Un pédagogue oublié : l’abbé de Pons

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Revue pédagogique, second semestre 189221 (p. 159-165).

UN PÉDAGOGUE OUBLIÉ

L’ABBÉ DE PONS


Le nom de l’abbé de Pons n’éveillerait probablement aucun souvenir, même parmi les lettres, si l’historien de la Querelle des anciens et des modernes n’avait tracé de lui un portrait piquant, mais peu flatté, qui amena une réponse de Sainte-Beuve et une façon d’apologie. L’auteur des Lundis n’a pas dédaigné, en effet, de consacrer deux articles[1] à la réhabilitation de cet abbé littérateur et de lui élever, pour le dédommager des critiques de M. Hippolyte Rigault, non pas précisément une statue, mais — c’est le mot dont il se sert — une statuette. Toutefois, cette apologie n’est pas née seulement du désir de reviser un jugement trop sommaire : le personnage est intéressant en lui-même et mérite d’être étudié. « On sent toujours avec lui, dit Sainte-Beuve, l’homme qui pense et fait penser. » L’éloge n’est pas mince, et nous nous en prévaudrons pour présenter aux lecteurs de la Revue l’analyse d’un opuscule sur l’éducation , que nous avons rencontré dans le petit volume qui renferme les œuvres complètes de l’abbé de Pons[2].

La biographie de l’auteur tient en quelques lignes. Né en 1683, d’une famille noble de Champagne, il fut élu chanoine de Chaumont à vingt-trois ans. Un compétiteur malheureux essaya de l’évincer en arguant que le nouveau chanoine était « moins homme que nain » et que la singularité de son extérieur pouvait « scandaliser les faibles ». L’abbé de Pons répondit dans un factum qui n’est pas le moins bon de ses écrits, et montra que son corps contrefait cachait un esprit vif et vigoureux. Il gagna son procès, mais le plaisir d’avoir remporté la victoire semble lui avoir suffi, car il résigna presque aussitôt son canonicat pour s’installer à Paris, où il devint le lieutenant de Lamotte dans la guerre engagée contre les anciens. C’est en cette qualité qu’il publia successivement une Lettre à M*** sur l’Iliade de M. de la Motte (1714) ; une Dissertation sur le poème épique contre la doctrine de Madame Dacier (1717), et la même année, une autre dissertation sur les langues en général et sur la langue française en particulier. Nous n’essaierons pas d’apprécier, après Sainte-Beuve, la valeur de ces ouvrages de polémique littéraire. Notons seulement qu’on attribue à l’abbé de Pons la création du mot « érudit », qu’il lança comme une injure à la tête de ses adversaires ; et arrivons à un petit traité que Sainte-Beuve ne fit que signaler en passant, avec un mot d’éloge. Il s’agit d’un Nouveau système d’éducation, paru d’abord dans le Mercure au mois de juillet 1718. Cet opuscule est précédé d’un « Petit éclaircissement sur la définition de l’éloquence », qui montre qu’aux yeux de l’auteur l’orateur parfait est le type idéal de l’homme tel que l’éducation doit tendre à le former. Quelle marche faut-il suivre pour se rapprocher de cet idéal ? c’est ce que l’abbé de Pons se propose de montrer dans son Nouveau système d’éducation ou Nouvelle méthode pour former la jeunesse française.

