Tu seras journaliste/21

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Paysana (p. 173-180).

CHAPITRE XXIième


Rien qu’une petite maison de bois qui flambe mais deux enfants y ont péri.

Cependant, Caroline ne le sut que plusieurs jours plus tard — après des jours de maladie durant lesquels son esprit battait la campagne sans répit. La dixième journée, la fièvre l’abandonna mais elle demeura sans énergie et faible comme un tout petit enfant. Tout de même, c’était bon de n’avoir pas à commander à ses pensées et de laisser sa tête vide ballotter au gré de rêves flous qui s’effilochaient comme des brouillards. Inerte pendant des heures, elle demeurait blottie au creux chaud du lit, occupée uniquement à suivre des yeux les fines arabesques que le soleil gravait dans les vitres ou encore, par une éclaircie, le jeu de la fumée qu’un vent de nord-est couchait au ras des toits. Rien n’importait. L’instinct de survivre abolissait tout : le journal, le temps, le jour, l’heure même. Il n’y avait dans la chambre qu’un corps qui livre son combat.

Un matin, elle s’éveilla, changée. Pour la première fois depuis longtemps, elle avait reposé, la nuit entière. Avec attendrissement, elle reconnut les odeurs et les bruits familiers de la maison ; on chauffait le poêle à l’érable. En s’étirant le bras, elle sentit courir un sang plus généreux à la saignée, là où depuis tant de jours il n’y avait qu’abattement et faiblesse. Des forces nouvelles lui redonnaient le goût de la vie.

Quand Mariange entra dans la chambre, elle s’émerveilla de trouver Caroline assise et toute souriante.

— Vous voilà donc sortie du bois, lui dit-elle, mais vous pourrez vous vanter de nous avoir fait une fière peur.

Et après l’avoir encantée dans des oreillers, elle courut lui chercher une pile de vieux journaux comme si elle craignait en la laissant inoccupée, un instant, de la voir retomber au plus profond de la maladie.

Ce fut ainsi que Caroline Lalande apprit que deux enfants avaient péri dans le feu.

J’irai à Montréal et je m’en expliquerai avec monsieur Nash, se dit Caroline. Il comprendra tout. Mais en même temps, sincère avec elle-même, elle se demandait si elle était tout bonnement malchanceuse, si l’instinct de la nouvelle lui manquait ou si le journalisme d’action n’était pas un métier de femme, du moins d’une femme aussi peu aguerrie qu’elle aux contacts violents et indispensables. Parfois, elle lisait les écrits mielleux de consœurs en journalisme qui avaient la réputation d’être « bien douées » et qui se saluaient réciproquement ou qui en saluaient d’autres aussi bien douées d’épithètes doucereuses et qui crispent les nerfs ainsi que le velours, au toucher : la talentueuse, la charmante, la gentille, la jolie, etc. C’est donc ça, le talent, se disait Caroline, incrédule, et elles ont un don que je ne possède pas. Mais y a-t-il une d’elles qui aurait eu le cœur de lancer l’appel à ses sœurs : « Jeunesse paysanne, écoute » ? Elles préféraient se jeter d’une à l’autre des petits cris de joie qui faisaient l’effet de chatouillements, d’agaceries. « Et pourtant elles triomphent » conclut tristement Caroline, « mais personne ne me fera croire qu’elles sont dans le vrai chemin ».

Mariange, qui ne ménageait pas ses pas, venait à tout propos offrir à Caroline de lui rendre de menus services. Soudain, elle lui dit :

— J’oubliais de vous apprendre quelque chose : vous avez reçu une lettre pendant votre maladie.

Au grand ébahissement de Caroline, c’était une lettre du poste de radio, la prévenant que son projet de programme avait été jugé intéressant par le comité de lecture, mais qu’il faudrait y apporter certaines modifications.

Mariange n’en revenait pas d’avoir sous son toit un auteur d’histoires pour la radio. Elle redoubla de soins envers Caroline et attendit impatiemment la visite de ses voisines.

De peine et de misère, sa petite dactylo chavirant à tout instant sur ses genoux, la jeune fille écrivit au directeur des programmes lui proposant de se rendre à Montréal pour réviser les changements exigés. Dix fois elle recommença la lettre et quand elle l’eut terminée la fièvre la mangeait à nouveau.

