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Un mystérieux enlèvement/3

La bibliothèque libre.
A. Lefrançois (p. 3-29).

CHAPITRE PREMIER

LA LÉGENDE ET L’HISTOIRE

I. Les Historiens de l’Affaire ; déformation de l’Histoire par le Roman. ─ II. État des esprits après l’attentat. ─ III. Premiers soupçons d’une complicité de Fouché avec les ravisseurs. ─ IV. Le complot de Marengo. ─ V. Ce qu’il faut en penser ? ─ VI. Les Mémoires de Savary et de la duchesse d’Abrantès ; le roman de Balzac (Une ténébreuse affaire) ; sa genèse ; son influence sur les témoignages ultérieurs. ─ VII. Insuffisance de ces témoignages. ─ VIII. Nos sources.


I

Ceux qui, soit au cours d’autres ouvrages[1], soit dans un travail spécial[2], ont parlé de cette affaire, n’y ont vu qu’un épisode de l’Histoire générale. Ils l’ont étudiée par rapport à celle-ci, non dans son rapport avec la vie, jusqu’ici peu ou mal connue de Clément de Ris. De là, des inexactitudes de faits, des outrances d’appréciations, jetant sur la personne du Sénateur, sur son rôle et son attitude en la circonstance, un discrédit excessif autant qu’exclusif. On l’a transformé en conspirateur à l’heure où, excédé des orages passés, il aspirait, sans plus, à la sécurité de lendemains ne livrant rien aux hasards. Ou, par excès contraire, on a poussé son portrait jusqu’à la charge : on s’est plu à ne voir en son aventure que le côté plaisant ; on l’a représenté d’une résignation angélique, d’une bonhomie phénoménale, candide jusqu’à la stupidité, pusillanime au point que l’ombre de son geôlier eût suffi à le garder, personnage grotesque, plus digne de risée que de pitié, et l’on s’est égayé à ses dépens[3]. Ce fantoche est pourtant le même homme qui, en 1794, Administrateur du département d’Indre-et-Loire, était vanté pour son entente des affaires, sa présence d’esprit, son énergie à tenir tête aux Carra, aux Ronsin, aux Senard, aux exaltés de la Légion germanique. Ce fantoche, durant plus d’un demi-siècle, les Sieyès, les Tallien, les Chaptal, les Portalis, les Monge, les Séguier, les Lally-Tollendal, les Rohan-Chabot (nous citons entre mille), recherchèrent son commerce et pratiquèrent son amitié. Évidemment il y a maldonne.

Il a eu de regrettables faiblesses ? Est-ce une raison pour lui faire tort de ses qualités ? Nous écrivions de lui naguère[4] : « Nature complexe, humaine et bonne par tempérament, prudente par instinct sinon par calcul, prompte à subir l’influence du milieu ; capable, par raison politique, d’approuver des mesures propres à créer des victimes, et portée, par sensibilité d’âme, à soustraire ces victimes à la rigueur de ces mesures. » Ajoutons, – sans quoi l’on aurait beau jeu à tirer de là argument contre nous, – fidèle à tenir tout engagement pris par lui ou pour lui, et il ne sera pas une de ces paroles qui ne lui convienne en cette aventure, dont on a trop volontiers oublié qu’il fut la première et l’innocente victime.

Il y a eu déformation de l’Histoire, datant du lendemain même de l’affaire, et qui a réagi sur tous les écrits ultérieurs. Le côté romanesque et mystérieux de l’événement ; l’âge, la qualité, la présomption d’innocence des condamnés, les faux-fuyants du Sénateur, ont engendré maints commentaires, maintes hypothèses, maints on-dit, et, l’imagination grandissant, compliquant, altérant les faits, peu à peu la Légende côtoya l’Histoire, inspira le Roman, et, du Roman, repénétra l’Histoire, par une suggestion dont il est intéressant de reconstituer la genèse et de suivre le progrès.


II

Le 27 vendémiaire an IX, huit jours après la délivrance du Sénateur, une de ses parentes, Mme de la Susse, lui écrivait de Nantes : « Quel événement ! il est sans exemple et manquait aux malheurs dont vous avez été accablé depuis quelques années. L’intérêt sincère que j’y ai pris me fait espérer que vous voudrez bien m’en faire connaître tous les détails. Ils intéressent la curiosité de toutes les personnes de cette ville avec qui je m’en suis journellement entretenue. Étiez-vous dans un souterrain ou dans une cabane cachée dans les bois ? Ces malheureux ont-ils eu de mauvais procédés pour vous ? Quelle nourriture vous donnaient-ils ? Comment se la procuraient-ils ? Comment étiez-vous couché ? Vous n’avez pas pu vous déshabiller peut-être une seule fois ? Enfin, combien étaient-ils ? Comment nourrissaient-ils leurs chevaux, puisqu’il paraît qu’ils en avaient ? Avaient-ils des femmes avec eux ? Quelles espèces d’hommes étaient-ce ? Tous ces détails sont intéressants, mon cher cousin ! Que vous devriez les faire imprimer pour satisfaire la curiosité de toutes les personnes qui vous connaissent. La manière dont vous avez été arraché des mains des brigands est étonnante. Je frémis des dangers que vous avez courus dans ce moment où ils pouvaient attenter à vos jours pour se venger de ce qu’ils avaient été découverts. Ils vous en auront sûrement fait la menace. Au reste, ils sont arrêtés tous, suivant les papiers, et subiront probablement bientôt la peine qu’ils méritent. »

Cette mentalité romanesque était celle de beaucoup de gens. Même ceux dont l’esprit, plus positif, échappait à l’inquiétude du détail, réclamaient anxieusement des clartés sur cette malheureuse affaire, où tout semblait être extraordinaire, soit dans son principe, soit dans son résultat[5]. ─ « À trente-quatre ans de distance pendant lesquels il s’est fait trois grandes révolutions, dira plus tard Balzac, les vieillards seuls peuvent se rappeler aujourd’hui le tapage inouï produit en Europe par l’enlèvement d’un Sénateur de l’Empire[6]. »

