Tu seras journaliste/22

La bibliothèque libre.
Paysana (p. 182-193).

CHAPITRE XXIIième


Par un matin de janvier grisonnant et doux, Caroline se trouva à Montréal sur le quai de la gare. Étourdie par le bruit et le mouvement qui maintenant lui étaient étrangers, elle avançait d’un pas hésitant parmi les gens pressés et les voitures de bagages que les falots éclairaient d’une lumière triste.

Elle entra dans la gare, un moment, pour reprendre haleine. Une chaleur écœurante y stagnait. Dans la horde anonyme des voyageurs, Caroline vit deux enfants pauvrement vêtus qui sommeillaient sur les banquettes ; une vieille femme édentée veillait sur eux. D’autres, des hommes jeunes encore, mais la figure usée par une vie dure, attendaient, sans hâte et sans regret, en pleine résignation à leur sort, le moment du départ, tout en surveillant le havresac déposé à l’écart. Un pareil spectacle pesa sur l’esprit de Caroline. Elle se hâta de sortir. Au-dehors le ciel était bas. L’air, quoique plus respirable, traînait un relent d’essence. Elle se sentit soudainement envahie de tristesse devant la neige en bordure de la rue, une neige que le dégel et la suie s’étaient acharnés à transformer en fange.

Il était trop tôt pour se rendre au poste de radio. Elle marcherait le long des éventaires et des boutiques. Bientôt elle longea les grands magasins. De ce qui autrefois lui faisait tant envie aux devantures, rien ne la tentait plus. D’un esprit libéré, elle examinait les déshabillés bordés de duvet d’autruche, les robes en souffle de soie, les fourrures princières et ils lui paraissaient si irréels qu’elle les regardait d’un œil enchanté et détaché à la fois ainsi qu’on prête l’oreille à des histoires fabuleuses. Une vitrine remplie de bas chauds au tissu serré la retint davantage.

À dix heures, elle était rendue à la bâtisse du poste. Pour ne pas marquer trop d’empressement, elle se promit d’attendre encore un quart d’heure avant d’entrer. Au bout de cinq minutes, elle n’y tint plus. Dans le hall, elle reconnaissait des acteurs contraires pour la plupart à l’image qu’elle s’en était faite. À deux reprises ils envahirent l’ascenceur sans qu’elle puisse y prendre place. Finalement portée par la ruée elle se trouva coincée parmi eux osant à peine respirer, malheureuse et heureuse de disparaître dans un monde où elle pénétrait pour la première fois. Tout ce va-et-vient, le ton assuré et le verbe haut de chacun lui faisaient perdre contenance. Elle s’essaya à claquer du talon dans le corridor comme les jeunes employées, mais malgré tous les efforts, son pas demeurait discret. Devant le bureau du directeur, son cœur battait si fort qu’elle dut le comprimer à deux mains avant de se glisser dans la salle d’attente. Heureusement personne ne prit garde à elle ; elle se laissa tomber sur une chaise et commença d’attendre.

Plusieurs minutes plus tard une dactylo interrompit à regret une conversation évidemment très plaisante avec un beau jeune homme pour s’informer du nom de Caroline. Après l’avoir noté, elle lui demanda :

— Avez-vous un rendez-vous avec le directeur ?

À sa réponse négative, elle la pria d’attendre son tour.

Attendre ! Caroline avait oublié le goût des stages prolongés dans les antichambres ; elle en retrouva vite toute l’acidité. Dix fois elle relut la lettre aux termes généreux que le rédacteur en chef du « People » lui avait fait tenir. Elle n’avait pas l’ombre d’un doute qu’une semblable recommandation lui ouvrit toutes les portes. Même les plus difficiles. Et à deux battants. Mais à mesure que le temps passait, son assurance s’ébranla. De nouveaux arrivés prenaient directement le chemin du bureau du directeur et elle attendait toujours, perdue dans un coin. À une heure, la secrétaire annonça que l’audience ne reprendrait qu’à trois heures.

Caroline avait faim et se faisait une joie de manger un bon repas au restaurant. Elle erra un peu à l’aventure avant de découvrir un endroit à son goût. Comme c’était jour d’abstinence, elle commanda une salade aux œufs et des flageolets. Elle ne savait pas au juste ce que sont des flageolets, mais elle l’apprendrait.