Au soir, Mariange vint avec ses amies et Darcinette s’asseoir autour du lit. Il fallut que Caroline sortît son sketch et leur en fît la lecture. Toutes étaient en extase quand elle arriva aux dernières lignes : « Et Arcade était parti depuis longtemps que Caroline regardait encore la route soleilleuse, la route qui la conduirait à la gloire. À la gloire ? »

— Vous irez loin, vous ! lui prédit Mariange.

Quand elles furent parties, Caroline s’endormit et rêva qu’elle s’arrachait un passage au plus épais de la forêt quand, par enchantement, elle se trouvait sur une route prodigieuse où un jeune homme l’attendait. Des fleurs merveilleuses la bordaient, un feuillage léger la couronnait d’un dôme de dentelle et y marcher était un délice, mais Caroline avait beau chercher le regard du jeune homme, elle n’y parvenait jamais. Elle le suppliait de la regarder, ne fut-ce qu’un instant, mais il persistait à détourner la tête et juste au moment où elle allait enfin le voir, une main satanique enserrait les traits de l’homme.

Caroline cria de toutes ses forces et se trouva complètement réveillée. J’ai fait un mauvais rêve, expliqua-t-elle à Mariange. Elle fut longtemps sans se rendormir et ne put se défendre de croire Arcade victime d’un malheur.

***

Dès qu’elle se sentit assez forte, Caroline s’empressa de retourner au journal. Philippe qui, chaque jour, avait fait prendre de ses nouvelles, l’accueillit sans trop marquer son contentement de la voir rétablie et au travail On aurait dit qu’il craignait, en lui témoignant le moindre intérêt, de l’investir de quelque puissance maléfique sur lui.

Une semaine plus tard, elle reçut une réponse à sa lettre au directeur des programmes. Le fait, écrivait-il, que le comité de lecture ait jugé intéressant son programme de radio ne voulait pas dire qu’il serait irradié, mais simplement qu’il était intéressant pour la radio. Si, plus tard, on entrevoyait la possibilité d’utiliser son matériel on l’en préviendrait en temps voulu.

Le mot « matériel » fit frémir Caroline. C’était le sang de son cœur qu’elle avait versé dans ce programme et qu’on nommait « matériel ». Elle voulut quand même croire à une méprise et résolut plus que jamais de se rendre à Montréal où elle tirerait les choses au clair.

xxx

L’approche des Fêtes, le travail accumulé au journal pendant son absence et une faiblesse tenace forcèrent Caroline à remettre son voyage au mois de janvier. Entre le Jour de l’An et les Rois, des jeunesses en chemin pour une veillée à Brumeville, sur la rive nord, se hasardèrent sur le pont de glace à peine formé. La voiture cala en plein chenal et six belles jeunesses en fleur, garçons et filles, furent engloutis. La nouvelle se répandit comme la foudre et le sauvetage passionna les esprits.

Par bonheur, un froid sec et qui promettait de durer prit, le soir même. On put donc bientôt s’aventurer sur la glace. Les donneurs de conseils abondaient. À un moment donné, on craignit même que, dans la chaleur de la discussion, on n’eut à déplorer d’autres noyades. Le maire en personne venait surveiller les progrès du sauvetage et, de son verbe onctueux, tempérer l’ardeur des arguments.

L’arrivée du scaphandrier créa tout un émoi. Caroline s’attendait à voir paraître un colosse à la force herculéenne. C’était un petit homme qui parlait bas. Chacun de ses voyages sous l’eau durait une dizaine de minutes et à chaque remontée il exigeait une rasade généreuse d’alcool avant de faire part à qui que ce soit de ses constatations.

Quand le sauvetage fut accompli, une bataille s’engagea entre le coroner de l’Anse et celui de Brumeville, chacun tirant de son côté pour obtenir la présidence de l’enquête, l’accident étant arrivé au « beau mitan » du fleuve. Le coroner de Brumeville alla jusqu’à ridiculiser son confrère de l’Anse : il prétendit que, lors d’un suicide, il avait déshonoré la charge de coroner en prononçant un verdict d’ignorant : « Cet homme s’est suicidé lui-même ».

