Tu seras journaliste/17

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Paysana (p. 129-140).

CHAPITRE XVII


Caroline ne put se repaître longtemps de sa joie nouvelle : Salvator revenait en trombe d’une course à l’autre bout de la ville avec sûrement un cataclysme à lui annoncer.

Rien n’enchantait davantage Salvator que de rapporter une nouvelle au journal ; il y voyait incurablement le point de départ d’une aventure merveilleuse. À ses yeux l’Anse-à-Pécot n’était qu’un insignifiant grain de sable dans le vaste champ du monde et La Voix des Érables, une feuille surannée dont le bruissement, s’entendait à peine. Il l’aurait volontiers transformée, à la mode des journaux américains, en quelque épais tabloïd où des images hardies remplacent les faits écrits. Quant à son stage dans la petite ville, il le considérait comme une faveur dont il gratifiait les Pécotins ; c’était à eux d’en profiter car avant longtemps il s’en irait bien loin. Le but de son grand voyage variait selon ses lectures ou les séances de cinéma de la salle paroissiale. Parfois, il irait au Texas. En avion, naturellement. Lui qui ne parvenait pas à embrayer deux pentures ordinaires, il se voyait en génie de la mécanique accomplir des exploits dont on parlerait sur tout le globe terrestre.

Un autre jour, au beau milieu d’un travail, il surgissait, les yeux égarés, s’informer auprès de Caroline du temps qu’il fallait calculer pour se rendre en Turquie. Caroline répondait : « Ça dépend ; à pied ou en voiture ? » Elle savait alors que Salvador avait un penchant pour les vieux pays et sa blonde, Blanche-Rose, la fille du boulanger d’en face, pouvait se morfondre d’amour pour lui, seule, sur sa galerie ; même les bonnes odeurs de pain chaud ne le convaincraient pas de traverser la rue. Il ne parlait que de femmes aux yeux glauques qu’il nommait des Turquoises et dont les formes longues glissaient comme des ombres drapés dans des voiles vaporeux.

— Je t’en prie, disait Caroline, ne me fais pas mourir avant le temps. Premièrement, tu vas cesser de les appeler des Turquoises, ce sont des Turques, tu entends ? Et deuxièmement, tu en as souvent rencontré des Turques, toi ?

— Rien que dans les livres.

— Alors reviens sur la terre ferme et porte ces épreuves au patron qui attend après.

Lauréat, habitué aux songes extravagants de Salvador, n’en faisait pas de cas. Il savait que le messager rêvait tout haut et surtout que la jeunesse est une maladie dont on se guérit de jour en jour. Seule Caroline lui prêtait attention.

— T’as pas honte, petit bougon, de dénigrer ta place ? disait-elle.

Mais la plupart du temps elle l’écoutait avec complaisance.

Quand elle l’avait trop sermonné, il imaginait de lui jouer un tour à sa façon. « Il y a du nouveau en ville » affirmait-il d’un grand sérieux et il brodait une histoire dont la vraisemblance réussissait à tromper Caroline. Lorsqu’il la voyait prête à se mettre en route cependant le remords le prenait et il la rappelait vite en lui demandant pardon.

Mais ce jour-là, soit que la lettre du directeur de la Radio lui eût rendu un regain de confiance ou que sa vigilance fût moins en éveil, Caroline crut Salvator sur parole quand il cria, avant même de franchir le seuil de la porte : « Le prisonnier s’est évadé ! »

Pour accorder à cette nouvelle toute l’importance qu’elle mérite, il faut comprendre que l’Anse-à-Pécot n’était pas une ville ordinaire. Caroline avait dit la vérité quand elle avait déclaré à Monsieur Nash : « Rien n’arrive par ici ! » L’Anse-à-Pécot était une ville morte. Depuis l’émoi de l’incendie qui a consumé la petite église, elle était retombée dans sa somnolence habituelle.

Des soirées, l’hiver, avec chant, musique, déclamation où, selon la formule consacrée « bref l’on s’amusa ferme jusqu’à une heure fort avancée de la nuit » : au printemps, la débâcle, l’arrivée du premier bateau et l’embauchage des navigateurs ; à l’été, les tournois de croquet fort disputés sous l’œil placide des rentiers ; enfin l’automne ramenant l’élection du conseil des Dames Auxiliaires constituaient le cycle des événements toujours semblables et toujours nouveaux. Qu’un matelot fêtât un peu trop bruyamment son retour au port, qu’une douairière fit une chute douloureuse sur le trottoir, qu’un cheval s’emballât, le journal y trouvait là la plus riche nourriture de ses notes locales mais non sans avoir au préalable averti ses lecteurs qu’il n’en donnait les détails que « sous toutes réserves ». Cette tranquillité disons-le — qui frisait de près l’ennui était largement compensée par l’absence de tout malfaiteur : on pouvait dormir des deux yeux à l’Anse-à-Pécot.

