Un fil à la patte/Acte I
ACTE PREMIER
Un salon chez Lucette Gautier. Ameublement élégant. La pièce est à pan coupé du côté gauche ; à angle droit du côté droit ; à gauche, deuxième plan, porte donnant sur la chambre à coucher de Lucette. Au fond, face au public, deux portes ; celle de gauche, presque au milieu, donnant sur la salle à manger (elle s’ouvre intérieurement) ; celle de droite ouvrant sur l’antichambre. Au fond de l’antichambre, un porte-manteaux. Au fond de la salle à manger, un buffet chargé de vaisselle. Dans le pan coupé de gauche, une cheminée avec sa glace et sa garniture. À droite, deuxième plan, autre porte. (Toutes ces portes sont à deux battants.) À droite, premier plan, un piano adossé au mur, avec son tabouret. À gauche, premier plan, une console surmontée d’un vase. À droite près du piano, mais suffisamment éloigné de lui pour permettre de passer entre ces deux meubles, un canapé de biais, presque perpendiculairement à la scène et le dos tourné au piano. À droite du canapé, c’est-à-dire au bout le plus rapproché du spectateur, un petit guéridon. À l’autre bout du canapé, une chaise volante. À gauche de la scène, peu éloignée de la console, et côté droit face au public, une table rectangulaire de moyenne grandeur ; chaise à droite, à gauche et au-dessus de la table. Devant la cheminée, un pouf ou un tabouret ; à gauche de la cheminée et adossée au mur, une chaise. Entre les deux portes du fond, un petit chiffonnier. Bibelots un peu partout, vases sur la cheminée, etc. ; tableaux aux murs ; sur la table de gauche, un Figaro plié.
Scène première
Non, écoutez, Firmin, si vous ne servez pas, moi je tombe !
Mais, Mademoiselle, je ne peux pas servir tant que madame n’est pas sortie de sa chambre.
Oh ! bien, elle est ennuyeuse, ma sœur ! vraiment, moi qui la félicitais hier,… qui lui disais : « Enfin, ma pauvre Lucette, si ton amant t’a quittée… si ça t’a fait beaucoup de chagrin, au moins, depuis ce temps-là, tu te lèves de bonne heure, et on peut déjeuner à midi ! » c’était bien la peine de la complimenter.
Qui sait ! madame a peut-être trouvé un successeur à M. de Bois-d’Enghien ?
Ma sœur !… Oh ! non ! elle n’est pas capable de faire ça !… Elle a la nature de mon père ! c’est une femme de principes ! si elle avait dû le faire, (changeant de ton) je le saurais au moins depuis deux jours.
Ah ? alors !…
Et puis, quand cela serait ! ce ne serait pas encore une raison pour ne pas être debout à midi et quart !… Je comprends très bien que l’amour vous fasse oublier l’heure !… (Minaudant.) je ne sais pas… je ne connais pas la chose !
Ah ?
Non.
Ah ! ça vaut la peine !
Qu’est-ce que vous voulez, je n’ai jamais été mariée, moi ! Vous comprenez, la sœur d’une chanteuse de café-concert !… est-ce qu’on épouse la sœur d’une chanteuse de café-concert ?… N’importe, il me semble que, si toquée soit-on d’un homme, on peut bien, à midi…! Enfin, regardez les coqs… est-ce qu’ils ne sont pas debout à quatre heures du matin ?… Eh ! bien alors ! (Elle se rassied sur le canapé.)
C’est très juste !
Firmin remonte au fond.)
Scène II
Ah ! Marceline !…
Eh ! arrive donc, toi !
De l’antipyrine ! vite un cachet !
Un cachet, pourquoi ? Tu es malade ?
Moi ! oh ! non, moi je suis bien heureuse ! Non ! pour lui ! il a la migraine ! (Elle s’assied à droite de la table.)
Qui, lui ?
Fernand ! il est revenu !
M. de Bois-d’Enghien ! non ?
Si !
Ah ! Firmin, M. de Bois-d’Enghien qui est revenu !
M. de Bois-d’Enghien, pas possible ! ah ! bien, j’espère, Madame doit être contente ?
Si je suis contente ! oh ! vous le pensez ! (Firmin remonte). (À Marceline qui redescend avec une petite boîte à la main) Tu juges de mon émotion quand je l’ai vu revenir hier au soir ! (Prenant l’antipyrine que lui remet Marceline.) Merci ! (Changeant de ton.) Figure-toi, le pauvre garçon, pendant que je l’accusais, il avait une syncope qui lui a duré quinze jours ! (Elle descend à gauche.)
Non ?… oh ! c’est affreux ! (Elle remonte un peu à droite.)
Oh ! ne m’en parle pas ! s’il n’en était pas revenu, le pauvre chéri… il est si beau ! (À Firmin qui est occupé dans la salle à manger.) Vous avez remarqué, n’est-ce pas, Firmin ?
Comme il est beau, M. de Bois-d’Enghien ?
Ah ! oui.
Ah ! je l’adore !
Lucette !
Tiens, c’est lui !… c’est lui qui m’appelle. (À Marceline.) Tu reconnais sa voix ? (Elle remonte.)
Si je la reconnais !
Voilà, mon chéri !
On peut le voir ?
Oui… oui… (Sur le pas de la porte, parlant à la cantonade à Bois-d’Enghien.) C’est Marceline qui vient te dire bonjour !
Ah ! bonjour, Marceline !
Bonjour, Monsieur Fernand !
Ça va bien, Monsieur Fernand ?
C’est vous, Firmin ?… Mais pas mal… un peu de migraine seulement.
Ah ! tant pis ! tant pis !
Allons, apprête-toi, parce que l’on va déjeuner. (Elle disparaît.) (On sonne.)
Tiens, on sonne !
Je vais ouvrir !
Non, ils me feront mourir d’inanition !
Scène III
Oui, Firmin, oui.
Naturellement !
Bonjour, Marceline.
Bonjour.
Et Monsieur ne sait pas la nouvelle ?… Il est revenu !
Qui ?
M. de Bois-d’Enghien !
Non ?
Hier soir ! parfaitement !
C’est à se tordre !
N’est-ce pas, Monsieur ! Mais je vais dire à madame que Monsieur est là.
Quel tas de girouettes !
Quoi ?
C’est Monsieur !
Monsieur qui ?
Ah ! bon, je viens !
Bon, merci ! (Firmin remonte dans la salle à manger, à Marceline.) Comment, il est revenu ? Et naturellement ça a repiqué de plus belle !
Dame !… (Indiquant d’un clignement d’œil significatif la chambre à coucher de Lucette.) ça m’en a tout l’air !
Oui, oh ! je sais bien !… mais ça, Lucette vous le dira. (Confidentiellement.) Il paraît que quand on aime, eh bien ! un garçon qui n’a plus le sou, c’est encore meilleur !
C’est évident ! (Revenant à son idée.) Eh bien ! et le rastaquouère, alors ?
Qui ? le général Irrigua ? Dame, il me paraît remis aux calendes grecques !
C’est malin ! Elle a la chance de trouver un homme colossalement riche… qui se consume d’amour pour elle ! un général ! je sais bien qu’il est d’un pays où tout le monde est général. Mais ça n’est pas une raison !…
Et d’un galant ! avant-hier, au café-concert, quand il a su que j’étais la sœur de ma sœur, il s’est fait présenter à moi et il m’a comblée de bonbons !
Vous voyez donc bien !… Enfin, hier, elle était raisonnable ; c’était définitivement fini avec Bois-d’Enghien, elle avait consenti à répondre au millionnaire, pour lui fixer une entrevue pour aujourd’hui, et alors… parce que ce joli cœur est revenu, quoi ? ça va en rester là ?
Ma foi, ça m’en a tout l’air !
C’est ridicule !… enfin, ça la regarde ! (Il gagne la droite.)
Qui est-ce qui vient là, encore ?
Scène IV
Entrez, Mademoiselle.
Nini Galant !
Mais pas mal.
Et Mademoiselle sait la nouvelle ?
Non, quoi donc ?
Il est revenu !
Qui ?
M. de Bois-d’Enghien.
Non ? Pas possible ?
Tiens, Nini ! (À Chenneviette.) Bonjour Gontran… Ah ! mes amis, vous savez la nouvelle ?
Oui, c’est ce qu’on me dit : ton Fernand est revenu !
Oui, hein ! crois-tu ? ma chère !
