Tu seras journaliste/12

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Paysana (p. 69-81).

CHAPITRE XII


Des coups précipités à la porte la tirèrent du néant. Une voix en détresse appelait : « Lauréat ! » Toute la maisonnée fut sur pied en un moment.

Monsieur Dulac, père, le visage ravagé d’inquiétude, attendait sur le seuil.

Avant même qu’il eût prononcé une parole, Mariange s’exclama :

— Mon doux ! il est arrivé un malheur. J’ai pas cassé un miroir pour rien.

Et la langue lui allait comme un claquet.

Tranquillement le père Dulac expliqua :

— Mon fils a une attaque d’appendicite aiguë. Il faut le transporter à Montréal, sans faute, cette nuit. Tu viendras bien avec moi, Lauréat ?

— Je vous suis, Monsieur Dulac.

— Viens me rejoindre à la maison dès que tu seras prêt.

— Attendez, attendez, protesta Marianne. Vous ne vous mettrez pas en route sans avoir pris une tasse de café.

— Je vous remercie, Madame Bonneville, mais je ne saurais pas avaler une goutte d’eau.

Caroline incapable de traduire toute sa sympathie se taisait. Noé Dulac la prit à part.

— Écoutez, Mademoiselle Caroline, je vous confie le journal. Il faut qu’il sorte comme d’habitude, demain soir. Depuis quarante ans « La Voix des Érables » a toujours paru régulièrement. C’était tout mon orgueil. Vous m’avez toujours fait l’effet d’une personne fiable.

— Comptez sur moi, le journal paraîtra à temps.

— Je peux être de retour bientôt, mais si les choses empiraient, je ne sais pas quand je reviendrai. L’éditorial est-il prêt ?

— Non. Votre fils devait le préparer demain matin.

— Vous pourriez reproduire l’article d’un confrère, en en indiquant la provenance.

— Je vous promets que je trouverai le moyen de préparer un numéro convenable.

— Si vous avez la moindre inquiétude, téléphonez-moi à Montréal. Tous les détails sont sur ce papier.

— Partez en paix de ce côté-là. Quant au reste, c’est à souhaiter que ça ira pour le mieux.

— Merci. Il n’est pas tout à fait minuit. Lauréat pourra être de retour dans le courant de l’avant-midi.

✽✽✽

Quand Lauréat fut parti, les deux femmes, atterrées, et l’enfant s’assirent autour de la table. Mariange pleurait à chaudes larmes ; Darcinette, de voir pleurer sa mère, s’essuyait les yeux furtivement et Caroline se reprochait ses torts envers Philippe. Après tout, elle était pour eux une parfaite étrangère et les Dulac l’avaient recueillie, pour ainsi dire, par charité puisqu’elle n’avait ni métier, ni expérience. De quel droit avait-elle pu prétendre, avec ses idées neuves, révolutionner le journal et les idées anciennes basées sur la connaissance du lecteur Pécotin qui n’aime guère la fantaisie et qui se complaît à retrouver chaque rubrique à sa place, sans variantes.

Mariange se moucha bruyamment. Ce geste marquait la fin des larmes. Elle avait accompli un pieux devoir envers le patron de son mari ; maintenant la maison reprenait ses droits. Au matin, il faudrait se lever comme à l’ordinaire et se lamenter n’avancerait rien.

— Jusqu’à la fournaise qui est morte ! soupira-t-elle. Je vais faire une bonne attisée et une tasse de chocolat ne nous fera pas de tort. Ça va nous remettre sur le sens.

Pour que Marianne se couchât en paix, Caroline s’engagea à surveiller le feu. D’ailleurs elle n’avait plus sommeil : trop de pensées assaillaient son esprit.

Pauvre Philippe ! lui qui affirmait sur un haut ton qu’il n’avait besoin de personne ! il éprouverait certes un malaise d’apprendre qu’elle était en charge du journal. Mais parvenu à cette phase de la maladie, il devait avoir atteint des régions si hautes que les misérables détails ne comptent guère.

Quant à Caroline, une large route se profilait à ses yeux, hors de l’ornière où elle pataugeait à regret : écrire, créer.

Qu’écrirait-elle ? Il manquait environ deux colonnes de textes. Un billet et l’éditorial. Le billet ne l’inquiétait pas. Souvent elle avait rempli ses soirées solitaires en brossant des tableaux de la vie de province tatillonne et désuète. Elle en trouva un qui servirait. Assise devant le feu, elle le relut attentivement :

UN GRAND MARIAGE DANS UNE
PETITE VILLE

Pierre et Collette s’aimaient depuis longtemps.

Quand ils se l’avouèrent « par un dimanche au soir », ils se virent d’avance condamnés à un culte à perpétuité : ils choisirent un procès expéditif. Avant de se quitter, ils s’embrassèrent donc une dernière fois, encore une dernière fois et… une dernière fois, et Pierre courut mettre les bans à l’église.