Aussi le geôlier avait-il beau se désâmer à blanchir les cachots et à soupirer en face de la soupane — croûteuse à force de languir — qu’il tenait toujours prête pour quelque prisonnier éventuel et qu’il jetait à regret, le soir venu, la prison demeurait vide. Lui seul, prisonnier de son ambition, y errait en se donnant l’illusion d’être entouré de bandits. Parfois il se laissait même aller jusqu’à fredonner : « Si j’avais comme l’oiseau. des ailes ». Sa femme crut, un moment, qu’il allait perdre la tête.

Mais tout finit. Un matin, le grand connétable vint l’avertir de l’arrivée d’un prisonnier, le jour même. On avait arrêté le prévenu, à Montréal, la veille, et des policiers le conduiraient à l’Anse. Sans s’enquérir de la nature de l’offense, pas plus que du nom de l’accusé, il courut à la cuisine y agiter la soupane et préparer la livrée pour recevoir dignement cet hôte inespéré que le destin lui envoyait. Un peu plus, dans son contentement de savoir un cachot peuplé, il l’aurait appelé : Monsieur le prisonnier.

Quand il vit l’homme, il déchanta : c’était son filleul, le fils d’une parente éloignée.

— Te v’la ! dit-il de mauvaise humeur.

Et sans un mot de plus, il donna un double tour de clé et s’en fut deviser à mots couverts avec sa femme qui l’attendait, au bas de l’escalier. S’il avait confessé toute sa pensée, il lui aurait avoué son intention de traiter le nouveau venu non pas en prisonnier de choix, mais tout bonnement… en parent. Point ne lui fut besoin de parler : sa femme avait tout compris.

À la nouvelle de l’évasion, Caroline ressentit, comme tout l’Anse-à-Pécot, une forte commotion. Elle arriva à la prison au moment où le geôlier, le bailli et le shérif démarraient à fond de train. Seule la femme du geôlier raclait rageusement le plancher du corridor. Bien avertie de se taire, elle ne voulut rien dire et tout en continuant à brosser le parquet, elle autorisa de mauvaise grâce Caroline à revenir plus tard. Deux ou trois voyages ne furent pas plus fructueux. Sur le soir, le geôlier rentra, fourbu et peu disposé à rire.

— C’est-il bien nécessaire que cette affaire-là paraisse dans la gazette ? demanda-t-il à Caroline.

Tout en rechignant, il raconta que le prisonnier, d’une sagesse exemplaire depuis son incarcération, l’avait appelé sous prétexte que la chasse d’eau fonctionnait mal. À peine le gardien était-il dans la chambre que le prisonnier lui donnait un croc en jambe, le bâillonnait et le ligotait. Une fois en possession des clés, il avait pris également celle des champs.

Et tout le temps qu’il racontait l’histoire, le gardien ne disait pas : un trousseau de clés, mais un « troupeau de clés ».

Caroline transmit donc la nouvelle fidèlement par téléphone au chef de l’information.

— Tenez-vous sur le qui-vive, lui recommanda-t-il. Il est possible que le prisonnier réintègre les cellules. Nous en ferons une bonne nouvelle.

À plusieurs reprises, dans la soirée, Caroline communiqua avec le geôlier.

— Pauvre demoiselle ! finit-il par dire. Vous vous donnez ben de la peine pour rien. Je connais le jeune homme ; il reviendra jamais de lui-même. Il a le fond trop noir pour ça.

À onze heures et demie, elle décida donc de se mettre au lit et elle s’endormit d’un sommeil sans rêve.


Ce ne fut pas, comme dans les « beaux romans », un rayon de soleil doré ou le chant suave des oiseaux qui éveilla Caroline, mais le battement d’une jalousie et le pépiement de Darcinette et ses amies. Elles arrivaient, toutes excitées, d’une messe matinale au couvent. Malgré les protestations de Darcinette, la petite fille du shérif leur avait soutenu que le prisonnier était rentré à la prison, tard dans la soirée. À la hâte Caroline enfila une robe d’intérieur et s’en fut téléphoner au gardien. Elle reçut un choc en apprenant qu’un peu avant minuit, le prisonnier, vivement admonesté par ses parents, avait repris le chemin des cellules.

En sorte que le « People » annonça que l’évadé était toujours au large à minuit, tandis que le « World », rival reconnu du premier, criait à gros titres le retour du prisonnier.

C’est un dur métier ! réfléchit Caroline et quelle journaliste je fais ! Elle entendait sonner dans le lointain le gros rire d’Arcade : « Tu seras journaliste, toi ? »

De midi, elle dit à Mariange qui se chauffait au soleil :

— Si vous ou vos amies aviez connaissance d’un accident ou d’un incident tant soit peu extraordinaire, il faudrait me le dire.

Les petites filles assemblées autour d’elle l’écoutaient avec intérêt.

À quatre heures, Caroline en vit arriver trois au journal, avec un bébé joufflu qui se tenait à peine sur ses jambes.

— Montre tes pouces à Mademoiselle, dit l’une.

Et l’enfant tout en fossettes dressé de bonne heure à l’exhibition de son infirmité montra volontiers les quatre pouces dont il était affligé. C’était ce qu’elles avaient trouvé de mieux en fait de nouvelles.