Ce tapage, cette émotion, les journaux de l’époque en témoignent. Partout l’audace de l’entreprise avait surpris jusqu’à la stupéfaction. Partout une même curiosité inquiète suivait les péripéties de l’enquête. On avait hâte de savoir. Mais les jours passaient, n’apprenaient rien ou si peu que rien, et l’impatience exaspérée se tournait en défiance. Toutes les étrangetés de cette étrange affaire remontaient à l’esprit : le mystère de l’enlèvement, la louche coopération des chouans à la délivrance ; la mollesse et la lenteur des recherches ; la bizarrerie d’une instruction nominalement confiée aux magistrats de Tours, effectivement conduite par le Ministre de la Police qui mandait les prévenus à Paris[7], les y retenait, les interrogeait en personne, et ne livrait des indications recueillies par lui que ce qu’il jugeait opportun d’en livrer. De quels secrets terribles craignait-il la divulgation ?

Quel intérêt, public ou privé, était en jeu ? On épiloguait à l’envi : on supposait tout ; on ne s’arrêtait à rien, et tant d’incertitude pesait. On sut que le jugement était soustrait à la juridiction ordinaire et déféré à un tribunal spécial. La nouvelle n’était pas de nature à atténuer l’émotion. Du moins amena-t-elle une trêve aux conjectures. La solution était proche ; il fallait attendre. Les débats apporteraient la lumière.


III

Ils apportèrent de nouveaux doutes. On savait maintenant, de façon positive, que ravisseurs et libérateurs étaient gens du même bord ; les uns comme les autres avaient servi dans les armées vendéennes, ils se connaissaient. On savait aussi que, des ravisseurs, au nombre de six, trois seulement avaient été reconnus, payant de leur tête cette reconnaissance. Et les autres ? Qu’étaient-ils devenus ? Qui étaient-ils ? Fallait-il les chercher parmi les libérateurs ? La non-comparution de ces derniers aux débats (ils n’avaient pas même été cités) encourageait la supposition. Devaient-ils leur salut à des aveux couverts par une promesse d’impunité, d’oubli ? Assurément une main puissante les avait dérobés à la justice, au châtiment. Laquelle ? Qui donc était assez hardi pour avoir promis pareille chose, assez audacieux pour l’entreprendre, assez fort pour y réussir ? Un nom était sur toutes les lèvres, sans qu’aucune bouche osât le prononcer, celui de Fouché ; Fouché, un abîme d’intrigues ; Fouché, « habile à se servir de tout et de tous pour édifier et sauvegarder sa situation[8] » ; Fouché, qui avait vu dans l’incident une occasion de porter un coup à la coterie de ses adversaires[9] et de ruiner le crédit de Savary, qui menaçait le sien. Et l’on rappelait les notes publiées, à son instigation, par les journaux ; les éloges faits de son zèle, de sa pénétration, de son habileté[10] ; l’on rappelait son intervention menant tout, du premier au dernier jour. Qui, « par un seul mot aux chefs de la chouannerie, s’était fait rendre le captif[11] ! » Qui, sinon lui, avait réglé, sans doute inspiré, les réponses et jusqu’au silence des prévenus ? Qui avait autorisé, poussé peut-être Clément de Ris à ne pas comparaître à l’audience ? Abstention fatale aux condamnés, mais qui demeurait à la charge de celui-ci, car elle prêtait à supposer quelque intrigue, mettant, dans le passé, le Ministre à la discrétion du Sénateur, et, dans le présent, le Sénateur à la merci du Ministre.

Lancée sur cette piste, l’imagination allait son train. L’hypothèse naissait, prenait corps, que les agents du rapt avaient bien pu, comme ceux de la délivrance, être des instruments au service des intérêts du Ministre. Pourquoi celui qui avait sauvé la victime, sauvé partie des coupables, n’aurait-il pas conçu la pensée et préparé le plan de l’attentat ? Dans quel but ? Rééditant, mais, cette fois, à titre de faits précis, de vagues rumeurs répandues naguère, les adversaires de Fouché le donnaient à entendre.


IV

Lors du départ de Bonaparte pour la campagne d’Italie, on avait, dans les milieux politiques, envisagé l’éventualité de sa mort ou d’un revers de la fortune atteignant son prestige et permettant de le renverser : c’était la porte rouverte à l’anarchie, aux rivalités d’ambition, aux compétitions ; il était bon de se tenir prêts. De divers côtés l’on y songea. Il avait été question de triumvirats, ici Joseph Bonaparte, La Fayette et Carnot ; là Fouché, Clément de Ris et Talleyrand ; ailleurs, d’une coalition de mécontents rapprochant Sieyès, Carnot, Talleyrand, Clément de Ris, Fouché, Moreau, Leclerc, Gilbert, Crouzé-Latouche : « Ils jouaient pour un d’Orléans[12]. » Fouché devait présider à l’exécution : des proclamations avaient été préparées, des affiches imprimées ; on n’attendait plus que le moment. Le 20 juin, la nouvelle fut apportée par deux courriers que, le 14, une grande bataille avait été perdue à Marengo par le Premier Consul. Aussitôt des mesures avaient été prises pour l’envoi et l’affichage des proclamations annonçant le Coup d’État. Sur ces entrefaites, était arrivé un troisième courrier : ce qui, le matin, avait été vrai, ne l’était plus le soir ; l’arrivée de Desaix avec la réserve avait rétabli la bataille et assuré la victoire. Là-dessus vif émoi. À tout prix il fallait détruire les traces matérielles du complot. Fouché avait confié ce soin à Clément de Ris, lequel, pour garder une arme contre Fouché (sait-on ce qui peut advenir ?) aurait conservé une partie du dépôt, et, depuis lors, refusé de le rendre.