Le procureur général eut tôt fait de mettre le holà à leur querelle en leur enjoignant de présider l’enquête conjointement.

Tous ces événements peuvent paraître infimes aux yeux d’un étranger mais à ceux d’un Pécotin, ils avaient une importance extraordinaire. « La Voix des Érables » relata l’accident et l’enquête avec titres sur toute la largeur du journal. Les sous-titres et les sous-sous-titres n’en finissaient plus. Caroline dut donc remettre encore une fois son voyage à Montréal.

Quand les choses se furent calmées, elle voulut en profiter pour parler à Philippe d’un projet qui la tentait depuis longtemps. Puisque les femmes journalistes signaient, pour la plupart, leur nom en toutes lettres, pourquoi continuerait-elle à se servir d’un pseudo qui ne l’identifiait guère ? Que pensait-il de l’idée de mettre au haut de la page des dames : Directrice, Caroline Lalande.

Philippe crut qu’elle blaguait :

— Pour qui vous prenez-vous ? Une Dorothy Thompson ?

— Non, rien qu’une Caroline Lalande.

— Le nom de Caroline Lalande n’a rien dont un journal puisse se glorifier.

C’était la première fois que Philippe Dulac faisait une allusion au fait que Caroline eut passé en correctionnelle. Dieu sait ce qu’un honnête homme aurait donné pour ne pas avoir prononcé ces paroles mais elles étaient chose accomplie et Philippe eut-il demandé mille fois pardon, rien ne saurait les effacer.

— Lâche ! cria Caroline, atteinte en plein cœur.

La colère qui avait si souvent grondé en elle éclata. Elle, la silencieuse, la femme de peu de mots, ne parvenait pas à tout dire : la protection, l’aide, l’esprit de camaraderie que Philippe lui avait toujours refusés depuis la mort de M. Dulac, père, se bornant à lui accorder, comme une grâce, le strict nécessaire ; l’équivoque dont il avait entouré ses écrits afin d’en bénéficier au besoin. Même les bandits, dit-elle, ont un code d’honneur et celui qui triche paie, de sa vie, sa trahison.

Pour marquer toute l’indifférence qu’il portait à une telle scène, Philippe bâilla sans gêne, un bâillement de fauve. Caroline en eut honte pour lui ; elle baissa les yeux. Quand elle les releva, une seconde plus tard, assise à contre-jour, elle eut le temps d’apercevoir sa gorge à vif qui faisait songer à de la viande ; elle vit sa langue chargée et ses dents du fond en train de se carier ; elle en eut mal au cœur. Comme de raison, elle, Caroline Lalande, sa collaboratrice de tous les jours, son aide dévouée, ne valait pas qu’il prit la peine de se cacher. L’éducation, les manières délicates, il les réservait aux étrangers.

Caroline était hors d’elle. Tout le mépris qu’il lui inspirait se bousculait. Les mots étaient donc impuissants à atteindre cet être coriace. De désespoir, elle se ramassa, prête à bondir, pareille à une bête qui défend ses petits et voulut cracher sur lui. Elle voyait en imagination la salive glisser sur les mains de Philippe, ses mains douces, ses belles mains adorées, mais le respect de soi l’arrêta.

Dans le rêve d’un instant elle entrevit l’école de là-bas. Un midi sonore. D’autres mains, petits poings durs qui cognaient en pleine face, menottes sales d’une crasse avouée qui ne se cachait pas sous des dessus propres, mains jointes pour la prière. Et elle éclata de rire d’un rire fort qui, ainsi qu’une eau endiguée depuis longtemps, bondissait, jaillissait, éclaboussait les murs et retombait en cascades. Un rire de folle, pensa Philippe. Et tout le temps, la mitraillade des presses lui faisait un accompagnement d’enfer.

Au moment où elle passait le seuil de la porte. Philippe voulut lui jeter une suprême injure. D’une voix sourde, il lui lança :

— Espèce de maîtresse d’école !

Caroline pausa un instant pour lui répondre :

— Vous avez dit la vérité !

Il ne comprit rien à l’extase qui illuminait sa figure.

— Elle est folle, conclut-il.