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Un dirigeable au pôle Nord/2

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 53-90).


AU-DESSUS ET AU DELA DU SPITZBERG

Les enthousiasmes du milliardaire. — Au-dessus de l’Océan polaire. — Les effets du Gulf-Stream. — Une ville polaire : — Advent City. — Le cairn d’Andrée et le hangar de Wellmann. — Les espoirs du docteur. — Le Pôle, berceau du premier homme. — Veille mouvementée. — Une rencontre avec l’île Petersen. Hurrah !

— Ah ! commandant, votre nation est une grande nation !… décidément.

Et ce fut ainsi qu’ayant embrassé du regard les côtes déchiquetées du cap Nord, ses îles frangées d’écume et l’immensité de l’Océan glacial se fondant à l’horizon dans le rayonnement solaire, l’Américain manifesta son admiration.

Car ce n’était pas le panorama qu’il trouvait merveilleux, encore qu’il n’en eût jamais contemplé de pareil, mais son esprit pratique ramenait son regard des plus lointaines échappées terrestres sur le dirigeable, sur cet engin si nouveau, et si perfectionné déjà, qu’il plaçait la France au tout premier rang dans le domaine aérostatique.

Pour qui connaissait d’ailleurs le farouche nationalisme du compatriote de Monroë, son exclamation comportait autre chose qu’un hommage à la patrie du Patrie : elle contenait surtout un regret que l’Amérique, cette terre de toutes les audaces, ce pays d’Edison, de Graham Bell et de tant d’autres génies de l’invention, se fût laissé devancer.

Quant à mistress Elliot, elle avait regardé sans mot dire le paysage s’agrandir et les falaises s’écraser sous la nacelle. Elle avait longuement fixé l’Etoile-Polaire, devenue coquille de noix, et ses lèvres, avaient aussitôt remué pour une instinctive prière. Puis, tirant sa Bible, elle s’était plongée dans la lecture des psaumes de la Pénitence.

Le plus loquace des passagers était Bob Midy, de nouveau recouvert de sa pelure d’homme des bois. Assis à l’avant de la nacelle, les jambes pendant au dehors, sans souci du vertige, il étendait le bras à tout moment, en accompagnant ce geste de courtes exclamations émerveillées.

Le “temps était magnifique ; les brumes des jours précédents, dissipées, fondues ; les lointains, reculés, élargis, étaient pleins de transparences, et la mer, calme comme un lac, scintillait au large.

Quant au vent, il était décidément tombé, car, équilibré à 800 mètres, le Patrie plana un instant au-dessus du fjord qu’il venait de quitter, sans autre dérive qu’un léger glissement vers le sud-ouest.

La constatation de cette dérive était de règle au départ. Avant de mettre la machine en marche et d’orienter le ballon dans une direction déterminée, il était indispensable aux aéronautes de savoir quels étaient le sens et la direction du courant dans lequel ils allaient se mouvoir.

C’est ce qu’expliqua Georges Durtal à l’Américain, surpris que les hélices ne fussent pas en mouvement des le départ.

Puis, d’autres sujets détournèrent l’attention des passagers. Derrière un promontoire dénudé, un petit village venait d’apparaître, avec ses maisons de bois, ses chalets aux toits empanachés de fumée, blottis au creux des rochers, et les canots de pêche alignés le long de sa jetée de granit.

— Hammerfest, fit le docteur Petersen, qui avait tiré sa jumelle. Détruite par un incendie en 1890, la voilà rebâtie et plus prospère que jamais. Aucun autre peuple n’a pu bâtir une ville à pareille latitude, ajouta-t-il d’un air sentencieux.

— Pardon, docteur… En Alaska, nos compatriotes…

— Oh ! sir James, que dites-vous là ? Fort-Yukon, le point habité le plus septentrional de l’Alaska, est juste sur le cercle polaire : 66° 32’30”. Hammerfest est à 70° 40’2”. Il y a 450 kilomètres d’écart… Nous tenons le record, vous dis-je.

L’Américain haussa les épaules : son compatriote redevenait Norvégien, décidément !

Un second coup de canon, tiré par l’Etoile-Polaire, ramena les regards sur le yacht. Un petit panache de fumée noire cachait en partie sa coque d’un gris d’argent. Le navire appareillait.

Ses observations terminées et rapidement reportées par un trait rouge sur la carte détaillée que sir James lui avait fournie et qu’il avait étalée sur une petite table pliante, Georges Durtal mit le moteur en mouvement, embraya les hélices et, à l’aide du gouvernail, fit décrire à l’aérostat un demi-cercle, qui ramena sa pointe vers le Nord.

— Mervellous indeed ! murmura le milliardaire, le regard extasié devant l’enchevêtrement des câbles, le rapidité de rotation des hélices et la complexité des plans, qui différenciaient si profondément le Patrie de tous les aérostats connus.

Et aussitôt, il insista auprès de l’officier pour être initié, ainsi que le docteur Petersen, au maniement du gouvernail et à la marche du moteur, car il fallait que lui aussi fût en état de prendre le quart et, par suite, la direction dans quelques heures. Quant au savant, tout en restant chargé plus spécialement des observations, il devait connaître le maniement des organes principaux, pour être en mesure de relayer les deux autres, en cas de besoin.

Quand il eut en main le volant de direction, l’enthousiasme du Roi de l’Automobile ne connut plus de bornes, et mistress Elliot suspendit un instant sa pieuse lecture, pour suivre les premiers essais de dirigeabilité de son mari.

Avec une docilité parfaite, l’avant du dirigeable s’infléchissait à chaque mouvement du gouvernail. Sir James arriva à décrire un cercle, puis un huit complet ; et ce fut avec la sûreté d’un pilote de profession qu’il fit passer le Patrie au-dessus du petit kiosque qui, sur l’île Magero, marque le point géographique appelé Cap Nord.

71° 10′ 40″″ !… proclama le docteur Petersen, des qu’on eut dépassé ce point. Et il inscrivit sur son carnet de route cette première observation fournie par son précieux instrument.

Son instrument, il le couvait des yeux.

