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Un dirigeable au pôle Nord/1

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 21-52).


EXPÉDITION DÉCIDÉE

Les explorateurs du pôle. — Pas un nom français ! L’intervention de Christiane. — La voix des aïeux. — L’élu. — Six passagers. — Fabrication de l’hydrogène. — Installation de la nacelle. — Vêtements polaires. — Le souvenir d’Andrée. — Traîneau automobile. — Le soleil de minuit.

La porte s’était refermée. Christiane se rapprocha de l’officier, plongea ses yeux dans les siens et, avec un accent de décision qu’il ne soupçonnait pas chez elle :

— Monsieur Durtal, lui dit-elle à mi-voix, comme pour mettre plus d’intimité dans cette grave explication, il faut accepter la proposition de cet homme, il faut essayer d’aller au Pôle !…

— Mais, mademoiselle…

— Écoutez-moi, je vous en prie. Il y a des choses que les femmes sentent mieux qu’elles ne les démontrent, et celle-là en est une. Et puis, comment vous expliquer que la Christiane qui vous parle n’est plus celle qui sombrait au départ dans une terreur instinctive, qu’elle n’est même plus la Christiane d’il y a une heure ! Tout ce que cet homme vient de dire m’a retournée. Songez-y ! Un acte de volonté, et c’est vous, c’est la France, qui prend la tête de tous ces explorateurs dont il vient de citer les noms. Oh ! monsieur Durtal. Je voudrais faire passer en vous la conviction qui vient de naître en moi, de s’imposer à moi irrésistiblement… Croyez-moi, cet Américain a le sentiment du grand et du beau. Il dit vrai : jamais occasion comme celle-la n’a été offerte à un homme, à une nation…

Elle mit le doigt sur le Pôle et, étendant le bras, d’un geste large :

— Voyez-vous le retentissement qu’aurait partout cette surprenante, cette étourdissante nouvelle, tombant en France, en Europe, au moment où l’on y pense le moins : « Le drapeau français a été planté au Pôle par un officier français ! » ? Voyez-vous ces lourdes plaisanteries, qui n’ont pas dû manquer à l’étranger au lendemain de notre accident, les sots commentaires de toute sorte provoqués par la perte d’un second Patrie, tout cela s’effondrant dans une rumeur d’apothéose : « Le Patrie est au Pôle ! » ?

« Ah ! monsieur, si vous sentiez cela comme moi !… »

Et les yeux dans le lointain de son rêve, Christiane de Soignes joignit les mains.

— Je ressens tout cela comme vous, mademoiselle, fit-il, à mi-voix, lui aussi, et tout à l’heure, quand cet homme nous montrait le cercle d’inconnu se resserrant autour de l’axe du monde par la tenace volonté de navigateurs étrangers, quand il disait surtout : « Pas un nom français parmi tous ces noms de chercheurs et de héros ! » j’avais presque honte de cette constatation et je me disais : « Pourquoi pas nous ? »

— Eh bien ! vous traduisez exactement ce que je pensais au même moment. Alors, concluez comme moi : essayons ! partons !

— Mademoiselle, je le voudrais, mais tout en moi proteste. Laissez-moi vous le redire, avant tout je suis soldat ; je n’ai pas le droit — et il articula lentement cette phrase en appuyant sur le dernier mot — je n’ai pas le droit de disposer du Patrie. Devant cet argument unique, impérieux, capital, tombent tous mes enthousiasmes. J’en suis responsable vis-à-vis de mes chefs, de ce ballon, responsable, entendez-vous ? Le hasard m’en a fait le maître. Mais, dans ce coin perdu des rivages arctiques, je représente à moi seul toute la hiérarchie militaire. Je dois agir ici comme si j’étais en communication constante avec les chefs de l’armée. Or, il n’est pas douteux que, si ceux-ci pouvaient m’envoyer un ordre, ce serait celui-ci : « Ramenez le Patrie à son hangar, où il a son utilité comme engin de guerre, où il peut être indispensable demain ». Là est le devoir.

Christiane de Soignes secoua la tête.

— Non, monsieur, il n’est pas là. Vous raisonnez en officier, vous ne raisonnez pas en Français, fit-elle avec une vivacité qui se reflétait dans son regard plein de clartés… Écoutez : je ne sais si c’est la voix d’aïeux très lointains qui, en ce moment, bourdonne dans mon cerveau et me souffle des pensées qui étaient si loin de moi, il y a quelques heures… C’est possible. Je crois à la transmission de la volonté des morts, parce qu’en infusant leur sang à leurs descendants, ils leur ont passé leurs plus pures aspirations et comme des parcelles d’idéal qui n’attendent qu’une occasion pour entrer en vibration… Eh bien, à cette heure, tout vibre en moi, et je me sens remué au plus profond de moi-même.

Elle se tut, et, lentement, comme si elle écoutait des voix mystérieuses :

— Tenez, fit-elle, j’ai entendu souvent raconter par mes parents qu’un des nôtres fut, aux Indes, un compagnon d’armes de Dupleix et de sa femme Jeanne de Castro, la Begum des légendes hindoues. Avec ce grand Français, il lutta contre les rajahs et les Anglais et fut tué au siège de Pondichéry. C’était une âme aventureuse et ses cendres reposent quelque part, sur un lointain rivage. Il ne se serait pas embarrassé d’une consigne étroite, lui. Il aurait vu, au-dessus d’elle, le renom de la France et du roi. Eh bien, qui sait si ce n’est pas lui, cet aïeul mort pour une noble cause, qui réveille en moi des sentiments que je ne me connaissais pas ? Qui sait si ce n’est pas lui qui vous dit par ma voix : « L’heure sonne de faire une grande chose pour la France, ne la laissez pas passer ! » ?

