Tu seras journaliste/16

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Paysana (p. 119-127).

CHAPITRE XVI


Après les tempêtes de janvier vinrent encore de grands abats d’une neige si blanche, si tentante que les enfants s’y vautraient et en mangeaient à pleine bouche. Il y eut bien encore quelques poudreries et des brouillards de neige mais ils furent sans conséquence. L’hiver se traînait et se ressaisissait comme un mourant dont le mieux soudain n’indique que plus clairement à son entourage l’approche de la fin. Les grisailles avaient beau persister et vouloir nuire au soleil, elles se délayaient petit à petit d’un gris moins triste d’où émergeaient des points bleus çà et là. Le vent lui-même finit par radoucir et ralentit ses bourrades aux maisons épuisées d’avoir tant gémi, depuis les basses lambourdes jusqu’aux combles.

Et ce fut le règne du soleil qui étendit sa chaleur à tout. De son haleine douce il fit fumer les toits en colonnettes légères ; aux lucarnes il aiguisa les longues barbes de glaçons luisants comme des diamants ; sur les buttes, il ardait les neiges et les ciselait en des bouquets géants. Même les arbres découronnés par le verglas relevaient la tête et déjà, des chatons voulaient pointer au bout des branches.

Partout, partout une coulée de lumière et de joie se glissait le long des êtres. Il n’y eut plus ça de malice, ni ça de noirceur dans le monde. Comme allégées de quelque lourd secret les maisons respiraient. Sur leur couche les malades reposaient et découvraient une raison nouvelle d’entrevoir l’heure de la guérison. Au fond des cœurs la miséricorde chassait l’amertume : éternelle résurrection, le printemps éclatait.


Tout l’Anse-à-Pécot participait à la fête. Mariange au lendemain des jours gras avait entrepris de piquer un couvre-pieds. Au bout d’une semaine ou deux, elle s’était découragée devant la longueur de l’ouvrage. Les beaux jours lui redonnèrent de l’ardeur : elle piquait sans relâche. Le monde lui paraissait parfait et elle n’avait rien à redire sur rien.

Quant à Darcinette, elle tourmenta sa mère jusqu’à ce qu’elle lui eût trouvé son sac de marbres. Pas encore contente elle fureta dans tous les coins de la maison ; elle se hissa jusque dans le haut des armoires, vida des vieilles boîtes à chapeaux et bouleversa toutes les garde-robes pour chercher une allée irisée. Quand elle l’eut découverte par hasard dans le tiroir du moulin à coudre, elle réunit ses amies et dès lors la maison ne fut plus qu’un cri de joie et un roulement continuel de billes sur le plancher. La plus cossue de toutes, la fille du maire, gâta un peu la partie quand elle leur apprit, à l’heure de la collation, que sa mère lui avait apporté de la ville un manteau à col de matelot et une tourmaline à l’avenant avec, en lettres d’or, sur le ruban, le nom d’un bateau. Toutes la trouvèrent chanceuse mais ne lui en voulurent pas trop.

— C’est pas de valeur, dit l’une, son père est maire.

Une autre reprit :

— Le mien est pas riche et j’étrennerai pas une tourmaline, mais on vit bien quand même.

Et le plaisir interrompu un instant recommença de plus belle.

À chaque carrefour, des jeunes gens s’accrochaient par grappes. Impatients d’être embauchés pour la navigation et de regarder passer l’eau, ils guettaient la débâcle et trompaient le temps en se colletant ou bien ils devisaient à voix joyeuse.

Aux yeux de Caroline, le printemps signifiait : Notre-Dame-des-Neiges, la Belle-Rivière avec sa première eau clapotant au soleil, la cabane à sucre, l’école et les enfants dessinant une marelle sur la terre aux bonnes odeurs de mouillu… Il devait y en avoir des nouveaux, des petits jeunes ; et d’autres, les grands, partis, déjà des hommes ! déjà aux travaux des champs !

Le temps était propice à l’entaillage des plaines dont le sirop est plus blond et plus doux que celui des érables. Ceux de là-bas iraient bien sûr, à la cabane, manger l’omelette baveuse et goûter au réduit. Qui sait si Arcade n’apporterait pas un peu du vin de pissenlit qu’il avait mis à vieillarder chez le voisin, quelques jours avant qu’elle quittât le rang ? À moins que le voisin ne l’ait tout bu en cachette. Non ! Ce n’était pas à Arcade qu’on jouait un tour semblable : il avait le bras fort et il ne souffrait pas le vol. Dire qu’elle lui avait même aidé à séparer les fleurs d’or des tiges laiteuses. Et aujourd’hui une autre fille dégusterait avec lui le vin clair comme de l’ambre et lui en ferait ses compliments. La vie est ainsi faite…

On croit mentir parfois mais inconsciemment la vérité sort de nos lèvres. Pour consoler Arcade, à son départ Caroline avait dit légèrement : « Je te laisse mon cœur » et son cœur demeurait là-bas, en sorte qu’elle allait, venait et tournait à l’Anse-à-Pécot, mais sans cesse son esprit voyageait jusqu’à Desneiges. Qui donc, se demandait-elle en cheminant lentement jusqu’à la chapelle du couvent où elle allait faire sa prière du soir, consentira à prêter un cheval pour conduire les femmes à la sucrerie ? Sûrement pas le grand Pit-à-Paul, malamain comme il est. Avec les gels et les dégels, les chemins devaient être pleins de crevasses à des places et de bourdillons, à d’autres.

