Un mensonge de la science allemande/4

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IV

WOLF, WOOD ET MERIAN[1]
In magna parte disciplinae nostrae id praecipue agimus ut discatis recte et scienter libris uti.
Fr.-Aug. Wolf, Kleine Schriften, I. p. 74.

Böttiger écrivait à Wolf le 11 mai 1795[2] : « Wieland désire très vivement que le débat, en ses points essentiels, soit porté le plus tôt possible devant le grand public et que l’attention et la curiosité soient appelées sur vos Prolégomènes qu’il appelle une fleur dans la couronne de notre siècle. J’unis mes prières aux siennes et n’attends qu’un signe de vous pour sonner le tocsin dans le Merkur et crier bien haut : l’unité et indivisibilité d’Homère est en péril évident ! le feu est aux quatre coins ! qui désire et ose l’éteindre coure aux seaux !... Qu’en pensez-vous ? Cet appel au feu ne doit-il pas être calculé sur l’épaisseur de peau plutôt cartilagineuse de notre public ou de ce que l’on appelle ainsi ? »

Enthousiaste Böttiger ! En cet An III de notre République une et indivisible, il voulait crier dans le Merkur : Die unité et indivisibilité Homers ist in augenscheinlicher Gefahr !... Wieland, qui donnait le conseil, et Böttiger, qui voulait le suivre, en parlaient à leur aise ! Ils vivaient à Weimar, sur les terres et sous la loi d’un prince libéral. Wolf, fonctionnaire prussien, avait sur sa table le dernier volume des Mémoires de l’Académie de Berlin (1793) : il y avait lu l’Examen de Merian sur la question de savoir si Homère a écrit ses Poèmes ; il y pouvait lire aussi le Mémoire sur le Règne de Frédéric II que M. le comte de Hertzberg, ministre d’État et curateur de l’Académie, avait mis en tête de la Classe des Belles Lettres, « pour faire la preuve que le gouvernement monarchique peut être bon et même préférable à tout gouvernement républicain ».

« Nous voyons, — écrivait M. de Hertzberg le 27 janvier 1793, six jours après la mort de Louis XVI et cent vingt et un ans avant que Guillaume II entreprît de faire « endosser » à l’Europe « le bonheur » de la Kultur et de la discipline germaniques, — nous voyons que la nation la plus nombreuse de l’Europe a subitement aboli son ancien gouvernement et y a substitué une prétendue République, sous prétexte de rétablir la liberté et l’égalité universelle, fondées, selon les philosophes modernes, sur les droits de l’homme. Non contente de s’approprier à elle seule ce bonheur imaginaire, elle veut l’endosser aussi à toutes les autres nations, soit par des émissaires, soit par des écrits et des décrets appuyés par la force des armes, de sorte qu’imitant pleinement l’exemple des anciens Sarazins et des premiers successeurs de Mahomet, elle tâche de porter le flambeau moral et physique de sa raison par toute l’Europe et exerce à cet égard un véritable despotisme envers les nations indépendantes... Comme cet esprit épidémique, fondé sur l’opinion populaire, qui confond la monarchie avec le despotisme, fait de grands progrès chez certaines nations, je crois qu’on ne sauroit... alléguer de preuve plus décisive que le règne de Frédéric II, roi de Prusse, pour constater que le gouvernement monarchique peut être juste, bon et même préférable à la République. »

M. de Hertzberg terminait par un vœu, qui semblait plutôt un avertissement : « Que cette assemblée, que toute la nation prussienne reconnoisse enfin combien il lui importe de se rappeler souvent le tableau d’un bon gouvernement monarchique ! »

Fonctionnaire prussien, Wolf répondait à Böttiger le [7] mai 1795 : « Encore un mot sérieux. Bien que je ne désire aucunement des comptes-rendus de mon livre, pourtant votre proposition d’une sorte de résumé dans le Merkur me fait grand plaisir. Seulement la chose sera difficile : il m’arrive de faire signe plutôt que de parler ; en de pareils endroits, un peu plus d’éloquence serait tantôt bonne, tantôt mauvaise ; du moins, j’aime assez que le lecteur soit obligé à des arrière-pensées de toutes sortes et qu’il arrive à se dire au bout que l’idée est de lui. Il faudrait, je crois, faire porter l’examen sur trois points : a, Écriture ; b, Rhapsodes et rhapsodies ; c, Homère à l’origine était-il un ensemble prémédité ? On pourrait en outre, mais seulement en passant, nur beiläufig, soulever la question d’authenticité pour tels passages ou tels chants entiers que, depuis Hérodote, on met si hardiment sur le dos d’Homère. Mais, cher ami, ne vous risquez pas à donner votre nom. La chose est dangereuse !... Décidez Wieland à la présenter en un Commentaire perpétuel, de sorte que, vous et moi, nous arrivions au public, à cette brute de public, sans les cris des gamins. »

Wolf se laissait guider d’abord par la prudence ; mais il estimait aussi qu’en ses Prolégomènes, il était arrivé sur un point à une démonstration mathématique : c’était sur le fait de l’écriture aux temps d’Homère, an der Schreibkunst, die, denk’ich, mathematisch-streng erwiesen ist, écrivait-il à Böttiger dans la même lettre. En vérité, cet argument de l’écriture était, comme le disait plus haut Fr. Blass, la pierre angulaire du système wolfien.

Les raisons littéraires de composition, d’ordonnance, de « fabrique », qu’avait si longuement traitées d’Aubignac, Wolf les laissait « aux Klopstock, aux Wieland, aux Voss, aux juges qui savent d’expérience comment se fait un grand poème. » Les raisons philologiques, grammaticales, — dont il avait, paraît-il, une simple provision : nehmen Sie dazu, écrivait-il à Böttiger le 15 mai 1795, dass ein grosser Theil jener innern Gründe im Homer sogar grammatische sein werden[3], — il les gardait pour l’exposé de haute critique qui devait occuper quelque jour le second volume de ses Prolégomènes. Dans ce premier volume, il ne voulait appliquer à la question homérique que les préceptes du célèbre J.-J. Griesbach.

Dans sa dissertation de 1768 « sur la Confiance que l’historien doit donner aux textes d’après la nature même des choses rapportées », J.-J. Griesbach avait posé deux criteria, l’un historique, l’autre philosophique, de la vérité en histoire. Criterium historique : est-il humainement possible que l’événement se soit produit tel qu’on nous le rapporte et de la façon qu’on nous dit ?... Criterium philosophique : le fait rapporté est-il probable et vraisemblable, ou non ?... Wolf pensait que l’histoire des poèmes homériques était éclairée d’un jour tout nouveau par le criterium historique de J.-J. Griesbach : est-il possible que les choses se soient passées, que les poèmes aient été produits de la façon que les anciens et la majorité des modernes nous disent ? C’est à cette question, à celle-là seulement, que le premier volume des Prolégomènes répondait résolument : non. Puisqu’Homère n’avait pas pu écrire ses poèmes, puisque les rhapsodes avaient dû les conserver de mémoire, plusieurs siècles durant, faute de pouvoir les écrire, il n’était pas possible que, primitivement, ce que nous attribuons à Homère fût un ensemble prémédité.

Aussi Wolf, à la page 113 des Prolégoménes, ne poussait le cri de triomphe ou de soulagement alea jacta est ! qu’après la phrase décisive : « Il faut dire et redire ce mot de possibilité : tiré de la nature même de l’homme (ex ipsa humana natura, dit Wolf ; de fide historica ex ipsa rerum natura judicanda, avait dit Griesbach), cet argument a tant de force ! c’est un tel appui de notre thèse ! tant qu’on ne l’aura pas écarté, à quoi bon se tourmenter, se préoccuper même des autres difficultés qu’on peut trouver en notre opinion ? Identidem repetendum est illud posse... » Donnez à Homère dix langues, une voix de fer, des côtes d’airain ! non ! il n’aurait pas encore pu faire l’Iliade et l’Odyssée que nous avons, id Homerus non potuisset decem linguis, ferrea voce et aeneis lateribus efficere. Pourquoi ? parce qu’il n’est pas humainement possible qu’un homme, fût-il doué d’un céleste génie, ait jamais composé, ni seulement conçu des poèmes de douze mille et de quinze mille vers sans tablette et sans écritoire. Or Homère n’avait ni tablette ni écritoire, puisqu’il ignorait l’écriture.

Mais l’eût-il connue lui-même, qu’une seconde impossibilité se dresserait encore : on n’écrit que pour des lecteurs ; or les contemporains d’Homère étaient des illettrés ; car si l’écriture existait déjà, chose des plus invraisemblables, elle n’était encore le lot que d’une élite et peut-être d’une caste, le secret de quelques initiés ; est-il possible que l’on ait construit au temps des premières marines, au cœur des continents, un vaisseau de ligne si l’on n’avait ni machines ni rouleaux pour le mettre à flot, ni flots même pour en faire les essais ?

Homère ne pouvait pas avoir de tablette et d’écritoire ; Homère ne pouvait pas avoir de lecteurs : ces deux impossibilités, pensait Wolf, dominent tout le débat. Il en est une troisième qu’il indiquait à la note 91, en s’excusant « d’une audace nouvelle qu’il faudrait bien des pages pour légitimer » : c’est qu’à l’âge d’Homère, et longtemps après, les Grecs étaient incapables de construire un ensemble poétique ; en passant en revue toutes les opinions des critiques grecs, on arriverait, disait Wolf, à la démonstration de cette vérité, quam sero Graeci in poesi didicerint totum ponere. Wolf n’avait pas le temps en 1795 de nous offrir cette revue de toute la critique grecque ; c’est donc aux deux impossibilités tirées de l’écriture qu’il se bornait, et c’est pour les établir « mathématiquement » qu’il consacrait un quart de son premier volume à l’histoire de l’écriture chez les Grecs.

Aujourd’hui, après cent vingt ans de découvertes archéologiques et épigraphiques dans le monde grec, anatoliote, syrien, chaldéen et égyptien, il serait miraculeux qu’il restât beaucoup de cette démonstration mathématique de 1795 : en fait, les gens du métier, comme dit Fr. Blass, ont jeté bas cette pierre angulaire du système wolfien. Wolf croyait ce qu’il était alors rationnel de croire en l’état des connaissances sur l’antiquité ; il ne pouvait pas savoir qu’en ces matières aussi, l’intervention des Français allait bouleverser toutes les croyances et, par l’expédition de Bonaparte en Égypte, ouvrir à l’érudition une carrière que les plus enthousiastes rêveurs n’eussent jamais osé lui promettre. Aujourd’hui qu’après cent vingt ans, cette conquête française a porté tous ses fruits, nous voyons qu’Homère a pu connaître l’écriture et plusieurs sortes d’écritures, que ses poèmes ont pu avoir des lecteurs, et par milliers : de Thèbes l’Égyptienne à Troie et de Babylone à Cnossos, nous voyons tout le Levant écrire et lire plusieurs dizaines de siècles avant l’âge homérique et, si, par écriture, on ne veut encore entendre que l’alphabet, il semble que, le ixe ou le xe siècle avant Jésus-Christ ayant vu naître les poèmes homériques, c’est au xie, peut-être au xiie siècle, que remonte l’alphabet, successeur en Grèce des écritures minoennes[4].

Mais si Wolf ne pouvait pas prévoir en 1795 ces effets de notre République une et indivisible, encore est-on en droit de signaler la naïveté un peu excessive de ses deux arguments, en particulier du second, car à cette comparaison du « vaisseau de ligne », il était facile de répondre, dès 1795, par l’exemple d’une « possibilité » contemporaine.

Au temps de Wolf, plus encore qu’au nôtre, l’écriture musicale était le lot de quelques gens de métier, et la lecture d’une partition était, plus encore qu’aujourd’hui, le secret de quelques initiés. Nous voyons pourtant les auditeurs affluer en nos Concerts pour entendre une musique que la majorité d’entre eux ne sauraient pas lire, et nous voyons des compositeurs, consacrant leur vie à d’énormes « vaisseaux de ligne », travailler pour un public dont les yeux ne liront jamais peut-être une de leurs notes. Puisque l’Allemagne de Wolf pouvait avoir ses Beethoven, pourquoi la Grèce primitive n’aurait-elle pas pu avoir ses Homère, qui ne comptaient, pour être compris et admirés, que sur les oreilles de leurs contemporains, sur l’audition de leurs ouvrages ? Du jour où Wolf soutenait avec raison que les poèmes homériques avaient été faits pour être récités, donc entendus, il avait tort d’invoquer la nécessité d’un public lisant et d’un âge lettré.

Et les possibilités contemporaines lui auraient fourni une objection presque aussi forte contre son premier argument. Car il avait sous les yeux l’exemple d’acteurs dont le métier était d’apprendre et de savoir par milliers les vers des tragiques et des comiques, et il avait dans les auteurs antiques l’exemple de ces jeunes Athéniens qui savaient par cœur et l’Iliade et l’Odyssée : quelle impossibilité irréductible pouvait-il découvrir à l’existence, d’un compositeur qui eût produit de mémoire ce que des acteurs ou des élèves étaient capables de reproduire de mémoire ?

Production et reproduction ont des lois différentes. Surtout, production par le seul moyen de la mémoire et production avec l’aide de l’écriture donnent des œuvres toutes différentes. Admettons, bien que nombre de faits puissent établir la possibilité du contraire, admettons avec Wolf que la seule mémoire ne puisse pas suffire à la production d’un poème continu de seize mille vers. Mais Wolf pensait que, des deux poèmes homériques, celui dont l’unité est encore la plus certaine, l’Odyssée, n’était en vérité que la juxtaposition de quatre ou cinq pièces, Voyage de Télémaque, Départ d’Ulysse, Récit chez Alkinoos, etc. : chacune de ces quatre ou cinq pièces n’aurait donc eu que de deux à trois mille vers, c’est-à-dire la longueur d’une ou deux tragédies ; pour reprendre alors le mot de d’Aubignac, quelle impossibilité verrait-on à ce que le Poète, composant de mémoire chacune de ces « vieilles tragédies », les eût livrées successivement à la mémoire de ses contemporains, quitte à les réunir ensuite en un arrangement suivi ou simplement juxtaposé ? nous avons des tapisseries du grand siècle qui, tissées séparément et à plusieurs années de date, n’en forment pas moins une composition unique, une suite.

Ce n’est là qu’une hypothèse, et toute gratuite peut-être. Mais puisque, « dans le silence ou le sommeil de l’histoire », Wolf ne voyait, pour résoudre cette question homérique, que « ces conjectures trop souvent taxées d’hypothèses », puisqu’il discutait, non de certitudes, mais de possibilités, pourquoi omettre ou écarter celle-là ? Avec une langue seulement, sans même une voix de fer ni des côtes d’airain, Homère aurait eu besoin, non plus de tablette et d’écritoire, mais seulement d’une mémoire prompte et fidèle..., et Wolf n’aurait eu plus besoin de consacrer le quart de ses Prolégomènes à l’histoire de l’écriture dans l’antiquité.