Elle se tut de nouveau, ses yeux dans ceux de l’officier, et elle ne parlait plus, que Georges Durtal, profondément remué par cette voix chaude et prenante, l’écoutait encore, remplissant son regard de son idéale beauté, car Christiane était comme transfigurée. La légitime fierté de sa race se reflétait sur son beau visage et, dans sa distinction native, elle apparaissait au jeune officier comme une de ces grandes dames de la « Guerre en dentelles », qui souriaient à leurs chevaliers, en leur montrant, d’un geste gracieux, la direction du champ de bataille.

Il se sentait rapetissé à côté d’elle. Il eût voulu baiser le bas de sa robe, lui dire son admiration et tout ce qui montait en lui de chaude sympathie, de tendresse et de respect. Il eût voulu surtout céder à ses objurgations. Il en comprenait la force, la justesse, mais il se sentait comme tiré en arrière par les mots de « devoir militaire » et de « consigne », qu’on lui avait appris à respecter avant tous les autres.

La jeune fille semblait suivre sur ses traits la lutte intérieure qui le rendait silencieux. Mélancoliquement, elle reprit :

— Plus d’une fois déjà, j’ai regretté d’être femme. J’ai envié ceux qui combattent, ceux qui vont au loin, ceux qui meurent. Je me suis grisée de sport pour me donner l’illusion de l’action, mais je ne suis arrivée qu’à lasser mon corps sans rassasier mon âme. Puis, j’ai rêvé d’être l’inspiratrice d’un acte héroïque, et voilà que l’acte se précise, voilà que l’homme ayant en mains les moyens de l’accomplir est là… Et j’éprouve une émotion indéfinissable en lui disant : « Pourquoi ne voulez-vous pas être l’élu ? »

Sa jeune poitrine battait avec force.

Il se rapproche, les yeux troubles, lui prit la main qu’elle abandonnait.

— Mademoiselle Christiane, fit-il, très bas, comment me permettez-vous de comprendre ce mot ?…

— Ne le définissons pas maintenant, dit-elle, mais laissez-vous convaincre : tant de raisons devraient vous décider ! Que sera notre retour au milieu des sourires et des sous-entendus des uns, des reproches et des critiques des autres ? Encore, vous n’en souffrirez guère, vous : on est indulgent pour l’homme. Mais moi ?… On n’a le droit de partir comme nous l’avons fait que si on n’en revient pas… ou, si on en revient, avec une étoile au front. Cette étoile, il faut l’aller chercher là-bas.

Et pour la seconde fois, d’un geste impérieux, que tempérait un sourire plein de promesses, elle remit son doigt sur le mot North Pole.

Alors il ne résista plus.

— J’irai, fit-il simplement.

— C’est bien, dit-elle, d’une voix pénétrée ; mais ne dites pas « j’irai », dites : « nous irons ». Car Dieu nous a fait une destinée commune, je ne vous quitte pas. Vous avez renoncé aux objections que vous suggérait votre conscience de soldat, je suis sûre que vous m’éviterez de même toute récrimination, si nous ne réussissons pas. Si nous devons rester dans les profondeurs glacées où je vous entraîne, nous y resterons ensemble !… Mais si nous en revenons… ce sera la main dans la main… Le voulez-vous ?

— Ô Christiane ! fit-il, à voix basse.

— Georges ! murmura-t-elle.

Et leurs mains se joignirent silencieusement.

Quand les deux jeunes gens rentrèrent dans la salle à manger, tous les regards étaient fixés sur eux. Sir James Elliot, les lèvres serrées, avait laissé éteindre son cigare, et le savant lui-même semblait gagné à l’émotion de l’attente générale.

— Monsieur, dit Georges Durtal, nous partirons quand vous voudrez.

— Pour le nord ?

— Oui, monsieur, pour le nord.

— Et Mlle de Soignes ?…

Mlle de Soignes part avec nous.

— Hurrah ! jeta l’Américain, et d’un coup de poing formidable, il ébranla un guéridon et fit sauter verres et bouteilles.

— Vous venez avec nous, miss ! combien je suis heureuse de cette résolution ! fit l’Américaine, dont les petits yeux gris brillaient par-dessus les lunettes.

Et cherchant aussitôt dans sa poche la Bible qui ne la quittait jamais, elle se mit à la feuilleter avec vivacité, pour y trouver les actions de grâces adéquates à la situation.

— Je pars avec mon fiancé, madame, fit délibérément Christiane, et si nous revenons du Pôle, Mme Durtal de la dépêche, ce sera moi.

— Ah ! chère miss, quelle heureuse surprise, mais aussi quelle erreur déplorable j’avais faite ce matin !

— Je ne vous en veux pas du tout, madame, au contraire, fit la jeune fille en souriant ; sans vous, les choses n’eussent peut-être pas pris la tournure qu’elles viennent de prendre.

— Vous, miss, déclara l’Américain transporté, vous allez être l’ange gardien de l’expédition. À vous dire vrai, je ne partais qu’à contre-cœur avec mon bateau du côté des îles de la Nouvelle-Sibérie, je n’espérais guère y trouver la mer libre de Wrangel ; mais c’était ma dernière carte, je la jouais. En dirigeable, au contraire, j’ai la conviction du succès. Vous serez la petite fée qui nous guidera et nous ramènera. Je suis un peu superstitieux, vous savez, comme tous les hommes qui sacrifient à Plutus, dieu de l’argent. Eh bien ! je crois à la chance avec vous et je baptise à l’avance du nom de Terre Christiane le glacier sur lequel nous planterons notre drapeau.