Les mécaniciens de l’Étoile-Polaire l’avaient disposé a l’arrière du Patrie, sur un entablement spécial, solidement boulonné contre le bordage de la nacelle. Rivé lui-même à cet entablement par de gros écrous, l’appareil définit tous les déplacements d’équilibre et les chocs les plus violents. Des niveaux d’eau extrêmement sensibles, dans lesquels l’eau était remplacée par de l’alcool coloré, permettaient de lui donner l’horizontalité nécessaire aux observations, quelle que fût la position de la nacelle, et sa lunette principale, se mouvant le long d’un limbe vertical, qui pouvait prendre lui-même un mouvement de rotation sur un cadran horizontal, lui donnait assez l’air d’un canon-revolver. Un siège mobile avait été disposé près de l’instrument, et le savant ayant manifesté son intention de ne pas le quitter, on l’avait garni de coussins permettant un somme au digne homme, dans l’intervalle de deux observations.

Maintenant, le Patrie glissait au-dessus de l’Océan Polaire et sa vitesse s’accélérait. Le moteur ronflait avec une régularité parfaite. L’officier du génie vérifia le fonctionnement des graisseurs automatiques, dans lesquels on avait substitué une matière lubréfiante, inaccessible au froid, a l’huile apportée de Verdun. La température se maintenait à trois degrés au-dessus de zéro. Le voyage commençait bien.

Le manipulateur et le récepteur du T. S. F. étaient parés contre le bordage de la nacelle. Georges Durtal lança au dehors la bobine de fil de cuivre de mille mètres de longueur que lui avait fournie le magasin de l’Étoile-Polaire. La longue antenne se déroula, toucha l’eau : les dépêches du monde civilisé pouvaient maintenant arriver aux passagers du Patrie.

Le service fut organisé par quarts, comme sur les navires. Georges Durtal et l’Américain devaient successivement dormir six heures et veiller six heures. Sir James Elliot fut vite initié à son service. Il n’eût pas été le Roi de l’automobile, s’il eût ignoré le moteur Antoinette, et quelques explications suffirent à lui préciser le jeu (les organes d’arrêt et de mise en marche, d’embrayage, de débrayage et de marche arrière.

Une heure après le départ, le savant, en observation à l’arrière, signala l’Étoile-Polaire. Le yacht avait quitté son mouillage et venait de doubler le promontoire derrière lequel il était abrité. Maintenant, il mettait le cap sur le Spitzberg, Mais les envolées du Patrie, glissant rapidement dans l’air calme, étaient d’autre envergure que celles du navire se traînant à la surface de la mer. Une heure après, ce dernier n’était plus qu’un petit point sur l’eau bleue. Mistress Elliot lui donna un dernier regard et allait reprendre ses méditations, lorsque grelotta la sonnerie d’appel du T. S. F.

Et sur la petite bande bleue qui se déroulait, Georges Durtal traduisit au fur et à mesure la phrase d’adieu qui traversait l’espace :

« L’équipage et le commandant de I’Étoile-Polaire aux vaillants passagers du Patrie et à leurs admirables compagnes de danger, salut profondément respectueux et souhaits enthousiastes.

« Serons à toute heure dans l’attente de nouvelles. Hurrah ! »

Willy Harris.

La réponse fut aussitôt envoyée et son texte marquait clairement l’intervention de la pieuse mistress Elliot dans la rédaction :

« Remerciements à tous. Plus que jamais nous sommes dans la main du Tout-Puissant. Priez qu’il ne rompe point le fil invisible qui nous rattache à vous.

Elliot.

À cinq heures du soir, dans le nord-ouest, apparut un rocher isolé, que l’américain, reconnut pour l’île Baren, ou île des Ours.

— L’île Baren est à 430 kilomètres du cap Nord, observa Georges Durtal ; Il est sept heures et demie : nous avons donc franchi cette distance en six heures et demie. C’est une vitesse de 65 kilomètres à l’heure, 10 de moins que la normale, ce qui prouve que nous sommes plongés dans un courant animé lui-même d’une vitesse de 10 kilomètres en sens contraire.

— 65 kilomètres ! Mais c’est merveilleux, étourdissant, répéta pour la dixième fois l’Américain. À cette vitesse, nous pouvons être au Pôle… voyons, c’est aujourd’hui samedi… Avec ce jour perpétuel, on finit par n’avoir plus la notion des jours de la semaine…

— Il est entendu que nous devons arriver le dimanche, à l’heure de la prière, intervint mistress Elliot.

Georges Durtal la regarda pour s’assurer qu’elle parlait sérieusement. S’imaginait-elle que le Patrie allait effectuer ce voyage avec la régularité d’un Cook ?

— Il est vrai, fit-il. Nous pouvons être au Pôle demain dimanche, mais pas avant midi. Si nous pouvons soutenir 60 à 65 kilomètres à l’heure, c’est trente-cinq à quarante heures qu’il nous faut, au lieu des trente heures primitivement prévues.

— Arrivons seulement dans l’après-midi de dimanche, fit sir James, et ce sera splendide… Et tenez, n’est-ce pas déjà le pic Horn que nous apercevons là-bas, dans la brume ?

Le savant dirigea aussitôt sa lunette sur le point indiqué et déclara aussitôt :

— C’est bien lui.

Une heure plus tard, en effet, un pic éblouissant de neige apparaissait distinctement : c’était la borne gigantesque plantée au sud de ce groupe d’îles célèbres du Spitzberg où les progrès de la navigation et du tourisme amènent aujourd’hui des voyageurs, plus aisément qu’on n’allait jadis en Islande.

Derrière le pic Horn, d’autres pic neigeux se profilaient déjà, et, tout à leur contemplation, aucun des voyageurs ne songeait aux préoccupations, aussi vulgaires qu’impérieuses, du manger et du dormir, lorsque Bob Midy, à l’aide d’une mimique expressive, fit signe à mistress Elliot qu’il avait faim.

— Bob a raison, dit l’Américain, qui avait pris le quart à hauteur de l’île Baren, et qui s’acquittait de ces importantes fonctions avec une extrême attention ; il faut mettre dès maintenant de l’ordre dans nos repas, manger et dormir par bordées, comme sur un bâtiment, de manière qu’il y ait toujours au moins deux d’entre nous éveillés.

Les passagers du Patrie firent honneur au repas que le nègre, sous la direction de mistress Elliot, tira des cantines à vivres, repas froid, mais plantureux, où les conserves les plus fines alternèrent avec les meilleurs vins de l’Étoile-Polaire.

— Et maintenant, mesdames, fit Georges Durtal, il faut prendre des forces et vous reposer.

Mais mistress Elliot et Christiane se récrièrent toutes deux à la fois. Elles voulaient voir défiler les côtes du Spitzberg.

Seul, le savant, après avoir relevé la latitude du pic Horn, quand le Patrie le laissa par le travers, 75° 26’3”, s’assoupit tranquillement sur son siège.