Ah ! je suis bien contente pour toi ! Et… il est là ?
Mais oui, attends, je vais l’appeler… (Allant à la porte de gauche et appelant.) Fernand, c’est Nini… Quoi ?… Oh ! bien ! c’est bon ! viens comme ça, on te connaît ! (Aux autres.) Le voici ! (Tout le monde se range en ligne de façon à former la haie à l’entrée de Bois-d’Enghien.)
Ah ! hip ! hip ! hip ! hurrah !
Le revoilà donc, l’amant prodigue !
Hein !… oui, je…
Le vilain, qui voulait se faire désirer !
Oh ! bien, je suis bien content de vous revoir !
Vous êtes bien aimable !
On peut dire que madame s’est fait des cheveux pendant l’absence de Monsieur.
Ah ! vraiment, elle… ?
Enfin, il est revenu !
Il est revenu, mon Dieu, oui ; il est revenu… (À part, gagnant la gauche en se passant piteusement la brosse dans les cheveux.) Allons, ça va bien ! ça va très bien ! Moi qui étais venu pour rompre !… ça va très bien. (Il s’assied à droite de la table.)
Et tu viens déjeuner, n’est-ce pas ?
Non, mon petit… je suis justement venue pour te prévenir ! Je ne peux pas !
Tu ne peux pas ?
Ah ! bien, je vais dire à Firmin qu’il enlève votre couvert !
Et qu’il mette les œufs.
Oh ! oui !… oh ! oui… les œufs !… (Elle sort par le fond.)
Et pourquoi ne peux-tu pas ?
Parce que j’ai d’un à faire… Au fait, il faut que je t’annonce la grande nouvelle ; car moi aussi j’ai ma grande nouvelle : je me marie, ma chère !
Toi ?
Vous ? (À part.) Elle aussi ?
Moi-même, tout comme une héritière du Marais.
Mes compliments.
Et quel est le… brave ?
Mon amant, tiens !
Il est ton amant et il t’épouse ! mais qu’est-ce qu’il cherche donc ?
Comment, « ce qu’il cherche » ! Je vous trouve impertinent !
Pardon, quel amant, donc ?
Mais je n’en ai pas plusieurs… de sérieux s’entend. Le seul, l’unique ! le duc de la Courtille ! je deviens duchesse de la Courtille !
Rien que ça !
C’est superbe !
Ah ! bien ! je suis bien heureuse pour toi !
Sapristi ! mon mariage qui est annoncé dans le Figaro ! (Il froisse le journal, le met en boule et le fourre contre sa poitrine par l’entre-baîllement de son peignoir.)
Eh bien ! qu’est-ce qui te prend ?
Rien ! rien ! c’est nerveux !
Mon pauvre Fernand, tu ne vas pas encore être malade !
Non ! non ! (À part, pendant que Lucette rassurée retourne à la place qu’elle vient de quitter et raconte à mi-voix à Nini que Bois-d’Enghien a été malade.) Merci ! lui flanquer comme ça mon mariage dans l’estomac, sans l’avoir préparée.
Ah ! à propos de journal, tu as vu l’aimable article que l’on a fait sur toi dans le Figaro de ce matin.
Non.
Oh ! excellent ! Justement j’ai pensé à te l’apporter ! (Il tire de sa poche un Figaro, qu’il déploie tout grand.)
Hein !
Tiens, si tu veux le lire.
Non, pas maintenant, pas maintenant ! (Il fait subir au journal le même sort qu’au premier.)
Comment ?
Non, on va déjeuner ; maintenant, ce n’est pas le moment de lire les journaux.
Mais qu’est-ce qu’il a ?
Scène V
C’est prêt ; on va servir tout de suite.
Là vous voyez bien ! on va servir !
Positivement, il a quelque chose ! (On sonne.)
Vous m’attendez, je vais achever de m’habiller ! (À part au moment de partir.) Ma foi, j’aborderai la question de rupture après le déjeuner ! (Il sort, en emportant sa brosse.)
Scène VI
Madame, c’est M. Ignace de Fontanet !
Lui ! c’est vrai, je n’y pensais plus ! Vous mettrez son couvert… faites entrer. (Elle se lève et gagne la gauche.)
Comment ! tu as de Fontanet à déjeuner ? (Riant.) Oh ! je te plains !
Pourquoi ?
Oh ! il sent si mauvais !
Ça, c’est vrai, il ne sent pas bien bon, mais c’est un si brave garçon !… En voilà un qui ne ferait pas de mal à une mouche !
Oui !… ça encore, ça dépend de la distance à laquelle il lui parle.
Oui.
Que vous êtes mauvais !
Ah ! ma chère divette, combien je suis aise de vous baiser la main !…
Justement, Nini nous parlait de vous.
Ah ! c’est bien aimable ! (À Lucette.) Vous voyez, c’est imprudent de m’avoir invité, car je prends toujours les gens au mot !
Mais j’y comptais bien.
(À Lucette.) Eh bien ! ma chère amie, j’espère que vous avez été contente du brillant article du Figaro ?
Mais je ne sais pas. Figurez-vous que je ne l’ai pas lu.
Comment ! Oh ! bien, heureusement que j’ai eu la bonne idée de l’apporter.
Voyons ?
Tenez, là !
Scène VII
Là ! je suis prêt ! (Regardant le journal.) Allons, bon, encore un ! (Il se précipite entre Lucette et Fontanet et arrache le journal des mains de ce dernier.) Donnez-moi ça !… donnez-moi ça !
Encore !
Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?
Non, ce n’est pas le moment de lire les journaux ! On va déjeuner ! on va déjeuner ! (Il roule le journal en boule.)
Oh ! mais voyons, c’est ennuyeux, puisqu’il y a un article sur moi !
Eh bien ! je le range, là, je le range ! (À part.) Non, mais tire-t-il, ce journal !… tire-t-il !
Mais enfin, Monsieur !
Monsieur ?…
Ne faites pas attention ! (Présentant.) Monsieur de Fontanet, un de mes amis ; Monsieur de Bois-d’Enghien, mon ami. (Elle appuie sur le mot « mon ».)
Ah ! ah ! enchanté, Monsieur !
Moi de même, Monsieur ! (Ils se serrent la main.)
Je ne saurais trop vous féliciter. Je suis moi-même un adorateur platonique de Mme Lucette Gautier, dont la grâce autant que le talent… (Voyant Bois-d’Enghien qui hume l’air depuis un instant.) Qu’est-ce que vous avez ?
Rien. (Bien ingénument.) Vous ne trouvez pas que ça sent mauvais ici ?
Ici ? non !… Maintenant, vous savez, ça se peut très bien, parce que, je ne sais pas comment ça se fait, l’on me dit ça souvent et je ne sens jamais. (Il s’assied sur le canapé et cause avec Chenneviette debout derrière le canapé.)
Mais tais-toi donc, voyons, c’est lui !
Hein !… ah ! c’est… ? (Allant à Fontanet, et étourdiment.) Je vous demande pardon, je ne savais pas !
Quoi ?
Euh !… Rien ! (À part, redescendant un peu.) Pristi, qu’il ne sent pas bon ! (Il remonte.)
Madame est servie !
Ah ! à table, mes amis !
Ah ! ce n’est pas trop tôt. (Elle entre dans la salle à manger. Bois-d’Enghien la regarde passer en riant.)
Allons, ma chère amie, moi, je me sauve !
Alors, sérieusement, tu ne veux pas ?
Non, non, sérieusement…
Je n’insiste pas ! J’espère que quand tu seras duchesse de la Courtille, ça ne t’empêchera pas de venir quelquefois me voir.
Mais, au contraire, ma chérie, il me semblera que je m’encanaille.
Charmant ! (Tout le monde rit.)
Oh ! ce n’est pas ce que j’ai voulu dire !
Eh bien ! vient-on ?
Voilà ! (À Nini, qu’elle a accompagnée jusqu’à la porte du vestibule.) Au revoir !
Au revoir ! (Elle sort.)
Eh bien ! mais… la voilà duchesse de la Courtille !
Ah ! bah ! ça fera peut-être une petite dame de moins, ça ne fera pas une grande dame de plus.
Ça, c’est vrai !
Allons déjeuner ! (Bois-d’Enghien entre dans la salle à manger. À Fontanet qui s’efface devant elle.) Passez !
Pardon ! (Il entre dans la salle à manger.)