Comme ils n’étaient pas riches, ils achetèrent leurs meubles à tempéraments, ce qui, au bout de quelques mois, devait leur donner une idée nette de l’éternité : toujours payer, jamais finir. Et n’ayant pas les moyens de faire les choses simplement, ils optèrent pour un grand mariage.

Troudeville ne se possédait plus de joie. Un grand mariage dans une petite ville. Du pain sur la planche des conversations pour de longues veillées à venir. Aucun détail n’était négligeable et le plus petit brin de nouvelle, avec une élasticité prodigieuse devenait une primeur qu’on dégustait le soir, en famille. La moindre ne fut pas celle que le dais, soutenu par les enfants de chœur en grand apparat, irait au-devant de la mariée. Seule, la colère de monsieur le curé, homme doux et patient de sa nature, ramena les choses au pas. Il était temps.

C’est enfin le grand jour. Du cœur même de la terre, le printemps s’est levé spontanément comme un miracle. Partout de jeunes pousses dressent leur tête vers le soleil en un hymne à la vie.

La mariée a voulu avoir toute la pompe sacerdotale. Les envieux disent que c’est à un prix de faveur, vu qu’il a un parent dans les ordres. L’église est déjà remplie et les invités sont placés par hiérarchie de province : après les parents, les hommes de profession alias les professionnels avec leurs épouses en grand tra-la-la, corpulentes pour la plupart et satisfaites de leur glorieuse quarantaine ; ensuite les privilégiés de la fortune et enfin les autres : les nuls, les méritoires et les talentueux.

Jamais le temple de Troudeville ne vit et ne verra réunies autant de parures de martre, chaque dame comparant d’un œil en-dessous la valeur de la sienne avec celle de ses voisines.

Voici le marié portant beau. Sous un cran de bon aloi, il cache son émotion et sa détresse pécuniaire. Il est jeune et il a, comme dans les livres de la Bibliothèque de ma Fille, une tante qui est riche et qui n’est plus jeune. Un regard à la dérobée, rapide et circulaire, lui montre la tante solide sur ses vieux jarrets. Il baisse la tête… de bonheur pensent les assistants.

Dans la grande allée garnie de cent têtes qui s’agitent, la mariée paraît, pas sous le dais, mais charmante à souhait avec son teint de bouton de rose voilant sous un air de modestie, son bonheur, et sous d’innombrables petits volants, les non moins innombrables défauts de sa robe.

Chacun emmagasine le moindre détail dans un coin sûr de sa mémoire pour le reprendre en temps et lieu. Pour le moment, tout le monde sourit, tout le monde est bon. C’est l’amour qui passe et une amie de tout repos, histoire de ripoliner la surface, a, dans un compte-rendu préventif, bombardé la chronique sociale de noms d’artistes vestimentaires inconnus de tous.

La remarque goguenarde d’un étranger qui se croit malin a fait retourner trois têtes indignées. Tenez-vous le pour dit : Les Troudevillois ont le privilège de se dévorer entr’eux, mais qu’un X…ois ou un Y…ois ne vienne pas seulement jeter un regard d’équivoque sur un Troudevillois. Vous verrez alors que tout Troudeville, bannière en tête, ne forme plus qu’une grande famille, aimante et unie.

— C’est un jeune homme d’avenir, tranche l’avocat.

— Il réussira, renchérit le notaire. Comme il ne dit pas quand, cette prédiction ne lui coûte guère.

— Elle est charmante, affirme madame la mairesse.

— Charmante, opine du chef, monsieur le maire, sans trop de zèle, car nul plus que lui ne connaît les tendances ombrageuses de la première citoyenne de Troudeville.

✽✽✽

Allons, Pierre et Colette, dites oui à monsieur le curé et soyez heureux, mes enfants.

Minute d’émotion. Confettis. Champagne.

Ils sont partis pour la Grande Ville où ils ont dû trouver ce qu’ils ne cherchaient peut-être pas et que Sinclair Lewis, dans « Main Street » appelle la « généreuse indifférence des villes ».

Comment les Pécotins accueilleraient-ils cet écrit ? Philippe lui-même se plaisait parfois à monter en épingle certaines manies de ses congénères. Alors pourquoi trouveraient-ils à redire ? Elle le signerait simplement : Ixe, comme Philippe en avait l’habitude.

Rédiger l’éditorial était une histoire autrement sérieuse. Elle n’aurait pas recours à une reproduction d’article. Elle ferait sa marque dans le journal. En face de la flamme, ramassée en boule, elle attendait qu’une voix la visitât. Par quelle route mystérieuse viendrait-elle ? Qui lui commanderait de parler ? Caroline l’ignorait, mais chaque fois elle était avertie de son approche.