— Quel drapeau ? demanda malicieusement la jeune fille.

Interloqué, le Yanke ne répondit point.

Ce fut mistress Elliot qui déclara :

— Si Dieu nous accorde cette grâce sans précédent d’atteindre le Pôle, le drapeau américain et le drapeau français devront y flotter côte à côte, au même titre. N’est-ce pas votre avis, miss ?

— Pourtant, fit Christiane, le monde entier saura que le Patrie est un ballon français !

— Laissons cela, clama l’Américain, et qu’on apporte deux bouteilles d’extra-dry pour fêter cette nouvelle entende cordiale. À partir d’aujourd’hui, monsieur l’Officier, vous êtes le commandant de l’expédition et je ne vous donne plus d’autre titre. Entendons-nous : quand nous serons dans les airs, vous serez le maître, mais quand, pour une raison ou une autre, nous serons ramenés à terre ou sur mer, je reprendrai le commandement de l’expédition. Est-ce convenu ?

Si bizarre que fût la convention, Georges Durtal acquiesça en riant. Tout son bonheur à lui était ailleurs, et à cette heure, il se demandait s’il ne rêvait point et si c’était bien à lui que l’adorable jeune fille avait dit, le ciel dans les yeux : « Voulez-vous être l’élu ? »

Quelques instants après, une animation extraordinaire secouait tout le personnel de l’Étoile-Polaire.

Sir James Elliot exigeait qu’on ne perdît plus une minute. Le baromètre était à 758 millimètres. C’était, d’après le savant, la certitude d’une accalmie assez longue, consécutive à l’ouragan qui était venu s’éteindre la veille aux environs du Cap Nord. Il fallait en profiter, ce succès pouvant dépendre de quelques heures gagnées ou perdues, et, armé de son autorité de chef de l’expédition, puisqu’elle n’avait pas encore quitté le sol, sir Elliot décréta qu’on partirait la nuit suivante, à minuit, si possible.

Tout le monde allait s’employer à mettre le Patrie et ses passagers en état d’affronter le mystérieux et passionnant voyage.

Ces passagers, quels étaient-ils ?

Puisque le dirigeable pouvait porter douze personnes en pleine charge, ce n’était pas trop de lui en imposer six. Cinq étaient tout naturellement désignées, mistress Elliot étant inséparable de son mari, Christiane, de son fiancé, et le docteur Petersen, avec son inévitable instrument, était nécessairement du voyage.

Quant à la sixième place, sir James Elliot déclara qu’elle serait attribuée à Bob Midy ; et comme Georges se récriait :

— Il nous faut un domestique, expliqua l’Américain. Celui-là est habitué à nous servir ; il s’occupera de la cuisine et effectuera tout ce qui est travail de propreté. Il a une qualité rare dans ces régions, rare surtout pour un nègre, il est insensible au froid. Sa manie de touche-à-tout qui vous inquiète et surtout les tendances à l’ivrognerie que je lui reproche davantage, n’auront rien de dangereux dans cet espace restreint, puisque nous l’aurons constamment à l’œil. S’il se fait un jour couper un doigt dans un engrenage, il n’y reviendra pas d’eux fois. Quant à sa rage de grimper partout, nous aurons peut-être à l’utiliser, en lui demandant des tours de force comme celui que vous avez exécuté vous-même, en vous hissant près du gouvernail en pleine marche.

Et, sur ces considérations, Bob Midy avait été accepté.

Le capitaine Willy Harris, de l’Étoile Polaire, avait demandé à faire partie de l’expédition, mais le milliardaire lui avait déclaré qu’il ne pouvait, ni abandonner, ni céder à son second le commandement du navire.

— Vous aurez à nous suivre, Willy, jusqu’au Spitzberg d’abord, puis au delà jusqu’à l’extrême limite des glaces. Là, vous louvoierez en nous attendant. Peut-être, au retour, serons-nous bien heureux de vous retrouver.

Le commandant de l’Étoile Polaire fut chargé de réunir et d’amariner dans la nacelle les provisions de bouche de l’expédition. Il fallait compter sur un approvisionnement de vingt jours, afin d’être paré au cas où l’expédition se prolongerait. Il dut en outre compléter le stock d’essence nécessaire en ajoutant six bidons de 80 litres aux 600 litres que contenait le réservoir, veiller à la question importante des armes et munitions : trois carabines, dont une Smith tirant des balles exposibles, furent suspendues au bordage extérieur de la nacelle et pourvues de 200 coups à tirer chacune. Il y avait là de quoi faire une hécatombe de morses et d’ours, suffisante pour nourrir l’expédition pendant six mois.

L’opération la plus urgente était la fabrication de l’hydrogène. Le docteur Petersen l’installa en moins d’une heure, à l’aide de six grandes bonbonnes vides dans lesquelles il empila de la limaille de zinc ; deux tubes traversaient le volumineux bouchon qui fermait chacune d’elles ; l’un d’eux recevait l’eau acidulée destinée à attaquer le métal, et l’autre conduisait l’hydrogène instantanément formé dans un manchon commun aboutissant à l’aérostat. Dès trois heures du soir, l’usine improvisée marchait à souhait, et le savant assura que le regonflement du Patrie serait achevé pour minuit.

En prévision de ce notable accroissement de force ascensionnelle, un supplément de lest fut installé dans la nacelle et les câbles qui retenaient le captif furent doublés.