Eh bien ! toi, tu ne viens pas ?
Si !… seulement j’ai… j’ai un mot à te dire. (Il redescend.)
Quoi donc ?
C’est pour la pension du petit. Le trimestre est échu…
Ah ! bon, je te remettrai ce qu’il faut après déjeuner !
Je suis désolé d’avoir à te demander ; je… je voudrais pouvoir subvenir, mais les affaires vont si mal !
Oui, c’est bon ! (Elle fait le mouvement de remonter, puis redescendant.) Ah ! seulement, tâche de ne pas aller, comme la dernière fois, perdre la pension de ton fils aux courses.
Oh ! tu me reproches ça tout le temps !… Comprends donc que si j’ai perdu la dernière fois, c’est qu’il s’agissait d’un tuyau exceptionnel !
Ah ! oui, il est joli, le tuyau !
Mais absolument ! c’est le propriétaire lui-même qui m’avait dit, sous le sceau du secret : « Mon cheval est favori, mais ne le joue pas ! c’est entendu avec mon jockey… il doit le tirer ! »
Eh bien ?
Eh bien ! il ne l’a pas tiré !… et le cheval a gagné… (Avec la plus entière conviction.) Qu’est-ce que tu veux, ce n’est pas de ma faute si son jockey est un voleur.
Mlle Marceline fait demander à Madame et à Monsieur de venir déjeuner.
Oh ! mais oui ! qu’elle mange, mon Dieu ! qu’elle mange ! (Firmin sort.) Allons, viens, ayons égard à la gastralgie de ma sœur ! (On sonne.) Vite, voilà du monde ! (Ils entrent dans la salle à manger où ils sont accueillis par un « Ah ! » de satisfaction. Ils referment la porte sur eux.)
Scène VIII
C’est que madame est en train de déjeuner et elle a du monde.
Oh ! combien je regrette ! mais il faut absolument que je la voie, c’est pour une affaire qui ne peut être différée.
Enfin, Madame, je vais toujours demander… Qui dois-je annoncer ?
Oh ! Mme Gautier ne me connaît pas… Dites tout simplement que c’est une dame qui vient lui demander le concours de son talent pour une soirée qu’elle donne.
Parfaitement, Madame ! (Il indique le siège de droite de la table et va pour entrer dans la salle à manger. On sonne. Il rebrousse chemin et se dirige vers la porte du fond, à droite.) Je vous demande pardon un instant.
Madame Duverger, s’assied, regarde un peu autour d’elle, puis histoire de passer le temps, elle entr’ouvre un Figaro qu’elle a apporté, le dépliant à peine comme une personne qui n’a pas l’intention de s’installer pour une lecture. Après un temps. Tiens, c’est vrai, « le mariage de ma fille avec M. Bois-d’Enghien », c’est annoncé, on m’avait bien dit !… (Elle continue de lire à voix basse avec des hochements de tête de satisfaction.)
Enfin, voyez toujours, si on peut me recevoir… Bouzin, vous vous rappellerez !
Oui, oui !
Pour la chanson : « Moi, j’piqu’ des épingues ! »
Oui, oui !… Si Monsieur veut entrer ? il y a déjà madame qui attend.
Ah ! parfaitement ! (Il salue Mme Duverger qui a levé les yeux et rend le salut. Sonnerie différente des précédentes.)
Allons bon, voilà qu’on sonne à la cuisine, je ne pourrai jamais les annoncer. (Il sort par le fond droit. Mme Duverger a repris sa lecture. Bouzin, après avoir déposé son parapluie dans le coin du piano, s’assied sur la chaise qui est à côté du canapé. Moment de silence.)
Son regard s’arrête sur le journal que lit Mme Duverger, il tend le cou pour mieux voir, puis, se levant et s’approchant de Mme Duverger.
C’est… le Figaro que Madame lit ?
Pardon ?
Je dis : « C’est… c’est le Figaro que Madame lit ? »
Oui, Monsieur. (Elle se remet à lire.)
Journal bien fait !
Ah ? (Même jeu.)
Journal très bien fait !… il y a justement, à la quatrième page, une nouvelle… je ne sais pas si vous l’avez lue ?
Non, Monsieur, non.
Non ?… pardon, voulez-vous me permettre ? (Il prend le journal qu’il déplie sous le regard étonné de Mme Duverger.) Voilà, au courrier des théâtres, c’est assez intéressant ; voilà : « Tous les soirs, à l’Alcazar ; grand succès pour Mlle Maya dans sa chanson : « Il m’a fait du pied, du pied, du pied… il m’a fait du pied de cochon, truffé. » (À Mme Duverger, d’un air plein de satisfaction, en lui tendant le journal.) Tenez, Madame, si vous voulez voir par vous-même.
Mais pardon, Monsieur, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse que mademoiselle je ne sais pas comment chante, qu’on lui a fait du pied, du pied, du pied, du pied de cochon, truffé ?
Comment ?…
Ça doit être quelque stupidité !
Oh ! ça non !
Oh !
Non… c’est de moi !
Hein ?… Oh ! pardon, Monsieur ! J’ignorais que vous fussiez littérateur !
Littérateur par vocation ! mais clerc de notaire par état.
Eh bien ?
Je n’ai pas encore pu voir madame, on avait sonné à la cuisine pour ce bouquet.
Ah ? (Elle reprend sa lecture.)
Mâtin ! il est beau ! vous en recevez beaucoup comme ça ?
Nous en recevons beaucoup, oui, Monsieur.
C’est au moins Rothschild qui envoie ça ?
Je ne sais pas, Monsieur, il n’y a pas de carte : c’est un bouquet anonyme. (Il va déposer le bouquet sur le piano.)
Anonyme ? Non, il y a des gens assez bêtes pour faire ça !
Si vous alliez annoncer, maître d’hôtel ?
C’est juste, Madame !
Ah ! oui, vous vous rappellerez mon nom ?
Oui, oui, « monsieur Bassin ! »
Non, « Bouzin ! »
Euh ! « Bouzin » parfaitement !
Attendez, je vais vous donner ma carte. (il cherche une de ses cartes.)
Non, c’est inutile, « Bouzin », je me souviendrai, pour la chanson : « Moi j’pique des épingues ! »
Parfaitement ! (Firmin sort par la porte du fond à droite, Bouzin le poursuivant presque jusque la porte.) Mais je vous assure qu’avec ma carte… (Redescendant derrière le canapé, tout en remettant la carte dans son portefeuille.) Il va écorcher mon nom, c’est évident ! (Regardant le bouquet.) Le beau bouquet, tout de même ! (Il se dispose à remettre son portefeuille dans sa poche, quand une idée traverse son cerveau ; il s’assure que la baronne, qui est à sa lecture, ne le regarde pas, il retire sa carte et la fourre dans le bouquet, puis descendant.) Après tout, puisque c’est anonyme, autant que ça profite à quelqu’un ! (Il remet son portefeuille dans sa poche. — Moment de silence. Tout d’un coup, il se met à rire, ce qui fait lever la tête à Mme Duverger.) Non, je ris en pensant à cette chanson : « Moi je pique des épingues ! » (Un temps. La baronne se remet à lire. Nouveau rire de Bouzin.) Vous vous demandez sans doute, ce que c’est que cette chanson : « Moi je pique des épingues » !
Moi ? pas du tout, Monsieur ! (Elle fait mine de reprendre sa lecture.)
Oh ! Il n’y aurait pas d’indiscrétion ! C’est une chanson que j’ai écrite pour Lucette Gautier… Tout le monde me disait : « Pourquoi n’écrivez-vous pas une chanson pour Lucette Gautier ? »… et de fait, il est évident qu’elle sera ravie de chanter quelque chose de moi… Alors, j’ai fait ça ! (Même jeu pour la baronne.) Tenez, rien que le refrain pour vous donner un aperçu…
Moi, j’piqu’des éping’
Dans les p’lot’des femm’s que j’disting’:
(Parlé.) L’air n’est pas encore fait (Récitant avec complaisance.)
Chacun sa façon de se divertir,
Quand j’piqu’pas d’éping’, moi, j’ai pas d’plaisir !
Aah !
Quoi ?
Ah ! Oui !
N’est-ce pas ? (Après un temps.) Mon dieu, je ne dirai pas que c’est pour les jeunes filles.
Ah ?