Ainsi tout s’expliquait, tout devenait clair. Désireux de rentrer en possession de papiers si compromettants (il semble qu’ils devaient l’être pour Clément de Ris autant que pour Fouché !) le Ministre avait machiné cette intrigue, envoyé des gens à sa dévotion pour reprendre les papiers, et, par une séquestration plus terrifiante que dommageable, enseigner au Sénateur l’inconvénient des abus de confiance. Le reste était comédie. Comédie la chasse aux coupables ! Comédie la mise en scène de la délivrance ! Comédie l’enquête judiciaire, – et c’est pourquoi Fouché avait voulu la conduire en personne. Comédie alors le jugement ? et l’arrêt ? et l’exécution de condamnés dont l’innocence, au moins de ce chef, était manifeste ? Non ! sombre drame ! cette fois le Ministre avait eu la main forcée par le Premier Consul, dont l’attentat de nivôse avait porté l’irritation au comble. L’enlèvement de Clément de Ris était le fait des chouans ? Il fallait trouver les coupables : il y allait de la situation du Ministre. Plus de pitié à ces incorrigibles conspirateurs, pour qui l’amnistie n’était qu’un répit profitable à l’élaboration de nouveaux complots ! L’abstention du Sénateur aux débats avait ainsi son explication naturelle. – Comparaître eût été témoigner, sous la foi du serment, que les inculpés n’étaient pas les coupables ; c’eût été découvrir Fouché, se découvrir soi-même, risquer la perte de sa place, la perte de sa liberté, et, peut-être, de sa tête...

V

Voyons, avant d’aller plus loin, quel crédit mérite cette interprétation, fondée sur des racontars auxquels leurs auteurs n’attachaient pas l’importance qu’on leur a prêtée dans la suite. C’étaient de simples commérages, des propos de couloir ou d’antichambre, dirions-nous. L’imagination les enfante, la malignité les adopte, et leur durée se mesure à celle des intérêts qui les exploitent. Parmi ceux qui leur ont donné pleine créance, qui trouvons-nous ? Principalement des écrivains disposés, par la nature de leurs œuvres, à saisir surtout le côté romanesque et dramatique des événements, tels Balzac et M. Sardou ; ou des historiens dominés, volontairement ou non, par l’esprit de parti, tels Crétineau-Joly[13] et Carré de Busserolle. L’influence des uns et des autres a pesé sur les écrivains venus ensuite, et il n’est guère pour y avoir échappé que MM. Ernest Daudet, Vandal et Madelin.

Qu’au printemps de 1800 l’on se soit préoccupé de l’hypothèse et des conséquences de la disparition de Bonaparte, qu’on en ait causé, qu’on ait imaginé des combinaisons éventuelles de gouvernement, la chose est naturelle. La politique est faite de ces éventualités et de ces combinaisons. Que Fouché ait élaboré la sienne, qu’il ait été désigné pour faire partie d’une d’entre elles, rien de plus vraisemblable. Mais on pourrait en dire autant, en l’époque, de beaucoup d’autres personnages. « Des conspirations alors escomptant la mort de Bonaparte, écrit Vandal, il y en eut cent, mais latentes, expectantes, un frémissement de conspirations. » Plus affirmatif encore, Madelin remarque le silence des Mémoires de Fouché sur cette conspiration, et ce silence, pour lui, est probant : « Le confident de Fouché, qui a fourni les matériaux de ces Mémoires, n’eût pas reculé, dit-il, devant une révélation de ce genre. Il raconte, sans s’émouvoir, bien d’autres trahisons, et surtout celles qui défendent Fouché de tout attachement réel à Napoléon. Ici, il lui attribue un loyalisme d’autant plus méritoire qu’en cette journée du 20 juin, il paraît avoir été sollicité par tous. Il aurait, au contraire, au milieu de la démoralisation générale, des intrigues de tous, relevé le courage abattu des deux Consuls, repoussé les requêtes des partisans de Carnot, affirmé qu’il y avait de l’exagération dans les nouvelles reçues et dit : Attendez ! surtout point de légèreté, d’imprudence, de propos envenimés, rien d’ostensible ni d’hostile. » Rouerie, dira-t-on ; Fouché prêchait la prudence pour écarter le soupçon ; il modérait les autres pour préparer un champ plus libre au succès de sa combinaison...

À qui fera-t-on croire que les imputations dirigées alors contre Fouché soient restées ignorées du Premier Consul ? Trop de gens étaient intéressés à les lui faire connaître. Il les a sues ; il a pu en examiner le bien-fondé, et il aurait maintenu Fouché au ministère de la Police ? Chose suspecte, ces bruits n’eurent cours qu’à la suite de l’attentat contre Clément de Ris ! Madelin le constate, et il ajoute : « La vérité est que chacun, envisageant l’hypothèse, toujours possible, d’un accident de guerre supprimant Bonaparte, se tenait prêt à tirer, à son avantage, parti de l’événement. Seulement il est certain que les ennemis de Fouché, dans le présent et plus tard, exploitèrent contre lui l’affaire Clément de Ris, particulièrement Savary, qui y avait été joué. »

