Tu seras journaliste/14

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Paysana (p. 99-107).

CHAPITRE XIV


Au matin, à l’heure où le soleil tirait ses premiers traits d’or et signait la promesse d’une journée splendide, les glas de Noé Dulac tintèrent ; ils prolongèrent leur écho dans tous les foyers de l’Anse à Pécot. Celui qui écoute n’entendrait plus la confidence d’espoirs, de chagrin et de bonheurs.

En route vers le journal, Caroline rencontra l’ancien navigateur, qui, à l’été, chaque jour allait causer avec Noé Dulac près de la trouée dans le rideau de feuillage. Sans qu’il cherche à les retenir, les larmes glissaient le long des sillons de son vieux visage. Incapable de parler, il dut se racler la gorge par deux fois avant d’en détacher le meilleur éloge :

— C’était quelqu’un qui trahit pas.

Le divin Meunier choisit à son grain le grain qu’il veut moudre et Il le moud menu ; Philippe Dulac reviendrait de Montréal avec une santé refaite en neuf tandis que son père avait succombé à l’angoisse de le savoir en danger. Inconsciemment Mariange en tenait rigueur à Philippe ; elle ne cessait de gloser sur le fait et de prédire à tous que « désormais le p’tit Philippe serait invivable ». C’était en vain que Lauréat lui recommandait le silence et lui donnait ce sage avertissement :

— N’oublie pas que le plus fin est toujours celui qui en dit le moins !

D’avoir à préparer le réveillon et les repas chez les Dulac pendant que le défunt serait exposé en chapelle ardente apporta une diversion à ses idées. En son for intérieur, elle en exultait et y apporta le zèle et la vanité dont elle était capable. Dire qu’elle fit mille voyages d’une maison à l’autre ne serait pas mentir. Tout fut mis à contribution : tartes à Lafayette, charlottes russes, bagatelles, blanc-mangers, rillons, rillettes, cretons. Pour qu’il n’y eût pas le moindre manquement dans le secret espoir d’ébahir les juges et les avocats qui se feraient fort d’assister aux funérailles et de prouver aux dames de la haute société de l’Anse-à-Pécot qu’elle savait faire les choses convenablement, elle consulta même en cachette un livre d’étiquette.

Entre deux gâteaux, elle courut chez la coiffeuse et revint à temps pour les décorer, protestant — comme s’il se fut agi d’une insulte personnelle — contre l’inconvenance que commit la petite bonne qui offrait de les glacer avec du sucre rouge.

— Tu apprendras, ma fille, qu’à une veillée-au-corps on ne met pas sur la table des gâteaux garnis en rouge.

Personne ne put la décider à prendre un quart d’heure de sommeil ; elle resta debout quarante heures d’affilée. Partout à la fois, elle astiquait les luminaires, mettait en valeur les fleurs et les offrandes mortuaires les plus importantes, accueillait les notables de la place en parlant en termes. Quand elle jugeait le moment propice, elle allait s’agenouiller pour dire le chapelet tout haut en mangeant les Gloire-soit-au-Père.

Invariablement après les dernières invocations, elle s’approchait du corps et prenait l’assistance à témoin de ses plus récentes constatations :

« Il change pas ». Ou bien : « On dirait qu’il veut changer ».

Si quelqu’un s’avisait de raconter la mort de Noé Dulac, Mariange en était mortifiée comme si elle eut été par le fait même frustrée d’un bien personnel. Elle reprenait le récit aussitôt en y ajoutant quelques petits agréments à sa façon.

L’œil à tout, elle retarda le réveillon jusqu’à une heure du matin afin de décourager les parasites de réputation qui recherchaient l’aubaine d’un repas gratuit.

Vers l’aurore, Caroline, seule auprès du cercueil, devant l’homme de bon conseil dont elle n’entendrait plus la voix rassurante, mesura de la pensée la perte qu’elle venait de subir. Combien de fois n’aurait-elle pas voulu lui ouvrir son cœur. Mais toujours un poids de gêne l’en empêchait.

