, puis abandonnée ; car il savoit la haine que lui portoient ses voisines et ses propres sœurs, et avec quel empressement elles saisiroient l’occasion de la déchirer. Dans le fait, il avoit attiré sur elle plus d’envie encore que de honte, ou plutôt celle-ci n’étoit que la conséquence de l’autre. Beaucoup de femmes la traitoient avec mépris, qui lui envioient en secret le cœur et les dons de son amant, et auroient été charmées de les acquérir au même prix. Il regardoit donc la perte de la pauvre fille, comme la suite inévitable de son manque de foi, et cette pensée le mettoit au désespoir. Il se disoit que l’indulgence de Molly ne lui donnoit nul droit d’aggraver sa position, déjà trop malheureuse ; que l’obscurité de sa naissance ne rendoit pas sa personne moins sacrée, et ne pouvoit servir d’excuse à l’auteur de sa ruine. Mais à quoi bon parler d’excuse ? il étoit incapable d’enfoncer le poignard dans le sein d’une créature humaine dont il se croyoit aimé, et qui lui avoit fait le sacrifice de son innocence. Le noble cœur de Jones plaidoit la cause de Molly, non avec la froide éloquence d’un orateur vénal, mais avec le zèle d’un défenseur intéressé lui-même au triomphe de son client.

Quand cet habile avocat eut suffisamment excité sa pitié, en lui peignant l’affreuse destinée de Molly, il emprunta le secours d’un plus puissant auxiliaire. Il lui montra cette jeune fille parée des charmes de la fraîcheur et de la beauté, digne objet d’amour par ses attraits, et beaucoup plus encore, du moins pour une ame sensible, par son infortune.

Jones, au milieu de cette fluctuation de sentiments contraires, passa la nuit dans une pénible insomnie, et le lendemain il s’arrêta à la résolution généreuse de demeurer fidèle à Molly, et d’oublier, s’il le pouvoit, Sophie. Il y persévéra le jour suivant jusqu’au soir, caressant en idée l’image de la première, et repoussant celle de l’autre ; mais un incident de peu d’importance qui survint dans la soirée, renouvela ses perplexités, et changea entièrement la disposition de son ame.