Caroline s’agenouilla devant la statue de saint Joseph et pria longtemps. Elle se rappelait avec quelle ardeur mystique, au temps de son enfance, elle avait supplié le Ciel de permettre que saint Joseph lui apparaisse. À présent elle l’implorait de lui envoyer une apparition humaine : Arcade en personne, haut comme un charme, pas beau de figure mais plaisant à regarder et si droit de cœur ; Arcade dont la parole résonnait encore comme une cloche : « Je t’attendrai »…

Pour la première fois Caroline sut pleinement qu’elle était mordue au cœur du regret d’avoir abandonné ce qui était sa vie même et que jamais succès ne serait assez doux pour l’en guérir. La tentation se glissait en elle d’écrire un mot d’amitié à Arcade, mais l’orgueil lui lia les mains et fit cliqueter ses chaînes : « Tu as quitté Desneiges, ton école et ton fier ami pour chercher la gloire. Demeure loin d’eux et paye le prix qu’il faut ».


Au journal, l’arrivée du printemps n’avait guère apporté de changement ; chacun suivait son tracé. Caroline avait maintenant la direction du « Coin des Dames ». Sous le pseudonyme d’« Agathe », elle avait d’abord écrit des billets doucereux, puis elle s’enhardit jusqu’à commenter d’une façon personnelle les faits du jour. Elle avait été choquée, à plusieurs reprises, de constater le sort qu’on faisait aux pensées de Montesquieu. S’il manquait une phrase à la colonne des sports, s’il n’y avait pas eu, au cours de la semaine, assez de « Déplacements », si le programme de la session était trop court, on parait à tous les espaces avec une pensée de l’auteur de l’Esprit des Lois. Cet en-cas classique était devenu une boutade quotidienne dans la boutique. Jusqu’au messager, le petit Salvator, fort en peine de répondre à la moindre question de grammaire, qui se gaussait de l’illustre publiciste et s’exclamait à propos d’une insignifiance : « C’est égal ! on a les pensées de Montesquieu ! » Caroline voulut leur substituer des apostilles. Philippe ne protesta pas. Il nageait dans le rêve. Quoi qu’il se portât comme un charme, il retournait fréquemment à l’hôpital et abondait en éloges sur la distinction et l’habileté des gardes-malades. « D’une » garde-malade, conclurent tous les esprits.

D’autres feuilles embauchèrent le pas après « La Voix des Érables ». Une remarque en attirait une autre. De sorte qu’un commerce spirituel, sans une teinte de malice, s’établit de journal à journal. De nouvelles rubriques surgissaient chaque semaine. C’était à qui aurait la plus piquante, Ainsi il y eut : « Entre l’enclume et le marteau », « Piqûres d’épingles », « Tout le monde y passe » et bien d’autres. Le plus assidu à citer « Agathe » et ses notules avec bienveillance était « Le Vent de l’Est ».

Or Caroline, profita d’une période tranquille pour mettre un peu d’ordre dans les découpures. Entourée de vieux journaux, elle triait recettes, bons conseils, secrets de beauté et les rangeait dans le classeur. Dans « Le Vent de l’Est », elle trouva un conte de Noël signé « Rose-Aimée » ; il la captiva au point qu’elle le lut au complet, mais tout le temps qu’elle lisait, et bien qu’il s’intitulât inédit, elle avait l’impression de l’avoir déjà lu. Elle se creusait la tête pour trouver où. Soudain, presque sûre de son coup, elle tira de la bibliothèque « J’ai huit enfants » de Jacques Péricard et chercha le chapitre de la Crèche. Le conte n’était pas même un décalquage habilement masqué mais une pure copie. Caroline en tremblait d’indignation.

— Il y a eu un vol ! cria-t-elle à toute voix.

Aussitôt Philippe, Lauréat et Salvator accoururent.

— Un vol ! Où ça ?

— Comment ça ?

Les questions pleuvaient de toutes parts.

Quand Caroline eut expliqué sa découverte, Lauréat et Salvator retournèrent au travail sans passer de remarque. Philippe se contenta de hausser les épaules : Que voulez-vous qu’on y fasse ?