Cette conclusion sera la nôtre. Toute la correspondance reçue par Clément de Ris de 1777 à 1827 a passé sous nos yeux. Peu de lettres où il ne soit parlé de ses amis politiques. Fouché n’est mentionné dans aucune. Furent-ils en relations au temps où Fouché remplissait sa mission dans l’Ouest et où Clément de Ris présidait, à Tours, le Comité de défense contre la Vendée ? Le furent-ils au temps où Clément de Ris était à la Commission d’instruction publique relevant du Comité dont Fouché faisait partie ? La chose est possible ; mais rien ne l’indique : même il est à noter que le rôle actif de Fouché au Comité fut en 1793, et Clément de Ris n’entra qu’en juin 1794 à la Commission. Nouèrent-ils amitié après le 18 brumaire ? la chose est douteuse, car Clément de Ris fut appelé au Sénat à la requête et sur la recommandation de Sieyès, alors en mauvais termes avec Fouché, qu’il avait essayé d’écarter. Dans tous les cas, il n’existait entre eux ni cette intimité du cœur qui suscite les dévouements, ni cette parité des vues qui rapproche les esprits, ni cette communauté des intérêts, raison d’être des coalitions. Donc, que Fouché eût conçu son projet de triumvirat, quel motif eût-il eu d’y associer un personnage aussi effacé que le Clément de Ris d’alors ? auxiliaire commode et peu gênant, soit ; mais auxiliaire dangereux, la même faiblesse de caractère, qui permettait d’escompter sa complaisance, donnant à redouter ses défaillances. Admettons que Fouché eût préparé son Coup d’État ! quelle apparence qu’un esprit si avisé ait écrit et gardé des lettres, des brouillons de proclamations, et fait imprimer d’avance des affiches ? quelle apparence que ce prudent ait chargé un tiers de détruire ce que lui-même pouvait aisément et sûrement anéantir en quelques heures ? Or entre le 20 juin et le 2 juillet, date du retour de Bonaparte, onze jours pleins s’écoulèrent. Supposé enfin que ce soin eût été remis à Clément de Ris, quelle apparence que celui-ci se soit exposé au péril de conserver et de détenir des pièces accusatrices contre lui chétif, autant que contre le puissant et vindicatif Fouché ?

Il y a plus. M. Carré de Busserolle, un des plus complaisants échos de ce roman politique, a fait état, dans son livre sur l’affaire Clément de Ris, des révélations contenues dans les Mémoires inédits d’A. de Beauchamp[14]. Il les cite à tout propos, et jamais n’élève un doute sur leur véracité. Sans partager sa confiance, nous avons le droit d’emprunter à la source, où il puise ses preuves, une preuve qui le condamne : « On croit pouvoir affirmer, lisons-nous dans ces Mémoires, que ce n’est pas précisément à Clément de Ris qu’en voulaient les chouans. Charles G...[15] m’a dit qu’on avait tiré au sort dans un chapeau les noms de cinq à six patriotes les plus famés... Le sort désigna Clément de Ris. » Si cela est vrai, – et pourquoi Carré de Busserolle récuserait-il sur cet unique point le témoignage qu’il admet sur tous les autres ? – c’est la ruine de l’hypothèse faisant de Fouché l’artisan de l’attentat, et des ravisseurs les instruments de sa vengeance. Et voilà réduite à néant l’histoire des papiers gardés, et celle des papiers repris, et ce qui s’ensuit. Que reste-t-il ? une légende, que n’autorise pas ce qu’on sait de la vie de Fouché, et contre laquelle proteste ce qu’on sait de la vie de Clément de Ris. Elle n’a pour elle aucun document, ni public, ni privé, contemporain des événements.


VI

Invoquera-t-on les témoignages de Savary et de la duchesse d’Abrantès ? Ce ne sont pas des preuves. Tout au plus, – leur date l’indique, 1828 pour les Mémoires de Savary, 1831-1834 pour ceux de la duchesse d’Abrantès, – sont-ce des souvenirs, soumis, comme tout souvenir, aux altérations du temps écoulé, à l’influence des événements ultérieurs, à la suggestion des jugements de l’ambiance, aux infidélités de la mémoire, aux déformations de l’imagination ou de la passion. Chez Savary, d’ailleurs, tout se borne à quelques allusions fort vagues, fort discrètes, et aussi fort suspectes ; il était l’ennemi né de Fouché, auquel, indépendamment d’autres griefs, il gardait une dent de l’avoir berné en cette affaire.

La duchesse d’Abrantès est plus explicite. Mais ses paroles, prises trop au pied de la lettre, n’ont ni la portée historique, ni la valeur documentaire qu’on leur attribue. On n’a pas assez tenu compte du luxe de précautions dont elle les enveloppe. C’est, dit-elle du début à la fin de son récit, la chronique qui parle ! Écoutons-la parler : « M. Clément de Ris était un homme d’honneur, d’âme, et possédant de rares qualités dans les temps révolutionnaires. C’était un honnête homme, un consciencieux républicain, et l’un de ceux qui, de bonne foi, s’étaient attachés à Napoléon, parce qu’ils voyaient enfin que lui seul pouvait faire aller la machine... » Mais Fouché, et un autre homme d’État, qu’elle ne nomme pas parce qu’il vit encore[16], « rêvaient l’un et l’autre de s’asseoir sur le bon fauteuil de velours rouge des Consuls », en place de Calotin (Sieyès) préféré à Talleyrand. De là la conspiration de Marengo, l’offre d’un siège à Clément de Ris, à qui ils avaient retourné l’esprit. « Et comme il faut toujours penser à tout, observe la chronique, on lui demanda de se charger des proclamations déjà imprimées, des discours, et autres choses nécessaires aux gens qui ne travaillent qu’à coups de paroles. » La nouvelle de la victoire arrive sur ces entrefaites : « Clément de Ris aurait voulu ne s’être jamais mêlé de cette affaire. Il le dit peut-être trop haut, et l’un des candidats lui parla d’une manière qui ne lui convint pas. Il s’aperçut assez à temps qu’il devait prendre des mesures défensives, s’il voulait prévenir une offense dont le résultat n’eût été rien moins que la perte de la tête. Il mit à l’abri une portion grande des papiers qui devenaient terriblement accusateurs. Il le fit et fit bien, dit la chronique... » Est-ce là le ton de l’Histoire ? de l’Histoire, ce papotage de caillette heureuse de s’écouter parler ; ce délayage en six volumes d’anecdotes et de potins recueillis de toute bouche ? Car les souvenirs de la duchesse sont moins ses souvenirs que les souvenirs des autres. Il est vrai qu’elle les agrémente d’inexactitudes suggérées, les unes par une passion de médisance qui lui avait valu de Napoléon le qualificatif de petite peste, les autres par un infini besoin de plaire qui la porte à broder les on-dit d’autrui. Nulle part ce travers n’est mieux mis en son jour que dans le chapitre consacré à la mésaventure du Sénateur. Elle y a été dupe non seulement de sa vanité, mais de sa naïve crédulité. Elle a pris pour argent comptant les fictions d’un romancier, dont la qualité seule eût dû la mettre en défiance, et qui devint ainsi l’auteur du tort fait à la vérité par la vraisemblance et à l’Histoire par le Roman. J’ai nommé Balzac.