Dès qu’il est né, l’enfant entre en relations avec le monde extérieur, « son petit cerveau reçoit, pour ainsi dire, l’empreinte des visages humains, des animaux domestiques et de tous les êtres qu’il aperçoit habituellement : il a de tous les objets variés des idées distinctes avant que de savoir comment on les nomme ; il pleure à la vue des objets qui l’ont mal affecté, il sourit à ceux qui lui ont fait quelque plaisir. À mesure que son imagination acquiert des idées nouvelles, son jugement se complaît à comparer les rapports qui sont entre elles : il entend parler, et tel est le penchant naturel de l’homme à l’imitation que notre enfant veut parler aussi : il s’essaie, il balbutie, il parvient enfin à trouver de lui-même toutes les articulations de la langue. » La curiosité naturelle de l’enfant est éveillée, ses jeux mêmes décèlent son désir de savoir ; il importe de ne pas rebuter ses premiers efforts pour s’instruire. « Rendons raison de tout aux enfants avec une douceur patiente. » L’abbé de Pons ne veut pas que les premières années de l’enfant soient consacrées à l’étude des langues anciennes. Il maudit « ces rudiments, ces Despautères, fléau du premier âge », qui ne sont bons qu’à inspirer le dégoût de la science. À l’entendre, c’est une méthode qui se justifiait autrefois par la pauvreté de notre littérature, mais à laquelle on doit renoncer désormais. « Notre système d’éducation prit naissance dans un temps où nous étions des barbares ; on fut forcé d’aller chercher dans les écrits des Grecs et des Latins la première idée des sciences et des lettres qu’on se proposait de cultiver en France : il fallut donc commencer l’instruction de la jeunesse par l’étude de ces langues qui, seules, méritaient alors le nom de savantes. Grâce à la noble émulation des Français, leur langue est aujourd’hui la plus savante de l’univers ; le dernier siècle a donné à la nation des écrivains éminents dans tous les genres : philosophes, orateurs, historiens, poètes, traducteurs. Nous avons en ouvrages français de quoi fournir abondamment à l’éducation la plus complète ; nous pourrions, absolument parlant, nous passer des langues étrangères. » Le fougueux champion des modernes n’ose cependant pas aller jusqu’au bout de son système. Il n’approuverait pas « qu’on laissât ignorer la langue latine à un galant homme, parce qu’elle est pour ainsi dire la langue commune de toute l’Europe ; et que, d’ailleurs, les Romains ont porté assez haut les belles-lettres pour avoir droit à notre accueil ». L’élève de l’abbé de Pons apprendra donc le latin, mais ce sera tout à fait à la fin de ses études. Les premières années paraissent trop précieuses « pour devoir être sacrifiées à cet objet ». À quoi donc seront-elles employées ? On les consacrera à meubler l’imagination de l’enfant, « vide de toute idée », en mettant à profit l’impatiente activité de son âme. « Hâtons-nous de donner l’ordre aux passions naissantes ; dirigeons-les de bonne heure à leurs véritables objets ; montrons à notre disciple tous ses devoirs, par des côtés riants et nobles, qui leur concilient son respect et son amour. » L’enseignement de l’histoire sainte semble propre à cette éducation préliminaire. L’enfant connaîtra la grandeur primitive de l’homme, puis sa chute et les conditions de son relèvement. L’abbé de Pons ne dit pas s’il mettra entre les mains de son disciple, dès le début de ses études, les Pensées de Pascal, mais il demande beaucoup à l’intelligence d’un enfant en voulant qu’il se pénètre du sentiment de la déchéance de l’homme et de la grandeur de sa destinée.