Oui... Mais que lui serait-il resté « pour faire sienne l’hérésie de d’Aubignac » ?

Les arguments littéraires de « fabrique » ?... C’était chausser les souliers de l’abbé, et de façon d’autant plus visible que, nombreux et faciles à donner pour l’Iliade, comme l’abbé l’avait fait, ces arguments étaient loin d’être aussi probants pour l’Odyssée.

Wolf faisait allusion à des arguments philosophiques touchant cet esprit des Grecs si lents à concevoir et à dresser un ensemble poétique. Mais il confessait qu’il eût fallu d’abord les chercher, ces arguments, — quitte à ne pas les trouver peut-être, — à travers tous les anciens interprètes ou connaisseurs d’Homère, les rhéteurs, les scholiastes, les grammairiens, etc. : ce travail eût été des plus utiles à coup sûr ; mais Wolf préférait le laisser à d’autres, à ceux qui voudraient juger sévèrement, mais équitablement de son audace, haec omnia illi conferant necesse est antequam aliquid gravius in meam audaciam statuant ; quand ils auraient péniblement réuni, eux, cette collection de textes, il se chargerait, lui, de les mettre en œuvre au profit de son opinion.

Restaient les arguments philologiques, grammaticaux, dont Wolf avait une ample provision, paraît-il. Mais peut-être ne les avait-il pas en un tel ordre ni en un tel état, — si même il les avait réellement, — qu’il pût s’en servir au cours de cette dissertation galopante où sa plume avait tout juste le temps de noter les idées que son cerveau avait tout juste le temps de formuler en latin : songez que l’Iliade était composée déjà, que l’éditeur était très pressé, que la foire allait s’ouvrir... Et ces arguments philologiques seraient-ils vraiment à leur place en une introduction « historique » ? pouvait-on, ailleurs qu’en des notes ou dans un commentaire, en regard ou en suite du texte, discuter utilement la valeur des mots, leur homéricité ou leur date plus récente ? aussitôt achevés ses deux volumes de Prolégomènes, aussitôt publiés ses quatre volumes de texte, deux pour l’Iliade et deux pour l’Odyssée, Wolf n’avait-il pas l’intention de donner au public, tout de suite, en plusieurs volumes séparés, les notes des grammairiens, les variantes et ses propres observations, si bien que les acheteurs, qui le voudraient, auraient le texte dans une main et ce commentaire dans l’autre ? quae semel perfecero (promettait la Préface de 1795 ; mais cette promesse ne devait jamais être tenue), statim notationes grammaticorum et variantes lectiones cum observationibus meis digeram in singularia, aliquot volumina, ejusdem moduli, sed quae disjuncta a descriptione textus emptores sibi seorsum quaerant[5]...

Pour l’histoire de l’écriture, la tâche était bien plus aisée : un Anglais, R. Wood, servait de guide ; un Français, Merian, pouvait prendre ici la place de d’Aubignac et, sans ralentir un instant son galop, Wolf n’avait qu’à se pencher vers la bibliotheca graeca ; Harles-Fabricius lui tendait tous les textes et toute la bibliographie du sujet, au xxiiie chapitre de son premier livre (p. 198-204), puis discutait au chapitre ii de son livre second (p. 352 et suiv.) la question de savoir si Homère avait laissé des poèmes écrits de sa main.

« La question si importante des premiers débuts de l’écriture en Grèce, dit Wolf à la page 40 des Prolégomènes, a été posée ou plutôt renouvelée récemment par l’ingénieuse audace de R. Wood. » Dans son texte, Wolf cite le nom de cet Anglais plusieurs fois encore, une fois (p. 44) pour dire que les arguments de Wood présentent bien des faiblesses et bien des partis pris, une autre (p. 57) pour dire qu’une des opinions de Wood ne peut se défendre ; la note 8 de la page 40 est plus explicite ; pour notre étude, elle est de même importance que, tout à l’heure, dans l’affaire de d’Aubignac, la note 84. En voici la traduction aussi exacte que possible :

« Wood a traité la question de l’écriture dans son livre célèbre An Essay on the original Genius of Homer (seconde édition, 1775), au chapitre sur la Langue et les Connaissances d’Homère. En ce chapitre, comme dans le reste du livre, on trouve beaucoup d’observations justes et fines ; mais il y manque cette précision d’exactitude sans laquelle une discussion historique peut produire la persuasion, mais non pas la preuve. Aussi le résultat le plus récent et le plus net de ce livre a été la critique de plusieurs savants, qui en ont tiré avantage pour l’opinion commune, en particulier Wiedeburg dans le Magasin des Humanistes (t. I, p. 143) et Harles dans la Bibliotheca graeca de Fabricius (t. I, p. 353). A leur jugement, je me garde de préférer la légèreté de tels autres qui n’ont fait que répéter l’opinion ou, comme il dit lui-même, la conjecture de l’ingénieux Anglais, quand leurs propres études ne les y ont pas amenés ; tel l’auteur de ce petit livre Conjectural Observations on the Origin and the Progress of alphabetic writing (p. 90), qui dénie l’usage de l’écriture aux héros homériques, non pas à Homère lui-même ; Wood en datait la vulgarisation de l’année 544 av. J.-C. environ[6]. »

« Avec autant de savoir que d’élégance, — ajoutait Wolf en cette même note, — les arguments de Wood viennent d’être repris et soutenus plus vivement encore par un homme de lettres-philosophe, Merian, dans un Mémoire en français à l’Académie de Berlin, paru l’an dernier. Juste au moment où j’allais envoyer cette feuille à l’impression, cette dissertation m’est prêtée par un ami : une rapide lecture est venue juste à temps pour me décider à concentrer et à rassembler mon argumentation, à supprimer même plusieurs passages où je discutais dans le même sens ; j’écris pour les savants qui liront aussi Merian et près desquels on ne gagne rien en pareil sujet à développer chaque détail[7]. »

On peut voir aussitôt quelques ressemblances entre cette note 8, sur Wood et Merian, et la note 84 des mêmes Prolégomènes sur d’Aubignac et Bentley.

Ressemblance de structure d’abord. De part et d’autre, il se trouve que Wolf reproduit les opinions de deux devanciers, ici Wood et Merian, là d’Aubignac et Bentley. Ayant beaucoup pris à d’Aubignac, Wolf le rabaissait devant Bentley, dont les quatre ou cinq lignes, perdues dans un ouvrage de théologie, ne pouvaient en rien diminuer le mérite de Wolf aux yeux des hellénistes... Le long renvoi à Wood et la courte allusion à Merian seraient-ils de même politique ?...

Ressemblance de ton. La note 84 avait un indicatif d’élégance — « peu de temps après, je reçois, paullo post accipio » — qui risquait d’égarer le public et de lui faire croire que Wolf n’avait reçu et lu les Conjectures qu’au temps même où il écrivait ses Prolégomènes ; le contexte détrompait assurément tout lecteur attentif ; mais combien est-il de lecteurs attentifs, même parmi les philologues ? Dans la note 8, c’est la dissertation de Merian que Wolf reçoit d’un ami (suivant son habitude, il ne le nomme pas) : juste à l’heure où son feuillet va partir à l’impression, il n’a que le temps de la dévorer ; son éditeur est si pressé !... Cette « lecture hâtive » serait-elle de la même exactitude que la « réception peu de temps après » ?...

Mais la méfiance préliminaire, outre qu’elle est injuste, est toujours de mauvais conseil : commençons par croire Wolf et voyons ses auteurs.

Le livre de Robert Wood, Essay on the original Genius of Homer, a paru à Londres en 1769, puis en 1775. Il a été l’un des grands succès de librairie dans toute l’Europe du xviiie siècle finissant. Il a été traduit en nombre de langues, dit le traducteur français de 1777, dans lequel je prendrai mes citations pour plus de commodité.

R. Wood nous dit en sa Préface comment cet ouvrage avait été composé et ce que l’on y devait chercher : « Deux Anglois fort riches [MM. Dawkins et Bouverie], qui avoient vu plusieurs fois l’Italie, formèrent en 1750 le projet de visiter les autres contrées dont parlent les auteurs classiques, afin d’en comparer la situation présente avec l’état ancien. On me proposa de faire ce voyage et j’y consentis avec plaisir. Après avoir équipé un vaisseau à Londres, Naples fut choisi pour le point de départ : nous passâmes un hiver à relire les poètes et les historiens et à nous préparer à notre expédition ; nous embarquâmes la plupart des livres de l’antiquité, beaucoup de livres de voyage, des instrumens de mathématique et des présents pour les Turcs...

« Nous avons examiné les îles de l’Archipel, la Grèce, les côtes européennes et asiatiques de l’Hellespont, de la Propontide et du Bosphore jusqu’à la mer Noire, l’Asie Mineure, la Syrie, la Phénicie, la Palestine, l’Arabie, l’Égypte, etc.

« J’ai déjà publié quelques-unes de nos observations sous le titre de Ruines de Palmyre et de Baalbec... Comme nous avons lu l’Iliade et l’Odyssée sur la scène où combattit Achille et dans les pays où voyageoit Ulysse et chantoit Homère, j’imprime aujourd’hui nos remarques sur ce Poète grec... Parmi cette multitude de réflexions et d’observations que [ce voyage] a fait naître, je choisirai celles qui développent davantage le caractère et le génie d’Homère.... On ne [lui] rendra justice qu’en se transportant sur les lieux et au siècle où il a composé ses poèmes. Nous avons pour cela traversé les mers et essuyé toute sorte de fatigues ; sans avoir plus d’esprit que nos lecteurs, il nous est permis de leur apprendre ici quelque chose. »

Livre d’impressions, d’observations et de réflexions personnelles, comme dit l’auteur, plutôt que de science et de discussions érudites, cet Essay de Wood mériterait aujourd’hui encore d’être familier aux homérisants, pour d’autres raisons, mais pour d’aussi bonnes raisons que les Conjectures de d’Aubignac. Trois chapitres seront toujours de la plus profitable des lectures : chapitre iii, Voyages d’Homère et ce qu’il dit de la Navigation ; chapitre iv, Vents dont parle Homère ; chapitre v, Géographie d’Homère. Sur le thème que « des causes permanentes et invariables par leur nature ont toujours produit les mêmes effets », c’est comme trois méditations d’un navigateur sur les descriptions d’Homère vues à travers les phénomènes actuels.

Il est un quatrième chapitre plus instructif et plus original encore et dont nos spécialistes les plus récents auraient à tirer profit : c’est le chapitre vi, Description de Pharos et d’Alexandrie, où Wood explique, par son expérience personnelle, le voyage de Ménélas entre Pharos et l’Égyptos, c’est-à-dire entre l’îlot, qui porta dans la suite Alexandrie, et les fameux, les terribles bogaz du Nil. Ah ! quel interminable et terrible voyage ! s’écrie Ménélas, dont nombre de commentateurs ne comprennent pas l’épouvante, parce qu’ils traduisent « l’Égyptos au beau courant » par « l’Égypte bien irriguée » et pensent que, de l’îlot Pharos au rivage égyptien, il y avait quelques stades à peine. Wood, ayant mis plus de quatre semaines pour forcer l’entrée des bogaz et ayant vu périr sous ses yeux, dans les bogaz même, un bateau ragusais, a partagé l’effroi de Ménélas et nous l’explique. Il se flatte que « ces observations sur l’état actuel de la côte d’Égypte suffiront à l’apologie d’Homère ».

Mais c’est au xie chapitre de Wood, Langue et Connaissances d’Homère, que Wolf nous renvoie. De toutes les parties du livre, il n’en est pas où la méthode de l’auteur, son expérience et ses qualités lui soient moins utiles qu’ici : « Cet écrit, disait, Wood en sa Préface, est un abrégé de nos conversations durant le voyage... Si le lecteur trouve en moi quelque prévention pour les scènes romanesques des temps héroïques, il doit penser qu’avec deux de mes intimes amis, je n’ai pas pu faire sans enthousiasme le voyage de la Troade ni lire sans émotion l’Iliade sur les bords du Scamandre. Lorsque, tranquille et calme, je me rappelle les sensations que j’éprouvais, je m’échauffe en dépit de moi-même au souvenir des jours heureux que nous avons passés ensemble dans la Troade et à suivre, l’Odyssée en main, Ulysse, Ménélas et Télémaque dans les lieux qu’ils parcoururent en revenant de Troie. »

Les sensations, l’émotion et l’enthousiasme peuvent rendre vivant et fidèle le commentaire des navigations homériques : ils ne suffisent pas pour disserter congrûment de la langue et des connaissances d’Homère. Si, par langue, on entend le style seulement, ils fournissent du moins quelques éléments de critique neuve et vive. Wood et ses amis avaient lu les deux poèmes dans les meilleures conditions du monde, entre le ciel et l’eau, au long des détroits et des îles, quand « la tempête se précipite sur la mer Égée dont les vagues fumeuses changent la couleur naturelle », ou du haut de l’Ida quand, « au coucher du soleil, l’atmosphère est si claire et une lumière si brillante se répand sur les objets que l’on découvre distinctement la forme de l’Athos de l’autre côté de la mer, à l’heure où le soleil se repose derrière cette montagne. »

R. Wood fut le J.-J. Rousseau de la critique homérique ou son Bernardin de Saint-Pierre : le premier, il remit Homère en pleine nature. Il l’avait rencontré qui s’en allait « chanter ses poèmes de village en village », au long des côtes d’Ionie, « comme c’est l’usage aujourd’hui en Orient ». La « forme dramatique » de l’Iliade et de l’Odyssée l’avait confirmé en cette opinion, car il avait « souvent admiré l’action théâtrale des improvisateurs italiens et orientaux, quand ils déclament en plein air : ils se créent à l’instant une scène imaginaire et ils reproduisent sous les yeux tous les objets que décrit leur poésie ; mais ils s’emparent en même temps de ceux que peut découvrir l’auditoire ; ils les appliquent à leur sujet qu’ils réunissent, par là, au lieu où se trouve l’assemblée » (p. 10).

Cette poésie dramatique et de plein air, disait Wood, comporte un style, une langue, qui est proprement la langue d’Homère : « Comme il falloit saisir le sens d’une phrase à la seule prononciation et comme on n’avoit pas la ressource de l’écriture pour débrouiller les idées des autres, la simplicité et la clarté étoient plus nécessaires ; les périodes obscures et le style embarrassé ne commencèrent que lorsqu’on fit un art de l’écriture et que le travail tint la place du génie ;... Homère, quoique le premier, est connu pour le plus clair et le plus intelligible de tous les anciens écrivains. » Ambiguitas, nous disait Wolf tout à l’heure, culpa minime homerica.