Toute la vie de Caroline, tel un ruban sans entrave, se déroulait devant elle. Elle rêvait, réalisant le mot de Shakespeare : « Nous sommes de la même étoffe que nos rêves et notre petite vie est un songe parmi les songes ». De son temps de misère à la ville, une image se détachait dont le souvenir la poignardait : les jours d’automne où elle allait errer autour des halles. D’abord elle avait été éblouie par les voitures des maraîchers. Tant de couleurs reposant sur un lit de verdure étaient un régal pour la vue. Et les fleurs d’automne, dans la splendeur de leur maturité, leur faisaient un encadrement royal. Jamais elle n’aurait pensé qu’on puisse, rien qu’avec des légumes, parler ainsi aux yeux.

Mais la considération que tous accordaient aux campagnardes l’étonnait davantage. Dans son ignorance, elle avait cru que l’habitant était un objet de dérision pour le citadin. Elle n’en revenait pas de voir les femmes terriennes causer sans gêne aucune avec celles de la ville : pour la bonne raison qu’étant restées dans leur sphère, elles n’étaient pas désaxées et demeuraient conscientes qu’en ce qui concerne le sol et ses produits, elles en savaient plus long que les autres.

Caroline prit donc l’habitude d’aller aux halles quotidiennement. Elle y retournait pour le seul contentement de respirer un air de la terre. Les paysannes qui la voyaient, chaque jour, silencieuse et perdue de réflexion devant les voitures, sans jamais rien acheter, la crurent simple d’esprit. Nulle ne se doutait que Caroline était l’une d’elles qui avait trahi la terre.

✽✽✽

Soudain à travers les couches profondes où reposent les voix qui nous guident, une voix s’éleva, mince d’abord comme un filet d’éclaircie puis pareille à un rayon de lumière.

D’un bond Caroline fut à sa table de travail ; elle écrivit cinq pages d’affilée. Ce n’était pas un article étayé de citations fouillées dans lequel les accessoires et le jeu des vocables attirent habilement le lecteur loin du sujet même. Rien n’y respirait la rhétoricienne à la formation livresque : elle avait taillé son expérience à même la vie. Et à quel prix ?

Dans un appel à la jeunesse paysanne à ne pas déserter la campagne, elle lançait à tous vents le cri d’un cœur ardent dont l’accent ne trompe pas ; une longue plainte qui déchire l’air et qui, longtemps après qu’elle s’est tue, prolonge son écho dans les âmes, ainsi que les coquillages gardent enclos dans leur spirale de nacre le bruit de la mer.

« Si tu ne veux pas connaître, ô jeunesse, fleur de la paysannerie, l’abandon de toute fierté et la honte de mendier un quignon de pain, quand le blé blondit à plein champ chez vous, reste sur la terre ».

Elle continuait sur ce ton en un cruel réveil, dans l’unique espoir de mettre en garde les jeunesses terriennes contre l’attirance des villes, elle montrait les blessures à vif que son cœur avait reçues.

L’aube pointa, le jour parut et bientôt le soleil glissa dans la chambre. Caroline écrivait toujours. Elle ne sentait ni le froid, ni la faim, ni ses larmes ruisselantes, tant son esprit était complètement dégagé de son corps. Pour la première fois elle venait de connaître la joie pure de la création.

De sa haute écriture, elle achevait de tracer le titre :

JEUNESSE PAYSANNE, ÉCOUTE !


quand Mariange pénétra dans la chambre. En voyant Caroline en pleurs, elle n’eut rien de plus pressé que de lui offrir ses consolations. La jeune fille mit le compte sur la nervosité ; elle n’entreprendrait pas de lui expliquer la qualité de ces larmes-là, les plus belles qu’elle ait versées depuis longtemps.

✽✽✽

Le journal parut à temps. Noé Dulac demeura à Montréal auprès de son fils ballotté entre la vie et la mort.

Trois jours plus tard Caroline reçut une commotion quand le messager lui remit un courrier plus considérable que d’habitude : une vingtaine de lettres adressées au directeur. Elle crut sa dernière heure arrivée. Sans doute que de partout, dans les milieux habitués à une éternelle pondération, on protestait contre le ton d’un article exalté comme le sien. S’il fallait qu’elle eût ruiné la réputation de « La Voix des Érables », une œuvre qui tenait tant au cœur de ses bienfaiteurs.

Le cœur en panique, folle de terreur et les mains moites, elle ne parvenait pas à décacheter une seule lettre. Abandonnant le coupe-papier, de son index elle déchira brutalement l’enveloppe. Elle lut une lettre ; elle en lut vingt.

Ô miracle ! son cri avait trouvé un écho unanime. Prêtres, évêques, paysans, députés félicitaient le directeur d’avoir mis sa tribune au service d’une aussi noble cause ; ils parlaient même d’apostolat et quelques-uns prédisaient au jeune journaliste une brillante carrière.

Avec les lettres merveilleuses, Caroline pressait son cœur prêt à éclater. À qui dire son bonheur ? Qui le comprendrait ? Seule, devant l’humble image de la Madone bleu-ciel qui ornait son pupitre, elle s’agenouilla et enferma toute sa joie dans une simple invocation :

Notre-Dame des Neiges, protégez-moi !