Il était onze heures quarante-cinq du matin.

À une heure du soir, Georges Durtal reprit le volant de direction.

On arrivait à la magnifique baie du Sund, type grandiose de structure glaciaire, entourée de tous côtés de montagnes aux formes fantastiques.

Puis au fond de la baie suivante, Advent-Bay, une petite ville, se montra au bord de l’Icefjord.

C’était Advent-City.

Cette ville se composait de sept à huit maisons seulement ; pour attirer l’attention de ses habitants, l’Américain tira un coup de fusil qui réveilla le savant en sursaut. Quelques hommes sortirent et se mirent à gesticuler, en proie à un étonnement bien explicable. Des cris montèrent vers le ballon.

— Ce n’est pas le hurrah saxon, fit le savant, c’est le salut norvégien.

Cette fois l’Américain se récria. Le docteur Petersen abusait décidément de son origine et des souvenirs qui le rattachaient à une nationalité perdue, pour accaparer, au profit de son ancien pays, des supériorités de toutes sortes.

— Quand on a l’honneur d’être Américain, conclut le milliardaire, on ne doit rien trouver au-dessus de ce titre. C’est le Civis romanus sum de l’antiquité.

Mais Christiane ne l’entendait pas ainsi et prit le parti du savant.

La discussion s’anime jusqu’au moment où, obliquant un peu vers l’ouest, Georges Durtal amena l’aérostat en face d’une véritable muraille de glace, plongeant à pic dans la mer.

C’était l’île du Prince-Charles, séparée du Spitzberg par un long couloir d’une centaine, de kilo- mètres.

Vue par le travers, elle ressemblait, tant son glacier était régulier et abrupt, au mur d’argent d’une ville fantastique, et pendant plus d’une heure, le Patrie le longea sans essayer de le dominer, sous les regards extasiés de ses passagers.

Puis, ce furent de nouveaux glaciers, qu’interrompaient de distance en distance des taches circulaires dépourvues de neige.

Le savant assura que ces cirques noirâtres n’étaient autres que des volcans éteints, mais, d’après le Hollandais Barentz, qui avait fait le tour de l’archipel, il devait exister encore, dans la partie orientale du Spitzberg, un volcan en activité, comme l’Hécla en Islande.

Et comme le docteur Petersen commençait un exposé sur la probabilité de trouver là aussi des geysers, ou sources d’eau jaillissantes, une exclamation de Christiane l’interrompit.

Au détour d’une sorte de promontoire aigu, véritable môle qui semblait fait de main d’homme, une petite rade apparut au fond d’un hémicycle de montagnes, et une sorte de hangar parabolique, dont il ne restait plus que les fermes d’acier dressées sur la grève, attira tous les regards. À côté de lui, une baraque, des pièces de bois abandonnées sur la grève et tout près du rivage, un cairn ou pyramide, dressé la comme un signal géodésique.

— Voici Virgo-Bay, fit le docteur.

— Et ceci est le hangar de Welmann, ajouta l’Américain.

Le Patrie s’était maintenu depuis le départ à une hauteur presque invariable de huit à neuf cents mètres. Sur la demande de ses compagnons, et bien qu’il répugnât par-dessus tout à sacrifier de l’hydrogène, Georges Durtal consentit à descendre à quatre cents mètres à l’aide de quelques coups de soupape. En même temps il arrêta le moteur, décrivit un demi-cercle, et bientôt l’aérostat plana, presque immobile, au-dessus de l’île aux Danois.

Aucun être humain n’apparaissait, et les coups de feu que tira l’Américain n’eurent d’autre effet que de faire fuir à toute vitesse, dans la direction des montagnes, quelques rennes errants sur la grève.

Silencieux, les passagers du Patrie laissaient flotter leurs regards sur ce coin de terre, si célèbre dans les fastes aérostatiques.

C’est de la qu’était parti Andrée, le Suédois, pour cette course au Pôle d’où il n’était pas revenu, et cette pensée mettait une indéfinissable mélancolie au cœur de ceux qui, maintenant, se lançaient sur ses traces.

Seraient-ils plus heureux ?

Où seraient-ils, dans deux jours ?

Quand le ballon se rapproche du sol, Christiane discerne, au sommet du « cairn », une croix de pierre : c’était le monument élevé par ses compatriotes à la mémoire du disparu.

— Pauvre Andrée ! fit la jeune fille. C’était un idéaliste, un courageux !…

— Welmann devait partir en 1907, puis en 1908, fit Petersen, et finalement il a dû renoncer à sa tentative. Je crois d’ailleurs qu’il y avait pas mal de bluff dans son cas.

— C’est une erreur, docteur, affirma l’Américain. J’ai connu Welmann. Seule, la persistance du vent l’a empêché de s’élever ; j’ajoute que c’est fort heureux, car, s’il avait réussi, je n’aurais pas insisté comme je l’ai fait auprès de M. Durtal, et nous ne serions pas ici. Ce qui tente dans ces voyages de découvertes, c’est la place de premier. Quand on aura été au Pôle une fois et qu’on aura constaté que c’est un morceau de glace comme ceux qui l’entourent, ou une sorte de mer intérieure entourée de banquises, ou peut-être un rocher, on croira sur parole celui qui aura eu l’immortel honneur d’y descendre le premier, et on n’y retournera pas.

— C’est une erreur, affirma vivement Petersen, une erreur énorme ; et si le Pôle est une terre, j’ai la conviction qu’une puissance boréale, comme la Norvège ou le Danemark, aura à cœur d’y construire de suite un observatoire.

— Oh ! s’écria l’Américain…

— Comment ! fit Petersen, mais ce sera, je l’espère bien, l’œuvre de ce siècle. Est-ce que la géodésie, la science des formes de la terre, n’attend pas, d’observatoires installés au Pôle, la démonstration de l’aplatissement du sphéroïde terrestre ? Est-ce que nous n’avons pas à constater en ce point le nombre des oscillations du pendule et, par suite, les variations de la gravitation ? Et la Météorologie ? Et l’Insolation ? Et le Magnétisme ? Et tant d’autres sciences, qui attendent, des phénomènes observés sur l’axe terrestre, confirmation de tant de principes ou d’hypothèses contestées ?

— Nous repartons, fit Georges Durtal, jetant au dehors un sac de lest.