Et encore les jeunes filles, il faut bien se dire ceci : à celles qui ne comprennent pas, ça ne leur apprend pas grand’chose, et à celles qui comprennent, ça ne leur apprend rien du tout.
C’est évident !
Je vous demande pardon, Madame, de mon indiscrétion, mais votre visage ne m’est pas inconnu… Est-ce que ce n’est pas vous qui chantez à l’Eldorado : « C’est moi qui suis le drapeau de la France ».
Non, Monsieur, non ! je ne suis pas artiste… (Se présentant.) Baronne Duverger…
Ah ? ça n’est pas ça, alors ! (Il s’incline et remonte. Au même moment, Firmin revient à la salle à manger, un papier plié en long à la main.)
Scène IX
Eh bien ?… Vous avez dit à Mme Lucette Gautier, pour ma chanson ?
Oui, monsieur.
Qu’est-ce qu’elle a dit ?
Elle a dit qu’elle était stupide et que je vous la rende.
Ah ?
Voilà, monsieur. (Il lui remet la chanson.)
C’est très bien ! D’ailleurs, ça ne m’étonne pas, pour une fois que ça sort de son genre ordinaire.
Écoutez, mon cher ! (Bouzin qui a pris son chapeau sur la chaise, descend un peu.) Une autre fois, avant d’entreprendre un travail pour madame, venez donc en causer avec moi d’abord.
Avec vous ?
Oui ! vous comprenez : je suis habitué à voir ce qu’on fait pour elle, je sais ce qu’il lui faut.
Je vous remercie bien ! mais je travaille toujours sans collaborateur… (Remontant.) Je vais porter cette chanson à Yvette Guilbert qui sera moins difficile, et elle a du talent au moins, elle.
Comme vous voudrez, Monsieur. (Il redescend.)
Stupide, ma chanson ! Ah ! la ! la ! (Indiquant le bouquet.) Et moi qui !… (Il prend le bouquet, comme pour le remplacer, remonte jusqu’au fond avec, puis se ravisant.) Non ! (Il repose le bouquet sur le piano, puis à Firmin.) Bonjour, mon ami !
Bonjour, Monsieur ! (Sortie de Bouzin.)
Et pour moi, avez-vous… ?
Oui, Madame ; mais c’est bien ce que j’ai dit à madame, madame a du monde et elle ne peut causer d’affaires en ce moment.
Oh ! que c’est ennuyeux !
Madame ne peut pas passer un peu plus tard ?…
Il faudra bien, c’est pour une soirée de contrat qui a lieu aujourd’hui même ; vous direz à madame que je repasserai dans une heure.
Oui, Madame ! (Mme Duverger remonte.) Par ici, Madame !
Scène X
Tout le monde est parti, nous pouvons entrer !
Ah ! (Ils entrent, parlant tous à la fois et tenant chacun une tasse de café à la main. Chenneviette va à la cheminée, Fontanet descend à gauche de la table.)
Qu’est-ce que tu as, mon chéri, on dirait que tu es triste ?
Moi, pas du tout ! (À part.) Seulement je suis embêté à la perspective de rompre tout à l’heure ! (Il va s’asseoir sur le canapé.)
Lucette, qui est passée derrière le canapé, l’enlaçant brusquement par le cou au moment où il va avaler une gorgée de son café. Tu m’aimes ?
Je t’adore ! (À part.) Je ne sais pas comment je vais lui faire avaler ça ! (Lucette fait le tour et vient se mettre à genoux sur le canapé à la droite de Bois-d’Enghien.)
Oh ! le superbe bouquet !
Où ça ? où ça ?
Là ! là !
Oh ! superbe !
Tiens qui est-ce qui a envoyé ça ?
Attends, il y a une carte ! (Lisant.) Camille Bouzin, officier d’Académie ! (Il s’incline en faisant claquer sa langue en signe d’admiration railleuse.). 132, rue des Dames !
Comment, c’est Bouzin ?… Oh ! vraiment, je suis touchée, le pauvre garçon, moi qui lui ai fait rendre sa chanson d’une façon si…
… Sans façon !
Oui. (À Fontanet.) Vous savez, c’est l’auteur de : « Moi j’pique des épingues » dont je vous ai lu un couplet pendant le déjeuner.
Ah ! oui ! oui !
Mais aussi, c’est vrai, pourquoi est-elle aussi stupide sa chanson ? Si seulement il y avait quelque chose à en faire. (Respirant le bouquet.) Oh ! il embaume ! (Subitement.) Tiens, qu’est-ce qu’il y a donc dedans ?… un écrin ! (Elle le tire du bouquet et met ce dernier dans un des vases de la cheminée.)
Un écrin !
Mais, oui ! (L’ouvrant.) Oh ! non, c’est trop ! c’est trop ! regardez-moi ça : une bague rubis et diamants ! (Elle met la bague à son doigt.)
Oh ! qu’elle est belle !
Oh ! et de chez Béchambes encore !… Vraiment, je suis de plus en plus confuse !
C’est ce Bouzin qui envoie ça ?
Ah ! çà, il est donc riche ?
Dame ! à le voir, je ne m’en serais jamais doutée ! Il est toujours mis ! on lui donnerait deux sous !
Enfin, il est évident qu’il doit être riche pour faire des cadeaux pareils.
Je dirai même plus : riche et amoureux !
Vous croyez ?
Tiens, tiens ! mais si on pouvait lancer ce Bouzin sur Lucette ! c’est ça qui me faciliterait ma retraite.
Mais, c’est cette chanson ! voyons ! il doit bien y avoir un moyen de l’arranger ?… avec un collaborateur qui la referait par exemple.
Un tripatouilleur !
Attendez donc !… mais j’ai peut-être une idée ! pourquoi n’en ferait-il pas une chanson satirique… une chanson politique, par exemple ?
Il a raison.
En quoi ?
Attends, nous allons le savoir !
Et comme c’est simple ! au lieu de : « Moi j’pique des épingles », il met : « Moi j’touche des épingles », et voilà, ça y est, ça devient d’actualité.
Mais oui !
Vous savez : cet homme qui « pique des épingles dans les p’lotes des femmes qu’il distingue », c’est pas drôle ! c’est pas propre !… Tandis qu’avec… un député, par exemple : « Il touche des épingles ». Eh bien ! au moins…
… C’est propre.
Excellente idée ! Il faudra que je lui soumette ça ! (Elle se lève.)
Oh ! des idées, ce n’est pas ça qui me manque ! c’est quand il s’agit de les mettre à exécution.
Ah ! parbleu ! comme beaucoup de gens !
Pourtant, une fois j’ai essayé de faire une chanson, une espèce de scie… (À Bois-d’Enghien, bien dans la figure.) Je me rappelle, c’était intitulé : « Ah ! pffu !! »
Pff !! quelle drôle de manie ont les gens à odeur de vous parler toujours dans le nez !
Et vous en vîntes à bout ?
Mon Dieu,… comme je pus !
Oh ! oui !
Hein ? quoi ? pourquoi rit-on ?… Est-ce que j’ai dit quelque chose…?
Non… non… c’est Fernand qui n’est pas sérieux !
Ah ! c’est ça, c’est lui qui n’est pas… Mais qu’est-ce que j’ai bien pu dire ? Euh ! euh !… Je n’y suis pas du tout !…
Mais je vous dis, ne cherchez pas ! ça n’en vaut pas la peine. (Voulant changer de conversation et toujours en riant.) Tenez, parlons de choses plus sérieuses. On vous verra ce soir au concert ?
Oh ! non, ce soir, impossible ! Je vais dans le monde.
Du reste, je ne sais pas pourquoi je vous demande ça, je ne chante pas ce soir : c’est mon jour de congé.
Oh ! bien, ça se trouve bien ! Moi, je vais chez une de mes vieilles amies, la baronne Duverger.
Sapristi ! ma future belle-mère !
Elle donne une soirée à l’occasion du mariage de sa fille avec monsieur… Attendez donc, on m’a dit le nom…
Mon Dieu !
Monsieur… ? monsieur… ?
C’est bon, ça ne fait rien, ça nous est égal !
Si, si, laissez donc ! c’est un nom dans le genre du vôtre !
Mais non ! mais non ! c’est pas possible ! il n’y en a pas ! il n’y en a pas !
Qu’est-ce que tu as, à être agité comme ça ?
Je ne suis pas agité ; seulement, je sais bien ce que c’est ! c’est comme les gens qui vous disent : attendez-donc, c’est un nom qui commence par un Q…
C’est ça !