Le caractère essentiel de la langue homérique est donc d’être dramatique, d’avoir servi, non à l’écriture, mais à la récitation, de s’adresser à l’oreille et non pas à l’œil. Est-ce à dire que l’écriture ait été inconnue d’Homère ? « Nous ne sommes pas éloignés du temps, dit Wood (p. 219), où les grands politiques et les hommes d’État ne connoissoient point l’alphabet, et le lecteur doit être moins étonné si on dit qu’Homère ne savoit ni lire ni écrire ; cette assertion ne paroîtra plus un paradoxe si on remarque que la composition est l’ouvrage du génie, et l’habitude de lire et d’écrire celui de l’art ;... Homère ne dit rien qui donne l’idée de l’alphabet ; il n’emploie aucun des termes qui appartiennent à l’art de lire ; il paroît qu’il adressait l’Iliade et l’Odyssée à un auditoire et il ne fait mention de l’art d’écrire dans l’un ni dans l’autre des poèmes ; il connoissoit sans doute l’écriture symbolique, hiéroglyfique ou quelque autre pareille, et la lettre que Bellérophon porta au roi de Lycie en est une preuve : les Mexicains, peuple civilisé, n’avoient point d’alphabet et ils mandèrent à Montézuma le débarquement des Espagnols à l’aide de quelques figures peintes...»

Homère ne composait donc pas des poèmes pour être lus ; il ignorait vraisemblablement l’écriture alphabétique ; il avait peut-être un système de notation qui aidait la mémoire, son principal instrument de travail ; mais « l’usage familier de l’alphabet dans la Grèce et l’écriture en prose », pensait Wood, ne sont guère antérieurs à 554 ans avant J.-C. « Il est difficile de concevoir comment Homère, sans le secours de l’alphabet, a pu apprendre, retenir et communiquer tout ce qu’il savoit. Mais cette difficulté n’est pas insurmontable dès qu’on approfondit le sujet, car la tradition orale étoit très fidèle et la mémoire d’autant plus forte qu’on la chargeoit de moins de connaissances. Les Mexicains n’avoient point d’alphabet, leur écriture figurée sur les feuilles des arbres ne suffisoit pas à l’histoire, et c’est des poètes et des orateurs, dépositaires des événements, que les Espagnols apprirent ceux qu’ils ont publiés. Les historiens d’Irlande ont aussi tiré leurs matériaux des chansons des Bardes et des Fileas qui racontoient les faits d’après la tradition... »

Que l’on juge comme on voudra cette théorie de Wood, il est certain qu’elle est tout juste l’opposé des « théories de Wolf » : car Wood croit à l’existence d’un poète et d’un seul poète, auteur de toute l’Iliade et de toute l’Odyssée ; s’il ne croit pas à l’existence d’un écrivain alphabétique, c’est que l’existence de l’alphabet et même de l’écriture ne lui semble pas nécessaire à la composition d’un poème de quinze mille vers ; la composition, dit-il, est un effet du génie ; l’écriture, un simple ouvrage de l’art.

Si donc Wolf n’eût pris que Robert Wood pour guide en ce chapitre de l’écriture, il se fût bien gardé de croire à sa démonstration mathématique des deux « impossibilités ». Car il n’est pas un mot de R. Wood qui n’implique la possibilité d’un poème de quinze mille vers composé et conservé par la mémoire, et d’un grand poète produisant de longs ouvrages pour un public et pour des générations d’illettrés. L’ « ingénieuse audace » de R. Wood ne conduisait donc, en fin de route, qu’aux conclusions les plus « religieuses »... Pourquoi Wolf affiche-t-il un tel respect de ce « dévot de l’antiquité » ?

Dans la longue bibliographie que lui fournissait Harles-Fabricius, Wolf n’eût pas été en peine de trouver des penseurs bien plus audacieux[8]. A ne prendre même que d’Aubignac, il pouvait lire déjà dans les Conjectures tout ce qu’il allait dire ou insinuer lui-même à l’encontre de Wood. Car nous avons déjà vu d’Aubignac (p. 99-101) alléguer le texte de Josèphe qui est le pivot de cette discussion : Josèphe soutenait expressément qu’Homère ne pouvait pas être l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée puisque, l’écriture n’existant pas, il n’avait pas pu les écrire.

« Joseph, — disait d’Aubignac, — célèbre par sa doctrine et par son mérite, veut montrer, en écrivant contre Appion, que les Hébreux ont des histoires bien plus anciennes que celles des Grecs. Les Grecs, dit-il, n’ont point d’écrits plus anciens que les poésies qui portent le nom d’Homère ; encore assure-t-on qu’il ne les a jamais laissées par écrit et qu’elles n’ont passé de main en main que par l’entremise de ceux qui les chantoient jusqu’à ce qu’elles aient été recueillies et jointes ensemble ; d’où vient qu’il s’y trouve beauconp de choses qui conviennent mal les unes avec les autres.

« Joseph pouvait-il mieux nous faire entendre la vérité de ce que j’ai dit ; car puisque cet Homère n’a point laissé par écrit les ouvrages qui portent son nom, il faut conclure qu’il ne les a jamais faits... Car comment est-il possible qu’il ait fait ces poésies et qu’il ne les ait jamais écrites ? comment peut-on les avoir [s]ues[9], surtout contenant p[rè]s de trente mil vers ? il faudrait qu’il les eût répétées toute sa vie et que des gens n’eussent point fait autre chose que l’écouter pour les apprendre. »

Ici encore, d’Aubignac est le prédécesseur de Wolf ; Wolf pourtant ne veut connaître que R. Wood : pourquoi ? pour les mêmes raisons, sans doute, que, plus haut, il voulait ne se réclamer que de Bentley. Raisons de prudence : cet « athée » de d’Aubignac concluait brutalement, effrontément, dangereusement, de la non-existence de l’écriture à la non-existence d’Homère ; Wolf avait l’audace plus ingénieuse. Il ne voulait aller ou semblait ne vouloir aller qu’à mi-chemin entre R. Wood et d’Aubignac : niant l’écriture, il pouvait nier la préméditation et l’existence de longs poèmes, mais garder sa foi en un poète, qui pouvait avoir composé, de mémoire, des ouvrages plus courts... Raisons de vanité : le renvoi à R. Wood ne diminuait en rien les droits que Wolf s’arrogeait sur l’ensemble de cette théorie ; ceux-là même qui s’étaient faits en Allemagne les propagateurs de l’Essay, n’en avaient conservé que plus vives leurs conceptions et leurs convictions unitaires ; dès 1770, dans un opuscule académique paru à Erlangen, Praecognita quaedam de Interpretatione Homeri, G.-C. Harles avait vanté les services rendus par Wood aux études homériques, « en obligeant le lecteur d’aujourd’hui à sortir de son pays et de son temps pour vivre aux champs troyens, dans les îles ou sur les côtes d’Anatolie, la vie privée et publique, naviguante et guerrière des héros d’autrefois » ; Harles rappelait dans la Bibliotheca graeca (p. 348) cette œuvre de jeunesse ; en défendait-il moins vivement l’unité et indivisibilité de l’Iliade et de l’Odyssée ?... Raisons de nécessité enfin : Wolf, pour contredire R. Wood, avait le droit et le devoir de se donner du champ sur cette question de l’écriture et d’en emplir au galop des pages et des pages ; peut-être, s’il eût donné sa vraie source, — qui était Merian, — aurait-il eu le devoir d’être bien plus concis ; le simple renvoi à Merian, en effet, l’eût dispensé de tout ce chapitre... Mais d’autres raisons encore intervinrent.

Robert Wood était l’un de ces auteurs anglais que la querelle ossianique avaient mis à la mode sur le Continent. Depuis la première publication de Macpherson (1762), mais depuis 1770 surtout, l’ossianomanie sévissait dans l’érudition et la littérature de toute l’Europe. Les philosophes français s’étaient faits les apôtres de cette « poésie de nature » qui, ne devant rien à la civilisation ni aux règles traditionnelles, jaillissait du Nord comme une source où le vieux monde devait boire la force et la jeunesse. De son voyage en France (1769), Herder avait rapporté en Allemagne les idées de Diderot et de Rousseau qu’il s’était annexées, comme Wolf s’annexait les idées de d’Aubignac ; car ces « théories de Herder », dont tout le xixe siècle s’est enivré, n’étaient ni plus allemandes ni plus herderiennes que n’étaient germaniques et wolfiennes les « théories de Wolf » ; mais depuis 1770, Herder et les gens de Weimar avaient mené si grand bruit autour d’elles que toute l’Allemagne en avait retenti[10].

Or, à la fin de 1794 ou au début de 1795, pendant que Wolf rédigeait ses Prolégomènes, Herder se proposait de développer, au sujet d’Ossian et de Macpherson, les mêmes idées que Wolf au sujet d’Homère et de Pisistrate. Wolf était un peu inquiet de cet « emprunt », d’autant que Böttiger lui « empruntait » aussi une autre de « ses » idées, pour en tirer une dissertation sur le papyrus, qui devait paraître dans le Merkur de 1796. Wolf commençait à se croire victime de ces attentions trop flatteuses. Il écrivait à Böttiger le 15 mai 1795 : « A Weimar, on me prendra tout décidément, si vous, Goethe et Herder continuez ainsi. Je vois par votre dernière lettre qu’Herder a sur Ossian mes idées ou du moins qu’il voit dans Ossian un diaskeuaste. Comme je voulais dans mon grand ouvrage faire un chapitre sur l’ensemble des Carmina celtica, je me suis abstenu pour le moment de toute comparaison avec eux, d’autant plus qu’il aurait fallu d’abord renverser les doutes stupides des Anglais ; et ce n’est pas commode. Nous avons ici pour 80 ou 100 thalers de livres anglais sur Ossian et sur les autres Bardes ou Rhapsodes calédoniens ; mais l’on sort plus dérouté de chacun de ces in-quartos[11]. »

Réservant pour son grand ouvrage, qui ne devait jamais paraître, cette comparaison entre Ossian et Homère, Wolf avait tenu à montrer dans le premier volume de ses Prolégomènes (p. 102 et note 74) que les Bardes, Scaldes, Druides et autres « poètes de nature », de même que les Prophètes hébreux, ne lui étaient pas inconnus, et si Wood invoquait les Mexicains, Wolf renvoyait aux Transactions of the American philosophical Society at Philadelphia : « Dans le troisième volume, G. Thornton y parlait de vieillards de sa nation qui avaient en mémoire une telle quantité de vieilles ballades qu’ils pouvaient fatiguer le scribe le plus rapide en les lui dictant durant plusieurs mois ».

Car Wolf se piquait de connaître et de suivre la mode littéraire, bien qu’il prêchât à ses étudiants le culte de la seule érudition et la méfiance de la littérature : « La république des lettres, leur disait-il en mars 1788, semble régie maintenant par les mêmes lois que les corporations d’artisans ; quittant l’apprentissage, il suffit d’être reçu ; peu importe que l’on travaille le plus mal du monde ; on a les mêmes droits que les meilleurs ouvriers. Le nom et les insignes d’homme de lettres se vendent à si vil prix et s’acquièrent si facilement qu’il ne faut pas s’étonner si tel les revendique qui n’a avec les lettres que les rapports de l’esclave lettré de Plaute. C’est pourquoi, mes très chers citoyens, il faut au début de ce semestre que vous formiez le projet de devenir, non des litterati (en note : « hommes de lettres »), mais des savants et des érudits[12]. »

Tout en désirant que les gens de lettres de Weimar ne sonnassent pas en son honneur le tocsin du Merkur, Wolf tenait à leur approbation et à leurs articles, autant et plus peut-être qu’à l’estime et aux critiques des gens de Göttingue ou de Leyde ; c’était pour ces gens de lettres, Goethe, Wieland, Herder, etc., qu’il écrivait autant que pour les gens de science, Heyne, Ruhnken et Villoison. Mais les gens de science, eux aussi, l’avaient conduit à l’Essay de Wood : le texte des Prolégomènes vient d’un « littérateur » ; mais les notes accusent des ressemblances qui ne sauraient être fortuites avec la Bibliotheca graeca d’Harles-Fabricius :

Wolf.   Harles-Fabricius.
Page 40, note 8 : Woodii ingeniosa audacia... in celebratissimo libro : An Essay on the original Genius of Homer., sec. edit. 1775, capite eo quod est de Oratione et Doctrina Poetae. Ibi, ut in toto libro, plura sunt scite et egregie animadversa, nisi quod subtilitas fere deest sine qua historica disputatio persuadet, non fidem facit.    Page 313, note a : In primis est ad carmina Homeri rite intelligenda eorumque vim atque pulcritudinem omnino sentiendam lectio libri praeclari : Robert Wood, Essay on the original Genius of Homer, Londini 1770. Illius libri pauca exempla typographicis formulis fuerunt descripta. Opera tamen Cl. Michaelis, in praesenti Medici atque Professoris Marburgensis, in linguam teutonicam is conversus est : Robert Woods Versuch über das Original
    genie des Homers, aus dem Englischen, Francof. ad Moenum, 1773, 8, quam versionem, ubi opus erit, citabo (confer censuram in Bibliotheca Philol. Gottingensi, vol. II). Postea Woodiani libelli editio altera auctior et splendida prodiit Londini 1775. Quae Wood in altera hac editione mutaverat, deleverat addideratque, ea interpres germanus collegit et separatim publicavit in : Zusätze und Veranderungen wodurch sich die neue Ausgabe von Robert Woods Versuch über das Originalgenie der Homers von der alten auszeichnet, nebst der Vergleichung der alten und gegenwärtigen Zuslands der Landschaft von Troia, aus dem Englischen, Francof. ad Moenum, 1778, 8.
Igitur illud caput potissimum nuper a pluribus viris doctis reprehendi et vulgarem opinionem adjuvari vidimus, singulari studio a Wiedeburgio Humanist. Magaz. T. I., p. 143 seq. q., et Harlesio Bibl. Gr. Fabric. T. 1, p. 353. Quorum judicio non praetulerim eorum levitatem qui ingeniosi Angli sententiam seu, ut ipso dicit, conjecturam simpliciter repe-   Page 353 : Neque ego potui unquam adduci ut crederem ab Homero ipso non exarata manuque ipsius non scripta fuisse carmina. Wood tamen, p. 271 sq. q. et in Supplementis, p. 57 seq. q. 70, omnem dat operam ut demonstret neque Homerum calluisse litteras atque adeo scribere non potuisse carmina, neque artem scribendi illius tempore, saltem in
rierunt, vel in eam ablati sunt propriis erroribus, tanquam auctor libelli : Conjectural Observations on the Origin and Progress of alphabetical writing, p. 99. Quanquam hic artem scribendi tantum heroum Homericorum saeculo, non Homero ereptum ibat : ille eam tandem circ. 554 a Chr. vulgatiorem esse factam putabat.