« Cette grandeur originelle de notre âme n’est autre chose que la science et la vertu ; Dieu nous donne les moyens d’acquérir l’une et l’autre richesse. La science de l’homme consiste à connaître Dieu, l’homme et toutes les créatures qui composent cet univers. La vertu de l’homme a pour objet la pratique constante et affectueuse de ses devoirs, tant envers Dieu qu’à l’égard des autres hommes et de lui-même. C’est la philosophie qui nous rend savants, c’est la religion qui nous rend vertueux : courons à l’une et à l’autre école ; que notre esprit et notre cœur fassent un progrès égal. » L’abbé prévoit sans doute l’objection qu’on pourrait lui faire en lui rappelant qu’il s’agit d’un enfant tout au début de ses études, car il s’écrie : « Ne vous y trompez pas, il (son disciple) m’entend ; son âme est accessible aux vérités les plus hautes, son courage s’enflamme, il me suivra partout. » C’est fort heureux, car à un tel maître il faut un élève exceptionnellement doué. Poursuivant le cours de leurs études, ils vont lire ensemble l’abrégé de l’histoire universelle, en ayant soin de tirer des faits les leçons qu’ils comportent. « L’étude des révolutions de l’univers est pour nous un exercice moral, un amusement philosophique. » Ils passent en revue les personnages historiques, distribuent le blâme et l’éloge, et ne s’en laissent pas imposer par l’éclat d’une vaine gloire. « Déjà les conquérants injustes, ces faux grands hommes que l’univers soumis adora, viennent nous rendre compte de leur vie ; nous les couvrons de confusion, nous savons leur dire que la vertu seule a droit à notre hommage : que nous n’érigeons point en vertu une folle valeur qui méconnait ses devoirs les plus saints, qui viole les droits les plus sacrés de la société. » Au contraire, ils paient un juste tribu d’éloge aux vrais héros, aux princes « qui firent les délices de leurs peuples », aux hommes généreux « qui donnèrent leur vie pour la défense de la patrie ou pour les intérêts de la vérité ». Et qu’on ne craigne pas qu’il ne reste dans l’esprit de l’enfance que des notions assez vagues après ce coup d’œil jeté d’en haut sur l’histoire des peuples : l’abbé de Pons assure que son disciple n’a aucune répugnance à charger sa mémoire du texte historique sur lequel on a ainsi exercé son jugement. Après l’abrégé de l’histoire universelle viendra l’histoire particulière de la nation. « Nous verrons naître notre monarchie ; nous suivrons sa fortune d’âge en âge, nous étudierons et le fond et la forme du gouvernement français ; nous pénétrerons dans la politique de nos rois ; nous examinerons leurs véritables intérêts, tant par rapport à leurs sujets que par rapport aux puissances voisines. » De l’histoire on passera aux beaux-arts. On s’entretiendra de la peinture, de la sculpture, de l’architecture : « Nous définirons chacun de ces arts : nous en prendrons au moins une idée générale ; nous interrogerons la tradition sur leur origine et sur leur progrès. Nous nous piquerons de connaître les hommes célèbres qui y ont excellé, et nous irons chercher l’idée du beau dans les travaux qui nous restent de ces grands maîtres. On ne négligera pas non plus d’acquérir quelques notions sur les procédés de certains arts mécaniques, qui, « quoique moins nobles par leur objet, ne laissent pas d’exiger beaucoup de génie de la part de ceux qui y excellent ».

L’abbé de Pons n’a garde de négliger le chapitre des jeux. Il se félicite si son disciple montre du goût pour les exercices physiques qui contribuent à la souplesse, à la légèreté, à la force du corps. Quant aux récréations intellectuelles, elles tournent au profit de l’instruction de l’enfant. « Tous nos amusements seront des études déguisées. » Dans les heures de loisir on lira les meilleurs ouvrages de théâtre « avec un esprit d’examen et de critique). Puis on passera aux satires et aux épîtres de Boileau. « Nous saurons distinguer dans ce poète les traits fins que dicta le génie, de ces traits grossiers qu’enfante la seule malignité : nous y distinguerons parfaitement la louange vraie et délicate, de la louange fausse, et si j’ose dire, effrontée, dont l’encens est un outrage. » Après avoir lu les poètes lyriques contemporains, l’abbé juge que son élève est suffisamment versé dans la connaissance des lettres et des arts et qu’il est temps d’aborder l’étude de la philosophie : « Il me semble déjà entendre le peuple latin me demander si je prétends professer la philosophie en français ? Oui, messieurs, pourquoi non ? La vraie philosophie ne nous est venue ni de Rome ni d’Athènes, elle est née, pour ainsi dire, au milieu de nous et sous nos yeux. Elle s’accommodera tout aussi bien de la langue française que de tout autre idiome. » Le seul guide qu’il convienne de suivre est Descartes ; seule, sa méthode conduit à la vérité. On se gardera d’y associer « le vil péripatétisme », et l’on aura grand soin de proscrire « ces controverses puériles qui n’ont pour objet que des mots non définis : ces disputes ténébreuses sur les degrés métaphysiques, sur les universaux, et tant d’autres misères qu’on conserve affectueusement par un reste d’idolâtrie pour la vieille école. » Tout appareil pédantesque sera écarté. On commencera par la logique, et l’on tâchera d’apprendre à raisonner juste sans s’inquiéter de savoir si l’on argumente en baroco ou en barbara. Puis viendra l’étude de la physique. Après avoir appris ce qu’est un corps, on divisera les êtres corporels en deux espèces : les corps vivants ou animés, comme les plantes, les animaux et le corps de l’homme, et les corps inanimés comme le globe terrestre, les métaux qu’il renferme et « la grande machine des cieux ». C’est elle qu’on étudiera d’abord, puis on redescendra sur la terre ; mais dans l’espace intermédiaire on rencontrera les météores, et l’on cherchera la cause des nuées, de la rosée, de la neige, de la grêle, etc. L’abbé de Pons rattache ainsi successivement à la physique la géographie, la minéralogie, la botanique, la zoologie, l’anatomie et la physiologie, et examine, chemin faisant, les différents systèmes des savants et des philosophes. Rien d’aride et de fastidieux dans cette revue rapide, qui offre à chaque instantà notre abbé l’occasion de placer une réflexion piquante ou un aperçu ingénieux. Ce cours d’études achevé, le disciple est prêt à entrer « en commerce avec les êtres intelligents ». Ce sera l’objet de la métaphysique et de la morale.