Mais, tout à l’exposé de rêves longtemps caressés, et dont la réalisation se rapprochait, le savant s’était levé, et comme s’il eût été dans un amphithéâtre :

— Et la Paléontologie ? madame, rugit-il, prenant à partie directement mistress Elliot, qui n’en pouvait mais ; devinez-vous ce qu’elle a à attendre de notre découverte de demain, cette science des fossiles ?… Ce ne sont plus des ossements que nous trouverons là-bas, mais des animaux entiers, conservés par l’éternel froid. Ne vous souvient-il pas que le savant russe Pallas, chargé d’une mission scientifique par Catherine II, trouva, aux embouchures de la Léna, un mammouth fossile, dont les écailles et les muscles adhéraient encore à la peau ? Vive Dieu ! Je vous ferai faire là-bas, madame, un repas antédiluvien, entendez-vous ?

Nous mangerons des côtelettes de diplodocus et du gigot d’iguanodon !

Et, les fouilles ?… Mais de même qu’on a trouvé, dans les îles de la Nouvelle-Sibérie, des dents de pachyderme pesant plus de soixante-dix-kilos, de même je me fais fort de découvrir là-bas de véritables bancs d’ivoire fossile.

Quelle richesse, sir James !…

Et, dans le ronflement du moteur, qui venait de remettre les hélices en mouvement, le docteur Petersen poursuivit, le bras levé, avec un accent de religieuse conviction :

— Il y a autre chose, sir James. Je suis partisan, moi, du système de Laplace sur la formation de notre système solaire et de la condensation, par anneaux concentriques, de la nébuleuse originelle… Or, si cette haute hypothèse scientifique est vraie, — et elle doit l’être — si l’axe de rotation s’est peu déplacé dans notre sphéroïde, si les Pôles, en un mot, ont conservé à sa surface la même position, voyez quelle impressionnante conclusion nous en pouvons tirer…

Il baissa la voix, et, lentement, comme s’il eût parlé dans un temple, sous le coup d’une mystérieuse émotion :

— Cette conclusion, fit-il, c’est que les régions polaires ont été les premières à se refroidir, à permettre l’assiette de la croûte géologique, donc à servir de lieu de production pour les êtres organisés. Or, la science nous dit que ces êtres, rudimentaires d’abord, sont devenus plus complexes et corrélatifs à chaque assise terrestre… Concluez vous-même.

Et comme nul ne concluait, faute sans doute de comprendre, il éclata soudain :

— C’est donc au Pôle que s’est d’abord manifestée cette entité sacrée qui s’appelle la Vie. C’est là que nous trouverons les vestiges des premiers hommes ! Ah ! messieurs, quel horizon !…

— Voilà une hypothèse que je n’aurais jamais osé me permettre, fit sir James en riant : retrouver là-bas le squelette d’Adam !…

— Et moi, ce n’est pas comme cela que je m’imaginais le Paradis terrestre, fit Christiane, en montrant le paysage aride et sauvage qui, de nouveau, défilait sous leurs pieds.

Ce fut une douche jetée sur l’enthousiasme du savant, et il se rassit, en jetant sur ses deux interlocuteurs un regard d’incommensurable pitié.

— Maître, fit Georges Durtal — et ce terme respectueux reconquit le savant, — voici, je crois, Wertegen Hook, et c’est là que nous quittons les dernières terres connues… Le point s’impose.

Une courte observation, une lecture sur le limbe vertical, et sir Julius Petersen proclama lentement avec solennité :

— Nous venons de franchir le 80° degré de 2′ et 3″. Partis du 70°, nous sommes donc à moitié chemin. Mesdames, nous n’avons plus que 1.100 kilomètres à faire.

Une dépêche enthousiaste fut rédigée à l’adresse de l’Étoile-Polaire pour être transmise à New-York par l’une des stations de T. S. F. de la côte norvégienne, Tromsöe ou Bergen.

La réponse arriva aussitôt ponctuée de hurrah et c’était véritablement un réconfort de toutes les heures que ce lien invisible qui rattachait à leur foyer flottant ces explorateurs de l’air.

Le savant marqua sur son carnet :

6 heures du soir : température -70°.

Le froid en effet était venu, aggravé encore par la vitesse propre de l’aérostat. Dans la tente réservée aux deux femmes, le fourneau à pétrole fut allumé ; les sacs de couchage furent disposés pour la nuit. Déjà Boh Midy, après un copieux dîner, ronflait outrageusement dans le sien, au fond de la nacelle.

Devant le Patrie, la mer s’étendait à perte de vue, libre encore sous la caresse du soleil permanent. Derrière elle, les Alpes du Spitzberg s’abaissaient. Elles étaient les dernières bornes du continent connu. Maintenant c’était l’envolée hardie sur la mer déserte, froide mer d’argent, déjà semée, ici et là, d’icebergs scintillants, et où l’œil cherchait en vain la silhouette aiguë d’une voile.

Plus haut encore, c’est la banquise. c’était le mystère !

— Alors, si Dieu le permet, demain matin, nous serons au Pôle, insista mistress Elliot avant de se retirer.

— Je n’ose l’espérer, madame, fit le lieutenant du génie ; ce serait trop beau…

À huit heures, l’Américain vint relever Georges Durtal :

— Voici mon heure de quart, fit-il ; il vous faut prendre du repos, commandant. Qui sait ce qui nous attend dans quelques heures d’ici ? S’il arrive quoi que ce soit, vous le savez bien, nous ne pourrons compter que sur vous. En présence d’un ouragan, par exemple, vous seul saurez s’il faut fuir ou tenir tête : vous aurez besoin de toutes vos forces.

— J’aurais voulu attendre la banquise…

— Elle peut être encore loin.

— C’est vrai. Je vais donc essayer de dormir quelques heures, mais je ne m’y déciderai, fit-il en se tournant vers Christiane, que quand je vous aurai vue rejoindre mistress Elliot sous la tente et prendre vous-même du repos.

— Je le veux bien, dit-elle, mais à la condition qu’en reprenant votre quart, vous me réveillerez…

— Pourquoi vous priver de sommeil ?

— Je veux être à vos côtés pendant ces dernières heures… C’est un moment solennel, Georges.

— Moi, Christiane, je crains bien que le bonheur ne m’empêche de dormir…

— Il le faut pourtant, pour être vaillant demain…

À deux heures du matin, n’est-ce pas ? vous me réveillerez, c’est promis ?

— Promis, Christiane.

Leurs mains se cherchèrent et, avant de disparaître sous la tente, la jeune fille lui jeta un nouveau bonsoir dans un dernier sourire.