… Duval !
Ah ! non.
Qu’est-ce ça nous fait le nom de ces gens-là, puisque nous ne les connaissons pas.
Au fond, il a raison !
Cherchez donc pas, allez ! cherchez donc pas !
Scène XI
Qu’est-ce que c’est, Firmin ?
Oh ! rien, Madame, c’est cet homme… Bouzin, qui dit avoir laissé son parapluie.
Bouzin !
Mais faites-le entrer !
Ah ? (Bois-d’Enghien remonte légèrement, Fontanet gagne la gauche.)
Mais entrez donc, Monsieur Bouzin ! (L’introduisant.) Monsieur Bouzin, mes amis !
Ah ! Monsieur Bouzin !
Messieurs, Madame, je vous demande pardon, c’est parce que je crois avoir oublié…
Mais asseyez-vous donc, Monsieur Bouzin ! (Elle lui a apporté la chaise qui était au-dessus de la table.)
Mais asseyez-vous donc, Monsieur Bouzin ! (Chacun lui apporte une chaise : Bois-d’Enghien, celle au dessus du canapé, qu’il met à côté de celle apportée par Lucette ; Fontanet, celle de la droite de la table, et Chenneviette, celle de gauche ; ce qui forme un rang de chaises derrière Bouzin.)
Ah ! Messieurs… vraiment !…
Et maintenant, que je vous gronde ! Pourquoi avez-vous remporté comme ça votre chanson ?
Comment, pourquoi ? Votre domestique m’a dit que vous la trouviez stupide !
Stupide, votre chanson !… Oh ! il n’a pas compris !
Il n’a pas compris ! il n’a pas compris !
Ah ! c’est donc ça ? Je me disais aussi…
Oh ! mais d’abord, il faut que je vous remercie pour votre splendide bouquet.
Hein ?… Ah ! le… Oh ! ne parlons pas de ça !
Comment, n’en parlons pas !… Merci ! c’est d’un galant de votre part.
Ça, c’est vrai !… c’est d’un galant…
Et ma bague ? vous avez vu ma bague ?
Votre bague ? Ah ! oui.
Ah ! elle est superbe !
Vous voyez, je l’ai à mon doigt.
Oui, en effet, elle est… (À part.) Qu’est-ce que ça me fait, sa bague ?
C’est le rubis, surtout qui est admirable.
Le rubis ? La chose, là ? Oui, oui ! (Un petit temps.) Ah ! là, là, quand on pense que c’est si cher, ces machines-là ! (Tout le monde se regarde interloqué, ne sachant que dire.)
Oui, mais j’ai su l’apprécier.
Car enfin, ça n’en a pas l’air, une bague comme ça, ça vaut plus de sept mille francs.
Sept mille francs !
Mais oui, ça ne m’étonne pas ! (Chenneviette gagne par derrière, jusqu’au-dessus du canapé.)
La vie d’une famille pendant deux ans Eh bien ! quand il faut verser sept mille francs pour ça, vous savez !…
Mais je trouve ça de très mauvais goût, ce qu’il fait là !
Lui, il est infect ! (Il remonte au fond. Bois-d’Enghien se lève et replace sa chaise à sa place première, au-dessus du canapé.)
En tout cas, ça prouve la générosité du donateur !
Ah ! oui. (À part.) Et son imbécillité ! (Haut.) Alors, pour en revenir à ma chanson…
Eh bien ! voilà…
Ah ! bien, ma chère diva, je vois que vous avez à travailler. Je vais vous laisser.
Vous partez ! attendez, je vous accompagne. (Elle reporte sa chaise au-dessus de la table.)
Oh ! je vous en prie…
Du tout, du tout ! (À Chenneviette.) Tiens, viens avec moi, toi, par la même occasion je te remettrai ce que tu sais pour le petit, tu pourras l’envoyer immédiatement.
Ah ! bon !
Vous permettez, Monsieur Bouzin ? Je suis à vous tout de suite.
Scène XII
Eh bien ! voulez-vous que je vous dise, vous ! Vous êtes amoureux de Lucette !
Moi !
Oui, oui ! Oh ! pas besoin de dissimuler, vous êtes amoureux ! Eh bien ! mais hardi donc ! Du courage ! C’est le moment, allez-y !
Hein !
Si vous êtes un homme, Lucette est à vous.
À moi, mais je vous assure…
Chut, la voilà ! pas un mot aujourd’hui !… vous attaquerez demain ! (Il retourne à droite en sifflotant, les mains dans ses poches, pour se donner un air détaché.)
C’est drôle, pourquoi veut-il que je sois amoureux de Lucette Gautier ?
Scène XIII
Je vous demande pardon de vous avoir laissé.
Mais comment donc ! (À part.) Je n’en suis pas amoureux du tout.
Maintenant, nous allons pouvoir causer sans être dérangés.
Oui.
Eh bien ! voilà ! votre chanson, elle est charmante ! Il n’y a pas deux mots : elle est charmante.
Vous êtes trop aimable ! (À part, en se baissant pour poser son chapeau sous la table.) Et cet autre qui avait compris qu’elle était stupide ! Faut-il être bête !
Mais enfin, vous savez, on a beau dire que le mieux est l’ennemi du bien… votre chanson, je le répète, elle est charmante ; mais, comment dirais-je ?… elle manque un peu de caractère.
Oh ! cependant…
Non ! non ! il faut bien avoir le courage de vous parler franchement : c’est plein d’esprit, mais ça ne veut rien dire.
Ah ?
N’est-ce pas ?
Oui, oui ! (Descendant s’asseoir à gauche de la table.) Et puis, moi, si vous me permettez de donner mon avis, ce que je reproche aussi, c’est la forme.
Ah ! bien, oui ! évidemment, la forme est défectueuse ! mais encore, la forme, je passe par-dessus !
Et puis enfin, ça… ça manque de traits, c’est un peu gris !
Oui, tenez !… ça, c’est un peu vrai ce qu’il dit là ! On sent bien que c’est la chanson d’un homme d’esprit, mais c’est la chanson d’un homme d’esprit…
… Qui l’aurait fait écrire par un autre !
Voilà !…
C’est curieux !… (Un petit temps.) Enfin, à part ça, vous la trouvez bien ?
Oh ! très bien !
Très bien ! très bien ! (Changement de ton.) Alors, voici ce que nous avons pensé… Avez-vous votre chanson sur vous ?
Ah ! non, je l’ai déposée chez moi.
Oh ! c’est dommage !
Mais, ça ne fait rien ! je demeure rue des Dames… c’est à deux pas, je peux courir… (Il se lève.)
Ah ! bien, si ça ne vous dérange pas… Au moins nous pourrons travailler utilement.
Mais comment donc ! c’est bien le moins ! Et vous savez, tout ce que vous voudrez ! J’ai le travail très facile !
Oui ?
Moi ! mais je vous fais une chanson comme ça, du premier jet.
Non, vrai ? (À part.) C’est beau de pouvoir faire aussi mauvais que ça, du premier coup !
Je vais et je reviens !
Votre parapluie !
Ah ! c’est juste ! Merci ! (Il prend son parapluie derrière le piano et sort accompagné de Lucette.)
Scène XIV
Et maintenant, moi, j’ai préparé le terrain du côté de ce bonhomme-là, du Bouzin. Il n’y a plus à tergiverser : mon contrat se signe ce soir, il s’agit d’aborder la rupture carrément.
C’est ça ! ce sera charmant ! Dépêchez-vous !
Elle !… Par exemple, si je sais comment je vais m’y prendre ?
Tu m’aimes ?
Je t’adore !
Ah ! chéri !… (Elle le quitte pour faire le tour du canapé et aller s’asseoir à gauche de Bois-d’Enghien.)
C’est pas comme ça, en tous cas !…
Que je suis heureuse de te revoir, là ! Je n’en crois pas mes yeux ! Vilain ! si tu savais le chagrin que tu m’as fait ! J’ai cru que c’était fini, nous deux !
Oh ! « fini » !
Enfin, je te r’ai ! Dis-moi que je r’ai ?
Tu me r’as !
Et que ça ne finira jamais ?
Jamais !
Oh ! mon nan-nan !
Oh ! ma Lulu !
(Lucette couche sa tête en se faisant un oreiller de ses deux bras sur la hanche de Bois-d’Enghien qui se trouve étendu sur ses genoux, de côté et très mal.)