Nous n’entrerons pas dans les divisions de la métaphysique, qui, selon l’abbé de Pons, comprend la connaissance de Dieu, des anges et de l’âme humaine. Nous arriverons tout de suite à la morale, que notre auteur ne sépare naturellement pas de la religion et à laquelle il rattache l’étude des lois humaines, tant ecclésiastiques que civiles. « Un galant homme ne devrait pas ignorer absolument les lois civiles de sa nation. Nous n’avons point en France de jurisprudence fixe : la fatale multiplicité de nos coutumes rendrait cette étude immense ; mais au moins devrait-on apprendre à tout gentilhomme la coutume particulière de la province où les biens de sa famille sont situés. » Ce n’est qu’après avoir ainsi fait parcourir le cycle complet des études à son disciple que l’abbé de Pons songe à lui apprendre la langue latine. Il ne s’effraie pas de commencer si tard, car il assure que son élève « fera plus de progrès dans une année que l’on n’en fait pour l’ordinaire dans tout le long cours des humanités ». Il lira les auteurs anciens et comparera leurs productions avec celles des modernes : « Nous citerons en jugement Virgile, Horace et d’autres poètes que le préjugé divinise : nous rendrons justice à tout ce qu’ils ont de bon, mais nous ne ferons aucune grâce à leurs fautes : la raison qui les jugera ne connait ni anciens, ni modernes. » Malgré cette assurance, il est aisé de prévoir de quel côté l’abbé sera pencher la balance qu’il se flatte de tenir égale. Cela, au reste, importe peu ; ce qui nous intéressait, c’était de suivre un esprit ingénieux dans le développement d’un plan d’études très complet et très étudié. Sainte-Beuve y signale cependant, avec raison, une grave lacune. Aucune place n’est réservée dans le programme à l’enseignement des langues vivantes. L’abbé de Pons, si avisé à tant d’égards, et si ennemi de la routine et des préjugés, n’a cependant pas senti de quel prix pourrait être la connaissance d’une langue étrangère pour le jeune gentilhomme qu’il veut former. S’il l’eût compris, et n’était le scrupule qui l’empêche de rejeter franchement l’étude des langues anciennes, on pourrait dire qu’il a posé en 1718 la Question du latin et voir en lui l’auteur du premier programme d’enseignement moderne, au sens même où nous prenons le mot aujourd’hui. Mais rien n’autorise à croire que l’ami de Lamotte ait voulu jouer le rôle d’un novateur. Plus philosophe que pédagogue, il n’aspirait vraisemblablement pas à réformer quoi que ce fût dans l’organisation des études de son temps. Il dut lui suffire d’avoir tracé un plan idéal pour un élève imaginaire. L’impression qui s’en dégage, c’est que l’abbé de Pons n’avait peut-être pas une idée très juste du niveau moyen de l’intelligence des enfants, mais qu’il eût, à coup sûr, excellé à cultiver les dispositions heureuses d’un élève de choix. Sainte-Beuve, appréciant sa méthode, dit : « Un Vauvenargues sortirait très bien de cette école particulière ». C’est indiquer d’un mot la valeur et la portée de ces vues sur l’éducation dont nous avons essayé de donner un aperçu aux lecteurs de la Revue.


  1. Voir les Causeries du Lundi, tome XIII.
  2. Cet ouvrage se trouve à la bibliothèque du Musée pédagogique.