Page 115, note 84 : ...Quid Bentleium conjiciam de antiquitate scripturae Graecorum sensisse et quibus causis, si Homerum scripsisse putarit, hanc Carminum ejus epicam formam tanto posteriorem ponere potuerit. Velim de his certiores nos faciant ii qui aditum habent ad ejus adversaria et notas Homericas, quae in manus Cumberlandii venisse dicuntur in Biographia Britann. edit. sec. Vol. II, p. 244.

  Asia minore, fuisse cognitam. Cujus argumenta quum jam cl. Fridericus August. Wideburg., Prof. Helmstadiensis, in singulari programmate : An Homerus litteras noverit iisque carmina sua consignaverit ? Helmstadii 1785, et uberius in : Humanistisch. Magazin 1787, p. 143 seq. q. sub examen vocasset acuteque refutasset, singula ut repetam atque excutiam non necesse est et ego paucis me expediam.

Vide autem auctorem libri de cultu generis humani (Versuch einer Geschichte der Cultur des menschlichen Geschlechts, Lipsiae 1782, sect. III, par. 19, p. 141). Loeppen, p. 36, seq. q., Bentleium (v. Biblioth. angloise, tom. i, p. 414 sq.), aliosque in eadem versari haeresi.

Page 204, note g. Novissimum mihi notum est Origin and Progress of Writing, as well as hieroglyphical as elementary, illustrated by engravings taken from marbles, manuscripts and charters ancient and modern ; also some account of the orig. and progress of printing. By Th. Astle, Esq. F. R. S. F. S. A.


    and Keeper of the Records in the Tower of London, Londini, 1784, m. 4. cum 3r tabulis aeri incisis... Cont. nov. Lipsienses Ephem. Alter. 1785, plag. 17, pag. 257, seq. q.

Tout l’appareil scientifique de Wolf, toute cette érudition qui émerveillait plus haut Villoison et Cesarotti, est empruntée à la même source, et par le même procédé de citations ou de résumés plus ou moins exacts :

Wolf.   Harles-Fabricius.
Page 56 et note 18 : Magis autem Herodotum miror in eo, quod tria illa epigrammata, quae ex anathematis Ismenii Apollinis apud Thebana transcripsit, proxime ad Cadmi aetatem retrudit... Subjiciam ea ut, quid velim, ex hac pagina appareat

Ἀμφιτρύων μ’ανέθηκεν, ἰὼν ἀπὸ Τηλεϐοάων...

In [hoc] versu pro vulg. ἐὼν reposuit cum nonnullis ἰὼν, i. e. ἀνιών. Ceteris conjecturis vix locus est : minime ei quam post Bentleium nuper plures fecerunt ἀνέθηκε νέων. [Sur son exemplaire des Prolégomènes, E. Bekker avait ajouté en marge : ut don Mariano Valguarena ante Bergl. et Wess. dell’

  Page 199, note d : Herodotus ait se ipsum vidisse apud Thebas Boeotias in Ismenii Apollinis templo litteras Cadmeas in tripodibus quibusdam incisas... Illarum primum epigramma hujus est sententiae

Ἀμφιτρύων μ’ανέθηκεν, ἐὼν ἀπὸ Τηλεϐοάων...

Obtulit Amphitryon me gentis Teleboarum.

Quod autem Amphitryon fuerit Thebanus, non gentis Teleboarum, isque parta de Telebois victoria, Thebas redux, ibi tripodem consecravit, Valckenaer, Wesselingius, aliique varie emendarunt : ἰὼν ante Berglerum et Wesselingium jam emendaverat Ma-

origine ed antichità di Palermo, et Thomas Perellius ap. Villoison, Aneed. Gr. 2 p. 129.]   rianus Valguarnera in Discorso dell’ origine ed antichità di Palermo e de’ primi abitatori della Sicilia e dell’ Italia Palerm. 1614. in 4. p. 152. Mihi vero placet correctio Thomae Perellii in Nuovi Miscellanei Lucchesi, Lucca 1775, tom. I, p. 52 :

μ’ἀνέθηκε νέων (redux).

Hujus vero emendationis notitiam debeo cel. Villoison, in Anecdot. graec. tom. II, p. 129, not.

Nous retrouvons ici les façons ordinaires de Wolf : la correction ἀνέθηκε νέων, dont il ne veut à aucun prix, mais que « récemment plusieurs ont adoptée, après Bentley, quam post Bentleium nuper plures fecerunt », lui vient à n’en pas douter d’Harles-Fabricius ; E. Bekker l’avait bien vu... Alors pourquoi nous renvoyer à Bentley, et non pas à la page 200 de la Bibliotheca graeca ? Donnée expressément, honnêtement, une fois pour toutes, cette indication eût dispensé Wolf de ces notes bibliographiques où il accumule les noms propres qui pouvaient faire l’émerveillement des « gens de lettres », mais dont les lecteurs d’Harles-Fabricius ne sauraient être dupes...

Quelle bibliographie ! est-il assez au courant, ce Wolf ! il a tout lu ! Boherius, Monsfalconius, Wesselingius, Swintonus, Jacksonus, Bianconus, Monbodus, Astleus, Larcherus, Corsinius, et combien d’autres ! Comment ne pas reculer d’admiration devant telles de ses notes chargées jusqu’à la gueule de munitions mystérieuses U. P. Num. ?

Note 11. — Boherio in Dissert. subjuncta Montefalconii Palaeographiae Gr., Wesselingio ad Diod-Sic., t. I, p. 236, Swintono, Jacksono, Biancono, Monboddo, Astleo, Larchero, aliis…

Note 27. — Vide Hygini Fab. 277. Plin. VII, 56. Tzetz, Chil. XII, 398. Schol. in Villois. Anecd. Gr., T. II, p. 787. Conf. Spanhem. de U. et P. Num. Diss. II, p. 85. Goensii de Simonide IV, i. Mongitoris Biblioth. Sic. T. I, p. 181.

Note 29. — Nominatim Ephoro, Theopompo, Androne Ephesio, fortasse aliis pluribus. Pro his adeundi sunt nobis turbidi rivuli, Euseb. Chron, ad Ol. XCIIII, 4, Cedren. et Pasch. Chron. ad XCVI, 4. cum Schol. ad Eurip. Phoen. 688, ubi vetus varietas notatur ex pristino more scribendi σῷ νιν ἐκγόνῳ et σοί νιν ἔκγονοι. Ibi v. Valcken, p. 260 et 688. l. G. Voss. de Arte Gramm. I, 30, p. 113. Salmas. Add. ad Inscript. Herodis Att. p. 232. Boherii Das. 66. Wessel. ad Petiti LL. AA. p. 194. Corsini Fast. Att. t. III, p. 276.

Et Wolf nous prévient encore qu’il ne rentrait pas dans son plan de citer tous les auteurs et toutes les traditions, de singulis auctoribus et fabulis exponere non est instituti mei !… Il suffit d’ouvrir Harles-Fabricius (pages 199-206 et 353-357 du premier volume) pour constater qu’il rentrait dans les habitudes de Wolf de copier ce recueil bibliographique, en brouillant seulement l’ordre de son modèle, et de le copier au galop, en écourtant au maximum noms et titres ou en les traduisant de façon un peu différente. Nous retrouvons ainsi :

Pages 199, 201 : Monboddo, von dem Ursprung und Fortgang der Sprache, secundum versionem E. A. Schmid, part. I., cap. 12 ;

Bouhier in diss. de priscis Graecorum et Lat. Litteris ad calcem Paleogra. Montfaucon. ;

Reinoldii Historia gr. et latin. litter., Etonae 1752, 4 ;

Renaldotius in Comment. Acad. Paris, t. II, p. 246 seq. ;

Io Tzetzes Chiliad. Histor. V, vers. 804-828, Chil. X, v. 441-474, et Chil. XII, v. 38-126 ;

Diodor Sic., III, 66 ibique Wesseling, tome I, p. 236, 237 ;

Spanhem. de Pr. V. Numism. vol. I, p. 83 sq.;

Plin. II. N. VII, 56 ;

Hygin. fab. 247 et fab. 277.

Villoison, Anecd. Gr. II, p. 187, p. 121-122..

Cl. Salmas. ad consecrat. templi in agro Herodis.

Rykl. Mich. von Goens, de Simonide Ceo, poeta et philosopho ;

Etc., etc., etc.

Outre les auteurs antiques, dont quinze ans de professorat lui avaient donné la familiarité, Wolf avait sans doute quelque connaissance de tous les modernes qu’il cite. Pour Wood, nous avons dans son texte quelques preuves qu’il l’a soigneusement dépouillé, au sens propre du terme. Pourtant ces preuves n’abondent pas. Alors qu’il est aisé de retrouver dans les Prolégomènes des pages de tant d’autres, il semblerait que Wolf n’avait pas l’Essay de Wood sur la table ; c’est un résumé plutôt sommaire et peu exact qui lui a fourni, semble-t-il, tels ou tels passages, à moins qu’il n’ait usé de cette traduction de Cl. Michaelis, que lui recommandait la Bibliotheca graeca :

Wolf.   Wood.
Page 44-45 : Etenim ut serio rem aggrediar, in Woodii argumentis multa sunt infirma, multa cupide quaesita.

Philosophorum etiam ad Socratem usque apud veteres pauca scripta constitisse ait ; in ipso Homero memoriam

  Page 229 : Les sept sages n’ont pas transmis à la postérité beaucoup de cette sagesse qui les a rendus célèbres... Thalès et Pythagore, dont les écoles peuplèrent la Grèce de philosophes, n’ont point laissé d’écrits et on en petit dire autant de
ferri unicam custodem rerum ; eandem Musarum matrem ; ipsas Musas cantrices ; quasi vero vati licuisset fabulas refigere semel receptas firmatasque aut postea quisquam eorum, qui papyro et calamo usi sunt, pro Mnemosyne novam papyriferam deam in Carmen induxisset. Manent talia, etsi res et mores mutantur : quemadmodum in linguis verba manent, significationes flectuntur ad temporum et rerum vicissitudines. Verbo πεμπάζειν quum utitur Apollonius Rhodius (II, 975), hanc nemo sane credat quinque digitis numerasse, ne Homerum quidem, qui id vocabulum prior adhibuit. Nam τῇ κατὰ δεκάδα ἀριθμήσει usus usque ad 10000 numerat et exercitum Graecum ferme 100000 hominum recenset.   Socrate qui vint encore après eux.

Page 231 : Quand tous les efforts du jugement et de l’imagination dépendent à ce point de la mémoire, on suppose avec bien de la raison que les Muses sont filles de Mnémosyne...

Lorsque Protée fait le dénombrement de ses veaux marins, il emploie pour cette opération de calcul un verbe πεμπάσσεται, qui n’a point d’équivalent dans notre langue. Ce mot grec, qui n’a été employé par aucun écrivain que je connaisse après Homère, paroît indiquer la première méthode de compter, quand l’opération étoit bornée aux cinq doigts d’une main et avant qu’on pratiquât le calcul des décimales ou l’arithmétique des deux mains... Le Poète se sert déjà de la progression décimale.

Nous avons déjà vu les libertés que prenait Wolf avec le texte de ses devanciers quand il s’agissait de les critiquer ou de les déconsidérer. Ici, ce sont certains arguments de Wood, dont il entendait montrer la faiblesse ou le parti pris, multa infirma, multa cupide quaesita. Wood disait ne pas connaître d’auteur qui eût employé le verbe πεμπάζειν après Homère : Wolf aussitôt insinue que, pourtant, ce verbe se rencontre dans Apollonios de Rhodes ; mais il n’ajoute pas que cet Alexandrin, affectant le parler homérique, écrivait moins après Homère que d’après Homère. Dans l’ensemble, je doute qu’avec la meilleure volonté du monde, on pût reconstituer les opinions de Wood avec le seul exposé que Wolf nous en a fait : pour écrire son chapitre de l’écriture, je doute que Wolf ait eu réellement besoin de cet Essay dont il fait si grand cas ! il lui aurait suffi, avec Harles-Fabricius, de ce Mémoire en français à l’Académie de Berlin, dont il dit pourtant n’avoir fait la connaissance presque fortuite et une « lecture précipitée » qu’après la rédaction de son propre chapitre.

Examen de la Question si Homère a écrit ses Poèmes : tel est le titre de deux lectures faites par J.-B. Merian[13] devant l’Académie de Berlin, le 19 février et le 19 mars 1789, mais publiées en 1793 seulement, dans le volume des Mémoires de l’Académie Royale pour 1788 et 1789, p. 513-554. En ce même volume de 1793, p. 481-512, paraissaient trois lectures de l’abbé Denina sur la Poésie épique ; un avertissement prévenait le public que ces trois « pièces avaient été lues en différents temps entre 1783 et 1790 » ; dix ans s’étaient donc écoulés entre la première lecture et la publication !

Pour le bon renom de Merian, il est heureux que l’Académie ou les circonstances ne lui aient pas imposé, à lui aussi, un pareil retard : imaginez que, lu en 1789, son Examen n’ait paru qu’en 1799, quatre ans après les Prolégomènes ; il serait impossible aujourd’hui de laver cet homme de lettres-philosophe, — litterator philosophus, comme dit Wolf, — du reproche d’avoir copié la thèse ou simplement traduit le latin de l’illustre professeur de Halle ; Merian et son français passeraient dans l’histoire pour les plagiaires de Wolf ; car, fond et forme, il serait facile de prouver que, dans l’Examen de Merian, tout ou presque tout est de Wolf ou, du moins, que des chapitres entiers des Prolégomènes sont dans cet Examen.

Merian aurait beau alléguer les dates de ses deux lectures : 19 février et 19 mars 1789, six ans avant la publication des Prolégomènes. Il aurait beau dire « que, seules, les notes marquées N. B. ont été ajoutées depuis ce temps » et que toutes ces notes réunies (pages 532, 539 et 544) font tout juste sept lignes. Il aurait beau, dès les premières lignes, renvoyer au Recueil de l’Académie, année 1774, p. 485, note 4, pour établir qu’à cette date, vingt et un ans avant les Prolégomènes, alors que Fr.-Aug. Wolf, âgé de quinze ans, n’était pas encore immatriculé à l’université de Goettingue, lui, Merian, adhérait publiquement aux idées de R. Wood et que, depuis 1774, « à mesure qu’il lisoit ou se proposoit à lui-même les objections qui sont ici discutées », il avait « successivement et pour sa propre instruction jeté sur le papier ce court Examen, auquel d’ailleurs, il n’attachoit aucune importance »...