C’est pas ça du tout ! C’est pas ça du tout ! Je suis mal embarqué !…
Vois-tu, voilà comme je suis bien !
Ah ! bien ! pas moi, par exemple !
Je voudrais rester comme ça pendant vingt ans !… et toi ?
Tu sais, vingt ans, c’est long !
Je te dirais : « Mon nan-nan ! » ; tu me répondrais : « Ma Lulu !… » et la vie s’écoulerait.
Ce serait récréatif !
Malheureusement, ce n’est pas possible ! (Elle se lève, fait le tour du canapé, puis avec élan, à Bois-d’Enghien.) Tu m’aimes ?
Je t’adore !
Ah ! chéri, va ! (Elle remonte au-dessus du canapé.)
Pristi ! que c’est mal engagé !
Alors…, viens m’habiller ?
Non !… pas encore !
Qu’est-ce que tu as ?
Rien !
Si ! tu as l’air triste !
Eh bien ! oui ! si tu veux le savoir, j’ai que cette situation ne peut pas durer plus longtemps !
Quelle situation ?
La nôtre (À part.) Aïe donc ! Aïe donc ! (Haut.) Et puisqu’aussi bien, il faut en arriver là un jour ou l’autre, j’aime autant prendre mon courage à deux mains, tout de suite : Lucette, il faut que nous nous quittions !
Quoi !
Il le faut ! (À part.) Aïe donc ! Aïe donc !
Ah ! mon Dieu !… tu te maries !
Moi ? ah ! la la ! ah ! bien ! à propos de quoi ?
Eh bien ! pourquoi ? alors, pourquoi ?
Mais à cause de ma position de fortune actuelle… ne pouvant t’offrir l’équivalent de la situation que tu mérites…
C’est pour ça ! (Éclatant de rire, en se laissant presque tomber sur lui d’une poussée de ses deux mains contre les épaules.) Ah ! que t’es bête !
Hein ?
Mais est-ce que je ne suis pas heureuse comme ça ?
Oui, mais ma dignité !…
Ah ! laisse là où elle est, ta dignité ! Qu’il te suffise de savoir que je t’aime (Se dégageant et gagnant un peu la gauche, avec un soupir de passion.) Oh ! oui, je t’aime !
Allons, ça va bien ! ça va très bien !
Vois-tu, rien qu’à cette pensée que tu pourrais te marier ! (Retournant à lui et le serrant comme si elle allait le perdre.) Ah ! dis-moi que tu ne te marieras jamais ! jamais !
Moi ?… Ah ! bien !
Merci ! (Se dégageant.) Oh ! d’ailleurs si ça t’arrivait, je sais bien ce que je ferais !
Quoi ?
Ah ! ça ne serait pas long, va ! Une bonne balle dans la tête !
À qui ?
À moi, donc !
Ah ! bon !
Oh ! ce n’est pas le suicide qui me ferait peur, si j’apprenais jamais, ou si je lisais dans un journal… (Elle indique le journal qu’elle tient.)
Sapristi ! un Figaro !
Mais, je suis folle ; puisqu’il n’en est pas question, à quoi bon me mettre dans cet état ! (Elle rejette le Figaro sur la table et gagne la gauche.)
Ouf !… Mais il en pousse donc ! il en pousse ! (Lucette s’est retournée au bruit. Bois-d’Enghien rit bêtement pour se donner une contenance.)
Tu m’aimes ?
Je t’adore !
Ah ! chéri ! (Elle remonte.)
Jamais !… jamais je n’oserai lui avouer mon mariage, après ça ! jamais ! (Il gagne la droite et se laisse tomber, découragé, sur le canapé.)
Scène XV
Dis donc, je fais recommander la lettre… As-tu un timbre de quarante centimes ?
Oui, par là… attends !
Tiens, voilà quarante centimes !
Eh ! je n’en ai pas besoin de tes quarante centimes.
Mais moi non plus ! Il n’y a pas de raison pour que tu me fasses cadeau de huit sous ! C’est drôle ça !
Ah ! Comme tu voudras !… (Elle prend l’argent et entre dans sa chambre.)
C’est curieux, tenez ! Voilà de ces petites choses que les femmes ne sentent pas !
Oui, oui !
Qu’est-ce que vous avez ? Vous avez l’air embêté.
Ah ! mon cher ! ce n’est pas embêté qu’il faut dire, c’est désespéré.
Ah ! mon Dieu ! quoi donc ?
Ah ! tenez ! vous seul pouvez me tirer de là ! C’est pour une chose que je ne sais comment dire à Lucette… Je peux bien dire ça, à vous, vous êtes… presque son mari. Il faut absolument que je la lâche et qu’elle me lâche !
Qu’est-ce que vous me dites là ?
La vérité, mon cher ! je me marie !
Vous !
Moi !… Et le contrat se signe ce soir !
Sapristi de sapristi !
Voyons, au fond, c’est son intérêt, cette rupture !
Comment, mais c’est tellement vrai, qu’en ce moment, si elle voulait, elle aurait une occasion superbe.
Eh bien ! dites-lui, que diable ! parlez-lui sérieusement, elle vous écoutera.
Ah ! ouiche !
Scène XVI
Le Général Irrigua !
Lui ! faites-le entrer ! (Fausse sortie de Firmin. Vivement.) Non ! quand nous serons partis ! (À Bois-d’Enghien.) Venez, venez… passons par là !
Pourquoi ?
Parce que !… nous gênons !… nous sommes de trop !…
Hein !… est-ce que ce serait… ?
Parfaitement !… C’est l’occasion ! là !
Fichtre !… Filons ! (Ils s’esquivent furtivement par le fond, comme deux complices.)
Qui est-ce qui a sonné, Firmin ?
Le Général Irrigua, Mademoiselle !
Le Général ! vite ! faites-le entrer et allez prévenir ma sœur. (Elle descend entre le piano et le canapé.)
Si Monsieur veut entrer…
Bueno ! Yo entre !… (Il entre suivi d’Antonio portant deux bouquets, un énorme et l’autre tout petit ; il tient ce dernier derrière son dos.)
Général !
Ah ! madame la sor ! Yo souis bieng la vôtre ! (Appelant Firmin.) Carçonne ! (Firmin ne répond pas. Élevant la voix.) Carçonne !… Valé dé pied !
Ah ! c’est moi… ?
Natourellement, c’est vous ! ça n’est pas moi ! (À part.) Qué bruta este hombre ! (Haut.) Allez dire mâdâme la maîtresse, yo souis là !
Oui, Monsieur ! (À part, en se dirigeant vers la chambre de Lucette.) C’est un général auvergnat, ça ! (Haut, apercevant Lucette qui sort de sa chambre.) Ah ! voilà madame ! (Il sort au fond.)
Elle ! Ah ! Mâdâme, cette chour est la plouss belle dé ma vie !
Pardon, Monsieur… ?
Le Général Irrigua, Lucette.
Soi-même !
Ah ! Général, je vous demande pardon ! (Saluant Antonin, au fond no 2.) Monsieur !…
C’est rienne ! Moun interprète !
Général, je suis ravie de faire votre connaissance !
Ah ! lé ravi il est pour moi, Mâdâme ! (À Antonio.) Antonio… les bouquettes… (Antonio passe le gros bouquet, sans laisser voir le petit, à Lucette.) Permettez-moi quelques flors môdiques qué yo vous prie, qué… qué yo vous offre !
Ah ! Général !
Et… yo l’ai pensé aussi à la sor !
Pour moi ?… oh ! Général, vraiment !
Il est plouss pétite qué l’autre… mais il est plouss portatif !… (À Antonio.) Antonio, allez attendre à ma disposition dans la vestiboule !
Buéno ! (Il sort.)
Que c’est aimable à vous !… Justement, j’adore les fleurs !
Qué né le souis-je !…
Moi aussi, je les adore…
Oui, mais yo n’ai dit ça qué pour Madame.
Oh ! vois donc ! Marceline ! Est-ce beau ?
Cé lé sont vos souchèttes qué yo mets à vos pieds.
Mes sujettes ?…
Bueno… cé lé sont des rosses qué yo mets aux pieds de la reine des rosses !
Aah !
C’est oun mott !
Vous êtes galant, Général !
Yo fait cé qu’onn peut !
C’est égal, il ferait bien de prévenir qu’il a de l’accent !
Laisse-nous, Marceline !
Moi ?