Le vent était d’ailleurs complètement tombé la température marquait trois au-dessus de zéro. Le temps était propice à souhait pour ces préparatifs, menés avec une activité fièvreuse, que sir James Elliot avait communiquée à tout le monde.

Lui s’était chargé de disposer à l’avant de la nacelle une tente formée de peaux de rennes et pouvant donner abri aux deux femmes. Pour y maintenir une température supportable, il y fit porter un fourneau à pétrole d’un modèle perfectionné, sur lequel on pouvait en même temps faire fondre de la glace et bouillir dix litres d'eau.

Mais Georges Durtal, qui présidait à l’ensemble de l’arrimage, objecte que, même sous une tente en peau, même avec la distance considérable qui séparait la nacelle de l’aérostat, il était bien dangereux d’installer une source de chaleur dans le voisinage d’une pareille masse d’hydrogène. La difficulté fut surmontée par l’adaptation au fourneau d’un treillage métallique. Le forgeron du bord choisit à cet effet un grillage à mailles très serrées, et l’électricien y installa une mise de feu électrique par l’essence, qui dispensait d’allumer une allumette à l’extérieur du fourneau.

Expérimenté aussitôt, l’appareil fonctionne parfaitement, et, en moins d’une heure, amena à la température d’ébullition les dix litres d’eau de son récipient. En même temps, la température intérieure de la tente montait de 3 à 16 degrés.

C’était un résultat inappréciable pour le moment où les aéronautes aborderaient les 30 ou 40 degrés de froid du bloc polaire.

Quant aux autres passagers, pour lesquels il était impossible de monter une seconde tente, qui eût enrayé toute possibilité de manœuvre à bord du Patrie, ils devraient se contenter des sacs en peau, très confortablement aménagés d’ailleurs, dont l’Étoile-Polaire possédait un approvisionnement pour tout l’équipage. Un épais capuchon mobile, abritant la tête, mettait les yeux à l’abri du rayonnement atmosphérique, et des peaux d’ours, réparties sans compter au fond de la nacelle, y constituèrent des lits très supportables pour une expédition de courte durée.

— Avec un sac de peau comme ceux-là, Nansen a couché dans la neige, observa sir Elliot ; nous serons bien mieux que lui.

Ce fut I’Américain qui se chargea de fournir de vêtements polaires ses deux nouveaux amis.

Partie d’Andevanne en toilette légère, comme il convient au début de septembre, s’étant préservée tant bien que mal contre un abaissement de température de 20 à 22 degrés à l’aide du dolman de cuir trouvé à bord de la nacelle, Christiane de Saignes devait être équipée des pieds à la tête.

Elle le fut sans peine, car si elle était grande, fine et svelte, mistress Elliot était longue, maigre et sèche ; ce qui allait à l’une allait à l’autre ; chemises et jerseys de laine, corsages en peau de daim, boléros en mérinos, mocassins lapons doublés de feutre et toques de loutre constituèrent une première enveloppe qui laissait encore aux deux voyageuses une silhouette féminine nettement accusée.

Quand on arriverait dans les régions du « froid noir », elles devraient y joindre des passe-montagnes en fourrure, d’épais caleçons de laine, des guêtres en vadmel, sorte de drap très épais tissé par les paysans norvégiens, et des houppelandes en vison. Dès lors elles ne se différencieraient guère que par la voix de leurs compagnons de voyage.

Seul, le savant ne pouvait être confondu avec aucun autre. Sa petite taille, sa tête énorme, sa démarche d’oiseau de basse-cour lui constituaient un profil spécial, reconnaissable dans la plus épaisse obscurité.

Bob Midy avait repris sa pelure simiesque. Il marquait une joie extraordinaire, depuis que son maître lui avait annoncé son départ en ballon. Pendant plusieurs heures, sans se lasser, il fit la navette du navire au canot et du canot à la nacelle, portant les plus lourds fardeaux, et semblant vouloir prouver par là qu’il pouvait, malgré sa paresse invétérée, se rendre utile pendant le voyage.

De plus, à l’extrême surprise de mistress Elliot, il ne songea point, pendant toute la durée des préparatifs, à dérober le moindre verre de whisky, alors qu’en temps ordinaire il louchait constamment sur la vitrine où était renfermé l’approvisionnement Personnel du milliardaire, sous forme de hautes et fines bouteilles au collier doré.

Tout le monde, d’ailleurs, dans l’équipage, collaborait à l’appareillage. Le personnel de l’Étoile-Polaire se composait de dix-huit hommes, mécaniciens, chauffeurs, électriciens, harponneur, cuisiniers et matelots de pont. Chacun, dans sa spécialité, travaillait avec ardeur ; on savait que sir Elliot voulait partir à minuit, qu’il récompenserait généreusement, qu’il allait se risquer dans une entreprise périlleuse, réparer, par la voie de l’air, es échecs subis dans l’assaut de la banquise depuis quatorze mois, et nul ne marchandait sa peine.

À dix heures du soir, le ballon avait repris sa forme et les plis inquiétants qui se creusaient dans son enveloppe avaient disparu. Les amarres consolidées se tendaient sous la poussée de la force ascensionnelle reconquise, le Patrie semblait impatient et de regagner son domaine.

Le premier soin de Georges Durtal avait été de faire l’ascension de l’échelle de cordes conduisant à la soupape, pour s’assurer que celle-ci était intacte et n’avait pas conservé l’un de ses clapets entr’ouverts, à la suite des efforts facétieux de Bob Midy.