Pour l’honneur de Merian, il est vraiment heureux que l’Examen ait paru en 1793, deux ans avant la publication des Prolégomènes, une grande année avant leur rédaction : praeterito anno, nous dit Wolf lui-même. Au cours de sa rédaction galopante, Wolf dit n’avoir pas eu l’Examen sous les yeux et ne l’avoir lu qu’après coup, à la hâte, juste à temps pour constater qu’entre ses idées et celles de Merian, entre son texte même (car son texte même était déjà établi et allait partir à l’impression ; il en était justement à cette feuille, mihi hanc plagulam ad typographum missuro) et le texte de Merian, une telle ressemblance qu’il avait dû tailler dans le vif : pourquoi répéter aux érudits, lecteurs de Merian, les faits et arguments qu’ils connaissaient déjà par lui ? Donc, Wolf avait concentré toute cette partie des Prolégomènes ; il en avait supprimé plusieurs développements, ea raptim lecta, peropportune me impulit ut rationes meas magis adstringerem et in breve cogerem pluraque penitus delerem quae in eandem sententiam disputaveram.

Bien des détails peuvent paraître surprenants en ce récit : d’abord, la rencontre sur le même sujet et les mêmes idées, du philosophe avec l’hellénisant, de l’homme de lettres à la française avec l’érudit à l’allemande ; puis, l’ignorance où Wolf, fonctionnaire prussien, fut, durant quatre ou cinq ans (1789-1794), des débats et lectures à l’Académie de Berlin ; puis, l’intervention de cet ami inconnu par qui Wolf reçut enfin un exemplaire de l’Examen ; puis, la coïncidence de cette première, de cette rapide lecture avec l’envoi à l’imprimerie de la feuille même où Wolf développait longuement la même théorie... Mais il est en cette histoire merveilleuse une circonstance plus merveilleuse encore : c’est qu’une fois exécutées par Wolf les suppressions et compressions de son texte primitif, il se trouve, je ne dirai pas que le texte actuel des Prolégomènes n’est que du Merian, mais que l’Examen ne semble être que la traduction en français des Prolégomènes.

Et voilà qui confond l’esprit : deux écrivains, aussi différents par l’âge, les occupations, les pensées habituelles et même la langue, sont amenés par des études toutes différentes à se rencontrer, non seulement sur le même problème et la même façon de le traiter et la même réponse à y donner, mais encore sur les mêmes mots et les mêmes ornements de style !... Est-il dans l’histoire littéraire beaucoup de similitudes aussi fortuites, tout en étant aussi complètes ?

Merian part de Wood, comme Wolf, et il fait, comme Wolf, l’éloge de cet Essai sur le Génie original d’Homère. Mais, à la différence de Wolf, Merian n’insinue pas et ne fait pas des signes : il parle, et son sentiment apparaît à première lecture et dès les premiers mots.

Homère a-t-il écrit ses poèmes ? « Il y a bien du temps, — répond Merian dès la première ligne, — que je me suis déclaré pour la négative (en note : voir le Recueil de l’Académie pour l’année 1774), convaincu par les preuves que M. Wood a données dans son Essai sur le Génie original d’Homère. »

Depuis 1774, on avait produit des objections contre Wood et des arguments en faveur de la thèse contraire : Merian les avait recueillis avec soin et « pesés à la balance des probabilités » ; mais ils ne l’avaient pas fait changer d’opinion. Il va donc essayer de démontrer que ni les temps héroïques ni Homère lui-même n’ont connu l’alphabet. « Car demander si Homère s’est servi de l’écriture alphabétique et demander si cette écriture fut déjà usitée dans les temps où il place l’action de ses poèmes, je sais bien que ce sont deux questions différentes et que l’on pourrait affirmer la première en niant la seconde ». Les raisonnements de Merian seront également dirigés contre l’une et contre l’autre de ces assertions.

On peut avoir lu et relu, texte et notes, les 68 pages (40-109) que Wolf consacre à l’histoire de l’écriture sans savoir, au bout, laquelle des deux assertions il accepte, laquelle il combat ou si, par hasard, il les repousse l’une et l’antre. Il semble pourtant refuser l’écriture aussi bien à Homère qu’à ses héros ; il semble même que Wolf fasse aux poèmes homériques un mérite de plus de n’avoir pas eu l’écriture pour cause de leur perfection : « N’admirons-nous pas davantage les vieux navigateurs d’avoir poussé leurs itinéraires sans compas ? nos soldats d’aujourd’hui comprennent-ils facilement qu’Alexandre et César aient accompli de si grands exploits, pris tant de forteresses sans la poudre à canon ? Alexandre et César avaient en eux de quoi remplacer la poudre avec avantage... Combien notre admiration sera plus grande de voir un poète ne pas songer à apprendre, ne pas même estimer nécessaire cet art de l’écriture, sans lequel, une fois connu, jamais poème de quelque longueur ne put être composé ! » (p. 44).

Invoquer à propos d’Homère le compas nautique et la poudre à canon, sine pyxide nautica, ante inventionem pulveris nitrati, est un spirituel anachronisme, qui, malgré tout, surprend un peu sous la plume de Wolf... Merian avait dit (p. 536) : « Avec tout l’avantage des annales et de monuments écrits que nous avons par-dessus les Grecs, ne sommes-nous pas dans le même cas par rapport à des découvertes très importantes, celles du compas, de la poudre à canon, de l’imprimerie et de mille autres dans les arts et les métiers ? » Wolf confesse qu’il avait la plus vive admiration pour l’esprit de Merian ; en sa note 49, il cite une spirituelle saillie de l’homme de lettres-philosophe : « Si c’étoit là véritablement une lettre écrite en caractères d’alphabet, il seroit extrêmement singulier qu’une invention si utile, et dès lors si connue, eût disparu deux générations après, dans des conjonctures où son usage devenoit d’une tout autre importance. N’étoit-elle donc bonne que pour des lettres de recommendation qui tendoient à faire dévorer les gens par la Chimère ? »... Pour goûter la plaisanterie de Merian, il faut savoir que « cette lettre écrite en caractères d’alphabet » serait le message remis à Bellérophon par le roi Prétos à l’adresse du roi de Lycie, pays de la Chimère...

Donc, Wolf semble admettre que les Grecs d’Homère et le poète n’ont pas eu plus de connaissance de l’écriture que du compas ou de la poudre à canon. Mais, à son ordinaire, il a semé la suite de restrictions, de réticences ou de semi-contradictions, derrière lesquelles il pourrait trouver un abri en cas de retraite ou de danger. À cette même page 44, il se garde, dit-il, de railler ceux qui lisent d’un pareil esprit Homère, Callimaque, Virgile, Nonnus et Milton : le soin de sa tâche actuelle et sa modestie bien connue l’empêchent de les détromper, car il est parmi eux des hellénisants et des latinisants des plus doctes, — nolo irridere eos quos dedocere hoc loco alienum est et parum modestum, nam sunt in iis graece latineque doctissimi (cela, je pense, doit être pour Ruhnken ou Heyne) ; — il espère qu’ils lui en voudront un peu moins de refuser à Homère non pas tant la connaissance que l’usage de l’écriture alphabétique, mihi, spero, minus succensebunt ab Homero non tam cognitionem litterarum quam usum et facultatem abjudicanti.

Il ajoute à la page 58 que, malgré les monuments allégués par les modernes ou cités par les anciens, il reste en sa conviction que rien ne prouve l’usage répandu de l’écriture aux temps anté-homériques, tamen inde nihil constare de vulgato usu artis putem. Et quand à la page 92, après cinquante pages de raisonnements, il est obligé de poser enfin la question aussi nettement que Merian le faisait dès le début, il se garde encore une échappatoire : « J’ai montré, diront quelques-uns, qu’aux temps de la guerre de Troie, l’écriture était ou des plus mal connues ou même entièrement inconnue, mais non pas que, deux siècles après, le poète lui-même était aussi un illettré... Pour épuiser ce fond de l’affaire, il faudrait une longue dissertation »..., et Wolf renvoie ses contradicteurs à l’école d’autres maîtres, en leur demandant seulement l’aveu qu’il en juge lui-même autrement, non par une témérité coupable, mais avec d’autres arguments.

Nous avons là une de ces phrases qui auraient pu coûter cher à la réputation de Merian, si l’Académie de Berlin avait retardé de quelques années encore la publication de son Mémoire. Car en présence du latin de Wolf, qui pourrait hésiter à voir, dans le français de Merian, une traduction ?

Wolf.   Merian.
At erunt, opinor, qui dicant effici quidem ex illis ut Iitterae vel obscurissimae vel prorsus ignoratae fuerint Trojanis temporibus, non item hoc ut vates duobus post saeculis ipse quoque illiteratus fuerit... Demander si Homère s’est servi de l’écriture alphabétique et demander si cette écriture fut déjà usitée dans les temps où il place l’action de ses deux poèmes, je sais très bien que ce sont deux questions différentes et que l’on pourroit affirmer la première en niant la seconde...

A la différence des Prolégomènes, l’Examen de Merian est une dissertation à la française, logiquement déduite, clairement explicite et divisée en dix chapitres dont chacun énonce ou démontre une proposition de l’auteur :

I. — « Je commence par les témoignages qui militent pour nous, soit cités, soit indiqués par M. Wood »....

II. — « Ce sentiment est le plus vraisemblable sous tous les aspects »...

III. — « Il n’est jamais question dans Homère de l’écriture alphabétique »....

IV. — Objection : « L’invention de l’écriture n’étoit plus nouvelle du temps d’Homère, mais on ne s’en servoit point encore dans les usages de la vie civile. »

V. — Objection : « N’est-il pas parlé dans Homère d’une lettre portée par Bellérophon au roi de Lycie ? »

VI. — De quelques fables des Grecs sur l’écriture.

VII. — L’écriture alphabétique n’est pas une invention grecque ; les Grecs eux-mêmes conviennent l’avoir reçue des Phéniciens.

VIII. — Objection : « Homère a eu des relations avec l’Égypte. »

IX. — La mémoire dans les poèmes d’Homère.

X. — De quelques monuments.

Ce tableau des arguments ne saurait donner une idée de l’ordre et de l’enchaînement qui règnent d’un bout à l’autre de l’Examen. Dans les Prolégomènes, au contraire, règne un de ces beaux désordres, qui est peut-être un effet de l’art, mais que l’on pourrait taxer d’artifice, si jamais on arrivait à la conviction que, reproduisant la thèse et les arguments de l’Examen, Wolf les a seulement dérangés et brouillés pour ne pas laisser aux érudits, lecteurs de Merian, l’impression qu’il le copiait. Dans l’ensemble, néanmoins, cette partie des Prolégomènes se présente comme un diptyque : d’une part (chap. xiii-xvii), sont réunies un peu pêle-mêle et discutées toutes les traditions de l’antiquité sur l’origine et les progrès de l’écriture alphabétique ; d’autre part (chap. xviii-xxvi), sont énumérés tous les textes homériques ou rhapsodiques sur l’usage d’une écriture quelle qu’elle fût.

On ne saurait s’étonner que, de Merian à Wolf, le fond de l’argumentation soit le même : il est difficile d’inventer en histoire ; il y faut avant tout réunir et classer des textes ou des faits. « Comme il ne s’agit ici, dit Merian, que d’appliquer les lois d’une saine critique, je pourrai heureusement me passer d’un grand étalage d’érudition et dire simplement et brièvement ce qui me paroîtra le plus essentiel. » C’est par là seulement que l’Examen peut, au premier abord, sembler différent des Prolégomènes : Merian a autant de savoir que d’élégance, dit Wolf lui-même, docte et eleganter ; mais ne « faisant pas grand étalage d’érudition », il ne donne que les citations indispensables et ne renvoie qu’aux auteurs dont il s’est servi. Il est d’ailleurs au courant de ce qu’ont dit ses devanciers ; mais il sait que tout a été réuni soit dans les commentaires de Clarke ad Iliadem, II, 43, soit dans la dissertation de J. Rudolphus Wetstenius, De Fato Scriptorum Homeri (1686), et il se borne à y renvoyer le lecteur.

Merian écrivait (1789) avant que la quatrième édition de la Bibliotheca graeca eût paru (1790) : écrivant après la publication d’Harles-Fabricius, Wolf a pu, dans ses notes, faire ce grand étalage d’érudition dont nous savons la source. Mais ces notes ajoutent-elles le moindre poids aux arguments du texte et ne vaut-il pas mieux présenter dans leur vrai jour des raisons que des autorités ? C’est ce que Merian a fait docte et eleganter : si l’on veut juger de sa méthode, il suffit de lire son premier chapitre « sur les témoignages qui militent pour nous ».

Cités déjà ou indiqués par Wood, ces témoignages sont énumérés, traduits et développés par Merian de façon qui dispensait vraiment Wolf d’y revenir, bien qu’il y soit revenu. Ils sont d’ailleurs peu nombreux : un texte de Josèphe (celui que d’Aubignac et ses prédécesseurs alléguaient déjà et qui est le texte principal), une ligne du « petit » scholiaste, un passage d’Eustathe, — enfin et surtout, ce qui était depuis huit ans la grande nouveauté, — un endroit des scholies découvertes à Venise et « rapportées dans les Anecdotes. grecques de M. de Villoison ». Car Merian est, comme Wolf, au fait des dernières découvertes et il cite ce passage des scholies vénitiennes relatif à « Denys de Thrace, disciple d’Aristarque ».

Wolf ne pouvait donc que redire ce que Merian avait si bien dit : il a voulu du moins faire œuvre originale dans la forme.

Puisque Merian avait donné dans son texte la traduction de ces divers témoignages, Wolf en a donné tout le texte dans ses notes (notes 38, 39, 46), en affectant un peu de dédain pour « ce certain scholiaste récemment découvert (il ne dit pas que c’est par Villoison) et, dont le secours ne mériterait pas une mention s’il n’avait pas copié dans les critiques alexandrins cette assertion viciée, d’ailleurs, par les fables de grammairiens plus récents »...

Puisque Merian, d’autre part, avait groupé en faisceau tous ces témoignages, Wolf les a dispersés (pages 77-78 d’un côté, et 83-85 de l’autre). Et puisque Merian légitimait en note sa traduction, fort juste, du mot φασίν, « ce qui ne peut signifier ici que de leur aveu ou du moins une opinion fort accréditée », Wolf a éprouvé le besoin de « noter avec Merian », cum Meriano notandum est (note 38), que « ce φασίν est employé pour les choses les plus certaines et non pour une obscure tradition, ce qui pourtant n’est pas d’une grande preuve : combien de choses la renommée répand, dont la raison et trois témoins démontreraient la fausseté ! »

En considérant ce premier chapitre de Merian, on arrive à la conclusion, je crois, que, pour avoir été rapide, précipitée, raptim lecta, la lecture de l’Examen n’en a pas moins été profitable à Wolf : elle lui a suggéré autre chose que des suppressions ou des compressions. En poursuivant la comparaison, on arrive bientôt à s’apercevoir que le texte de Wolf, ce texte établi d’avance, fut influencé par une lecture beaucoup moins rapide de l’Examen : la « poudre à canon » et le « compas » ne sont ni des rencontres de hasard, ni des exemples isolés.