Le savant avait décidé de veiller avec l’Américain. Il voulait trouver l’étoile polaire dans sa lunette en y adaptant des verres fumés, car cette étoile étant de troisième grandeur seulement, la lueur solaire la rendait invisible. Quand il la tiendrait au bout de son objectif, il ferait à son sujet des observations d’heure en heure.

— Vous me réveillerez, si vous constatez quoi que ce soit, recommanda Georges Durtal, en se glissant dans son sac de couchage et en rabattant sur sa tête un épais capuchon, destiné à préserver les yeux contre le rayonnement atmosphérique.

Avant de s’étendre, il demanda encore :

— Quelle température, sir James ?

— Elle baisse sensiblement, répondit le docteur : —12°

Trop agité pour dormir, le jeune officier interrogea à nouveau, une heure après :

— Rien de nouveau, sir James ?

— Non, la machine va très régulièrement, mais le froid est vif et il me semble que notre vitesse augmente.

— Vous ne vous trompez pas, sir James, fit le savant ; nous venons d’atteindre 81 degrés 51′ 15″. Nous avons progressé de près de 2 degrés en trois heures : c’est du 72 à l’heure.

— Admirable !

— Alors, demanda l’officier, le vent aurait tourné ?… car il nous aide en ce moment ?…

— Sans doute.

— Vous êtes sûr de la direction du compas ? demanda à son tour le savant.

— J’ai pris la déclinaison magnétique que vous m’avez donnée, docteur, 44 degrés 11’.

Et vous tenez compte de sa variation progressive, sir James ?

— Bien entendu. Elle croît, m’avez-vous dit, de 1 degré 8’par degré de méridien parcouru… Est-ce bien cela ?

— Parfaitement. Quand nous serons au Pôle, l’aiguille magnétique fera avec notre direction actuelle un angle de 62° 40′.

Georges Durtal commençait à s’assoupir, quand une exclamation de l’Américain rompit le silence.

— La banquise !

Il se leva aussitôt. Il l’attendait impatiemment, cette banquise, que les explorateurs rencontrent plus ou moins haut chaque année suivant l’intensité de la chaleur solaire et la direction des courants. Cette année-là, elle se trouvait exceptionnellement haut.

Le jeune homme s’accouda sur le bordage.

Sous la nacelle, des milliers de blocs de glace flottaient, enfants perdus du grand glacier polaire, y scintillant sous les rayons d’un soleil oblique et pâle comme une lune d’hiver.

Un peu plus loin, vers le nord, une ligne blanche continue barrait l’horizon.

En quelques minutes, le Patrie l’eut atteinte.

Tout au bord, c’était une sorte de tapis glauque et mouvant. Ici et là, il se crevassait, laissant passer d’immenses vagues lourdes et opaques ; puis, les solutions de continuité disparurent ; des blocs de glace colossaux, semblables à des bornes posées sur la route du Pôle, émaillèrent, de leurs ombres portées très longues, la blancheur des champs de névé, et la banquise polaire se déroula, immense, désolée, immaculée…

— 82° 43’ 17" ! avait proclamé le savant.

— Je serais bien surpris si nous trouvions la mer libre au Pôle, fit l’officier.

Et quand, après une heure de muette contemplation, Georges Durtal se glissa de nouveau dans son sac de peaux, une sorte de quiétude avait remplacé le qui-vive sur lequel il vivait instinctivement depuis le départ. Si une chute se produisait, si le ballon descendait sans excès de vitesse, au moins ne risquait-on plus le plongeon dans l’eau glacée…

Pour le marin, la mer libre au Pôle eût été le rêve.

Pour l’aéronaute, la banquise valait mieux.

Il était près de cinq heures du matin, lorsque sir James Elliot réveilla l’officier.

En constatant l’heure tardive à laquelle il allait prendre son quart, Georges Durtal bondit hors de son sac de fourrures.

— J’ai dormi comme une brute, s’excuse-t-il. Vous auriez dû me réveiller à deux heures, sir James.

— Non pas ; vous êtes jeune, vous avez besoin de sommeil et je vous aurais laissé encore une heure ou deux à vos rêves bleus, si je n’étais vaguement inquiet dans cette brume où nous venons d’entrer : on dirait que nous n’avançons plus.

L’Américain tendait au jeune homme une lourde pelisse.

— Mettez vite cela, fit-il, et surtout enfilez vos moufles. Le thermomètre descend d’une façon continue depuis minuit. Il est tombé de 16 degrés et marque -28°. Dans sa dernière observation, Petersen a vu ses doigts se coller sur le limbe de son instrument… Il a failli y laisser un centimètre carré de peau.

— Où sommes-nous ?

— La dernière observation remonte à quatre heures 85° 28’.

— Nous marchons bien : 5 degrés en dix heures ; nous nous maintenons aux alentours de 60 de moyenne.

— Oui, mais il me semble que la vitesse se ralentit… Peut-être n’est-ce qu’une illusion, due à ce qu’on ne voit plus rien autour de soi.

— Quel singulier temps !

Ce n’était plus, en effet, l’atmosphère lumineuse et profonde de la nuit précédente. Le ballon semblait flotter dans une huée, dans un nuage de poudre impalpable. On devinait le soleil roulant à l’horizon, on ne le distinguait plus. Tout était blanc, l’air, la nacelle couverte d’un givre pulvérulent ; les cordages hérissés de cristaux transparents ; la tente elle-même, sous laquelle reposaient les deux voyageuses, était comme saupoudrée de grésil.

— J’ai dû jeter exactement 126 kilos de lest pour nous maintenir à 600 mètres, dit encore l’Américain, et malgré cela nous baissons toujours.

— Bien d’étonnant, avec ce dépôt de givre…

— Nous n’avons toujours pas à craindre de descendre sur la mer libre… avec une température pareille… Voyez, nous voici à —30°.

— C’est vrai, mais il peut se trouver un autre Spitzberg d’ici au Pôle, ce n’est pas la place qui manque, et, avec cette brume qui nous masque tout, nous irions nous écraser sur un glacier, sans nous en être douté deux minutes auparavant.

— Songeriez-vous à ralentir ?

Georges Durtal réfléchit un instant.

— Dans une expédition comme celle-là, sir James, il faut faire la part de l’aléa… Que je monte à mille mètres en jetant beaucoup de lest, je puis trouver devant moi des hauteurs de quinze cents mètres comme le pic Horn, et je n’aurai réussi qu’à sacrifier du lest en pure perte.

— C’est très juste.

— Quant à notre vitesse, que je la réduise à trente, et même à vingt kilomètres à l’heure, si le bec du Patrie rencontre un glacier, le ballon n’en a pas moins son avant aplati, et nous sommes cloués là, tout comme si nous marchions à soixante.

