Tu seras journaliste/15

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Paysana (p. 109-117).

CHAPITRE XV


Caroline ne ferma pas l’œil, de la nuit : la crainte d’avoir commis quelque maladresse dans la préparation de sa première nouvelle la tint éveillée jusqu’à la pointe du jour. Quelques heures d’un sommeil agité ne l’aidèrent en aucune façon à se calmer.

Dès qu’au tournant de la montée, la locomotive jeta un premier coup de sifflet annonçant l’approche du train de Montréal, Caroline s’élança vers le bureau de poste. Très émue, elle dut s’arrêter sur le bord du trottoir et ne vit même pas la neige, fine et régulière, qui rosissait sous un soleil argenté.

L’Anse-à-Pécot, tantôt une ville endormie, s’éveillait en sursaut. Les yeux des maisons s’ouvraient ; les rideaux, paupières des fenêtres, se soulevaient. De tous les coins de rues et des cours émergeaient soit des hommes affairés, des femmes curieuses qui hâtaient le pas ou des flâneurs, âmes en peine, qui pour tromper le temps suivaient les autres à pieds traînants. Une fois de plus l’événement quotidien se renouvelait : le train de Montréal entrait en gare. Qu’apportait-il de bon aux Pécotins ? Était-ce un ancien qui revenait les visiter et leur raconter mer et monde ? Ou bien le juge Lamadeleine arrivait-il pour un terme de la Cour ? Tout était plausible. Mais les chicanes de clocher se faisaient rares depuis quelque temps et c’était encore l’attente de quelque lettre miraculeuse qui occupait le plus leur espérance.

Caroline tâcha de dominer sa nervosité au point de marcher à une allure raisonnable ; elle se mit même à compter ses pas mais tout son être intérieur volait au-devant du courrier. Par malheur elle avait oublié la clé de sa case postale et dut attendre le déclic du guichet. L’eau qui se précipite vers la mer n’a rien de comparable aux battements de cœur de Caroline quand elle ouvrit le journal. Sans expérience elle parcourait en vain colonne par colonne. Les mots dansaient devant ses yeux. Elle finit par découvrir, au bas des Nouvelles Rurales, sa nouvelle condensée en un-huitième de colonne. En la comparant avec les autres, elle se rendit compte que des détails qui lui avaient paru passionnants ne valaient pas cher tandis que d’autres qu’elle avait négligés auraient pu être exploités habilement.

Comme succès, ce n’était pas fameux. Invinciblement courageuse, elle se consola à la pensée que le plus long voyage commence par un pas.


Deux appréhensions habitaient Caroline : le temps des fêtes et le retour de Philippe. À cette époque de l’année, elle ne pouvait s’interdire de songer fréquemment à son village de Notre-Dame-des-Neiges. Que devenaient-ils, ceux de là-bas ? Sans doute se préparaient-ils à aller à la messe de Minuit. Mais après la célébration chrétienne, il y aurait les réunions familiales, les fricots, et peut-être même des noces. Que n’aurait-elle donné pour se trouver transportée au débouché de la route, qui conduit à Desneiges près du grand pin solitaire planté en sentinelle ! Elle voyait s’avancer une figure claire et lumineuse : Arcade. Passait-il l’hiver au village ? En s’y prenant bien il avait pu obtenir de quelque gros cultivateur de par là le droit de couper du bois et de cerner la forêt. Dans ce cas-là, il escorterait sa blonde d’aujourd’hui, la nouvelle maîtresse d’école à toutes les veillées. Caroline n’avait pas réfléchi à cela. Inconsciemment elle espéra qu’il fût en chantier. Aussitôt elle se le reprocha et se condamna d’agir aussi mal, même en pensée. Une autre idée la tracassait. Arcade savait-il qu’elle avait tenté de se suicider ? Elle n’avait pu retracer aucun journal qui en fit mention, mais il arrive parfois que les nouvelles se colportent on ne sait comment.

Quant au retour de Philippe, il se produirait d’un jour à l’autre. Caroline se préparait à lui offrir en phrases bien senties sa chaude sympathie. Non pas qu’elle eut dans la tête le moindre arrière-rêve de romance : elle ne l’aimerait jamais. Il avait beau porter des habits de drap fin, avoir de belles manières, sentir bon, il n’éveillait aucun écho en elle. Mais il n’eut pas déplu à Caroline de voir cet aigle solitaire sinon courber la tête, du moins planer un peu moins haut. Elle n’avait pas oublié la façon dont il lui avait signifié qu’il n’avait pas besoin de personne.