« Si l’écriture, dit Merian en son chapitre iv, étoit assez connue des Grecs et depuis assez longtemps,... il en devoit rester au siècle d’Homère des traces dans la langue. » Or ni Homère ni Hésiode n’ont d’expressions relatives à cet art : « Le peu de mots que l’on a dans la suite transférés à cet art, ont dans ces deux poètes un sens tout à fait différent. Celui à qui l’on a fait signifier écrire (en note : γράφειν) n’est point dans Hésiode et ne signifie dans Homère que graver, entailler, faire des incisions, sans aucun rapport à des caractères alphabétiques... ; ce que je dis de ce verbe est également vrai de ses dérivés et de ses composés (en note : ἐπιγράφω, ἐπιγράβδην, γραπτὺς), qui dans les mêmes poètes ne se réfèrent jamais à l’écriture,... et il est remarquable que tous ceux que les âges suivants ont particulièrement consacrés à la peinture et à l’écriture sont de ce nombre (en note : γράμμα, γραφή, γραπτός, avec leurs composés γραμματικός, γραμματεύς, etc.) ; si tout ce que le faux Hérodote raconte des maîtres d’école, qui enseignèrent les γράμματα du temps d’Homère, étoit vrai, si Homère eût vécu chez un homme de cette profession, s’il l’avoit exercée lui-même, tous ces termes lui devoient être bien familiers. »

Wolf a deux notes aussi (10 et 51) sur les termes grecs relatifs à cet art, mais à quarante pages d’intervalle. La première traite, comme la première de Merian, du seul verbe γράφειν, et Wolf ajoute, comme Merian, la « peinture » à l’ « écriture », neque illud graecum significationem pingendi habet apud Homerum. La seconde traite, comme la troisième de Merian, des mots γραφή et γράμμα. Cette note 51 de Wolf commence par les mots : « De verbo γράφειν, satis dictum est, il a été assez parlé du mot γράφειν ». A qui et à quoi pensait Wolf en écrivant ce début ? à lui-même et à sa première note 10 ? ou à Merian ? La première réponse est la seule qui paraisse naturelle quand on n’a lu que les Prolégomènes. Mais la seconde ne paraît pas improbable quand on lit aussi l’Examen, et la note 54 de Wolf, à la page suivante, confirme peut-être cette probabilité.

Wolf dans son texte vient de nommer un certain Roussavius. Il ajoute dans sa note : « L’opinion de cet homme très pénétrant est tout à fait digne qu’on la transcrive ici tout entière, dignissima est acutissimi viri sententia quae tota huc transcribatur. » Quel est ce Roussavius ? et que vient-il faire dans une dissertation d’helléniste ?

Merian dans son texte citait quelques lignes de J.-J. Rousseau : Homère et Jean-Jacques ne passaient pas, en ce temps déjà, pour de très intimes compagnons ; même il est telle « conjecture de Rousseau » (Roussavius, dit Wolf, conjiciebat) que Merian n’attribuait qu’à l’impuissance de lire Homère dans l’original grec. Merian admirait néanmoins, comme il était naturel à un homme de lettres-philosophe et à un Suisse, « la profondeur (acutissimi viri, dit Wolf) et l’éloquence ordinaires » de Jean-Jacques. Donc : « Écoutons là-dessus le célèbre J.-J. Rousseau : J’ose avancer, dit-il, que toute l’Odyssée n’est qu’un tissu de bêtises et d’inepties qu’une lettre ou deux eussent réduites en fumée, au lieu qu’on rend ce poème raisonnable et même assez bien conduit en supposant que ses héros aient ignoré l’écriture. » Par la suite, Merian renvoyait à l’ouvrage de Rousseau : Essai sur l’Origine des Langues, chapitre iv.

Le docte professeur Wolf n’avait aucune des raisons de Merian pour être indulgent aux ignares de grec. Or la citation écourtée de Rousseau que Merian a faite ne suffit pas à Wolf ; il lui faut citer ici tout le passage ; à quoi bon ?... et cet huc tota se comprend-il, si Wolf n’avait pas , sous les yeux, Merian et sa citation écourtée de Rousseau ? Avec les quatre lignes citées par Merian, Wolf a copié les douze lignes de Rousseau qui les précédent et les douze qui les suivent « dans l’édition posthume de Genève de 1782, tome XVI, p. 240 » ; car il tient à faire montre de cette connaissance précise, « sans laquelle on obtient la persuasion, mais non la preuve, en histoire, subtilitas sine qua historica disputatio persuadet, non fidem facit ».

Au milieu de cette page de français, Wolf intercale une parenthèse de son latin. Rousseau disait que, dans le reste de l’Iliade, on ne voyait que peu de traces de l’écriture : « Peu de traces ! reprend Wolf ; c’est aucunes qu’il fallait dire, ne mireris quod pauca vestigia dicit esse, quae nulla sunt »... Merian avait dit à la page 519 : « Dans Homère, la pratique de l’écriture ne paraît pas, à la vérité, nouvelle, mais nulle. » ... Wolf ajoute en son latin, à l’adresse de Rousseau l’ignorant : « C’est ainsi que l’on parle, quand on n’est pas bien sûr de ce que l’on avance, ita loquuntur qui non certi sunt sententiae suae ». Mais pourquoi, dans une dissertation savante, alléguer des autorités aussi peu sûres ? et pourquoi en transcrire ici une page entière ? et pourquoi la faire précéder des superlatifs les plus élogieux, dignissima, acutissimi ?... Je ne puis croire que, sans Merian, Wolf eût commis de pareils manquements à la saine critique... Et voyez les « tablettes » de Bellérophon et leurs « signes » funestes, ou les « sorts » tirés du casque des guerriers : Wolf réunit en sa page 81-82 ce que Merian avait dissocié en ses pages 515 et 523.

Dans sa traduction très libre d’un passage d’Eustathe, Merian avait dit : « Ces sorts ne sont pas des lettres écrites, ce sont des figures ou simplement des traits gravés sur des marques, lesquelles consistaient dans de petits cailloux, de petits morceaux de bois ou dans quelque autre matière de peu de valeur » et Merian ajoutait : « Il est clair que les noms n’étaient pas inscrits sur ces marques, puisque le héraut porte de l’un à l’autre celle qui est sortie du casque afin de la faire reconnaître de celui à qui elle appartient ». Wolf met cette libre traduction et ce commentaire d’Eustathe en un latin si fidèle qu’il peut sembler l’original du français de Merian : Nam σήματα quibus utuntur heroes esse signa arbitraria, ligno vel alii inutili rei addita, manifestum ex eo quod sors, quae galea exiit, a circumeunte praecone unicuique agnoscenda demonstratur..

Ailleurs, en son chapitre xiii, Wolf disserte assez longuement sur les débuts et les premiers progrès de l’écriture, initia et incrementa, sur les changements et les degrés, qui, de ces débuts fort humbles et maladroits, amenèrent l’alphabet à devenir un instrument de composition et de rédaction littéraires, de mutationibus et gradibus per quos tale inventum ab initiis suis deducendum fuit. Merian, en invoquant l’exemple de « tous les peuples de la terre » et « la marche habituelle de l’esprit humain », avait dit (pages 521 et 522) : « Assurément avant qu’on réussise à coucher par écrit une Iliade ou une Odyssée, il faut avoir fait bien des essais de l’écriture qui ne peut acquérir cette perfection que par degrés et à force de travail, ou je ne connais rien à la marche de l’esprit humain. Quant à la figure des lettres et à leur combinaison, quant à la forme et à la direction de l’écriture en général, cette marche se découvre chez les Grecs, et leurs progrès y sont assez marqués quoiqu’on ne puisse assigner les époques précises de leur succession ». Or Wolf, en ce même chapitre xiii, se félicite de voir les historiens user enfin de cette habile philosophie inconnue des anciens, mais qui nous permet désormais d’embrasser le globe terrestre pour enquêter des progrès et mesures de l’esprit humain et comparer les usages et habitudes des peuples, haec solertia philosophandi quo nos ingenii humani in rebus inveniendis progressus et mensuram indagavimus postquam orbem terrae latius circumspicere atque plurium populorum, simili vitae cultu utentium, habitus et consuetudines comparare didicimus. » Cette habile philosophie, cette nouvelle lumière de notre temps, est-il excessif d’affirmer que Wolf en avait emprunté quelques rayons au philosophe Merian ?

Wolf termine son chapitre par la critique de la crédulité et de la fourberie grecques et par la fameuse citation de Pline : Mirum est, inquit Plinius, quo procedat Graeca credulitas ; nullum tam impudens mendacium est quod teste careat. Merian, à la page 529, avait critiqué pareillement « cet appétit des Grecs pour les choses fabuleuses ». Il ajoutait : « On ne croiroit jamais, dit Pline, jusqu’où va la crédulité des Grecs ; il n’est point de mensonge si impudent qui ne soit appuyé chez eux par des témoignages solennels » et Merian ajoutait en note : Mirum est quo procedat Graeca credulitas ; nullum tam impudens mendacium est quod teste careat. Pour mettre ici la subtilitas de son côté, Merian indiquait exactement, — ce que Wolf néglige de faire, — l’endroit de son auteur, Hist. Nat., Lib. VIII, cap. 22.

C’est à propos de la Vie d’Homère faussement attribuée à Hérodote que Merian parlait ainsi. Avant la citation de Pline, il disait : « Je renvoie sans plus de cérémonie ces Vies anonymes d’Homère farcies de fables ridicules et de contes à dormir debout. Quand une de ces biographies remonterait à l’âge d’Hérodote, ce qui est faux..., quand cet écrivain seroit Hérodote lui-même, ce qui est démonstrativement faux, cela me donneroit de lui un préjugé guères plus favorable... ; quoique j’aime et j’admire cet historien, je ne saurois pourtant méconnaître en lui un certain appétit pour les choses fabuleuses... » Après la citation de Pline, Merian ajoutait : « Les Grecs y voyaient encore moins clair que nous parce que la raison, la bonne philosophie et la critique cultivées et le flambeau de la littérature orientale nous fournissent des lumières dont ils étaient dépourvus. »

Nous retrouvons dans Wolf les mêmes choses et les mêmes mots, mais dans un ordre inverse. C’est avant la citation de Pline que Wolf nous parle de cette philosophandi solertia (= la bonne philosophie), de cette nova lux (= flambeau, lumière), qui, refusée aux Grecs ou mal « cultivée » par eux, nous permet, à nous, de retrouver les progrès de l’esprit humain. C’est après la citation de Pline que Wolf condamne ces contes à dormir debout : Non placet historia tali modo ementita ; igitur mittamus (= je renvoie sans cérémonie) falsi Herodoti Phemium... etc. Cet Hérodote, ajoute Wolf ailleurs (p. 57), est un grand amateur de vérité, hic veri amantissimus, mais il a aussi un grand appétit de choses fabuleuses, pariter fabularum cupidus narrator.

Si l’Examen était postérieur aux Prolégomènes, la cause ne serait-elle pas entendue ? ou si les Prolégomènes n’étaient pas de Fr.-Aug. Wolf, serait-il utile d’insister ? Je crois que ni la poudre à canon, ni le compas, ni la citation de Rousseau, ni celle de Pline, ni « le flambeau » de la « philosophie nouvelle » n’étaient des instruments de preuve indispensables à l’histoire de l’écriture chez les Grecs. Mais quand il s’agit de Wolf, on ne saurait chercher trop d’indices : laissons maintenant le fond du débat ; ne nous attachons qu’à la superficie du style même et, avec toutes les réserves que j’indiquais plus haut au sujet de d’Aubignac, examinons de plus près encore ce latin et ce français ; si l’un est tout juste l’équivalent de l’autre, il nous suffira de les mettre en regard, sans avoir à traduire le texte de Wolf :

Merian.   Wolf.
Page 544 : Il resteroit peut-être à résoudre quelques difficultés moins directes que l’on voudroit tirer d’anciennes inscriptions, rapportées par des historiens grecs ou découvertes sur des monumens et que l’on prétend remonter au-dessus de l’âge d’Homère, dans la période mythique ou plus haut... Je me contenterai d’indiquer ici brièvement mes sources de solution :

1. Quand je reconnoîtrois toutes ces inscriptions pour authentiques, elles ne prouveroient point encore que l’art d’écrire fût pratiqué par Homère, encore moins par ses héros, ni même qu’il fût connu d’eux.

2. Quelques noms ou quelques caractères inscrits sur des monuments ne supposent pas cet art parvenu au point d’exécuter de grands et de longs ouvrages.

3. Quelques-uns de ces monumens ont été déclarés faux et postiches.

4. La date de l’érection de la plupart n’est rien moins qu’assurée et constatée.

5. Là où elle sembleroit l’être davantage, la date de

  Page 58. — Sollicitabant me praeter alias causas quaedam litterarum monumenta, quae antiquiora Homero vel olim constitisse dicuntur vel hodie ab eruditis cupide perhibentur. Verum ab ea via plane me averterunt plura vestigia historica earumque rerum, quibus istius aetatis cultus continebatur, et ipsorum illorum monumentorum curiosa et subtilis existimatio. Itaque maneo in ea sententia ut, etiamsi ista omnia tempore praecedant Homerum (malo enim illud nunc in medio relinquere quam deflectere de cursu meo), tamen inde nihil constare de vulgato usu artis putem. Nam superato operoso labore, ut peregrinae notae patriis sonis aptarentur novaeque subderentur vocalibus et iis litteris, quibus Phoenicum scriptura caruisset ; quo negotio perfecto domum res ad inscriptiones lapidum similisve materiae traduci potuit ; verumtamen ut illa meditamenta jam Iliacis temporibus satis perfecta fuerint, longum hinc et multis modis impeditum iter restabat, donec artem habilibus instrumentis aptam cultior doctrinis po-
l’inscription ne l’est point.

6. Il y en a même où ces inscriptions sont manifestement postérieures.

  pulus ad brevium paginarum, tum ad justam librorum scriptionem adhiberet.