— Donc, commandant ?…

— Donc à la grâce de Dieu, sir James !… Je vais garder l’altitude de six cents mètres et continuer à toute vitesse.

— À la bonne heure ! clama l’Américain. Si nous touchons, nous le verrons bien. Voilà un caractère comme je les aime, et vous seriez bien plus digne d’être de Chicago que ce Norvégien de Petersen… Tenez, il ne pense guère à nous faire le point… entendez-le ronfler.

— Il n’a guère dormi depuis le départ, le digne homme ; laissons-le. Je le réveillerai dans une heure… Et vous, sir James, vous avez bien gagné votre repos, n’en perdez plus une minute.

L’Américain ne se fit pas prier deux fois, et quelques instants après il dormait à poings fermés, faisant écho à Bob Midy, roulé en boule près de la tente.

Georges Durtal resta seul.

Devait-il tenir sa promesse à Christiane et la réveiller par ce froid noir ?

Il avait promis. Il appela à mi-voix :

— Christiane !

— Georges ?

La réponse ne s’était pas fait attendre. La jeune fille ne dormait pas.

— J’ai voulu voir, fit-elle, en passant sa jolie tête blonde hors de la tente, si je pouvais compter sur vous pour les petites choses comme pour les grandes… Vous aviez promis : je vous attendais…

— Eh bien ! j’ai failli ne pas tenir.

— Oh ! comme vous auriez eu tort, comme vous m’auriez fait de la peine ! Voyez-vous, Georges, je ne comprends la vie à deux qu’avec la confiance absolue, en tout et pour tout…

Elle se disposait à sortir.

— Je vous en prie, fit-il, restez à l’abri ; vous n’imaginez pas dans quel froid nous sommes entrés depuis quelques heures… La figure est coupée.

— J’ai ma houppelande, et tout est prévu : il y a une sorte de masque adapté au passe-montagne…

Elle sortit, complètement emmitouflée, mais, femme avant tout, elle n’avait pas mis le masque. Elle s’extasia sur la blancheur du brouillard, sur l’aspect féerique des cordages scintillants, bouscula le nègre en passant, sans provoquer autre chose qu’un court grognement, et vint s’asseoir près de l’officier.

— Dieu, qu’il fait froid ! fit-elle.

Puis, sans transition :

— Vous savez, l’autre nuit, quand je vous ai refusé votre pelisse pour prendre le paletot de cuir d’un aérostier… je l’ai regretté presque aussitôt… Je vous aimais déjà, mais j’étais mécontente, furieuse contre moi-même de sentir cette sympathie monter si vite…

— Vous m’aimez donc, Christiane ? En êtes-vous sûre au moins ? J’ai peur que vous ne soyez dupe vous-même d’une attraction passagère : le danger…, l’émotion…

— Non, ne doutez pas, Georges. Il me semble que je vous attendais depuis longtemps. J’aime le courage, le caractère… je n’aurais jamais pu lier ma vie à celle d’un homme quelconque, à la nature falote, au tempérament bourgeois. On avait pensé pour moi à un agent de change, j’ai ri au nez de mes parents… J’avais fait une foule de rêves, entrevu une vie de voyages et d’aventures extraordinaires, un mari n’ayant peur de rien… et voilà qu’avec vous tout cela se réalise d’une façon inouïe, dépassant tout ce que mon imagination avait pu supposer des fiançailles comme celles-là ! des fiançailles conclues par ma seule volonté, un tête-à-tête dans l’espace, un voyage comme on n’en trouve que dans Jules Verne… S’ils se doutaient de tout cela, à Andevanne !…

— Que diraient-ils ?

— Je ne sais, mais si nous en revenons, ils diront comme moi. D’abord, ils m’aiment… et puis, il le faudra bien, fit-elle d’un petit air décidé.

— Et votre cousin d’Hellouville ?…

— Oh ! celui-là !…

Elle fit un geste qui le jetait par-dessus bord, délibérément, et se rapprochant :

— Voyez-vous, Georges, je ne comprends pas l’amour de deux êtres sans que des dangers communs, des épreuves, de vraies épreuves, leur aient montré qu’ils pouvaient s’appuyer l’un sur l’autre pour le restant de leur vie. Les trois quarts et demi du temps, on n’a pas l’occasion de faire l’expérience : on prend un bellâtre, un homme bien élevé, ou bien renté, puis, un beau matin, on s’aperçoit qu’on a épousé un pleutre ou un inutile. Moi, j’aurais adoré l’époque où les chevaliers se battaient pour leurs dames, où les mariages se concluaient après les tournois, où la question de dot n’était pas tout, où la femme se blottissait contre une poitrine d’homme, parce qu’elle savait que, dans cette poitrine, battait un cœur vaillant. Étant dans ces idées, je m’étais d’abord promis d’épouser un officier ; et puis, après tous les événements de ces derniers temps, j’ai vu qu’il y avait parmi eux, en haut surtout, des défaillances de caractère navrantes, et je me suis rabattue sur mon cousin d’Hellouville, qui s’est battu en duel avec un préfet et qui monte en course.

Elle s’interrompit.

— Quel froid ! On dirait qu’il augmente.

— Le thermomètre se maintient : -31 degrés, c’est relativement peu à cette latitude, mais la vitesse de marche rend la morsure plus rude…

— Ce pauvre d’Hellouville !… J’aurais déjà dû lui dire oui depuis six mois… Le bon Dieu savait bien ce qu’il faisait en arrêtant le mot sur mes lèvres : je vous attendais.

— Christiane, fit-il d’une voix pénétrée, je ne puis vous dire combien ce bonheur si imprévu me bouleverse… me trouble… Il y a des moments où je me demande si je ne suis pas en proie à une hallucination continue et si je ne vais pas me réveiller dans ma chambre, à Verdun…

— Et vous, poursuivit-elle d’une voix chaude, que pensez-vous de cette jeune fille, que vous ne connaissez pas, qui se jette à votre tête et qui vous force à l’aimer, alors, que vous étiez à cent lieues peut-être de penser au mariage ?