Quand elle vit son repas, deux tranches d’œufs égarées parmi de la laitue frisée, quelques haricots qui semblaient combler un plat ridiculement petit et une pâtisserie dont la glace masquait la sécheresse, elle apprécia de tout son cœur les omelettes baveuses et les tartes dorées que Mariange Bonneville dressait sur la table quotidienne. Ce fut à regret qu’elle déboursa soixante-quinze sous, de son argent qu’elle gagnait si durement, pour payer un si maigre repas.

À trois heures, le directeur la reçut. Dans sa gêne elle s’accrocha à la carpette et faillit tomber. Quand elle se ressaisit elle vit un homme digne qui lui dit d’une voix impersonnelle tout en continuant à signer des feuilles :

— Que puis-je pour vous ?

Caroline avait par mesure de précaution préparé un petit boniment qu’elle avait appris par cœur. Mais, au moment de parler, elle n’en retrouva pas un mot et s’empêtra dans des phrases quasi-incohérentes.

Le directeur l’interrompit :

— Je comprends, Mademoiselle, mais il faut en moyenne six mois pour qu’un programme soit approuvé par le comité de lecture et au moins davantage pour qu’il soit irradié.

Caroline avait ménagé pour la fin la lettre de monsieur Nash. Elle la sortit avec orgueil comme si elle avait tiré de son sac à main de l’or en feuille et elle la présenta triomphalement au directeur qui la lut d’un œil rapide en murmurant : … alert… accurate… efficient… représentative…

— Oui, renchérit Caroline, je suis la correspondante du « People » à l’Anse-à-Pécot, je travaille à « La Voix des Érables », je suis journaliste.

Le directeur lui remit la lettre :

— C’est gentil ! fut tout ce qu’il trouva à lui dire.

Gentil ? Caroline en demeura pétrifiée sur son fauteuil. Gentil, l’âpre travail ! Un gentil métier, le journalisme, avec ses duretés, ses traîtrises. Et les sacrifices, des jolivetés, de la mignardise, de l’ouvrage de fantaisie !

Une main vient de la pousser dans un trou noir. Caroline sent dans le nœud de la gorge un cri qui voudrait clamer sa détresse mais il meurt là, étouffé comme en un mauvais rêve. À quoi bon ?

La voix du directeur la réveille :

— Voulez-vous m’excuser, Mademoiselle ?

D’un pas saccadé, en automate, elle parvient à la salle d’attente. Sa montre martre marque trois heures et sept minutes. L’entrevue a à peine duré cinq minutes. Quatre heures la séparent du départ du train pour l’Anse-à-Pécot.

Le choc l’a anesthésiée, elle ne souffre pas encore. Elle cherche un gîte où se terrer pour attendre l’heure de la douleur, loin du monde hostile aux vaincus.

Ce fut alors que l’image paisible du juge Dulac lui apparut comme l’asile le plus sûr.

✸✸✸

Le juge leva les yeux au-dessus de ses lunettes. Il mit deux ou trois secondes avant de reconnaître Caroline mais il compensa vite son hésitation par un accueil sympathique.

Quand elle lui eut tout raconté de son voyage et de sa querelle avec Philippe, il demeura perplexe.

— C’est dommage que vous ne vous entendiez pas avec mon neveu, car il ne faut pas perdre de vue que tout métier comporte des vexations. Là ou partout ailleurs vous rencontrerez des plis et des obstacles.

— Oui, mais je ne veux pas passer toute ma vie à piétiner ainsi. Je veux réussir. Que faut-il donc pour réussir ?

— Dites-moi d’abord ce que vous entendez par réussir ?

— J’entends ce que tout le monde entend : remporter du succès, être quelqu’un dans le bon sens du mot, celle que les passants reconnaissent dans la foule et non pas être perdue comme une pomme dans un panier de pommes.

— Si c’est là tout votre idéal, permettez-vous de vous faire observer que vous n’êtes pas difficile. Les témoignages sans valeur importent donc plus pour vous que la qualité du jugement ?

Caroline voulut protester mais il l’arrêta d’un geste et poursuivit :

— Vous êtes venue à moi afin que je vous éclaire : il faut que vous m’écoutiez. Vous aviez tout en mains pour réussir dans votre village ; respectée, entourée d’amis, de parents, de voisins qui vous aimaient, vous occupiez une place de choix dans la grande famille villageoise. Chaque bois, chaque arbre, chaque champ de Desneiges vous étaient familiers et auraient dû vous y retenir. À tous ces avantages vous avez préféré le mirage de la ville. Comment avez-vous pu croire que transplantée dans un sol étranger, sans autre préparation que votre ardent désir de réussir, vous grandiriez quand tant d’autres y végètent ?