Le souvenir du Géant de Nadar, qui s’était élevé ainsi en 1863 avec une soupape ouverte et avait fait une chute de 800 mètres, cassant bras et jambes à une douzaine de passagers, était là pour lui rappeler que, de cet organe essentiel, dépendait la sécurité de l’aérostat.

L’officier s’assura en même temps que le jeu des clapets actionné par de puissants tirants de caoutchouc réunis en faisceaux fonctionnait régulièrement. Maintenant, Georges Durtal avait une hâte de partir égale à celle de sir James Elliot lui-même.

C’était son bonheur qu’il allait chercher au Pôle.

Et il se rendait parfaitement compte que si, pour une raison, même des plus probantes, il ne partait pas, il perdrait aux yeux de l’aventureuse et enthousiaste jeune fille une partie du prestige dont elle l’avait revêtu et par lequel elle avait été séduite tout d’abord.

Pour une fille de race comme Christiane, chez qui la noblesse de cœur avait modifié, mais non détruit, les préjugés de caste, le fiancé de son choix devait réaliser le programme du vers de Voltaire :

Qui sert bien son pays n’a pas besoin d’aïeux.

Et jamais il ne retrouverait une occasion comme celle qui se présentait de servir son pays.

D’autres explorateurs étaient venus, apportant leurs ballons pliés sur des navires, et avaient installé sur les rivages du Spitzberg de coûteux hangars, pour y gonfler leurs dirigeables.

L’Europe entière avait suivi anxieusement leurs préparatifs et avait appris avec une immense déception qu’ils n’étaient pas partis, ne trouvant pas les courants favorables, redoutant les tempêtes et la neige. Lui s’était trouvé transporté soudain avec le Patrie dans ce hangar naturel qu’était le fjord et, comme si une fée eut présidé à tout cela, voilà qu’il y trouvait un ravitaillement en hydrogène et tous les approvisionnements nécessaires pour affronter le domaine du froid. La saison elle-même était favorable, le thermomètre se mettait a l’unisson.

Et ceci n’était rien : voilà qu’au terme de cette Expédition qui n’avait nécessité ni dépenses, ni préparatifs, qui s’ouvrait sous les meilleurs auspices, une récompense inespérée l’attendait.

Certains hommes ne cherchent que la gloire ; d’autres lui préfèrent le bonheur intime : sa bonne étoile allait lui donner les deux à la fois.

Et maintenant, il se reprochait ses indécisions, ses hésitations.

Il ne se les expliquait même plus.

Il se disait que, s’il pouvait en ce moment consulter le généreux donateur du Patrie, ce Lebaudy, qui faisait de sa fortune un si noble usage et, après lui, ce génial constructeur qu’était l’ingénieur Julliot et le pilote modèle qu’était Juchmès, c’est-à-dire les trois initiateurs du merveilleux effort aérostatique qui avait mis la France à la tête des nations dans le domaine de l’air, leur réponse à tous trois serait : « Partez ! »

Quant au commandant du bord, à ses camarades de nacelle, leur conseil serait le même ; il s’y joindrait seulement le regret de ne pas en être.

Et pour la masse, pour la nation elle-même, la réponse était moins douteuse encore : le sentiment public serait plus nettement marqué que dans les milieux techniques : il pousserait de toutes ses forces à l’expédition.

Même en ces temps attristés, dominés par le matérialisme et le culte de l’argent, la France, avide de sensations neuves et toujours amoureuse d’héroïsme, crierait à cet enfant perdu de sa race :

— Va, tu tiens le pavillon !

Comment avait-il pu hésiter ? Maintenant, les raisons de consigne et de responsabilité, qu’il avait invoquées au début, lui apparaissaient tellement misérables, en face de la grandeur du but, qu’il ne pouvait s’imaginer avoir été arrêté par elles.

Il devait y en avoir une autre.

Et en s’analysant, dans les quelques rares moments de repos que lui laissaient les multiples opérations de l’appareillage, il la trouva.

Cette raison, c’était la peur : il dut se l’avouer à lui-même.

Le Pôle exerçait sur les âmes, il est vrai, une fascination étrange, mais en même temps, il était le dernier mystère de l’exploration terrestre, et ce mystère était plein d’épouvante, parce qu’à sa pénétration trop de victimes volontaires avaient déjà succombé.

Or, parmi elles, il était un aéronaute, un homme, qui n’avait pas craint de se confier avec un ballon sphérique au courant éphémère qui passait, venant du sud, un étranger encore, le Suédois Andrée.

Oui, c’était le souvenir d’Andrée qui avait mis un frisson dans les veines du jeune homme, quand on lui avait proposé de se lancer dans l’inconnu de la mer Polaire, et cette grande ombre devait planer de même sur toutes les tentatives de même nature, puisque ceux qui avaient fait le geste après lui n’avaient osé le faire jusqu’au bout.

Il y avait douze ans de cela.

Un jour de juillet 1897, on avait appris que le Suédois Andrée s’était enlevé de l’île aux Danois, avec ses deux compatriotes Frankel et Strindberg, vingt-trois heures devant suffire à leur aérostat, l’Aigle, pour arriver au point de convergence des méridiens.

Et Andrée n’avait pas reparu.

Jamais on n’avait retrouvé trace de l’Aigle et de ses passagers.

On les avait supposé engloutis dans la mer qui s’étend entre le Spitzberg et la Nouvelle-Zemble. Ils avaient dû plonger à pic et disparaître à jamais sous les glaces éternelles, car, par le jeu des courants, des vents et des glaciers, des débris de leur ballon eussent dû être recueillis au Groenland, où arrivent, chaque année, des bois flottes de Sibérie.