Né à Tours en 1799, Balzac y a passé son enfance. Il y a grandi au temps où les têtes sont encore pleines du souvenir de la mystérieuse aventure. On en parle un peu partout : il écoute et s’intéresse ; et comme, chez lui, la mémoire se double d’une imagination vive, les faits se gravent avec une intensité singulière. Il n’oubliera pas. Il oubliera d’autant moins qu’il voit le Sénateur fréquenter chez son père[17]. Il connaît le héros du drame. Il en connaît aussi les lieux. Quand ses vacances d’écolier, plus tard de clerc de notaire, le ramènent au pays, il court les environs. Dans ses promenades aux bords du Cher, il a vu l’auberge où le coup a été préparé, les fermes où l’on a volé des chevaux, le bouquet d’arbres où les ravisseurs ont revêtu leur déguisement et qui en a gardé le nom de Bois des Brigands ; peut-être a-t-il accompagné son père dans la maison du Sénateur. Or déjà, à cette époque, il rêve la gloire littéraire ; déjà, sous un pseudonyme, ont paru ses premiers essais ; il en prépare d’autres ; il est en quête de sujets de romans. N’en serait-ce pas un que le mystérieux attentat de 1800 ? Simple impression encore : aucune idée précise, nul dessein arrêté ; rien que la conception d’une chose possible. Il y songe comme il songe aux Chouans, et, à tout hasard, il se documente. Il porte à s’informer cette curiosité ardente et pratique dont Sainte-Beuve dira : « Il venait, il causait avec vous et savait interroger à son profit. Il savait écouter ; mais, même quand il n’avait pas écouté, quand il semblait n’avoir vu que lui et son idée, il sortait ayant emporté de là, ayant absorbé tout ce qu’il voulait savoir, et il vous étonnait plus tard à le décrire. » Il questionne chacun, ceux qui ont vu, ceux qui ont entendu dire, sollicite, note, rapproche les détails, et, soudain, de tel ou tel fait insignifiant, tire toute une vision. À cette vision, son imagination prête la vie, une vie intense, qui, substituant le possible au réel, transforme bientôt ce possible en probable et ce probable en certain, car, à force de vivre avec sa fiction, il finit par croire – et par faire croire – que c’est arrivé !

Faut-il un exemple ? Un jour, quelqu’un – son père peut-être – raconte devant lui qu’au cours d’une visite à la propriété du Sénateur, il a vu, sur une pelouse voisine de la maison, une portion de gazon fraîchement remuée. Interrogé, le Sénateur a tristement souri et a répondu : ce sont ces misérables ! De qui, de quoi s’agit-il ? à quelle date ? Un document officiel[18], trouvé dans les papiers de Clément de Ris, va nous l’apprendre. Au mois de mai 1814, des gens aux gages de Clément de Ris, ou habituellement employés chez lui à certains travaux, le fermier Desouches, les jardiniers Bonnet fils et Naudin, informèrent le Préfet de Tours que, peu de jours après l’abdication de l’Empereur et l’entrée du Roi à Paris, un messager avait amené à la propriété de l’ex-sénateur « deux voitures à ce point chargées de malles que les chevaux avaient peine à les traîner » ; à quelque temps de là, divers objets précieux, extraits de ces malles et volés au gouvernement avaient été enfouis dans une cachette creusée sous la pelouse, à trente pas de la terrasse, par le jardinier Bonnet aidé du maçon Demaretz et du charpentier Robin ; l’emplacement avait été ensuite recouvert d’herbes et de feuilles. Une enquête, ouverte alors dans le cabinet du Préfet, avait été close par un non-lieu, les dénonciateurs ayant reconnu la fausseté de leurs imputations. Mais, en décembre 1815, les mêmes bruits reparurent, et une tentative à main armée pour s’emparer du dépôt aurait été faite nuitamment. L’autorité crut devoir tirer la chose au clair. Le 27, au soir, un commissaire de police de Tours, assisté d’un officier d’État-Major, de six gendarmes, de l’adjoint de la commune d’Azay-sur-Cher et de deux habitants du dit lieu, se présentèrent chez Clément de Ris pour opérer, par ordre du Préfet, une perquisition. L’ex-sénateur était absent, sa femme alitée[19] ; auprès d’elle son fils, le colonel baron Clément de Ris, et un ami de la famille, le Maréchal de Camp en non-activité Vernez. Le commissaire explora la maison, n’y trouva rien, et, vu l’heure avancée, remit la suite au lendemain. Il laissa ses gendarmes pour garder toutes les issues, revint le 28 au matin, fouilla la pelouse sans plus de résultat, interrogea plusieurs témoins, constata qu’en 1814 une glacière avait été établie dans un coin du jardin, mais conclut, – ce sont les termes du procès-verbal, – « qu’il n’y avait rien de caché et que Clément de Ris avait été victime de dénonciateurs, dont le plus coupable était Desouches ». Ainsi les mots : ce sont ces misérables, désignaient Desouches et ses complices. Telle est l’Histoire ; passons au Roman.