Laisse-nous… la sor !…
Hein !
Allez-vous-s’en !… mamoisselle ! (Il passe au deux, derrière Lucette.)
Ah ? bon !… (À part.) Oh ! c’est un sauvage ! (Elle sort par la droite pendant ce temps, Lucette met le bouquet dans le vase qui est sur la console. — Le Général est remonté au-dessus du canapé et attend que Marceline soit partie.)
Vouss ! C’est vouss ! qué yo souis la… près de vouss… ounique !
Asseyez-vous donc, je vous en prie !
Yo no pouis pas !
Vous ne pouvez pas ?
Yo no pouis pas ! Yo souis trop émoute ! Ah ! quand yo recevous cette lettre de vouss ! Cette lettre ousqué il m’accordait la grâce dé… oune entrefou pour tous les deusses ! Ah ! Caramba ! caramba !… (Ne trouvant pas de mot pour exprimer ce qu’il ressent.) Qué yo no pouis dire.
Eh ! qu’avez-vous ? Vous semblez ému.
Yo le souis ! porqué yo vouss s’aime Loucette, et qué yo vois que yo souis là… tous les deusses… ounique ! (Devenant entreprenant.) Loucette !
Prenez garde, Général, vous abordez là un terrain dangereux !
Eh ! yo n’ai pas peur lé dancher ! Dans mon pays yo l’étais ministre de la Gouerre !
Vous !
Soi-même !
Ah ! Général… quel honneur… Un ministre de la Guerre !
Ess… Ess !
Quoi « Ess » ?
Ess-ministre !… yo no le souis plus.
Ah ?… Qu’est-ce que vous êtes, alors ?
Yo souis condamné à morté.
Vous ?
Eh ! oui ! tout ça, porqué yo lo souis venou en France por achéter por moun gouvernement deusse courrassés, troiss croisseurs et cinq tourpilleurs.
Eh bien ?
Buéno ! yo les ai perdous au pacarat.
Perdus au baccarat !… (Sur une ton de reproche.) Oh ! Et comment avez-vous fait ?
Yo l’ai pas ou de la chance ; voilà !… au pacarat c’est touchours le même : quand yo l’ai houit, il a nef ! et porqué ça, yo l’ai perdou beaucoup de l’archent.
C’est mal, ça, Général.
Basta, rienne pour moi ! yo l’ai touchours assez peaucoup, porqué yo pouisse la mettre à la disposition de usted.
À ma disposition ?
Toute !
Mais à quel titre ?
À la titre que yo pouisse vous aimerr… porqué yo vouss s’aime, Lucette ! mon cœur elle est trop petite pour contiendre tout ce que yo l’ai de l’amour !… Par la charme qu’elle est à vouss, vous m’avez priss… vous m’avez… vous m’avez… (Changeant de ton.) Pardon ! oun moment… oun moment. (Il remonte au fond.)
Eh bien ! où va-t-il ?
Antonio ?
Chénéral ?
Cómo se dice « subjugar » en francès ?
« Subjuguer », Général.
Bueno ! gracías, Antonio !
Bueno ! (Il sort.)
Vous m’avez « souchouqué » ; aussi tout ce qu’il est à moi est à vouss ! Ma vie, mon argent, chusqu’au dollar la dernière, chusqu’à la missère que yo l’aimerais encore porqu’elle venirait de vouss !
La misère ! on voit bien que vous ne savez pas ce que c’est !
Oh ! pardone ! yo le sais ! yo l’ai pas tuchurs été riche. Avant que yo le sois entré dans l’armée… comme chénéral ! yo l’avais pas de l’archent, quand yo l’étais professor modique et que yo l’ai dû pour vivre aller dans les familles… où yo donnais des léçouns de francess.
De français ? Vous le parliez donc ?
Yo vais vous dire ; dans moun pays, yo le parlais bienn ; ici, yo no sais porqué, yo le parlé mal.
Ah ! c’est ça ! asseyez-vous donc !
Yo ne pouis pas ! Defant vous, yo no pouis être assisse qu’à chénoux. (Il s’agenouille devant elle.) Fous l’est la divinité qué l’on s’achénouille là dévant… oun sainte qué l’on adore…
Ah ! Général !
Où il est votre chambre ?
Hein ?
Yo diss : où il est votre chambre ?
Mais, Général, en voilà une question !
C’est l’amor qu’il parle par ma bouche porqué c’est là qué yo voudrais vivre ! Porqué la champre de la peauté qué l’on l’aime, il est comme le… comme le… (Se levant.) Pardon, oun moment, oun moment !
Ah ? bon !
Antonio ?
Chénéral ?
Cómo se dice « tabernáculo » en francés ?
Bueno ! « tabernacle », Chénéral.
Bueno ! gracías, Antonio.
Bueno ! (Il sort.)
Il est comme la taberlac, où il est la relichion, la déesse qu’on l’adore.
Ah ! général, vous savez tout racheter par une galanterie.
Tuchurs ! (Se levant.) Ça même fait qué yo pense qué yo vois qué vous l’avez là à lé doigt oun bâgue.
Une bague ! Ah ! là… Ah ! oui ! oh !
Elle est cholie, fous troufez ?
Pfeu ! c’est une babiole !
Oun bâpiole ?… Qu’est-ce que c’est oun bâpiole ?
Oui, enfin une bagatelle !
Oun bâcatil… Si… si !… (Changeant de ton.) Pardon, oun moment… oun moment ! (Allant au fond et appelant.) Antonio ?
Chénéral ?
Cosa significa « oun bâcatil » en espagnol ?
Oun bâcatil ? Qu’est-ce que c’est « oun bâcatil » ?
Non, je dis au général que c’est une bagatelle.
Ah ! « une bagatelle ! » (Traduisant.) La Señora dice a usted que es… poca cosa.
Ah ! si ! si… oun bâcatil… Si… si… (À Antonio et lui faisant signe de sortir.) Bueno ! bueno ! bueno ! gracías, Antonio !
Bueno ! (Il sort.)
Oun bâcatil, si, si !
J’y tiens surtout à cause du souvenir qui s’y rattache.
Ah ! c’est bienne, Loucette.
Elle me vient de ma mère !
Qu’ouss qué tou dis ?
Général ?
La bâgue là ! ça l’est moi qué yo l’ai envoyée cet matin dans oun bouquette.
Vous ?
Natourellement.
Hein, c’est lui ? c’est vous ? vous ? lui ?
Bueno, yo diss !
Oh ! c’est trop fort !… et Bouzin, alors ?… Il a eu l’audace de… Oh ! c’est trop fort… Ah ! bien, attends, sa chanson ! non, cet aplomb !
Qu’oust-ce qué vous l’avez ?
Rien ! rien !
Bueno, il vient donc pas le bague de la mère ?
La bague, là… Oh ! pas du tout ! non ! je croyais que vous vouliez parler d’une autre… Oh ! celle-là, non, non, mais je ne savais pas que c’était vous que j’avais à en remercier.
Oh ! rienne du toute !… (Gagnant la gauche et avec un geste de grand seigneur.) C’est oun bâcatil ! (Revenant à elle.) Et yo me permets d’apporter la bracélette qu’elle va avec. (Il offre un autre écrin qu’il tire de la poche d’un des pans de sa redingote.)
Ah ! Général, vraiment vous me comblez ! mais qu’est-ce que j’ai pu faire pour mériter ?…
Yo vous s’aime ! voilà !
Vous m’aimez ? (Avec un soupir.) Ah ! Général, pourquoi faut-il que cela soit…?
Porqué céla est.
Non, non, ne dites pas ça !
Yo lo disse !
Alors, Général, remportez ces présents que je n’ai pas le droit d’accepter !
Porqué ? Porqué ?
Parce que je ne peux pas vous aimer !
Vous disse ?
J’en aime un autre. (Elle met sans affectation l’écrin dans sa poche.)
Oun autre ! Vousse !… oun homme ?
Naturellement.
Caramba !… Quel il est cet homme… que yo le visse… qué yo le sache…
Général, calmez-vous !
Ah ! oun mé l’avait bienn disse qu’il était oun homme à vouss, oun homme chôli.
Oh ! oui, joli !
Mais yo l’avais cru qué nonn… porqué yo l’avais récevou votre lettre… et il essiste ! il essiste ! Oh ! Quel il est cet homme ?
Voyons, Général, je vous en prie…
Oh !