— J’étais jeune. Comment faire maintenant que je n’ai plus de situation et si peu d’espoir ?

— Retournez à Desneiges.

Elle eut un sursaut.

— Jamais !

— Retournez là-bas chercher, au lieu des glorioles qui fondent plus vite qu’un brouillard de neige en avril, la gloire durable de fonder un foyer et d’élever une famille avec le brave garçon qui vous attend toujours.

— Comment le savez-vous ?

— J’ai rencontré votre curé de Desneiges à un conventum dernièrement. Je lui ai parlé de vous. Il espérait qu’un jour prochain vous reprendriez le chemin de votre pays.

— Est-ce qu’ils savent… mais elle ne put achever.

Le juge lui vint en aide : Ils ne savent rien.

Caroline luttait encore :

— Si je retourne à Desneiges, je ne serai plus rien.

Et avec une infinie mélancolie elle ajouta : … « rien que l’ombre qui tombe de l’homme ».

— Vous vous croyez la simplicité même et vous n’êtes pas simple. Quand on vous représente quelque chose, au lieu de voir la chose en elle-même, claire, telle qu’elle est, vous en cherchez l’écume. Les mots ne sont que l’écume de la vie. « L’ombre qui tombe de l’homme », voilà un aimable assemblage de mots qui charment l’oreille la plus avertie. Mais avez-vous regardé l’ombre qui s’étend d’un arbre ? L’ombre aide l’arbre à grandir.

Caroline s’exclama :

— Vous avez toujours le soleil et la sagesse à la bouche ?

Le juge protesta :

— Je porte de l’âge et de l’expérience et à certaines heures… Mais il reprit sur un ton ferme :

une véritable épouse, une bonne mère : elle aide de sa vaillance et de son amour l’homme qui l’a choisie entre toutes comme la meilleure. L’arbre et l’ombre grandissent ensemble.

Elle croyait entendre la voix d’Arcade. Ainsi un juge qui avait connu les honneurs de la politique et du barreau et un humble paysan qui ne savait que la droiture de son cœur parlaient le même langage et avaient la même foi dans la destinée de la femme. Le démon de l’orgueil la tenta une dernière fois : « Tu n’as pas peur ? » lui souffla-t-il à l’oreille. Caroline professa tout haut :

— Je n’ai pas peur.

Ses dernières résistances tombaient à jamais.

Au moment de la quitter, le juge Dulac lui dit encore :

— Oubliez vos livres et ouvrez votre cœur. Ouvrez vos bras tout grands à l’avenir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Caroline n’avait aucun plan de retour. Le soir même de son arrivée à l’Anse, elle écrivit au curé de Desneiges pour lui demander conseil. Elle ne fit part à personne de sa décision de quitter le journal mais quand Lauréat, le lendemain, lui apprit que Philippe lui avait ordonné de mettre le nom de Caroline au haut de la page des dames, elle dut tout lui avouer.

Cette nouvelle contrista fort la famille Bonneville.

Deux jours plus tard, Caroline recevait un télégramme :

Demande institutrice immédiatement.
Secrétaire-trésorier, Municipalité de
Secrétaire-trésorier, MunicDesneiges.

Elle se prépara donc au départ.

Mystérieuse est la loi qui régit les êtres et qui veut que deux personnes s’attirent ou se repoussent sans raison. Caroline Lalande et Philippe Dulac auraient pu vivre un siècle de temps, l’un près de l’autre, sans qu’aucun courant de sympathie ne les fît vibrer à l’unisson. Ils avaient si peu à se dire que les adieux furent brefs.

Le train entrait en gare quand le messager du journal vint lui remettre la dernière édition de « La Voix des Érables » en ajoutant :

— Il y a une belle surprise pour vous, en première page.