Il y avait, entre la très banale opération de justice de 1815 et l’extraordinaire aventure de 1800, des ressemblances de détails dont Balzac allait tirer parti pour les fondre l’une dans l’autre, ce qui a eu pour effet de les faire confondre l’une avec l’autre. Pour le moment, un seul de ces détails le retient, mais l’attache, le fascine, ce vide que la fouille a laissé dans le gazon. Son imagination y découvre une clarté soudaine. On a parlé, lors de l’attentat de 1800, de papiers cachés et recherchés ; le vide témoignera de l’existence de ces papiers. Trouvés par les brigands ils auront été portés et brûlés là. Pourquoi supposer autre chose ? Quelle vérité vaudra jamais cette vraisemblance ? Ne voit-on pas la scène ? Cette scène, il l’écrira, mais plus tard, beaucoup plus tard[20], quand il établira l’intrigue du roman alors entrevu. En attendant, il vit sa fiction, et, au cas échéant, il la parle ; il en étudie l’effet, sûr moyen de juger de ce qu’elle vaut.

Or, en 1823, un hasard lui fait rencontrer la duchesse d’Abrantès, alors occupée à préparer ses Mémoires. Quelle occasion, pour l’un comme pour l’autre, de se documenter ! La duchesse a connu tout le haut personnel politique du Consulat, elle a vécu à la Cour impériale, rencontré fréquemment Clément de Ris chez Mme Mère et chez l’Impératrice Joséphine ; elle a su les dessous de maintes intrigues ; elle renseignera le romancier. Le romancier a passé en Touraine une partie de sa jeunesse, sa famille était en relations avec les Clément de Ris, il a vu et entendu des témoins du fameux attentat, recueilli des bruits dont Paris n’a eu que l’écho affaibli ; il renseignera la duchesse. Et les voilà causant. Ils parlent : chacun suit son idée, c’est-à-dire son profit, sans livrer son dessein. Le romancier raconte sa fiction. La duchesse ne s’inquiète pas si elle est ou non conforme à la réalité des événements. C’est une anecdote. Que lui faut-il de plus ? Elle la confisque, et bientôt on lira dans ses Mémoires : « Quelques jours après son retour chez lui, je ne sais pas précisément l’époque, une personne que je connais fut voir Clément de Ris à Beauvais[21]. Elle le trouva triste, mais d’une tristesse tout autre que celle qu’eût produite l’accablement, suite naturelle d’une aussi dure et longue captivité. Ils se promenèrent. En rentrant à la maison, ils passèrent près d’une vaste place de gazon, dont les feuilles jaunes et noircies contrastaient avec la verdure chatoyante et veloutée des belles prairies de Touraine à cette époque de l’année. Le visiteur questionna le Sénateur. Clément de Ris devint soucieux. Une expression de peine profonde se peignit sur son visage toujours bienveillant. Il prit le bras de son ami, et, s’éloignant d’un pas rapide : je sais ce que c’est, dit-il, ce sont ces misérables : je sais ce que c’est, je ne le sais que trop ! Et il porta la main à son front avec un sourire amer. »

Maintenant, rapprochons les dates. Pressée par le besoin d’argent, la duchesse d’Abrantès publie ses Mémoires de 1831 à 1834. La Ténébreuse affaire paraît en 1843, dix ans plus tard. Lequel, aux yeux de tous, est le débiteur ? Évidemment Balzac. Comment supposer qu’il a lui-même fourni ce qu’il emprunte ? On le croira d’autant moins que, cette fois, travaillant en pleine intrigue, il a, pour l’adapter aux exigences de sa conception, transposé son idée première. Elle n’est plus une induction rattachant l’un à l’autre deux faits qu’elle explique l’un par l’autre ; elle est un fait dont il se sert, comme il s’est servi des autres données de l’Histoire. Lisez plutôt :

« L’apparition de Mlle de Cinq-Cygne excita la plus vive curiosité. Elle raconte naïvement qu’en revenant à Cinq-Cygne, et voyant de la fumée dans le parc, elle avait cru à un incendie. Pendant longtemps elle avait pensé que cette fumée provenait de mauvaises herbes. « Cependant, dit-elle, je me suis souvenue plus tard d’une particularité que je livre à l’attention de la justice. J’ai trouvé dans les brandebourgs de mon amazone et dans les plis de ma collerette des débris semblables à ceux de papiers brûlés emportés par le vent. ─ La fumée était-elle considérable ? demanda Bordin. ─ Oui, dit Mlle de Cinq-Cygne ; je croyais à un incendie. ─ Ceci peut changer la face du procès, dit Bordin. Je requiers la Cour d’ordonner une enquête immédiate des lieux où l’incendie a eu lieu. » Le président ordonna l’enquête[22]. Pour vider ce point, accessoire dans les débats et qui paraît puéril, mais capital dans la justification que l’histoire doit à ces jeunes gens, les experts commis pour la visite du parc déclarèrent n’avoir remarqué aucune place où il existât des marques d’incendie. Bordin fit assigner deux ouvriers qui déposèrent avoir labouré, par les ordres du garde, une portion du pré dont l’herbe était brûlée ; mais ils dirent n’avoir point observé de quelle substance provenaient les cendres. Le garde, rappelé sur l’invitation des défenseurs, dit avoir reçu du Sénateur, au moment où il avait passé par le château pour aller voir la mascarade d’Arcis, l’ordre de labourer cette partie du pré que le Sénateur avait remarquée le matin en se promenant. « Y avait-on brûlé des herbes ou des papiers ? ─ Je n’ai rien vu qui pût faire croire qu’on y ait brûlé des papiers, répondit le garde. ─ Enfin, dirent les défenseurs, si l’on y a brûlé des herbes, quelqu’un a dû les y apporter et y mettre le feu. »

Allez donc, sous ce travesti, reconnaître l’enfant, jadis, – voilà vingt ans, – présenté par son père à une grande dame, trop heureuse de l’adopter et de l’introduire dans le monde, où il a poussé son chemin ! Allez donc faire honneur à Balzac de la paternité d’une fiction que le patronage de la duchesse d’Abrantès a consacrée vérité d’Histoire.