Dans le latin de Wolf, on trouve certains mots qui ne sont pas dans le français de Merian en cet endroit ; c’est que Merian les avait employés ailleurs. « Ce grand travail de l’adaptation d’une notation étrangère aux sons de la langue maternelle, operoso labore ut peregrinae notae patriis sonis aptarentur », c’est à la page 522 que Merian en parlait : « Est-il croyable que les Grecs se donnassent la peine d’adapter l’écriture des Phéniciens à leur langue, ce qui n’étoit pas une petite affaire, sans but, sans intention ?... pouvoient-ils l’adopter à leur langue sans en faire un usage immédiat ? » Et Merian ajoutait à la page 534 : « Les Phéniciens ont-ils appris aux Grecs à lire et à écrire en langue phénicienne ou en langue grecque ? Leurs caractères étaient appropriés à la première ; il fallait donc un homme parfaitement versé dans les deux langues... pour transférer les signes alphabétiques de l’une dans l’autre et pour les y heureusement appliquer... Les voyelles et les diphthongues devoient causer ici de grands obstacles ; on sait combien elles sont clairsemées dans les langues de l’Orient où il ne paroît pas même que des signes écrits leur fussent attachées... » C’est le latin de Wolf, ut novae notae subderentur vocalibus et eis litteris quibus Phoenicum scriptura caruisset... Et il est une épithète de Wolf, brevium paginarum, courtes pages, dont on ne comprend bien le sens qu’en relisant les pages 542 et 543 où Merian parlait des matériaux de l’écriture : « Ceux qui font d’Homère un poète scribe devraient nous dire avec quoi, sur quoi et comment il écrivoit... [Étoit-ce] sur la pierre, le métal ou le bois ? figurez-vous ces poèmes taillés en ces matières en grandes lettres phéniciennes : ne demandoient-ils pas un magasin pour les conserver ? »

Wolf a repris à son compte et cet argument, et la forme même que Merian lui avait donnée :

Merian.   Wolf.
Page 542-543. — Quant aux premiers rhapsodes et à Homère lui-même, je comprends au contraire que cela leur devoit être bien plus aisé [de garder ces chants en mémoire] que de les écrire.

En admettant que, du temps d’Homère, on ait eu quelque faible notion de l’écriture, cet art ne pouvoit être au moins que dans son enfance et d’une pratique fort pénible. Ceux qui font d’Homère un poète scribe devroient nous dire avec quoi, sur quoi et comment il écrivoit, ou du moins proposer là-dessus des vues plausibles. Il n’écrivoit certainement pas sur du parchemin ou sur des diphtères, peaux de chèvres ou de brebis, ni sur du papyrus, ni avec de l’encre... Le voilà donc réduit à tailler, à graver ou à sculpter ses poèmes dans la pierre, dans le métal ou dans le bois, avec un instrument tranchant, comme

  Pages 59-62. — Qua de re infra dicam quam de munere rhapsodorum explicabo. Nunc ad impedimenta praevertimur quae aetas ad opificia minus sagax non potuit non objicere ne cito talis res, tam per se parum apta sensibus, ab obscuritate rudimentorum ad promptam facilitatem perduceretur. Etenim quantum et quam diu in hoc genere laboratum sit olim instrumentorum penuria, singulatim persequi ipsum labor est. Eum tamen laborem non omnino defugiam eorum gratia, qui nimis assueti pennarum suarum chartarumque levitati difficultates hujusmodi a me praeter modum augeri putent.

Percurrant ergo mecum ea in quibus graphium Graecorum ab antiquis scriptoribus traditur miserrime haesisse ad saeculum fere VI ante Chr., quo primum biblus seu papyrus majorem commoditatem attulit... In lapidibus, in lignis et laminis metallorum

cela se faisoit anciennement chez toutes les nations (en note : Solon gravoit encore ses lois sur des tables de bois, ἄξονες καὶ κύρϐεις). Car le jonc taillé pour écrire est très postérieur, et le premier qui fasse mention des plumes à écrire, c’est Isidore, mort au septième siècle. On ne saurait même supposer qu’Homère sût tracer des caractères dans la cire avec un style, de quoi les premiers vestiges tombent encore très loin de lui. Or, figurez-vous cette opération laborieuse exercée sur l’Iliade et l’Odyssée, et cela par le poète lui-même à mesure qu’il composoit, et dans la chaleur de la composition. Figurez-vous ces poèmes taillés dans ces matières en grandes lettres phéniciennes : ne demandoient-ils pas un magasin pour les conserver ? ne formoient-ils pas des charges de charrettes ou de barques pour les voiturer soit par terre soit par mer ?   prima tentamina facta esse minime dubium est ; certe optimis auctoribus accredimus leges ligneis tabulis et axibus a Solone aliisque incisas… Itaque admodum inconditam artem mansisse apparet et rarissimum usum ejus, antequam eam in ovillis vel caprinis pellibus procedere animadversum erat… Nam quod [Herodotus] mentionem facit ceratarum tabularum, ex his certe volumina et libri confici nullo pacto potuerunt.

[Si le texte de Wolf ne contient rien de pareil à ces dernières phrases, on y lit cependant un mot qui les suppose : Wolf nous parlait plus haut de la légèreté des plumes et papiers d’aujourd’hui, pennarum chartarumque levitati ; je crois mieux comprendre ces mots après avoir lu le voiturage de ces charrettes et de ces barques lourdement chargées… ].

Autre exemple : Merian, en son troisième chapitre, alléguait le silence d’Homère et des poèmes homériques touchant l’écriture (p. 517-518) ; Wolf à la page 78 reprend le même argument. Tous deux discutent de la valeur qu’en bonne logique on peut accorder à cette preuve négative du silence :

Merian.   Wolf.
Pages 417-418. — Il n’est jamais question dans Homère d’écriture alphabétique. C’est ici un de ces cas où les arguments négatifs ont beaucoup de force : la probabilité penche nécessairement de leur côté lorsqu’il n’y a point de contrepoids dans l’autre plateau de la balance. Pour savoir si les héros d’Homère et lui-même connoissoient et employoient l’écriture, vous ne pouvez consulter que ce même Homère. Son silence sur ce point est donc très significatif.

Comment se persuader que ce poète, à qui l’on voit étaler partout ses connoissances, celles de son temps et celles des temps héroïques, qui fait si souvent mention, description même des arts mécaniques grossièrement pratiqués alors, des arts du fileur, du tisserand, du forgeron, du charron, du charpentier, etc., puisse demeurer muet sur l’art le plus merveilleux, le plus ingénieux, le plus utile de tous, qui a le plus contribué au perfectionnement des autres et à chasser la barbarie et à

  Pages 78-79. — Quoniam enim ipsos versus habemus in quibus vates de scriptoria arte aut silere aut testari putatur, utrum verum sit ex certis interpretandi legibus dejudicare nostrum est. At occurrunt nobis nonnulli, opposita ancipiti vi silentii in hoc historico genere. In quo isti sane dicunt aliquid, sed non tantum quantum sibi videntur dicere. Est haud dubie silentium quoddam nullius momenti et in neutram partem trahendum ; contra aliud est argutum et, ut ita dicam, vocale, quod se non expugnatur diversum testantium auctoritate vel ea, quae omnes omnium auctorites frangit, ratione, apud prudentissimum quemque semper plurimum valuit.

Nam quum in tanta longitudine illorum [carminum] tot consuetudinum et celebrium artium picturae intextae sint, in primis earum, quae illo tempore aliquam admirabilitatem ex novitate haberent, in Hesiodeis autem magna pars domesticae disciplinae tradatur, jure meritoque mirere si neuter utilissimae rei meminerit. Neque vero satis

civiliser les peuples, qui fait la gloire de l’esprit humain, qui est devenu la source et l’instrument de ses plus illustres progrès, sur un art enfin dont il se seroit servi lui-même pour composer ses poèmes, les répandre et les transmettre à la postérité ? Est-il concevable... que, dans ses deux longs poèmes, il ne se trouvât pas la moindre allusion, etc., etc.   firmum per se esset hoc argumentum aut dignum in quo tantopere se jactarent viri docti. Quod enim ita se credere fatentur nullam artem Homero fuisse cognitam quae apud eum non inveniatur, retunditur haec ratio exemplis variarum artium quas nullo loco laudat, quarum tamen talis natura est ut aliae, quas saepe celebrat, sine illis excitere et cohaerere non potuissent.

De l’une à l’autre de ces deux colonnes, ce n’est pas seulement une ressemblance continue dans les idées ; les mots se traduisent les uns les autres : dans ses deux longs poèmes = in tanta longitudine carminum ; le plus utile de tous = utilissimae rei ; la source et l’instrument de ses plus illustres progrès = sine illis existere et cohaerere non potuissent. Si Wolf parle de la peinture de ces arts illustres, celebrium artium picturae, Merian dira quelques lignes plus bas : « Une invention aussi rare, aussi précieuse, aussi susceptible de couleurs poétiques, ne lui auroit-elle pas paru digne d’un coup de pinceau ? » Si Wolf nous dit que, dans les poèmes d’Hésiode, une grande part de la discipline domestique nous est racontée, in Hesiodeis autem magna pars domesticae disciplinae tradatur, Merian dit ailleurs (p. 521) : « L’Odyssée, toute pleine de scènes de la vie civile et de la vie domestique, devient pour moi une véritable énigme si l’on pose en fait que l’écriture fût connue dans les temps qu’elle embrasse. »

Cette dernière phrase est l’une de celles que Wolf, en sa rapide lecture, a pu le moins négliger, puisque, dans le texte de Merian, elle vient après la citation de J.-J. Rousseau que Wolf s’est donné la peine de compléter pour la donner tout entière... Mais Wolf a changé un peu le texte ; il dit d’Hésiode ce que Merian disait de l’Odyssée... Ce n’est peut-être pas sans intention.

Wolf avait édité en 1783 la Théogonie d’Hésiode de la façon que l’on sait. En ce travail hâtif et précipité, urgendus ac praecipitandus labor, il avait ajouté, aux corrections de texte que Ruhnken et Heyne lui fournissaient, quelques Observations à la diable, tumultuaria opera, au milieu desquelles il avait dit, après tant d’autres, que les poèmes d’Hésiode, comme ceux d’Homère et des autres épiques de la Grèce primitive, avaient été longtemps « conservés par la seule mémoire, avant de trouver un gardien plus fidèle dans l’art de l’écriture développé et perfectionné ».

En 1795, Wolf tenait à rappeler que, dix ans auparavant, il avait eu cette opinion assurée, quod jam olim confidenter dixi (sans dire d’où il la tenait, car nous allons voir qu’il l’avait déjà empruntée) : si quelqu’un l’accusait de copier Wood et Merian, la réponse était prête. Cette Théogonie de Wolf était postérieure de treize ans, il est vrai, à l’Essay de Wood, mais antérieure de cinq ans aux premières lectures de Merian devant l’Académie de Berlin (février 1784-février 1789). Si donc Merian, après tant d’autres, s’avisait de réclamer son droit d’auteur sur cette question de l’écriture, Wolf aurait beau jeu de le renvoyer à ces Observationes in Theogoniam, dont en 1795 il recopiait toute une page, sans en rien dire... La précaution n’était pas inutile. Peut-être va-t-elle se retourner contre Wolf. Nous constatons, en effet, qu’en se copiant lui-même, l’auteur procédait de même façon qu’aux endroits où l’on pouvait l’accuser de copier Merian ; car c’était moins une copie qu’une rédaction nouvelle, charriant dans son cours oratoire les pensées et les mots de l’original :

Observationes in Theogoniam (1783)   Prolegomena ad Homerum (1795)
Page 165. — De hac scilicet ratione poematum prodendorum vehementer errores si ex nostris ingeniis nostrisque moribus existimare velles. Immo monitum dudum est ab aliis, quod in his semper animis nostris observari debet supra quam cuiquam nunc credibile est, memoriae fuisse vim et capacitatem illis saeculis ubi... nondum necesse haberent obruere memoriam tanta aliarum rerum varietate quas doctior aetas tandem memorabiles cognituque dignas habet...

Occurrunt omnia interpolationum genera ; tum alius adhuc novus fons, unde facilius etiam hujus labis contagio dimanasse videri potest. — In qua, ut jam alios corrumpendi modos praetermittam, non temere dubitationem injiciat alicui ipsa recitationis ratio rhapsodorum curae credita. Hi igitur, cum et ipsi plerumque poetae essent... neque unquam aliter nisi concitatiore spiritu et divino quasi impetu correpti versus suos effunderent..., etc.

  Page 101. — Stupes fortasse ad tantam capacitatem memoriae, quae totum Homerum complecti potuerit ? Mihi vero id etiam parum videtur. Etenim si etiam tum, quum multiplex doctrina ad lectionem librorum revocata cultissimaeque vitae negotia obruebant memoriam, etc...

Page 104. — Haec autem reputanti mihi vehementer errare videntur ii qui litteris non usum Homerum statim totum immutari et sui dissimilem reddi necesse fuisse... Verumtamen ipsi veteres a rhapsodis repetebant originem variarum lectionum in eorumque creberrimo cantu praecipuum fontem videbant corruptionis et interpolationis homericae...

In primis vero recitatio ipsa, vivido impetu et ardore animi peracta... Postremo mirum fuisset nisi rhapsodi generosioris spiritus et qui ipsi poetae essent, passim aliquid a se melius dici posse... putarent... etc.

On pourrait alléguer bien d’autres exemples encore : je n’en donnerai plus que deux, parce que l’on en peut tirer des renseignements complémentaires. Tout à l’heure, nous pensions que les « improvisateurs italiens » avaient dû passer directement du texte de Wood dans celui de Wolf. Mais peut-être avaient-ils fait le détour par Merian :

Wood, p. 19. — J’ai souvent admiré l’action théâtrale des improvisateurs italiens et orientaux quand ils déclament en plein air.

Merian, p. 541. — Les improvisateurs italiens composent leurs vers tout en les chantant et vous les écriront ensuite si vous le désirez.

Wolf, p. 62. — Poetarum tum αὐτοσκεδιαζόντων, qui Italis improvisatores vocantur, tum aliorum multorum quos constat, praesertim interdictos usu scripturae, plura millia versuum et fecisse et in animo et memoriae infixa saepius repetisse.

A considérer ces trois textes, il pourrait sembler que Wolf a connu Wood à travers Merian : est-ce à dire qu’il n’ait lu l’Essay de Wood que dans l’Examen de Merian ? Je crois qu’on peut affirmer le contraire, en considération d’un autre passage :

Wood, p. 224 et 233. — Joseph observe avec raison que rien n’annonce des lois écrites dans Homère et que le mot νομός ne signifie jamais loi dans les ouvrages de ce poète. Les premières lois écrites que l’on connoisse sont celles de Dracon... Les lois étoient mises en vers, auxquels on adaptoit ensuite de la musique. Peut-être que les lois de Lycurgue et celles de Zaleucus ne furent point écrites parce qu’on ne connoissoit point l’écriture. On grava celles de Solon sur la pierre et le bois... Thespis n’écrivit point de tragédies, Susarion point de comédies et probablement Ésope n’écrivit point de fables.