Jamais Esquimau, Lapon ou Samoyède n’avait trouvé et rapporté en pays civilisé une corde, un instrument, un objet quelconque, révélant, en un point quelconque, le passage d’Andrée.

On n’avait de lui que deux bouées flottantes jetées quelques heures seulement après le départ et disant que « tout allait bien ».

Les pigeons voyageurs dressés dans les îles Lofoden et emportés par Andrée n’avaient jamais reparu à leur colombier.

L’expédition tout entière avait disparu dans l’inconnu mystérieux et troublant du Pôle sans laisser de traces.

Et maintenant, Georges Durtal en était sûr, c’était ce tragique ressouvenir qui lui avait glacé l’âme, au premier moment. Il avait suffi d’un regard de jeune fille pour dissiper cet instinctif effroi.

Si le devoir militaire s’était réellement dressé devant lui dans toute son implacabilité, ce regard, si charmeur fût-il, n’aurait pas suffi.

Maintenant, il n’avait plus qu’une hâte : partir sans perdre de temps.

Sans être superstitieux comme sir Elliot, il estimait qu’il y avait là toute une série de circonstances heureuses dont il ne fallait pas rompre le cours, et l’insistance du docteur Petersen à signaler un retour d’équilibre dans l’atmosphère lui faisait désirer que le départ ne fût pas retardé.

Aussi, ayant revêtu les fourrures que mistress Elliot avait extraites pour lui de la garde-robe de son mari et fait mettre à sa taille, Georges Durtal ne quittait plus la nacelle. Il surveillait l’arrimage de tout. Il avait fait amener une balance du bord, pesait chaque objet et prenait aussitôt note de chaque poids.

Il était obligé de procéder ainsi pour calculer ce qui lui resterait de lest à emporter au dernier moment, et il se proposait, pour ne pas accaparer dans la nacelle une place précieuse, d’arrimer à l’extérieur, le long du bordage, les sacs qui le contiendraient.

À dix heures du soir, tous ses calculs étaient terminés. On avait embarqué à bord 1.826 kilos d’approvisionnements de toutes sortes ; il s’y trouvait en outre 770 kilos d’essence et le poids des passagers représentait 468 kilos.

L’aérostat, la machine, la nacelle et le gréement comptaient ensemble pour 2.872 kilogrammes.

C’était donc un poids total de 5.936 kilos que le Patrie avait à enlever.

Or, sa contenance était de 6.000 mètres cubes, et chaque mètre cube d’hydrogène pur pouvant porter 1 kilo 48, la force ascensionnelle totale de l’aérostat se trouvait être de 7.080 kilos.

La différence entre ce dernier chiffre et celui du poids à emporter, 5.936 kilos, représentait donc le poids du lest disponible, 1.000 kilos en chiffres ronds.

— Mais, goddam ! s’écria l’Américain quand il connut ce chiffre, c’est un poids formidable, et nous aurions pu emporter beaucoup plus de choses utiles, du champagne par exemple.

On était à table, et les passagers, réunis dans la salle à manger du yacht pour y prendre leur dernier repas, venaient précisément d’entendre sir James Elliot porter un toast vibrant à l’expédition, en vidant coup sur coup deux coupes d’extra-dry.

— Nous ne serons pas en l’air depuis deux heures, que votre champagne serait gelé, objecta l’Américaine.

— Parfaitement, Cornelia : champagne frappé, rien de mieux ! il y a d’ailleurs le whisky, qui, lui, ne gèle pas… Savez-vous que nous aurons besoin de toniques là-bas, commandant ?

— Je doute que la nacelle puisse recevoir un supplément de provisions, fit Georges Durtal, on ne pourrait plus s’y mouvoir.

— Il faudra pourtant bien l’encombrer de votre lest.

— Non, car j’ai fait arrimer les sacs tout autour du bordage, à l’extérieur.

— Parfait. Vous me permettez alors de remplacer quelques-uns d’entre eux par des bouteilles judicieusement choisies et qui n’encombreront pas davantage.

— Si nous emportions le télescope de Foucault, qui est à l’arrière du bâtiment, opina le docteur Petersen… Il ne doit guère peser que deux à trois cents kilogrammes avec ses accessoires. Songez quelle mine d’observations nous pourrions faire avec lui, quand nous serons au seul point du globe où les étoiles décrivent des cercles parallèles au-dessus de l’horizon, quand nous pourrons jouir, pendant quinze jours consécutifs, de la vue de la lune… La lune !… Songez, commandant, que si un jour vous oubliez de remonter les montres, comme il advint à Parry, je pourrai, en observant la hauteur du satellite et connaissant la déclinaison par la Connaissance des temps, vous calculer l’heure de Washington à dix secondes près. Songez encore…

— Halte-là ! docteur, s’écria l’Américain. Vous y êtes en plein dans la lune, en ce moment. Vous imaginez-vous donc que nous allons trouver un hangar au Pôle et que nous pourrons y stationner ?

— Si Dieu nous permet de l’atteindre, acheva mistress Elliot.

— Si Dieu nous permet d’y passer, vous voulez dire, Cornelia. Car je m’imagine qu’il doit faire dans ces régions un vent tel que le Patrie n’y pourra stationner, même une minute.

— Nous essaierons de faire tête avec l’hélice, si le vent n’est pas trop fort, observa Georges Durtal.

— Il le faut, commandant, il le faut ! s’exclama le docteur Petersen. Comment pouvez-vous supposer, sir James, que nous frôlerons le Pôle sans y faire la moindre observation géodésique ? Et mon instrument alors ? Qu’en faîtes-vous ? Mais sachez, sachez bien, que je compte faire au retour une communication sensationnelle à l’Institut de Christiania. Pour cela, il faut…

Mais l’Américain l’interrompit de nouveau.

