Une femme m’apparut (1904)/10

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 119-126).

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MARCHE FUNÈBRE
chopin.
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Enfin l’aube se leva dans mes ténèbres, et la grise apparition des êtres et des choses remplaça les effrois du délire. Dès que je pus entendre une parole humaine, on m’apprit qu’Ione était morte.

Elle reposait en un caveau funèbre. Son étroit cercueil était paré de violettes blanches. À travers la pénombre, je distinguai, avec un grand frisson, trois autres cercueils pareils à ceux que j’avais vus dans mon délire.

Je demeurai toute la journée parmi les morts. Je ne m’en allai que vers la nuit. Le parfum des fleurs agonisantes se mêlait à je ne sais quelle odeur fade, qui m’épouvantait. Par intervalles, le bois des cercueils craquait dans le silence, une rose s’effeuillait, avec un bruit très doux.

Lorsque je remontai jusqu’à la lumière, tout ce que je vis me parut incompréhensible et nouveau. J’étais plus semblable aux morts qu’aux vivants. Les voix me surprenaient par leurs sonorités étranges, le bruit des voitures dans les rues m’étonnait, la vue des êtres me frappait de stupeur.

Un jour, on vint m’annoncer que la cérémonie funèbre aurait lieu le lendemain.

Dans un brouillard de larmes, je me souviens de la froide église, et de la foule apitoyée, et de quelques profondes douleurs. Je revois le catafalque blanc et les fleurs virginales. J’évoque aussi le froid clergyman britannique et le froid service anglican… Malgré la conversion d’Ione à la croyance catholique, ses parents avaient imposé leur volonté dans le choix des cérémonies protestantes.

Le cri de résurrection et d’éternité sonnait creux devant le cercueil, où se fanaient les fleurs pâles. J’entendis, ainsi qu’un glas dominant les sanglots, la phrase liturgique :

Though worms shall eat this body…

Et l’horrible vision de ce corps doux et délicat, en proie aux vers du sépulcre, surgit devant mes yeux embrumés.

Though worms shall eat this body…

Ces paroles retentirent en moi plus profondément que toutes les promesses d’immortalité. Mon âme païenne se lamentait sur la beauté disparue, sur la douceur évanouie. J’étais le regret sans espoir, et la consolation chrétienne m’apparaissait ainsi que la raillerie la plus cruelle.

Je tombai à genoux. Devant qui, devant quoi et pourquoi ? Je ne sais. Je m’agenouillai très simplement, devant quelque chose qui était au-dessus de ma douleur et que je ne comprenais pas…

Dieu !… Le pauvre mot, le misérable mot qui nomme l’Innommable ! Comment un nom, c’est-à-dire l’étiquette inventée par les humains pour se reconnaître parmi leurs semblables, un nom, la définition d’une humaine pensée, peut-il résumer l’Infini ?

Et qu’importaient Dieu et l’Infini et l’Éternité même, devant ce cadavre qui fut un être aimé ?