— Mais ne trouvez-vous pas odieux un tel plagiat ?

— Odieux, oui, mais le mal est fait et nous n’avons pas charge d’âmes.

— J’écris pas plus tard qu’aujourd’hui à cette Rose-Aimée et je lui dis ma façon de penser.

— Êtes-vous bien certaine que son écrit n’est pas protégé par des guillemets ?

— Oui, j’en suis sûre. D’ailleurs il y a tellement de petits écrivains qui pigent sans scrupule le bien d’autrui et dont tout le talent consiste à citer celui des autres que si, soudainement une loi bannissait les citations et les guillemets, le monde des lettres serait vite dépeuplé. Comment ! Je verrais un vol se commettre sous mes yeux et je ne crierais pas : Au voleur ! Vous me connaissez mal. Sans compter que les autres journaux qui, de bonne foi, reproduiront le conte s’exposent à un préjudice.

— Calmez-vous ! D’ailleurs il existe des associations dont le but est de protéger les auteurs et de démasquer les reproductions illicites et les plagiats. Laissons-les faire, sans nous occuper du reste.

Caroline habituée à parler et à agir en droiture s’entêta :

— Je lui écris.

— Vous avez grandement tort. « Le Vent de l’Est » est le Journal qui a eu pour vos écrits le plus de bienveillance. Tenez-vous le pour dit : je n’entrerai pas en guerre avec mes confrères pour satisfaire votre petit amour-propre. Il pourrait vous en coûter cher.

— Soyez sans inquiétude : je ne marchanderai pas et je paierai toute seule.

Philippe endossa son paletot et sortit.

Tout le sang de Caroline bouillonnait de fierté. Autrefois un Lalande attaché au bûcher avait préféré avoir la langue arrachée par les Indiens plutôt que de livrer un secret à l’ennemi. Les Lalande avaient la réputation d’être fiables. C’est de l’or en barre ! disait-on d’eux, à cinq lieues à la ronde, mais il ne faudrait pas leur proposer rien de mauvais.

Non ! Caroline ne laisserait pas le pillage s’accomplir sous ses yeux sans élever la voix. Toute petite, elle avait, par ses cris, mis en fuite deux rognes de village qui maraudaient dans le verger de sa grand’mère. Ils avaient eu beau la menacer et lui lancer des pierres, rien ne l’avait fait bouger avant qu’ils eussent déguerpi. Elle était encore capable de rester debout, face aux coups.

Et sans s’accorder une minute de répit, elle écrivit la lettre.


Elle ne reçut pas un mot de réponse.

La matinée du lundi était consacrée spécialement à lire les journaux de la semaine précédente ; ils arrivaient à la douzaine de partout. Le premier que Caroline dépouilla de sa bande fut, sûrement, « Le Vent de l’Est ». Dans ses « Piqûres d’épingles » il contenait des allusions si directes à Agathe, on y faisait un tel rapprochement entre Agathe et le plagiat que Caroline finit par se demander si ce n’était pas elle au lieu de Rose-Aimée qui avait plagié Jacques Péricard. Le lecteur le plus avisé ne saurait se défendre d’une pareille impression.

Philippe s’empressa de réclamer Le Vent de l’Est. Quand il l’eut parcouru, il ne cessa d’aller et venir dans le bureau. Très mécontent il répétait sans se lasser :

— Je vous l’avais prédit ! je vous avais bien avertie !

Caroline se rebellait intérieurement contre l’injustice d’un semblable procédé mais elle se taisait. Toutes les paroles, à cette heure, eussent été vaines ; vaines toutes les récriminations. Armée seulement de son courage et de sa droiture, elle s’était crue capable de livrer la bonne bataille. Comme s’il était possible, seule et sans appel, de se mesurer à des forces telles que le prestige, la consécration et la richesse !

Les coups comme des harts fines la cinglaient en pleine face, mais elle n’était pas encore désemparée.

Ils me paieront ça un jour, se jura-t-elle.

« Ils », c’était tous ceux qui, par la force, lui barraient la route quand elle avait le droit de passage.

Dans sa hâte de parcourir les journaux, Caroline n’avait pas prêté attention au courrier ; à son grand étonnement elle y trouva une lettre à son adresse. Le poste de radio auquel elle avait adressé un sketch trois mois auparavant l’avisait dans les termes les plus polis que son projet de programme serait soumis à la prochaine réunion du comité de lecture et que le résultat lui serait transmis aussitôt que possible.

Mon doux, se dit-elle « aussitôt que possible », ce sera peut-être demain ou après-demain. Et son esprit se remit à galoper sur le chemin de la joie.

De quelle étoffe sommes-nous donc faits ? Même au plus creux de la désespérance, que quelqu’un agite seulement à nos yeux un coin de bleu, et nous nous découvrons mille raisons d’espérer tout le ciel !