— L’Institut de Christiania, docteur, et pourquoi pas celui de New-York, s’il vous plaît ?

— Ah ! sir James, c’est que, si je suis américain, d’opinion et d’intérêt, je suis toujours de cœur avec ma petite patrie, la Norvège, qui nous offre en ce moment l’hospitalité. Mon nom vous l’indique, je suis originaire du pays sur lequel règne le bon roi Haakon, et Chicago ne me l’a pas fait oublier. Aussi, je sens mon cœur battre plus vite, depuis que nous sommes sur ses rivages, et dans cette expédition, où deux grands pays, la France et l’Amérique, sont si dignement représentés, vous me permettrez d’en représenter très modestement un troisième, la Norvège.

— Et moi qui vous croyais un Américain pur sang ! fit mistress Elliot avec une expression de reproche.

— Dites plutôt un internationaliste, Cornelia, reprit le milliardaire : car j’ai entendu le docteur affirmer un jour que la Science n’avait pas de patrie.

— Oui, on dit cela, et je l’ai dit avec certains snobs, fit le savant en hochant mélancoliquement sa grosse tête, et puis la seule vue d’un de ces fjords m’a rappelé celui de Stavanger, où j’ai passé mon enfance, et m’a retourné des pieds a la tête. Ah ! la Norvège, mistress Elliot, le délicieux pays aux cimes déchiquetées, aux ravins ombreux, aux sapins séculaires, aux…

— Par Franklin ! interrompit à nouveau l’Américain, voici un Petersen que nous ne connaissions pas !…

Seulement, à vous entendre, mon cher docteur, on ne croirait pas que nous partons dans deux heures, et votre lyrisme va se traduire par une demi-heure de retard. Revenons a notre lest : il était question, n’est-ce pas, commandant, et l’Américain appuya à dessein sur cette appellation, d’utiliser un peu mieux qu’avec des cailloux les mille kilogrammes que vous pouvez emporte ?…

— Mille kilogrammes, c’est, le poids de trois ou quatre traîneaux et de leurs attelages de chiens, observa le capitaine Harris.

— Il est de fait, reprit à nouveau le savant, que, pour une expédition polaire, c’est une lacune de n’avoir aucun moyen de transport sur la banquise. Si ce ballon nous lâche…

— Attendez, fit l’Américain en se levant… Comment n’y avons-nous pas pensé plus tôt ? Cette fois, commandant, il s’agit d’une proposition sérieuse : j’ai apporté de New-York un traîneau automobile, du modèle adopté par un de vos compatriotes, Charcot, dans son expédition antarctique ; mais le mien est de la force de cinq chevaux au lieu de deux 3/4. Qui sait si ce tracteur ne pourra pas nous rendre des services ? Personne n’y songeait, parce qu’il est à fond de cale et n’a servi à rien jusqu’à présent.

Si nous l’emportions ?…

— Quel est son poids ? demanda le jeune officier.

— 370 à 380 kilogrammes.

— Ses dimensions ?

— Il a 2m,20 de longueur et 0m,80 de large seulement.

— Fort bien. Il peut être arrimé sur le bâti triangulaire situé sous la nacelle. Avec lui il nous restera encore 600 kilogrammes de lest, ce qui est largement suffisant.

— Vous n’oubliez qu’une chose, objecta Willy Harris, avec son gros rire, c’est que, ce traîneau, il n’y a que moi et le mécanicien Heinrich, qui sachions le faire marcher…

Un silence suivit cette fâcheuse constatation, mais il fut court.

— Pardon, fit vivement Christiane, du moment que c’est une automobile, qu’elle soit traîneau de quatre, ou limousine de quarante chevaux, je m’y connais, et il me suffira d’une leçon pour être au courant.

— Je vais vous la donner de suite, cette leçon, mademoiselle, si vous le permettez, s’empressa Willy.

— Volontiers.

Et ce ne fut pas le tableau le moins étrange de ce curieux voyage que l’apparition de l’étrange machine sur ce rivage solitaire.

Sa silhouette générale était celle d’un traîneau ordinaire en frêne du modèle norvégien, et l’avant, avec ses semelles recourbées aux larges patins d’acier, n’en différait que par les leviers de changement de vitesse, placés à portée du conducteur.

À l’arrière, le moteur de cinq chevaux était entièrement encagé dans un carter en aluminium qui le préservait de la neige et dispensait du nettoyage quotidien.

Mais l’organe original du traîneau automobile était un propulseur destiné à mordre indifféremment sur la glace ou dans la neige. Il était placé à l’arrière du moteur.

C’était une roue basse à deux jantes, reliées par des raquettes. Chacune de ces jantes était garnie de grappins, sortes de petites palettes en acier destinées à mordre la glace.

Dans la neige pulvérulente, les raquettes assurent la propulsion à la manière des roues à aubes des anciens navires.

Le curieux véhicule pouvait porter deux personnes, dont les sièges étaient placés l’un derrière l’autre, mais le dossier du second pouvait se rabattre, permettant de remplacer le passager par 2 ou 300 kilogrammes de matériel.

La jeune fille éprouve une joie d’enfant à entendre ronfler le moteur, et, après avoir vu Willy Harris embrayer, démarrer et glisser pendant une centaine de mètres sur la grève, elle prit sa place délibérément.

Le traîneau marchait à six kilomètres à la première vitesse, à onze kilomètres à la deuxième. La roue propulsive était articulée de telle sorte qu’elle pouvait suivre exactement les sinuosités du terrain, et un dispositif spécial limitait sa descente.