— C’est vrai, fit-il, j’en étais à cent lieues, parce que je ne pouvais pas supposer que la destinée vous réservait à moi, parce que je n’aurais jamais osé songer à vous. Mais dès la première minute, à Andevanne, j’ai été sous le charme… Tenez, quand vous m’avez demandé de vous accompagner jusqu’au ravin, il m’a semblé que quelque chose allait changer dans ma vie… Et quand le ballon est parti, faut-il vous l’avouer, j’ai senti, tout au fond de moi, une joie secrète… J’allais être seul avec vous, vous sauver peut-être… Et maintenant, je bénis la destinée qui a tout arrangé ainsi…

Il s’interrompit, sonda le brouillard, et frappant à petits coups le limbe de la boussole :

— Depuis que nous sommes dans ce nuage de glace, fit-il, il y a des moments où il me semble que nous n’avançons plus…

— À quelle distance sommes-nous encore du Pôle ?

— À quatre heures du matin, nous étions à 85 degrés 28’, c’est-à-dire à 500 kilomètres. Il est sept heures quinze, nous avons dû faire 180 à 200 kilomètres ; nous n’en serions donc plus qu’à 300 kilomètres. Mais il faudrait faire le point, et ce brave docteur dort de si bon cœur…

— Bah ! allons toujours ! Qui ne risque rien n’a rien.

— C’est ce que je disais à sir James, un brave homme…

— Oui, un brave homme, s’il ne veut pas accaparer pour son pays la découverte que nous allons faire… J’espère bien que vous ne lui permettrez pas ?

— Voulez-vous que je vous réponde franchement ?

— Il faut toujours dire les choses franchement.

— Eh bien ! en ce moment, je ne pense qu’à vous ; je ne tiens qu’a une chose : vous ramener saine et sauve… Et quant au Pôle…

Elle se récria :

— Non, ne dites pas cela… Moi aussi, je pense au bonheur de demain, mais aussi à cette grande chose qui peut être accomplie aujourd’hui, dans quelques heures… Eh bien ! notre drapeau doit passer avant le leur… Qu’ils le veuillent ou non, le Patrie est français, vous en êtes le maître, il faudra le dire bien haut.

— Arrivons-y d’abord ensemble, ma Christiane, et surtout, revenons-en !…

Et, tout près l’un de l’autre, insouciants du froid qui mordait âprement, ils écoutèrent un instant leurs deux cœurs chanter l’hymne éternel.

Si cet hymne avait été chanté au Pôle par le premier homme et la première femme, si la théorie de Laplace était vraie, c’était la chaîne interrompue qui se renouait : l’Eve moderne, de tentatrice, était devenue inspiratrice.

Ils causèrent longtemps encore. Elle lui fit raconter sa vie, étaler ses ambitions. Il avait commencé l’étude d’un aéroplane monoplan, muni d’ailes battantes. Il la poursuivrait. Ils échafaudèrent des projets, organisèrent leur intérieur et, les yeux fixés sur l’aiguille aimantée, grisé par la douceur de cet abandon, Georges Durtal manœuvrait machinalement les drisses du gouvernail, sans plus songer au baromètre, lorsqu’un choc violent ébranla toute la nacelle…

Elle s’inclina, se redressa, se pencha de nouveau, et un paquet de fourrures, d’où sortaient des cris perçants, roula dans les jambes des deux fiancés abasourdis.

C’était mistress Elliot, dont la voix vinaigrée eût réveillé tout le monde et Bob Midy lui-même, si le choc ressenti n’eût suffi à mettre tous les dormeurs sur pied.

Georges Durtal se pencha vers le baromètre, et ses traits exprimèrent une stupeur indicible.

— Tenez-vous bien, s’écria-t-il !

— Qu’y a-t-il ? Qu’arrive-t-il ?

Sans répondre aux dormeurs qui s’effaraient, l’officier, coup sur coup, jeta au dehors trois sacs de lest.

Puis, tout bas à Christiane :

— Nous sommes descendus de 550 mètres…, jusqu’au niveau de la mer : le baromètre marque 35 mètres.

Il lança au dehors deux autres sacs de lest.

— Tenez-vous bien !

Un nouveau choc se produisit. À demi redressés, mais n’ayant pas eu le temps de sortir de leurs enveloppes de peau, l’Américain et le savant roulèrent l’un sur l’autre, pendant que Bob Midy, redressé tout à fait, mais encore mal éveillé, s’aplatissait de tout son poids sur mistress Elliot.

Les cris de l’Américaine redoublèrent et un brouhaha intense régna pendant un instant dans l’étroit espace.

— Ne craignez rien, Christiane, je suis là, fit Georges Durtal à mi-voix.

Et, cramponné d’une main au bordage, il la saisit d’un bras vigoureux et la maintint avec force contre lui.

C’était le geste de l’autre nuit. Mais combien différente était la situation ! Christiane ne songeait plus guère a échapper à l’étreinte et il n’y avait, dans ce péril imminent suspendu sur leurs têtes, qu’un stimulant de plus. Le danger avait été l’origine de leur amour ; il en était aussi l’aiguillon. Quoi qu’il pût arriver, elle était prête à tout, du moment qu’il était là, contre elle, et toute sa peur se résuma dans ce seul appel :

— Georges !

— Je reviens… Tenez-vous bien.

Il l’abandonne de nouveau un instant pour consulter le baromètre. L’aiguille marquait 85. Georges Durtal détacha du bordage un sixième sac de lest, puis un septième, et les lança au dehors.

Il entrevit confusément au-dessous de la nacelle des masses blanches, tachetées d’ombres, qui s’enfuyaient à une vitesse désordonnée…

Qu’étaient ces reliefs aux formes fantomatiques ? Blocs erratiques de la plaine boréale, hummocks polaires, moraines de glace, amoncellements d’icebergs comprimés entre deux parties de la banquise ?… Nul ne le sut jamais.

Mais ce qui frappa surtout l’officier, ce fut la vue du traîneau automobile aux trois quarts détaché de ses supports par les chocs qui venaient de se produire et pendant lamentablement à deux mètres au-dessous de la nacelle, retenu par une dernière courroie.

Si ces 350 kilos se détachaient soudain, le Patrie ferait un plongeon vers les étoiles, et, au lieu de 32 à 35 degrés de froid, ses passagers feraient connaissance avec les températures extrêmes éprouvées par l’homme, 60, 65 degrés… plus peut-être.

Il revint vers Christiane. Une seule pensée emplissait son cerveau : qu’un nouveau choc se produisit, qu’elle lâchât prise, les doigts raidis par le froid, et, projetée hors de la nacelle, elle disparaîtrait dans ce désert glacé sans qu’aucun secours humain pût la sauver.

Avec elle, tout ce qui l’attachait maintenant à la vie disparaîtrait.

Non, tout !… excepté cela. Et, serrés l’un contre l’autre, ils attendirent.