Plus tard, une autre vint à la maison se camper devant Caroline, une toute petite, la fille de la voisine.

— Mademoiselle, dit-elle en grasseyant, j’ai une grande nouvelle. Il y a un homme qui a tué son frère.

Caroline, incrédule, sourit.

— Un homme qui a tué son frère ! Où ça ? Quand ?

— Ah ! je sais pas quand, mais il l’a tué pareil.

Après un interrogatoire serré, la fillette finit par avouer :

— C’est vrai, Mademoiselle. La maîtresse l’a dit : cet homme-là s’appelle Caïn et il a tué son frère.

Tout le monde partit à rire et la petite en pleurs voulut sa sauver mais Caroline la retint et la consola de son mieux.

Pour te récompenser d’avoir découvert le premier « scoop » du monde, je vais te…

Racontez-nous une histoire, supplièrent les petites filles.

Sous la parole de Caroline, le moindre fait s’animait. Bientôt l’histoire Sainte ne fut plus une leçon difficile, mais un aimable défilé des images en couleurs d’Épinal.


Les jours, les uns après les autres, se remirent à tomber dans le sablier du temps. Il y en eut de légers et soleilleux, d’autres, clairs, sonores même où tout semblait facile et il y en eut d’autres épais de brume et de vague nostalgie, tous utiles dans leur alternance de lumière, de calme et d’ombre, chacun laissant son empreinte sur les corps et sur les âmes.

Et puis, des semaines passèrent ; et puis, des mois. Le cœur de l’Anse-à-Pécot continuait de battre à petits coups faibles et réguliers. La pêche d’un poisson-perroquet avait, un bon bout de temps, alimenté la conversation des Pécotins, mais tout s’use à la longue ; ils prenaient maintenant leur plaisir à causer d’autre chose et Caroline oubliait peu à peu son entreprise d’écrire des sketchs pour la radio. Elle pouvait maintenant distinguer entre « ce Qui se fait » et « ce qui ne se fait pas » à l’Anse. Ainsi une dame de la bonne société l’avait charitablement avertie qu’à aller lire, par un beau dimanche avant-midi, sur un banc du parc, elle risquait de se faire mal juger. « Après tout, avait-elle ajouté, il faut savoir tenir son rang. À plus forte raison quand on possède un don, comme vous ». Car pour elle, ainsi que pour plusieurs, écrire était un don pareil à celui que possède le septième garçon ou la septième fille et qui ne demande pas plus d’effort. Sur un signe, les mots, par magie, s’alignent d’eux-mêmes sur le papier.

Les feuilles avaient atteint presque à leur grandeur quand, un soir, elle reçut un appel téléphonique d’un rédacteur du « People » :

— Un Indien du nom de Charles Jones veut tenter de traverser l’Atlantique en canot. Parti de Kingston, Ontario, il se dirige actuellement vers l’Anse-à-Pécot où il doit coucher, ce soir. La compagnie Équateur qui finance l’expédition lui a adressé là un colis. Tenez-vous en contact avec le service des signaux, les messageries, enfin tous ceux qui peuvent vous aider à le rencontrer. Quand vous l’aurez trouvé, faites-lui raconter son histoire, mais je vous préviens que c’est un silencieux.

Caroline s’en fut d’abord à la recherche de Salvator qui se montra enchanté de l’assister. Tous deux attendirent fébrilement le canot signalé à une faible distance. Sous les phares puissants du port, ils eurent tôt fait de le repérer. Leur plan d’attaque avait été habilement préparé. Quand Jones mit pied à terre, Salvator lui dit :

— Les messageries m’envoient vous avertir qu’elles ont reçu un paquet à votre nom. Si vous voulez, je vais vous y conduire tout de suite.

L’Indien accepta après avoir confié son canot à quelqu’un de fiable, sur la recommandation de Salvator. En cours de route, petit à petit, il se défigea : son aventure était une partie qui se jouait entre la gloire et la mort et il en était l’enjeu. Après avoir pris connaissance du contenu du colis, un couvre-tout d’une texture à la fois légère et imperméable — il leur donna rendez-vous, au point du jour.

De bon matin, Caroline se rendit sur les quais. Salvator y était déjà et en grande amitié avec la Sauvage. Une fois ravitaillé, Jones appareilla et à grands coups d’aviron, il décosta habilement. Longtemps ils suivirent des yeux le canot qui, peu à peu, s’amincissait en un simple trait rouge par contraste avec la large raie blanche que traçait sur l’eau un trois-mâts gigantesque.

Deux vieux navigateurs étaient là, eux aussi, qui regardaient la fragile embarcation disparaître dans le lointain.

— T’as pas confiance ? dit l’un.

Pour toute réponse, l’autre branla la tête.

— C’est beau quand même d’être jeune, dit le premier.

— Oui, mais c’est moins beau d’être fou.

Eux qui connaissaient les traîtrises du golfe savaient bien qui gagnerait la partie. Et tout le reste de la matinée, ils bourrèrent leur pipe en silence.

Caroline ramassa toutes ses notes et pour la première fois, elle fit un excellent reportage.