Au bout d’un quart d’heure, la jeune fille conduisant avec la plus parfaite virtuosité et a la vitesse maxima du moteur vint, aux applaudissements de mistress Elliot, s’arrêter net au pied de la nacelle.

Une autre particularité distinguait encore le traîneau automobile de l’Étoile-Polaire. Il n’avait pas de « silencieux », et les explosions du moteur donnaient l’impression d’un crépitement de fusillade. Ils devaient s’entendre au loin.

Les mécaniciens de l’Étoile-Polaire avaient préparé de solides courroies pour arrimer le traîneau aux tubes robustes qui, dans le dirigeable français, servent de jambes de force à la nacelle et atténuent ses heurts avec le sol. L’arrimage en fut fait rapidement et Georges Durtal, pour compenser ce nouveau poids, coupa les cordelettes qui retenaient, sur le pourtour de la nacelle, dix-huit sacs de vingt kilogrammes chacun. Ainsi délesté, le Patrie était de nouveau équilibré, et il suffisait, pour l’enlever, d’une rupture de vingt à vingt-cinq kilogrammes dans cet équilibre.

Suspendu sous la nacelle, mais a l’abri de tout choc, le traîneau nuisait peut-être à l’esthétique de l’aérostat, mais il était un élément de réconfort pour les passagers et pouvait devenir pour eux un élément de salut.

Maintenant, tout était prêt. L’air était calme et la masse fuselée de l’aérostat se balançait, d’un mouvement lent et insensible, à l’extrémité des solides filins d’acier par lesquels le maître de manœuvres de l’Étoile-Polaire avait suppléé aux amarres coupées à Andevanne. Le soleil venait de passer au méridien, mais du côté opposé à celui où les hommes le voient à midi en deça du cercle polaire.

Il marquait donc la direction du nord, mais, en raison de l’orientation du fjord, il était caché par les falaises, et la plage était plongée dans une ombre opaque.

Soudain, elle s’emplit de la traînée lumineuse que lui envoyait, comme adieu, le projecteur de l’Étoile-Polaire.

L’appareillage était terminé. Le Patrie n’avait qu’un léger retard sur l’heure fixée pour le départ. Les passagers étaient à bord. Non sans émotion, sir James Elliot et sa femme avaient fait leurs adieux à l’équipage avant de quitter le navire, car le yacht, lui aussi appareillait pour le Spitzberg.

Seuls, six hommes tenaient les derniers câbles. Avant de libérer l’aérostat, Georges Durtal leur prescrivit de s’éloigner de la paroi rocheuse qui l’avait abrité pendant ces quarante heures.

Soudain, le grondement d’un coup de canon ébranla les échos du fjord et se répercuta jusqu’aux gorges des montagnes aux noirs sapins.

C’était le petit canon de cuivre de l’Étoile-Polaire qui saluait les partants ; c’était l’adieu des marins, impuissants à franchir la banquise polaire, aux aéronautes, qui allaient passer par-dessus.

— Quand vous voudrez… Nous sommes parés, sir Elliot, fit le jeune officier, disposant un sac de lest de vingt kilogrammes sur le bordage de la nacelle.

— Mais vous êtes désormais le seul maître, comandant, je vous l’ai dit… Nous ne sommes plus ici, le docteur et moi, que votre équipage obéissant.

— Mademoiselle Christiane, fit Georges Durtal, c’est à vous qu’il appartient de faire le commandement de départ, car ce départ, il est votre œuvre !…

La jeune fille se rapprocha et, d’une voix pénétrée :

— Georges, fit-elle en français, dites-moi que vous ne regrettez rien, que nos deux cœurs battent à l’unisson…

— Je vous le jure, fit-il. Avec vous j’irai…

— Au bout du monde, acheva-belle d’un air joyeux, et en vérité c’est bien là que nous allons… Donc, nous partons.

— À vos ordres, Christiane !

Et ce disant, il lança au dehors le sac de lest.

— Let go !… jeta-t-elle d’une voix ferme.

Ce n’était plus la jeune fille affolée, tremblante, qui, emportée dans le vent d’orage passant au- dessus de la maison paternelle, se sentait le cœur chaviré à la pensée du foyer qui fuyait à tire- d’aile.

En quelques heures, une âme d’héroïne s’était éveillée en elle. Le but grandiose apparu soudain l’avait transportée ; elle se sentait capable de tous les dévouements et de toutes les énergies, et elle écoutait avec ravissement chanter au fond d’elle-même l’hymne d’amour dont elle commençait à bégayer les troublantes paroles.

Elle se rapproche encore ; leur émotion était telle, qu’ils ne remarquèrent point le geste de l’Américain : dans le rayonnement de lumière du projecteur, qui suivait la nacelle dans sa rapide ascension, il agitait un drapeau étoilé, le drapeau américain, qu’il avait enlevé de la corne de l’Etoile-Polaire et qu’il montrait à son équipage, comme pour lui dire :

« C’est pour sa gloire que nous partons ! »

Il fut compris, car un hurrah lointain lui répondit. Satisfait, il roula le pavillon autour de sa hampe et le déposa au fond de la nacelle.

Mais un geste du savant, ponctué d’un cri d’admiration de Christiane, fit soudain converger tous les regards vers le nord.

Le ballon maintenant dominait les falaises, et là-bas, tout au fond de l’horizon, dans un silence profond, impressionnant comme la symphonie de l’espace, s’irradiait, pareil à la roue de feu d’un char invisible, le soleil de minuit !