VII

Les Mémoires de la duchesse d’Abrantès, voilà, en effet, le principal, l’unique témoignage invoqué par Carré de Busserolle à l’appui de sa thèse : il voit, dans ce témoignage, la preuve de la destruction des papiers ; dans leur destruction, la preuve de leur existence ; dans leur existence la preuve de la participation de Fouché à l’enlèvement ! Comme tout s’enchaîne !

Or Carré de Busserolle sera, à son tour, l’autorité citée par MM. Masson, Lenôtre et même Madelin. Ils l’appellent l’Historien de Clément de Ris[23]. En dehors de ses recherches sur l’enlèvement, Carré de Busserolle n’a fait que reproduire les renseignements, en général inexacts, des Dictionnaires biographiques. N’importe ! N’affirme-t-il pas[24] qu’en son récit « tout est vrai, tout est rigoureusement exact : pas un seul détail qui n’ait pour point d’appui une preuve, une justification certaine que l’auteur est en mesure de produire  » ? Cette justification, ce sera le témoignage de la duchesse d’Abrantès « toujours bien informée » ; ce sera le témoignage d’A. de Beauchamp, racontant les souvenirs d’un des ravisseurs, qui, lui-même, reproduit ceux d’un troisième personnage ; ce sera le témoignage de M. de Soland, qui a connu l’existence, au greffe du Tribunal d’Angers, – où il est en effet[25] – du dossier de l’Affaire, mais qui, de son propre aveu, ne l’a pas consulté ; quoi encore ? Nous rendons justice aux mérites du travail de Carré de Busserolle. Il a pour lui d’être récent et l’un des plus complets qu’on ait publiés sur l’Affaire Clément de Ris. Il atteste d’abondantes recherches, le désir de faire la lumière, l’ambition de rester impartial. S’ensuit-il que la critique de l’auteur n’ait pas pu être en défaut, sa bonne foi surprise, sa crédulité trop facile ?

Ainsi il raconte, sur la foi d’A. de Beauchamp, que, lors de l’enlèvement, un des ravisseurs ayant mis la main sur un coffret d’acajou qu’il soupçonnait renfermer la correspondance révolutionnaire[26] de Clément de Ris, celui-ci l’arrêta : « Le coffret, dit-il, contenait le cœur embaumé de sa fille » ; le brigand (quel sensible brigand !) n’eut pas le courage de passer outre ! Rapprochant ce passage d’une phrase de la duchesse d’Abrantès : « Lorsque Clément de Ris, de retour chez lui, voulut revoir ses papiers, il n’y trouva plus ceux qu’il avait déposés dans un lieu qu’il croyait sûr », Carré de Busserolle conclut que ce lieu sûr était le coffret d’acajou[27]. Il aurait été ouvert et vidé quand on banda les yeux du Sénateur. Mais les yeux du Sénateur, tous les témoignages l’affirment, furent bandés lors du départ de la voiture. Les brigands seraient donc rentrés alors dans les appartements, et personne ne les aurait vus ? Carré de Busserolle ajoute que cette fille de Clément de Ris, « morte en bas âge », se nommait Marie-Thérèse. Or elle s’appelait Clémentine[28], et mourut, âgée de vingt ans, en 1798. Nous ignorons si son cœur avait été embaumé et gardé par Clément de Ris[29]. S’il l’a été, est-il séant de mettre en doute la sincérité du veto opposé par le père à cette profanation ? Et, s’il ne l’a pas été, croira-t-on qu’un père, encore sous le coup de la perte d’une fille adorée, et, bientôt après, d’un fils tendrement aimé, son orgueil et sa joie, ait invoqué, pour sauver des papiers laissés, en son absence, à la merci de toutes les inquisitions, un prétexte qui eût été, à sa manière, une autre profanation ? Ici encore il faut faire à l’imagination sa part. À aucun moment, ni de l’enquête, ni des débats judiciaires, il n’a été parlé de coffret ni de cassette ; nul n’y a fait allusion ; ces mots ne figurent nulle part, sauf dans le récit de Balzac et dans celui d’A. de Beauchamp. Est-ce suffisant comme preuves ? Et n’étions-nous pas autorisés à dire qu’en cette affaire, si le Roman s’est inspiré de l’Histoire, il a trop souvent inspiré l’Histoire.


VIII

On nous pardonnera de nous être étendus si longuement, au début de cette étude, sur des points dont l’examen aurait, semble-t-il, été plus avantageusement réservé à la conclusion. Nous avons voulu, avant d’aborder l’exposé et le détail des faits, déblayer le terrain d’hypothèses, maintes fois reproduites, selon nous erronées, et plus propres à gêner qu’à servir la recherche de la vérité. Nous avons aussi voulu montrer avec quelle circonspection il faut faire usage des documents imprimés, journaux et mémoires, si souvent influencés par l’esprit de parti. Ils renseignent sur l’opinion ou les opinions du temps, ils sont de précieux instruments de contrôle, et, à ce titre, ne doivent pas être négligés. Mais les véritables documents sont les papiers d’archives[30]. À ceux-là surtout nous avons demandé la lumière. Nous avons également mis à contribution la correspondance privée de Clément de Ris, d’autant plus précieuse à consulter ici, qu’on ne saurait séparer des autres incidents de la vie de Clément de Ris celui qui en fut le principal. Dans l’existence des particuliers, et plus encore dans celle des hommes politiques, seul le passé aide à comprendre le présent. Nous jetterons tout d’abord un regard sur ce passé.