Qu’il vous suffise de savoir que si j’avais eu le cœur libre, je ne vous aurais préféré personne.
Ah ! Loucette, qué vous mé donnez mal au cœur !
Est-ce ma faute ? Voyez-vous, tant que je l’aimerai, je ne pourrai pas en aimer un autre.
Bueno ! Combienne de temps il faut à vous pour ça ?
Combien de temps ? Oh ! je l’aimerai tant qu’il vivra.
Bueno ! Yo so maintenant qué yo dois faire.
Quoi ?
Rienne ! Yo se.
Ah ! mon Dieu, il me fait peur !
Scène XVII
Qu’est-ce que c’est ? Entrez.
On demande si Mme Gautier peut venir un instant.
Hein ! Ah ! oui ! oui, tout de suite. (À part.) L’imprudent !
Qu’est-ce qué vous voulez, vous ?
Bonjour, Monsieur.
Ah ! mon Dieu !… (Vivement, présentant Bois-d’Enghien.) Monsieur de Bois-d’Enghien, Général, un camarade.
Ah ?
Un camarade, c’est le mot, un camarade, pas davantage. (On sonne.)
Oun câmârâte… pour rienne du toute ?
Mais je crois bien pour rien du tout.
Oh ! la ! la !… et même moins.
Bueno, alors, si oun câmârâte… (Il lui serre la main et redescend.)
Madame ?
Quoi ?
C’est cette dame qui est déjà venue aujourd’hui pour demander à Madame de chanter dans une soirée : je l’ai introduite dans la salle à manger.
Ah ! bon ! j’y vais… (Firmin sort par le vestibule, en laissant la porte grande ouverte.)… Vous permettez, Général, un instant.
Yo vous prie !… (Lucette remonte, le général gagne l’extrême droite.)
Eh ! dis donc, mais c’est que j’ai à m’en aller, moi !
Oh ! bien, attends un peu… c’est l’affaire de cinq minutes, cause avec le général.
Bon ! mais vite, hein ?.
Oui ! (Elle entre dans la salle à manger.)
Scène XVIII
Il est très amboulatoire, mamoisselle Gautier.
Très « amboulatoire », comme vous dites, Général !
Alors, vous l’êtes avec Loucette à la concerte, la même ?
Comment, je suis…
Bueno, puisqué vous l’est câmârâde, yo demande si vous l’est de la café-concerte la même ?
Hein ? Oui, oui, parfaitement… de la même… (Se reprenant.) De la même !… (Même jeu.) Du même. (À part.) Cré nom d’un chien !
Vous l’est ténor ?
Ténor ; c’est ça… vous avez mis le doigt dessus. (À part.) Pendant que j’y suis, n’est-ce pas ?
Yo l’ai visse ça à la tête.
Ah ! vraiment ? vous êtes physionomiste ! (Chantonnant.)
Mignonne, quand la nuit descendra sur la terre…
Et que le rossignol viendra chanter encor…
Oh ! ça l’est oun chantor de bouilli-bouilli !…
Hum ! hum ! Beaucoup de rhumes, cette année.
Et disse-moi, moussié Bodégué…
Non pardon : « Bois-d’Enghien ! »
Bueno ! yo disse… « Bodégué… »
Oui, enfin !
Vous… le connaît bien mamoiselle Gautier ?
Mais, dame… oui !
Vous pouvé mé dire alors… elle paraisse, il a oun amant.
Hein ?
Yo lo sais… elle me l’a disse.
Ah ? alors… (À part.) Tiens, moi qui faisais la bête pour qu’il ne sache pas !
Oun homme très chôli.
Mon Dieu, vous savez, je suis bien mal placé…
Mais yo visse pas des l’hommes chôlis ici.
Merci !
Buéno ! Quel il est cet homme, puisque vous le connaît ?
Ah ! et puis, après tout, puisqu’il y tient tant… (Haut.) Vous voulez absolument que je vous le dise ?
Yo vous prie…
Eh ! bien, c’est… (Riant.) Ah ! ah ! ah ! vous voudriez bien le savoir.
Si !… (Sérieux.) Porqué yo lo touerai !
Me tuer ! Sapristi ! (Riant au général pour dissimuler son émotion.) Ah ! ah ! ah ! elle est bonne ! (Le Général rit aussi par complaisance.)
C’est entendu, Madame, à ce soir ! (On l’entend fermer la porte, invisible au public, du vestibule sur l’escalier.)
Bueno, c’est… ?
Hein ? euh ! chut ! oui, tout à l’heure !
Ah ! bueno ! bueno !… (Il gagne la droite.)
Merci, me tuer !
Eh bien ! je chante dans le monde, moi, ce soir… (Au général.) Je vous demande pardon, Général, un moment !
Yo vous prie…
Tu ne veux pas venir m’entendre ? J’ai des invitations en blanc.
Non, ce soir, je ne peux pas ! (À part.) J’ai autre chose à faire.
Et vous, Général ?
Oh ! si ! avec plaisir ! (Il remonte.)
À la bonne heure ! Tenez, Général, voilà une carte. (Elle lui donne une carte.)
Muchas gracias ! (Il met la carte dans sa poche.)
Je reviens ! (Elle sort.)
C’est heureux qu’il m’ait prévenu tout de même… moi qui allais lui dire…
Bueno, comment elle s’appelle ?
Qui « elle » ?
L’hômme.
Quel homme ?
L’hômme, il est chôli ?
Ah ! oui… euh ! (Regardant l’écrin et avec aplomb.) Bouzin… il s’appelle Bouzin !
Poussin ?… Bueno ! Poussin, c’est oun hômme morte ! (Il gagne la droite.) (On sonne.)
Brrrou ! il me donne froid dans le dos !
Scène XIX
Monsieur Bouzin !
Hein !
Lui ! Fichtre !
Je rapporte la chanson… Lucette Gautier n’est pas là ?
Hein ! non… oui…
Pardon !… Monsieur Poussin, eh ?
Oui, Monsieur, oui.
Oui, c’est Bouzin, là, c’est Bouzin !
Enchanté qué yo vous vois !
Mais, Monsieur, croyez que la réciproque…
Donnez-moi votre carte !…
Comment donc, mais avec plaisir. (Il cherche une carte dans sa poche, tout en écartant Bois-d’Enghien pour se rapprocher du général.)
Ah ! mon Dieu !
Voici le mienne ! (Il lui tend sa carte. Bouzin lui remet la sienne.)
Général Irrigua…
Soi-même !
Ah ! Général !…
Et maintenant, yo vous prie… vous l’est lipre demain à le matin ?
Demain ?… Oui, pourquoi ?
Porqué yo veux vous amener à la terrain… porqué yo veux votre tête ! (Le saisissant au collet.) Porqué yo veux vous tuer !
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il dit ?
Général…
Porqué yo n’aime pas qu’il est oun paquette dans mes roues… et quand il est oun obstacle, yo saute pas par dessous !… Yo le supprime. (Il le fait pirouetter en le tenant toujours au collet, ce qui le fait passer à sa gauche.)
Ah ! mon Dieu, voulez-vous me lâcher ? Voulez-vous me lâcher ?
Général ! du calme !
Laisse-moi tranquille, Bodégué. (À Bouzin, en le secouant.) Et puis, vous l’est pas chôli du tout, vous savez ! Vous l’est pas chôli !
Au secours ! au secours !
Scène XX
Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?
Ah ! Madame, c’est Monsieur !
Bouzin ici ! Sortez, Monsieur, sortez !
Hein ! mais comment : j’apportais la chanson.
Eh bien ! remportez-la votre chanson ! Elle est stupide votre chanson !
Stupide !
Il est stoupide ! la chanson, il est stoupide !
Sortez, Monsieur ! allez, sortez !
Moi !
On vous dit de sortir, sortez !
Allez, Poussin ! allez-vous-en !
Allez-vous-en ! allez-vous-en ! allez-vous-en !
C’est une maison de fous !
Non, on ne se moque pas du monde comme cet homme-là !
Merci, Loucette, qué vous l’avez fait pour môi !
Quoi donc ?
Qué vous avez chassé cet hômme !
Ah ! bien, si ce n’est que ça, je vous assure qu’il ne viendra plus !
Merci !
Encore lui !
J’avais oublié mon parapluie ! (Il se sauve.)
Allez-vous-en, Bouzin, allez-vous-en ! allez-vous-en ! allez-vous-en !