Noël et le Jour de l’An ne se passèrent pas trop mal. Mariange ne voulut pas que la jeune fille restât seule à la maison. Elle l’amena chez ses parents où tous la traitèrent comme une des leurs.

Au lendemain, cependant, Caroline se sentit allégée et reprit la besogne d’un cœur plus léger. Ses articles continuaient à être cités et reproduits. Mais au moment d’écrire un éditorial sur Noé Dulac, elle ne s’en était pas senti la force et avait eu recours au juge Dulac, un vétéran de la plume.


Un matin. Lauréat et Caroline trouvèrent Philippe installé à son fauteuil. Arrivé de la veille, il n’avait pas cru bon d’avertir qui que ce soit de son retour au journal. Ce manque de confiance parut inadmissible aux yeux de Caroline. Du coup, toute sa sympathie fut en retrait et les belles paroles qu’elle avait préparées et réchauffées au meilleur de son cœur fondirent comme neige folle au soleil du printemps.

Lauréat se retira après qu’il eût échangé quelques mots en une brève poignée de mains avec Philippe. Caroline demeura seule en face de lui, qui, pâle et renfermé, attendait qu’elle parlât. Aucun secours ne leur vint. Silencieusement, ils fixaient leurs mains allongées côte à côte sur le pupitre, force et faiblesse étalées là : celles de Philippe, fines et émouvantes dans leur pâleur encore accentuée par le contraste d’habits sombres : celles de Caroline, grasses et rougettes, dans tout l’éclatement d’une jeunesse robuste. Tandis qu’à la dérobée, elle retirait les siennes, il semblait à la jeune fille qu’elle entendait Philippe penser : « Moi, bourgeois de bonne souche, aux vêtements de coupe élégante et aux mains blanches n’ai rien de commun avec toi, paysanne avare de mots, gourde dans tes mouvements et qui ne saura jamais porter la toilette ».

C’était là pure imagination de sa part : Philippe uniquement occupé à regarder ses mains à lui ne voyait pas celles de Caroline.

La phrase banale qu’elle eut de la misère à trouver ne remit pas les choses d’aplomb.

Heureusement qu’à ce moment un notable de la place se présenta. Il venait en passant féliciter Philippe de son heureux retour à la santé, mais se rappelant à temps la mort de Noé Dulac, il changea ses compliments en regrets sur la perte que la communauté pécotine venait de subir.

— La maladie ne vous a pas fait trop de torts, ajouta-t-il, puisque vous avez publié des écrits pour ainsi dire… exemplaires.

À son tour, Caroline attendait que Philippe révélât le nom de l’auteur. Il n’en fit rien et se contenta de répondre :

— Je ne suis pas le seul à écrire dans « La Voix des Érables. C’est un journal rédigé en collaboration comme le dit l’entête et à moins de circonstances graves, la règle établie défend de rendre public le nom de ses collaborateurs.

Quand l’homme fut parti, Philippe toisa Caroline avec hauteur. Il la jugeait sèche et mesquine et intéressée à s’étirer le cou pour faire un bel effet sur l’écran de l’importance, tandis qu’elle ne faisait que réclamer ce qui lui semblait un juste retour des choses.

Ainsi à la première reprise de contact, le discord se révélait plus profond entr’eux.

Et Noé Dulac ne serait plus là, avec ses sages conseils, aux heures mauvaises.


Quoique le décès de Noé Dulac avait fort attristé la famille Bonneville, la vie reprit le dessus petit à petit. D’abord Mariange, en grand secret avec Darcinette, ouvrit l’appareil de radio. L’oreille collée au tissu, elle écouta son programme favori. Tant d’aventures étaient arrivées aux héros de l’histoire qu’elle en était un peu perdue. Aussi se promit-elle de ne pas manquer désormais un seul épisode. De jour en jour elle donnait un tour de plus à la manette si bien qu’elle finit par lui faire rendre les voix à toute sa force. Un soir, au retour du travail. Lauréat et Caroline la trouvèrent dans tous les états.

— Si c’est raisonnable, leur dit-elle, de laisser pâtir un pauvre homme de même. Il souffre du mal de tête et ils n’ont même pas l’idée de lui mettre des tranches de patates froides sur le front. Je jurerais qu’ils vont le laisser mourir de misère.