Le choc redouté ne se produisit point. Le ballon remontait rapidement. Quelques minutes après, le baromètre marquait 430 mètres.

Chacun, dans la nacelle, reprenait son équilibre ; les questions se croisaient ; mistress Elliot, sous la poigne vigoureuse de son mari, recouvrait peu à peu ses esprits et refusait énergiquement de réintégrer sa tente, où elle avait reçu un heurt violent du fourneau à pétrole. Le docteur Petersen examinait son instrument avec une anxiété qui se traduisait par des apartés dans toutes les langues.

Ni l’un ni l’autre n’avait songé à jeter un coup d’œil sur le baromètre.

Enfin Bob Midy replaçait l’une sur l’autre les caisses de conserves parties à la dérive au milieu des peaux, des sacs et des passagers.

Tranquillisé sur l’imperméabilité de l’enveloppe par cette ascension continue, Georges Durtal jeta un coup d’œil rapide sur les hélices. Elles continuaient à tourner avec leur bruit d’ailes régulier et froufroutant. Elles n’étaient donc ni brisées, ni faussées, et seulement alors le lieutenant du génie respira.

Car tout ce qui venait d’avoir lieu n’était imputable qu’à lui seul. Il en avait conscience d’une façon absolue et sans réplique.

Il avait cessé d’observer le baromètre pendant une demi-heure peut-être. L’aérostat avait continué à embarquer du givre, la descente s’était accentuée, et le choc s’était produit au niveau même de la banquise. Sans la béquille de protection dressée sous la nacelle, les deux hélices en touchant eussent été brisées comme verre.

Christiane suivait attentivement le regard de son fiancé. Elle le vit passer l’examen des câbles de suspension, embrayer et débrayer les hélices et lorsqu’elle l’entendit déclarer à mi-voix : « Deux câbles rompus seulement », elle respira à son tour, car, en elle aussi, la conscience se faisait accusatrice.

— La faute est à moi seule, Georges, murmura-t-elle.

Il secoua doucement la tête, et le regard d’infinie tendresse qu’ils échangèrent, nuancé d’un sourire complice, voulait dire :

« Nous sommes seuls à le savoir » !

Cependant, l’Américain monologuait bruyamment :

— Voilà l’aléa dont vous parliez, commandant… et nous nous en tirons à bon compte… Mais, dites-moi, une hauteur supérieure à 500 mètres ne peut être qu’une terre, île ou continent… et une terre nouvelle… Aucun doute là-dessus.

Il appuya sur ces mots « terre nouvelle » avec une satisfaction où perçait tout son appétit d’anglo-saxon.

— Il faut donc la noter soigneusement sur nos cartes, commandant.

Georges Durtal regarda Christiane. Elle était déjà remise de ses émotions et se penchait au dehors, pour dissimuler la gaîté où la plongeait cette conclusion imprévue.

Ainsi donc se faisaient certaines découvertes géographiques !

— Si le docteur veut bien nous faire le point, dit l’officier…

Le savant, très affairé, faisait jouer la lunette de son instrument.

— Vite, docteur, s’écria l’Américain, le point au plus vite !… et il faudra tenir compte du chemin parcouru ?… Avez-vous remarqué l’heure exacte du choc, commandant ?

L’officier fit signe que non.

— Alors, hâtez-vous, docteur, et dans votre propre intérêt… Car, si nos amis français ne s’y opposent point, nous appellerons cette île, l’île Petersen.

— Vous me comblez, sir James, bredouilla le Norvégien, mais ce maudit choc a pu dérégler mon instrument et il faut que je vérifie préalablement l’horizontalité du plateau…

— Il vous faut aussi un point extérieur à viser, dit Georges Durtal, et, par cette brume, le soleil ne Vous offre aucune visée précise.

— Aussi n’ai-je pas recours à lui, fit le savant, que ses gros gants embarrassaient fort pour serrer et desserrer les vis des niveaux à alcool. Mais les étoiles de première et même de deuxième grandeur sont visibles en plein jour dans un verre approprié et quel que soit le brouillard… J’en trouverai toujours une disponible. Hier, j’ai pris Véga, de la Lyre. Si je ne la retrouve point dans le champ de ma lunette, je vais prendre la Chèvre de la Constellation du Cocher. Connaissant la position de chacune d’elles à quelques secondes près, à l’heure précise de la visée…

Il n’acheva point, tout imprégné de son infaillibilité scientifique, et enveloppe son instrument d’un regard attendri.

— Bar bonheur, reprit-il, aucun organe n’a souffert et la précision de l’appareil reste entière… Pour plus de sûreté d’ailleurs, quand nous aurons un soleil moins flou, je procéderai à une vérification, par un procédé dit de retournement, infaillible pour accuser les erreurs de collimation. Il consiste…

— Docteur, docteur, interrompit l’Américain qui redoutait une explication ardue, votre étoile !… Trouvez-la vite : il nous faut le point de l’île Petersen.

— Je cherche… je cherche… Voyons dans Andromède…

— Dites-moi, commandant, fit l’Américain, maintenant que vous voilà remis de cette chaude alerte, ne trouveriez-vous point plus prudent de nous maintenir à une altitude supérieure à celle où nous étions quand ce choc s’est produit ?

— C’est aussi mon avis, hasarda Christiane, regardant malicieusement son fiancé. Nous étions peut-être un peu bas tout à l’heure, Georges, ne pensez-vous pas ?

Le jeune officier acquiesça, sans pouvoir réprimer un sourire, et les yeux bleus de la jeune fille pétillèrent de gaîté.

— L’île Petersen, fit-elle, nous nous en souviendrons, Georges, de celle-la… À quand l’île de Bob-Midy ?

Elle reprit son sérieux quand l’Américaine lut quelques versets de circonstance empruntés à saint Luc.

— Je tiens Pollux, des Gémeaux ! clama le savant.

Il lut une graduation, consulta un petit volume qui ne le quittait point et sur le dos duquel on lisait « Nautical almanach », et proclama :

— 87 degrés 9’.

Puis, d’une voix grave :

— L’île Petersen, — ou du moins le point que nous en connaissons dans le rapide contact qui s’est produit, — peut donc être située par 18 degrés 21 de longitude est et 87 degrés 8 de latitude nord.

— Combien dites-Vous ? interrogea vivement l’Américain penché sur la carte… Nous sommes à 87 degrés 9 ?…

— Oui, sir Elliot, à une minute près.

— Mais alors, hurla le Roi de l’automobile, j’ai gagné mon pari, moi !…