Dans le silence opaque de la chambre mortuaire, soudain un désir irrésistible lui vint de toucher la main cireuse. Seul un froid étranger répondit à son étreinte. « Trop tard » semblait ricaner la mort. Les voix éternelles parleraient désormais plus fort aux oreilles de Noé Dulac que celles des érables de son pays.

Quand Mariange, une heure plus tard, chercha Caroline pour la conduire au juge Dulac, elle la trouva encore prostrée.

Le juge Dulac se montra très affable avec Caroline et il la présenta même à son ami, M. Nash, rédacteur-en-chef du « People », un quotidien de Montréal.

Quand le journaliste apprit que la jeune fille était en charge de « La Voix des Érables », il s’intéressa à elle davantage.

— Je cherche justement une correspondante pour notre Journal, dans cette région-ci. Comment aimeriez-vous travailler pour nous ?

Caroline rougit et bafouilla :

— Ce n’est pas manque d’envie mais je n’ai pas les capacités nécessaires.

— Tut, tut, tut. On ne naît pas journaliste, on le devient. Il n’y a pas qu’au cinéma qu’un éphèbe, du premier coup, détrône les vieux routiers du journalisme. Et peut-être aussi dans les romans à l’eau… Comment dites-vous ça, judge ?

— À l’eau de rose.

Listen. Je vais vous envoyer un petit pamphlet pour vous mettre en garde contre le libelle. Vous les lirez attentivement dès aujourd’hui et toutes les instructions nécessaires. Quant à la rémunération, elle est aléatoire puisque vous travaillez au prorata, à raison de quatre dollars la colonne de texte, sans titre et sous-titres. Est-ce un marché ?

Le Juge Dulac la pressa d’accepter. Caroline prétextait de son vilain accent anglais pour hésiter.

M. Nash la rassura :

— Non seulement vous donnerez vos nouvelles par téléphone en français mais vous n’aurez pas de rédaction à préparer. Il nous faut des faits précis, complets. Mieux vaut répondre « Je l’ignore » à une question qu’un à-peu-près capable d’entraîner une conséquence grave.

Les principales nouvelles que nous voulons sont les meurtres, tentatives de meurtres ; suicides et tentatives de suicides ; feux, fatalités et accidents sérieux ; vols et tentatives de vols ; arrestations importantes ; évasions de prison ; causes en cour criminelle et civile ; nouvelles municipales importantes ; dommage de tempêtes ou inondation. En dehors de celles-ci, il y a les petites nouvelles pittoresques. Par exemple, une triple naissance ou bien la mort du plus vieux citoyen de l’Anse-à-Pécot. Vous apprendrez vite à les reconnaître. Ainsi si un homme se fracture un bras, ce n’est pas une nouvelle, mais si un homme se fracture un bras en voulant accueillir sa belle-mère, voilà qui est amusant.

— Rien n’arrive jamais à l’Anse-à-Pécot, pensa Caroline. Et pour se rassurer, elle le dit tout haut.

— Ah ! vous croyez ? répliqua M. Nash. Tenez-vous en relations avec le maire, le docteur, le maître de poste, le curé, le ministre, l’opérateur de téléphone, le chef de police, l’agent de la gare du chemin de fer et tous les fonctionnaires publics. Avant longtemps vous serez étonné du nombre de nouvelles qui échappaient à votre attention auparavant.

Dès le lendemain les rouages de la vie coutumière recommencèrent à tourner dans leur même sens tranquille. Lauréat et Caroline s’en furent au journal, et Darcinette à l’école. Mariange put donc entreprendre en paix le ménage délaissé les jours précédents. Un peu avant midi ils revinrent tous à la maison mais l’horloge n’était pas encore à la veille de sonner les douze coups quand la cloche de l’église se mit à résonner.

— Allons, dit Mariange, s’il faut que le bedeau de la p’tite paroisse se mette à sonner l’Angelus en avance, on va finir par croire qu’il se dérange.

Lauréat attentif depuis quelques secondes s’écria :

— C’est le tocsin.