Mariange et Darcinette avaient tenu à l’accompagner à la gare. Aussi longtemps que le train fut en vue, elles agitèrent leur mouchoir et lui firent des signes d’amitié. Mais bientôt Caroline se retrouva livrée à elle-même. Elle ouvrit le journal et une flambée lui monta au visage en lisant :

« Nos lectrices apprendront avec regret sans doute le départ de Mademoiselle Caroline Lalande. Depuis qu’elle est en charge de la rédaction à « La Voix des Érables », nous avons vu l’intérêt de nos lecteurs augmenter considérablement. Sous le pseudo d’« Agathe », elle fut l’auteur de nombreux billets et de plusieurs articles éditoriaux. Les fréquentes reproductions dont ils furent l’objet de la part de confrères témoignent hautement de la valeur de ces écrits. Nous tenons donc à remercier publiquement Mademoiselle Lalande et à lui souhaiter succès et prospérité. »

La Direction.

— Il est trop tard ! réfléchit Caroline. Une joie qui nous arrive quand on en a épuisé toute l’espérance, est-ce encore une joie ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soleil déclinait quand le train stoppa à Desneiges. Caroline n’avait prévenu personne de son retour. Elle voulait reprendre contact avec son pays, seule, sans témoin. Le froid sec après la chaleur du train la ranimerait durant le mille à parcourir avant d’atteindre les premières maisons.

Elle allait rêveusement sur la route, suivant l’ornière polie par les lisses des traîneaux et écoutant le grondement des arbres à la lisière de la forêt quand le son de grelots la fit se retourner.

— Vous, ici, s’exclama un jeune homme. Ça parle au sorcier !

Caroline eut de la peine à reconnaitre dans ce colosse un de ses anciens élèves.

— Embarquez, je vais vous reconduire là où vous vous rendez.

Caroline s’assit sur les billots. Après lui avoir défilé la série des derniers événements, il questionna :

— Ça fait combien de temps que vous êtes partie ?

— Plus de deux ans.

— Et vous revenez pour tout de bon ?

— Je l’espère.

— Vous avez fait comme l’élan : vous êtes allée enterrer votre panache au loin.

À retrouver ce parler vert et direct qui autrefois lui faisait honte Caroline se sentit émue.

De sa grosse mitaine, l’adolescent pointa un homme qui avançait à grands pas.

— Il vient au devant de vous.

En reconnaissant Arcade, le cœur de Caroline ne fit qu’un bond. L’attelage avançait encore qu’elle sautait en bas de la voiture.

— Arcade !

— Pourquoi débarquer ? demanda le jeune garçon. Je vous ramènerais tous les deux au village.

— Va, mon jeune, lui dit Arcade. On te remercie de ton bon cœur, mais ça sera pour une autre fois.

Arcade prit le bras de Caroline et fit quelques pas auprès d’elle. Mais bientôt il l’éloigna de lui pour mieux la voir ; il ne pouvait se rassassier de la regarder.

— Le secrétaire t’a appris mon retour ? demanda Caroline.

— Le secrétaire ? c’est moi. J’ai fait du chemin depuis deux ans. J’ai une terre à moi et une maison qui est pas grande mais c’est mon bien en propre. Et au printemps, si le bon Dieu le veut, je bâtirai.

— Es-tu toujours tout seul ?

Arcada baissa la voix :

— Pas à présent que t’es revenue. Si tu consens, comme de raison.

— C’est toi qui m’engages, à l’école ?

— Je t’engage comme institutrice jusqu’à l’été mais après, je promets rien.

— Si tu savais… commença Caroline.

Mais il ne la laissa pas continuer :

— Je veux savoir rien qu’une chose : tu es belle, Caroline, et je t’aime.

xxx

Aucune musique savante, aucune phrase stylée ne sauraient rendre un son plus doux au cœur de Caroline. Une fois de plus le chant éternel s’élevait. Deux êtres jeunes et forts l’écoutaient pieusement comme un beau cantique, par un soir de prière, prolonger son écho en eux et atteindre à des profondeurs infinies.

Caroline sentit palpiter en elle, ainsi qu’une vie nouvelle, les racines du sol natal ; elle comprit que son âme au repos, après qu’un grand vent d’illusion l’eut secouée, reprenait ses couleurs naturelles.

« Ouvrez, ouvrez vos bras tout grands » lui disait une voix.

Elle alla se réfugier sur le cœur d’Arcade. Des larmes glissaient sur ses joues en feu malgré le froid. Elle voulut les dérober à la vue de son compagnon. En détournant la tête elle vit sur la neige bleuissante que son ombre confondue avec celle d’Arcade ne faisait plus qu’une ombre immense et unique.

Et elle sourit à l’avenir.


FIN