  1. Thiers, Histoire du Consulat ; Vandal, Avènement de Bonaparte ; F. Masson, Napoléon et sa famille ; Madelin, Fouché ; Forneron, Histoire des émigrés ; Chassin, Études documentaires sur la Vendée ; Crétineau-Joly, La Vendée militaire, etc.
  2. A. de Beauchamp, Mémoires inédits ; du Soland, Revue historique de l’Anjou ; Lachèze, Mosaïque de l’Ouest ; Carré de Busserolle, La Vérité sur l’enlèvement du sénateur Clément de Ris ; Lenôtre, Le colonel Viriot ; Une ténébreuse affaire ; sans parler du roman de Balzac, Une ténébreuse affaire ; et aussi Robert de Prugnes, L’enlèvement du sénateur Clément de Ris ; E. Daudet, La police et les chouans.
  3. Carré de Busserolle, la duchesse d’Abrantès, Lenôtre. ─ « Il fut délivré dans une partie de Colin Maillard et de Quatre coins. » Duchesse d’Abrantès. ─ « L’infortuné Sénateur était fort mal à son aise ; outre que l’exercice du cheval lui était peu familier (assertion inexacte car il était fort bon cavalier) ce sont de mauvaises conditions, pour apprendre l’équitation, que de chevaucher, par une nuit très noire, dans un bois très fourré, entre six brigands dont on guette les moindres gestes (il vient de dire qu’il avait les yeux bandés !) quand on n’a pas assez de toute son attention pour surveiller son cheval, qui rue de façon à désarçonner Franconi lui-même. » Lenôtre.
  4. Revue des Deux-Mondes. ─ 1er novembre 1907.
  5. Lettre du docteur Dieuleveult, de Tréguier. ─ 2 brumaire, an IX.
  6. Écrit en 1843, Balzac, dans sa Ténébreuse affaire, inspirée par l’aventure du Sénateur, place la scène en 1806.
  7. Lettre de Fouché au Préfet d’Indre-et-Loire. ─ 23 vendémiaire, an IX.
  8. Madelin, Fouché.
  9. Entre autres Lucien Bonaparte ; son frère Joseph ; Fontanes ; Portalis ; Chaptal ; Talleyrand.
  10. Journal des Débats. ─ 22 vendémiaire, an IX.
  11. Mémoires de Desmarets.
  12. Mémoires de Lucien Bonaparte.
  13. Crétineau-Joly dit bien avoir tenu des preuves ; mais il n’en cite aucune, et ne cite pas davantage ceux dont il prétendait les tenir.
  14. Ces Mémoires, publiés en 1825, ne doivent pas être négligés, mais ne sauraient être acceptés qu’avec circonspection, car ils reposent sur le récit d’un tiers, dont le dire est suspect à plus d’un titre.
  15. Gondé, chef des ravisseurs, et organisateur de l’attentat.
  16. Talleyrand, mort en 1838, comme la duchesse elle-même.
  17. Dans une lettre datée de Tours (13 juillet 1817) le père de Balzac parle à M. Clément de Ris de son « véritable attachement » et lui annonce sa visite à Beauvais sous peu de jours.
  18. Procès-verbal dressé le 28 décembre 1815 par le commissaire de police de Tours, Jean-Antoine Miquel, des perquisitions et fouilles opérées au château de Beauvais, les 27 et 28 décembre, à effet de retrouver certaines pièces officielles soi-disant dérobées au Gouvernement par Clément de Ris. Ce procès-verbal, qui n’a pas moins de douze pages, offre un grand intérêt, non seulement pour la vie de Clément de Ris, mais pour l’étude du roman de Balzac. Il n’est pas une des circonstances, qui y sont mentionnées, que l’écrivain n’ait mise à contribution dans sa Ténébreuse affaire.
  19. Elle s’était fracturé une jambe peu de jours auparavant. Déjà, en 1800, lors de l’irruption des brigands à Beauvais, c’est auprès du lit de Mme Clément de Ris malade qu’ils avaient trouvé le Sénateur.
  20. en 1843.
  21. Nom de la propriété du Sénateur, à Azay-sur-Cher. Même en admettant la vérité du fait en soi, la date serait sujette à caution. Le Sénateur, aussitôt délivré, partit pour Paris, où il resta de longs mois, malade, – sans retourner à Beauvais. Sa femme, durant ce temps-là, malade elle aussi, s’était réfugiée à Tours chez des amis.
  22. Notons qu’au lendemain de l’attentat de 1800, il ne fut jamais parlé, et par aucun des nombreux témoins, ni de papiers brûlés, ni de traces quelconques – vide du gazon, cendres, fumée, etc., – d’une semblable destruction, ni d’enquête, ce qui ajoute aux invraisemblances du tissu d’hypothèses hasardées à ce sujet.
  23. Lenôtre. ─ Lectures pour tous (mai 1908), page 684.
  24. Page 6.
  25. Nous avons dû à l’obligeance de M. Blanchet, greffier en chef du tribunal d’Angers, de pouvoir le consulter.
  26. Émanant d’un chouan, ce mot impliquerait plutôt qu’il s’agissait de lettres intéressant les royalistes que d’une correspondance de Fouché et de Clément de Ris relative au prétendu complot de Marengo.
  27. Page 122.
  28. Née à Tréguier le 22 novembre 1777. ─ Marie-Thérèse était le nom de la sœur de Clément de Ris, morte à Azay-sur-Cher en 1797.
  29. Nous savons seulement que l’autopsie de la jeune fille avait été faite, le lendemain du décès, par le docteur Veau-Delaunay, de Tours.
  30. Ces papiers, pour s’en tenir aux principaux, sont : aux Archives nationales : 1° les dossiers Clément de Ris, de Bourmont, Gondé ; 2° les rapports et bulletins de police ; au Greffe du Tribunal d’Angers, le dossier du jugement ; aux Archives historiques du Ministère de la Guerre, les rapports militaires de l’armée de l’Ouest ; aux Archives administratives du Ministère de la Guerre, le dossier Viriot.