Tous furent dehors en un rien de temps. L’église de la petite paroisse qui tenait plus de l’humble chapelle de bois que du temple fastueux flambait tel un copeau dans l’air.

Tandis que la sirène déchirait l’air, silencieusement à la file les Pécotins s’engageaient sur le trottoir conduisant à l’église. Des femmes, les cheveux en désordre sous une casquette d’homme posée à la hâte, la main en visière, accouraient de l’impasse jusqu’au milieu de la grand’rue fouillant le ciel du regard dans l’espoir d’y découvrir quelque signe du sinistre. Les pompiers volontaires à moitié vêtus s’accrochaient à la première voiture qu’ils rencontraient sur le chemin. Des funérailles, une journée ; un feu, le lendemain : l’Anse-à-Pécot était en émoi.

Caroline assistait impassible au défilé quand soudain elle entendit un appel : une nouvelle pour le journal !

Vitement elle feuilleta le petit manuel du journaliste jusqu’au terme : incendie et nota à la hâte les renseignements qu’il lui faudrait obtenir : l’endroit et l’heure ; description de l’édifice et le degré de destruction ; la cause ; estimé des pertes et de l’assurance par le propriétaire ou un agent d’assurance seulement ; le nombre de personnes affectées ; les arrangements pour un autre local ; la durée de l’incendie ; les dangers aux édifices importants ; blessures aux pompiers ou spectateurs s’il y en a ; le nom de l’officier en charge de l’équipe des pompiers.

Sans céder à la sollicitation de Mariange qui voulait à tout prix lui faire avaler au moins un bouillon à la reine, elle se mit en route dans un esprit à la fois léger et ardent. À chaque nouvel appel, elle retrouverait un pareil allègement.

Caroline allait d’un à l’autre en quête des renseignements nécessaires. Les femmes la regardaient d’un mauvais œil prendre des notes et parler aux hommes qui ne l’accueillaient guère mieux. De quoi se mêlait-elle cette étrangère qui venait Dieu sait d’où, dont on savait rien et qui accomplissait une besogne d’homme ? Déjà deux marguilliers en charge tenaient un conciliabule à l’entrée d’une cour ; l’un était cordonnier et avait négligé d’enlever son tablier. Des bribes de phrases parvenaient jusqu’à Caroline. Au moment d’exprimer la moindre opinion, il débutait par : « Qu’est-ce que je voulais dire, donc ! » C’était le leitmotiv d’une complainte banale. Caroline n’apprit rien qui vaille.

Les contribuables trouvaient à redire sur la pression d’eau insuffisante et sur le service des incendies dont ils jugeaient la compétence peu proportionnée à l’importance des taxes qu’ils payaient.

Des filles du chef de police n’avaient pas perdu de temps ; elles avaient organisé une cantine. Déjà les tasses de café et les sandwiches circulaient parmi les pompiers.

— Veux-tu une slice ? se criaient-ils à toute voix.

Soudain il se fit un remous dans l’assistance ; le maire enfoncé dans une robe de buffalo arrivait en carriole rouge tirée par son petit cheval fringant. La tuque de vison enfoncée jusqu’aux oreilles, portant beau dans son paletot de chat sauvage, avant même que quelqu’un lui eût adressé la parole, il affirma fort à quelque interlocuteur invisible :

— C’est inutile. Je n’ai rien à déclarer !

À coups de haches, de piochons et de pics, les pompiers crevaient la couverture.

— C’est ça, défonce ! Tit-Zèbe Desforges, cria un badaud. Ensuite t’auras le contrat pour recouvrir l’église !

Un éclat de rire général fusa mais qui s’éteignit vite à l’approche du curé. Le vieux prêtre silencieusement regarda jusqu’à la fin son église se consumer.

Pendant deux heures le temple flamba. Il n’en resta que la charpente et des cendres qui fumèrent jusqu’au lendemain. Après avoir recueilli toutes les notes qu’il lui fallait, Caroline se retourna pour un dernier regard. Entre deux glaçons, elle aperçut une Madone sans tête qui pressait encore son Enfant-Jésus.