Merian, p. 531. — [Sans parler de Zaleucus, se contente de dire que] les lois mêmes étoient chantées jusqu’à Dracon [et d’ajouter en note] : Aristote conjecture que le mot νομός est demeuré aux airs chantés parce qu’avant l’usage des lettres, on chantoit les lois pour les retenir.

Wolf, p. 67-69. — Ex quo intelligitur ea omnia quae tum pro legibus essent, non aliter vulgata esse quam apud Agathyrsos, Aristotelis aetate, atque antea apud Cretas et Lacedaemonios quos huic rei etiam cantum et musicos modos adhibuisse constat. Primi Graecorum omnium scriptas leges acceperunt Locrii Epizephyrii a Zaleuco... Solonis autem aetate qualis Atheniensium scriptura fuerit, publica quidem, demonstrant leges ipsius rudibus materiis inscalptae βουστροφηδὸν. Privata an habilior tum fuerit apud illos dubium reddunt eaedem rationes propter quas Bentleius plaustrarias fabulas Susarionis et Thespidis scripto editas negavit..., etc.

Wolf en son chapitre xvii développe assez longuement cette question des législateurs, en usant des renvois et des citations que lui fournissait, dit-il lui-même à la note 31, la Bibliotheca graeca de Fabricius, L. III, c. 7, p. 194 et c. 9, p. 251. Mais c’est Wood qui semble l’avoir inspiré en ce sujet que Merian passait presque sous silence. Il n’est donc pas douteux que Wolf avait lu Wood et qu’il l’utilisait. A quelle date remontait cette lecture d’un livre paru (en seconde édition) en 1775 ? Wolf l’avait-il utilisé déjà, sans en rien dire, en ses Observationes in Theogoniam de 1783 ? Une lettre de Heyne servait de préface à cette « œuvre hâtive » ; Heyne avait été le grand apôtre de R. Wood en Allemagne... Or Wolf parlait avec dédain de « certains petits livres vulgaires » où « d’autres » avaient traité cette affaire de l’écriture, de la mémoire et des rhapsodes. Il serait assez dans les habitudes de Wolf de déprécier en 1783 cet Essay qui, en 1783, était sa source principale et même unique, et de louanger en 1795 ce même Essay dont il se servait comme d’un écran contre la lumière trop vive que pouvait projeter sur ses emprunts le nouvel Examen de Merian...

Car il n’est plus douteux, je pense, que Wolf a commis à l’endroit de Merian des emprunts qu’il n’a pas voulu avouer. Nous voyons maintenant ce qui reste de l’histoire racontée plus haut, de cette feuille des Prolégomènes rédigée déjà, toute prête pour l’impression et que l’auteur a dû condenser et abréger quand, tout à coup, il a fait une lecture précipitée de l’Examen de Merian !... Cette feuille n’a pu être rédigée qu’après une lecture soigneuse de l’Examen, avec le texte de l’Examen ou des notes prises sur ce texte.

Dans sa lettre à Böttiger du 15 mai 1795, Wolf réclamait sur Herder la priorité pour telle comparaison entre le sort des poèmes homériques et le sort des poésies ossianiques, entre le rôle de Macpherson et celui de Pisistrate ; il annonçait la place qu’en son grand ouvrage tiendrait l’étude des Carmina celtica... Il oubliait de renvoyer à la page 517 de Merian : « C’est ici la façon la plus raisonnable de se représenter le sort des poèmes d’Homère. Pourquoi n’en serait-il pas de lui comme des premiers poètes de tant d’autres nations dont les vers passaient de bouche en bouche et de mémoire en mémoire, comme par exemple des poètes Celtes, dont les Druides faisoient apprendre les Chants à la jeunesse Gauloise ?... Si les poésies d’Ossian sont authentiques, sur quoi il y a des doutes[14], elles ont éprouvé la même destinée. On en a découvert des pièces écrites et dans la montagne d’Écosse et dans les îles Orcades, mais qui assurément ne sont ni de la main d’Ossian ni du siècle où il vécut. Elles furent écrites dans un temps où l’art d’écrire avoit percé dans ces contrées. C’est en partie de là, en partie des ballades et des chansons des montagnards que M. Macpherson a compilé son recueil. Il a été le Pisistrate de l’Écosse, si toutefois il n’en est pas l’Homère caché sous le masque d’Ossian. »

En toute cette affaire, on peut s’étonner du silence de Merian qui, vivant encore à cette date, se laissa dépouiller sans plus protester que feu d’Aubignac. Merian fut-il dupe des contes de Wolf ? crut-il à cette lecture rapide coïncidant avec l’envoi du manuscrit au typographe ? ne remarqua-t-il pas les ressemblances du texte wolfien avec son propre texte ? ne se considérait-il lui-même que comme un disciple de Robert Wood, dont Wolf était un autre adhérent ? estimait-il que « ce court Examen, jeté sur le papier pour son instruction », ne méritait pas qu’on « y attachât aucune sorte d’importance » ? satisfait de voir que ses idées, acceptées par les gens de science et mises en latin par un des grands orateurs universitaires, passaient ainsi dans les discussions et l’enseignement de l’Allemagne érudite, ne pensa-t-il même pas à se plaindre d’un emprunt aussi flatteur ? craignit-il, lui philosophe, lui Suisse, pensionné du roi de Prusse et témoin d’un âge défunt où les étrangers donnaient le ton à Berlin, craignit-il d’entrer en conflit avec un sujet, un fonctionnaire de très germanique et très pieux roi Frédéric-Guillaume ? n’obéissait-il qu’à son tempérament et à cette amabilité de caractère dont le Biograph de 1807, au lendemain de sa mort, le louait autant que de l’étendue de ses connaissances ?

Le choix serait possible entre ces hypothèses et d’autres encore, si quelque correspondance ou quelques mémoires nous disaient les rapports de Wolf avec Merian en cette année 1795. Il semble que Wolf avait pris, de ce côté, quelques précautions. Il écrivait à Böttiger le 8 mai 1795 : « Schütz a encore des doutes sur ce point de l’écriture qui, je pense, est mathématiquement démontré. Quel malheur que Merian m’y ait gâté la route ! Tout son Mémoire récemment paru n’est que vœux sans preuves. Je me suis imposé, après tant d’autres peines, celle aussi d’établir pour moi une réfutation de ce Mémoire (elle remplit sept grandes pages en manuscrit) afin d’être sûr de ne pas commettre la faute d’employer des arguments de même genre. Je le lui ai fait dire, à lui même, tout récemment : c’est un bien brave homme ! »

Je ne vois pas trop comment on peut concilier cette nouvelle histoire avec celle que Wolf nous racontait en ses Prolégomènes : s’il avait eu le temps de lire l’Examen, la plume à la main, et d’en extraire sept grandes pages de notes, que devient la « lecture précipitée » dont il nous parlait tout à l’heure ? — Pour éviter la faute de retomber dans l’argumentation de l’Examen, Wolf avait donc sous les yeux sept pages de notes et d’extraits de Merian, quand il écrivait son chapitre de l’écriture... Nous nous en étions doutés vraiment ; mais il fallait son aveu pour achever de nous convaincre qu’il avait pris, en effet, toutes les précautions et s’était donné toutes les peines du monde afin de ne pas laisser voir au public que ses arguments et ceux de Merian étaient identiques dans le fond et dans la forme. Ses peines n’ont pas été perdues, puisque, durant plus d’un siècle, je ne vois pas qu’on l’ait obligé de restituer à Merian ce qui était à Merian.

Il écrivait à Böttiger qu’il n’y a dans Merian que des vœux et pas de preuves, dessen ganze neuliche Abhandlung besteht bloss aus Wünschen ohne Beweise ; il avait insinué déjà cette calomnie dans la Préface écrite en mars 1795, deux mois auparavant.

Mais en cette Préface Wolf ne nommait pas Merian et, sans la lettre, nous ne saurions pas à qui il en avait quand il écrivait qu’il « a longuement et soigneusement traité les débuts de l’écriture en Grèce, parce que cette controverse a été conduite de part et d’autre avec des vœux plutôt que des arguments, controversia adhuc ultro citroque optatis magis quam argumentis tractata » : c’est l’exact équivalent de besteht aus Wünschen ohne Beweise.

Cette allusion de la Préface échappait au gros des lecteurs ; pour que Merian la comprît, Wolf avait pris la précaution de « le lui faire dire ». Sur quel ton et dans quelles vues cet avertissement avait-il été donné par Wolf à celui qui lui avait « gâté le chemin » ?... et comment Wolf put-il apprécier le bon caractère de ce « brave homme » ?

Dans son programme, Zur Geschichte der Wolfschen Prolegomena, M. Wilhelm Peters, pour nous faire connaître les mœurs de l’Allemagne érudite vers 1790-1800, cite une lettre d’Iffland à Georg. Forster, datée de Mannheim le 30 juillet 1790 : « Dieu de bonté, sauvez l’Allemagne des savants allemands ! Leur despotisme, qui blesse si souvent la raison humaine et le sentiment humain ; leurs contradictions ; ces mœurs du « droit du poing » (Faustrecht), dont usent la plupart pour faire accepter leurs systèmes hargneux ; la rudesse, l’impitoyable arrogance avec laquelle ils font, tous ou presque tous, par écrit leur propre éloge, de leur vivant, les uns d’une façon, les autres de l’autre ; ce bavardage sous des dehors de droiture ; cette grossièreté qu’ils appellent bonhomie, genannt hoher Biedermannsten ; cette dureté de cœur : ah ! dieu ! mieux vaut la haute Cour de Rothweil que leur Aréopage ou celui qu’ils pourraient élire... Oui, mon cher Forster, je ne sais rien qui me soit plus antipathique que la majorité des savants allemands ! Votre bonté peut vous empêcher de les voir tels qu’ils sont, ou peut-être rentrent-ils devant vous ces griffes qu’ils nous montrent, à nous, dans toute leur laideur et plantent sur la table, dans le visage ou dans le cœur de leurs collègues ! C’est vraiment une race hideuse[15] ! »

Même en faisant dans ce portrait la part de la colère et de la littérature, on comprend que Merian ne se soit pas soucié d’entrer en querelle avec Wolf et que, « bonhomme », il ait pris en bonne part ce qu’il lui eût coûté beaucoup d’ennuis de prendre autrement. Mais si M. Cesarotti eût connu toutes les pièces de l’affaire, il eût écrit, je pense, à Wolf : « Tu as fait tienne l’hypothèse de d’Aubignac avec les arguments de Merian », et nous pouvons deviner la colère où Wolf fût entré, à voir en quelle humeur le mit une parole un peu libre de son vieux maître Heyne au sujet d’un autre emprunt des Prolégomènes. Car après d’Aubignac et Merian, voici un troisième écrivain français que Wolf a exploité de même façon ; mais, avertis par l’exemple de Merian et de d’Aubignac, nous pourrons apprécier plus rapidement les procédés de Wolf à l’égard de Villoison.




  1. Pour ce chapitre et les suivants, le livre de G. Finsler, Homer in der Neuzeit, est le répertoire de tous les noms propres et de toutes les opinions que l’on rencontre en ces discussions sur Homère à la fin du xviiie siècle.
  2. C’est du moins la date qu’en son Programm. Zur Geschichte, p. 14-15, note 16, donne W. Peters, alors qu’il date la réponse de Wolf du sept mai ? faut-il lire dix-sept pour cette réponse ou onze pour la lettre ? C’est dans ce Programm que l’on trouvera toutes les lettres de Wolf et de Böttiger que je citerai par la suite.
  3. W. Peters, Zur Geschichte, p. 17.
  4. Il est un livre que l’on ne saurait trop recommander aux lecteurs français pour la nouveauté des idées qu’il expose : Ed. Naville, Archéologie de l’Ancien Testament, traduction Segond, Paris, 1914.
  5. Kleine Schriften, I, p. 199.
  6. Prolegomena, note 8 : Woodii in celebratissimo libro An Essay on the original Genius of Homer, sec. edit. 1775, capite eo quod est de Oratione et Doctrina poetae ; ibi, ut in toto libro, plura sunt scite et egregie animadversa, nisi quod subtilitas fere deest, sine qua historica disputatio persuadet, non fidem facit ; igitur illud caput potissimum nuper a pluribus viris reprehendi et vulgarem opinionem adjuvari vidimus, singulari studio a Wiedeburgio, Humanist. Magaz. T. I, p. 143 seqq. et Harlesio, Bibl. Graec.-Fabric., t. I, p. 353 ; quorum judicio non praetulerim eorum levitatem qui ingeniosi Angli sententiam seu, ut ipse dicit, conjecturam simpliciter repetierunt, vel in eam ablati sunt propriis erroribus, tanquam, auctor libelli Conjectural Observations on the Origin and Progress of alphabetic Writing, p. 99 ; quanquam hic artem scribendi tantum heroum Homericorum saeculo, non Homero ereptum ibat, ille eam tamen circa 554 a. Christ. vulgatiorem factam esse putabat.
  7. Suite de la note 8 : docte atque eleganter Woodii argumenta percensuit ac nouo acumine defendit philosophas litterator Merianus in Dissertatione Gallicis scriptis Academiae Berolinensis praeterito anno inserta, quae mihi, hanc plagulam ad typographum missuro. commode ab amico offertur ; ea raptim lecta peropportune me impulit ut rationes meas magis adstringerem et in breve cogerem pluraque penitus delerem, quae in eandem sententiam disputaveram ; eruditis enim haec scribuntur, qui et illum legent, et apud quos singulis momentis amplificandis non multum proficitur in tali re.
  8. Cf. sur ce sujet de l’écriture aux temps homériques G. Finsler, Homer in der Neuzeit, p. 203 et suivantes.
  9. Le texte porte ici lues : le contexte me semble prouver que nous avons ici une faute de copie ou d’impression.
  10. Cf. G. Finsler, Homer in der Neuzeit, p. 428 et suivantes.
  11. Cf. là-dessus W. Peters, Zur Geschichte, p. 17.
  12. Kleine Schriften, I, p. 40.
  13. J.-B. Merian, né près de Bâle, en 1723, appelé à Berlin par Maupertuis en 1750, nommé par Frédéric II directeur de la classe des belles-lettres en son Académie, mort en 1807.
  14. Cf. la phrase de Wolf dans une lettre à Böttiger (W. Peters, Zur Geschichte, p. 17) sur les doutes des Anglais : da erst die albernen Zweifel der Engländer niedergeworfen werden musten, was nicht leicht ist.
  15. Cf. W. Peters, Zur Geschichte, p. 7.