Lauréat habitué aux exagérations de langage de son épouse n’en fit pas trop de cas, mais Caroline crut qu’elle troublait.

— Tu me feras pas accroire qu’ils pourraient pas lui faire prendre une bouchée ; une petite gelée lui causerait pas de mal.

— Parle donc pas sans savoir, reprit Lauréat pince-sans-rire. Ce sont des gens qui restent au loin. Ils n’ont peut-être pas tout ce qu’il leur faut sous la main.

— C’est à croire qu’il ne leur reste pas quelques oranges du temps des fêtes, continua Mariange pour qui la plupart des problèmes trouvaient leur solution dans le manger. Tenez, mademoiselle Caroline, si j’étais à votre place, j’écrirais des histoires pour la radio et des histoires parlantes.

Caroline partit d’un franc éclat de rire et le projet séduisit Darcinette au plus haut point, mais Lauréat s’interposa dans la conversation.

— Je t’en prie, Mariange, ne lui mets donc pas des pareilles chimères en tête. Mademoiselle Lalande a assez de besogne comme c’est là, elle n’a pas besoin d’entreprendre d’autre ouvrage.

Vite oublieuse, Mariange s’en fut à la cuisine à des soucis d’un autre ordre. On l’entendit qui disait au loin :

— Les patates sont donc vilaines : on n’a pourtant pas eu un été pluvieux.

Mais une fois lancée une idée ne s’arrête pas toujours en route. Souvent elle couve des mois de temps avant de prendre forme. Bien que celle-ci parut retombée dans l’oubli, elle creusait son chemin dans le cerveau de Caroline qui la repoussa d’abord comme une tentation. Peu à peu, elle l’accueillit mieux pour le seul plaisir de l’examiner. Et vint un jour où elle se demanda : pourquoi n’écrirais-je pas une histoire pour la radio ? Et quelle histoire serait plus à ta portée que la tienne, lui souffla l’inspiration ? Elle romancerait la fin à moins que la vie ne s’en charge d’ici là.

Dès lors, aussitôt après le repas du soir, elle se confinait chez elle et écrivait jusqu’à la nuit dans le plus grand secret. Elle acheta un minuscule radio qu’elle installa dans sa chambre afin de pouvoir suivre les grands programmes, apprendre à contrôler le minutage, les annonces d’ouverture. etc., et prit bien soin de dérober sa copie aux regards indiscrets de Mariange. Celle-ci, fort, intriguée se demandait ce que Caroline pouvait bien bretter. Et un jour, comme une voisine en visite lui faisait la remarque :

— Votre pensionnaire se fait rare, ces soirs-ci !

Elle répondit, en apparence fort indifférente :

Elle écrit. C’est pas mauvais pour une personne qui travaille toujours de la tête de se débourrer le crâne, de temps à autre. Caroline entendit et sourit mais complètement envoûtée, elle s’élevait au-dessus des contingences actuelles pour ne vivre que dans le passé. Et un soir, le cœur, tremblant, elle tapa les premières lignes de l’annonce :

… Là-bas, dans les terres basses, au cœur de la plaine, par une après-midi de juin. Sur le bord d’une belle rivière tranquille. une petite école. L’école du rang. Et une ronde d’enfants, au soleil…

L’histoire commençait.

Quand le sketch fut terminé, elle ne connut pas de repos avant qu’elle l’eût déposé elle-même dans la boîte postale.

Incapable de dormir, elle fit le calcul mental des heures que sa lettre prendrait à atteindre le poste de radio. Elfe en compta dix-huit mais pour toute sûreté porta la compte à vingt-quatre. Donc elle pourrait avoir une réponse au bout de deux jours, trois, au forçail.

Deux, trois, quatre et huit jours passèrent sans qu’elle reçût signe de vie du poste. Elle commençait d’être inquiète. La lettre s’était peut-être égarée. À la merci d’une distraction, elle ne l’avait peut-être pas envoyée à la bonne adresse. Elle écrivit à nouveau et prit toutes les précautions possibles afin de ne pas commettre d’erreur. L’attente recommença vainement. Rien ne vint.

Caroline croyait avoir perdu toutes ses illusions. Pareille à ces amputés, qui, à certains jours, souffrent dans leurs membres absents, elle avait mal à ses illusions envolées.

Une fois de plus, elle se replia au plus creux d’elle-même et ne fit part à personne de sa déconvenue.