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Tu seras journaliste/11

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Paysana (p. 62-68).

CHAPITRE XI


En voyant Caroline, elle tressauta et leva au ciel deux bras secs comme des branches mortes. Avec les années, sa peau avait pris la teinte des cierges rangés depuis longtemps dans les placards et les sillons de son visage étaient si profonds qu’ils formaient des ombres. Un mouchoir terne posé de travers sur sa tignasse décolorée achevait de l’enlaidir. Elle s’extasia de recevoir chez elle « la demoiselle du journal », tout en s’asséchant les mains à même son tablier. En un tournemain, elle enleva sa coiffure et s’en servit pour épousseter vigoureusement une chaise ; en même temps elle lançait des invectives contre la poussière infâme qui repousse à mesure.

L’interviou fut vite terminée. Tout ce que la mère Rivard avait appris de la fin de son homme, c’est qu’il était en train d’attacher un noyé par le mitan du corps quand la chaloupe avait chaviré.

Après un silence, elle demanda à Caroline :

— Alorsse, vous n’êtes pas de la place ?

L’arrivée d’une étrangère au petit pays de l’Anse-à-Pécot ne passait pas inaperçue. Tous savaient que Caroline venait de loin. Ne pas avoir vu le jour à l’Anse ne prenait pas dans l’esprit d’un Pécotais l’aspect d’un outrage à la communauté, ni le sens d’un crime, mais c’était une tare criminelle quasi ineffaçable. Un homme pouvait avoir vécu trente ans dans ce coin de province désuet, il n’était pas encore tout à fait de la paroisse s’il n’y était pas né. Tandis qu’un Pécotais-né pouvait quitter l’Anse-à-Pécot dès la plus tendre enfance et n’y jamais revenir ; il avait droit à tous les privilèges que conférait un tel honneur. Si le succès lui souriait, tout s’expliquait : il était de l’Anse-à-Pécot.

Ainsi Caroline fondait de malaise quand on abordait ce sujet, elle, trop timide pour vanter le pays miraculeux de Notre-Dame-des-Neiges.

Mais la mère Rivard n’avait pas posé cette question avec une mauvaise intention. D’une voix de crécelle elle raconta qu’elle-même était une fille de la Gaspésie, elle venait de l’eau salée. Son époux, un marin, l’avait arrachée à une lignée de morutiers, des sédentaires, pour l’amener vivre à l’eau douce, chez des navigateurs, des gens qui ne tiennent pas en place. Une chose qu’elle lui reprochait de son vivant. Mais la mort qui accomplit des miracles avait passé l’éponge sur cette vieille rancune.

— Et vous n’êtes jamais retournée à Gaspé ?

— Ah ! oui ! une fois, cinq ans après mon mariage. Mon vieux avait fait une grosse saison. Je m’étais habillée en neuf, de la tête aux pieds, pour faire le voyage. J’étais comme une chapelle. Le dimanche, quand on a su que j’étais au village, il s’est fait un rassemblement sur le perron de l’église. Alors pour pas choquer personne, j’ai ouvert les bras et j’ai crié : « Bonjour ! tout le monde de Gaspé ! »

À l’entendre, on sentait que dans le monde de ses souvenirs, celui-là était un havre privilégié où sa pensée avait dû faire escale bien des fois.

Elle continuait à grasseyer son histoire, mais Caroline ne l’écoutait plus. Il lui semblait que cette femme de peine déroulait sans précaution une dentelle précieuse qui lui appartenait et que, de ses doigts maladroits, elle en tirait des fils. N’avait-elle pas ainsi imaginé son retour en pleine gloire à Notre-Dame-des-Neiges ? Et Arcade, et les Boisjoly, et les Petit, et tout le monde à ses pieds !

La vieille, livide, pleurait tout son chagrin. Comme honteuse, elle expliquait : « C’est vrai qu’il fêtait par bouts et qu’il rentrait chaudasse, en chicanant. Mais je le raisonnais et il se calmait. Jamais cet homme-là est arrivé à la maison sans que je l’attende, la main sur la poignée de la porte. A’c’t-heure si je pouvais gagner assez pour vivre et me faire enterrer sans être à la charge de mes enfants, c’est tout ce que je demande ».

Caroline la plaignait, mais inconsciemment, dans le désert de son cœur, elle enviait à la veuve cette peine vivante et habitée d’un grand amour.

Elle prit congé.

Passer sa vie à attendre, la main sur le bouton de la porte et travailler jusqu’au dernier souffle pour épargner les autres, une formule qu’on ne trouve pas dans les livres ! se dit Caroline tout en froissant le tapis de feuilles vineuses.

Au tournant d’une rue, le messager du journal lui jeta :

— On attend après vous, mademoiselle Caroline.

Assis sur un voyage de fer en gueuse, il disparut dans un train d’enfer.

— Rapportez-vous de la matière pour le journal ?

Contrairement à l’attente de Caroline, Philippe était d’excellente humeur. Il la félicita sur le travail accompli et projeta des changements dans la mise-en-page.

Les choses s’aplanissaient donc d’elles-même. Philippe cherchait à réparer son injustice et Caroline sentait l’abnégation la gagner : désormais elle s’effacerait.

L’automne achevait de dénuder le sol. Un étrange silence enveloppait les êtres et les feuilles d’or peu à peu se changeaient en terreau. Déjà, dans le mystère de l’éternel recommencement, la terre préparait la sève nourricière, de jeunes verdures, un autre printemps glorieux !

Au journal, les choses allaient uniment depuis des semaines. Caroline connaissait maintenant le rôle de chacun et l’emploi de tout. Son rêve de faire du grand journalisme, d’écrire des reportages dans une roulée de phrases à la fois hardies et harmonieuses, était loin de l’accomplissement. Au lieu de ça, la routine : chaque matin, épousseter son pupitre comme au temps de l’école de Desneiges ; corriger des épreuves à la place de devoirs ; préparer des comptes-rendus chétifs. Les premiers jours, elle s’était dit : « Il arrivera quelque chose ! » maintenant elle n’espérait plus rien.

Son rêve ? Autrefois à peine si l’univers pouvait l’enfermer. Aujourd’hui il tenait dans un cadre plus étroit : une allée soleilleuse, une belle journée, un travail accompli en silence et un éclat de rire avec Darcinette.

Si ses connaissances de Desneiges la voyaient ! Mais qui donc se souciait d’elle ? Pas Arcade sûrement puisque la nouvelle institutrice lui plaisait ; ni sa grand’tante dont le cœur chenu ne s’attachait qu’à l’argent. Et les autres qui lui prédisaient la fin de son règne en service dans quelque maison louche ne seraient pas fâchés de la savoir rivée à une besogne ordinaire.

Parfois ses vieilles ambitions palpitaient à nouveau en elle. Elle tâchait de les faire taire, mais ce soir-là de fols espoirs rôdaient encore autour de son esprit quand elle s’endormit d’un sommeil sans rêve.