Une femme m’apparut (1904)/09

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 111-118).

IX
MARCHE FUNÈBRE
chopin.



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IX


Le décousu des heures qui suivirent m’étonne et m’épouvante. Je marchai longtemps dans la nuit en tâtonnant, comme un être soudain frappé par l’amaurose.

Je me souviens que, dans ma chambre, des parfums, aussi doux que des poisons, me brûlèrent les narines et la gorge… Je ne voyais que le front démesuré d’Ione… Le battement de mes paupières enfiévrait mes yeux malades… Je m’assoupis lourdement, stupidement, comme un ivrogne couché sur des pierres.

… Et je me réveillai… La chambre était bleue de ténèbres. Une rigide stupeur immobilisait mes pensées hagardes.

… Ione, debout au pied de mon lit, contemplait ses mains, dans cette attitude étrange qui lui était familière. Sans me regarder, elle recula jusqu’à un angle où elle n’était plus qu’une blancheur de brouillard et de songe.

D’un pénible effort, je tentai de me lever et d’aller vers elle… Mais mon pied glissa, et je tombai dans un flot de lave ardente qui ruisselait en bouillonnant au pied de mon lit. Je voulus hurler ma détresse, mais le fleuve fumant me charriait, fétu de paille égaré dans ses ondes de feu. De chaque côté du torrent embrasé, de vieilles femmes accroupies faisaient cuire des œufs et du riz sur la flamme liquide. Et la lune était de cuivre, tel un soleil d’hiver. Des cendres tombaient en une grêle drue.

Une soif abominable me desséchait le palais et la gorge.

… Mes yeux s’ouvrirent sur un temple au souffle de fournaise… Un trône de rubis empourprait l’ombre ainsi qu’un astre couchant. Du haut de ce trône, Kâli me contemplait avec une férocité religieuse. Elle laissa choir la tête de mort qu’elle broyait à la manière des chiennes affamées, et me sourit de ses dents rouges…

Le sirocco m’emportait, tourbillon de sable brûlé et de poussière jaune. Le sable et la poussière remplissaient atrocement mes poumons meurtris. J’ouvris la bouche, et le râle des étranglés secoua ma poitrine… Le sable et la poussière m’étouffaient, m’aveuglaient, m’ensevelissaient.

Je criai, dans la nuit sans étoiles…

Des prêtresses aux doigts trempés de nard rythmaient des danses mystiques. Elles étaient à demi-voilées de tissus d’un bleu nocturne. Une vaste émeraude soulignait leur nombril, et leur sexe découvert brûlait de flammes blondes ou rousses… J’étais une plume de paon que l’une d’elles agitait au gré de la danse lascive. Ce mouvement rituel me secouait impitoyablement…

Par la fenêtre ouverte de la chaumière, entrait la voix des passantes. Tout l’infini de l’inconnu entrait par la fenêtre ouverte avec ces voix. Mais je ne les écoutai point, les yeux fixés sur une rose blanche qui se balançait du haut de la croisée.

Ce fut ensuite un paysage puérilement artificiel qui évoquait les illustrations anglaises des contes de fée norvégiens ou allemands. Des arbres vernissés aux feuillages peints s’alignaient de chaque côté d’une allée plus lisse qu’une chevelure de petite fille.

Un grondement de cascades… Un sifflement de serpents mêlé au chuchotis des feuilles. Puis encore des cascades…

Et je me trouvai devant le cadavre de Vally… Vally flottait sur un marais stagnant. Les seins blêmes étaient deux nénuphars bleus. Les yeux révulsés me regardaient… Je compris que je l’avais noyée autrefois, dans le marais stagnant. Elle flottait, les cheveux mêlés d’algues et d’iris, comme une perverse Ophélie. Je l’avais tuée autrefois, pour un motif insensé. Et, de ses yeux sans regards, elle me contemplait éternellement…

Je sentis sur mon visage l’air froid d’un caveau funèbre. J’étais debout au milieu de quatre cercueils. Le plus grand était un cercueil d’homme. Il avait je ne sais quoi de massif et d’imposant. Je compris que c’était là le cercueil d’un homme de marque, — d’un politicien ou d’un diplomate… Des fleurs sans poésie s’y étalaient en larges taches sombres : des immortelles, de lourdes pensées aux pétales de velours pourpre.

Auprès de cette masse, s’atténuait et s’amincissait un cercueil embryonnaire, un cercueil de larve, que baignait un crépuscule de limbes… Des couronnes incolores, au parfum très faible, s’y fanaient avec simplicité. Ce cercueil d’enfant était tragique et nul, comme tout ce qui aurait pu être.

D’affreuses verroteries funèbres recouvraient un cercueil ratatiné, dont le bois était sillonné de nombreuses rides, pareilles à des toiles d’araignées. Ces hideuses couronnes de perles noires et jaunes devaient perpétuer la mémoire bourgeoise d’une vieille femme à la voix maussade.

Et, au plus profond de l’ombre, dans une adoration perpétuelle de cierges fervents, un cercueil virginal parfumé de violettes blanches… Je compris que je voyais le cercueil d’Ione…

Le silence était si mystérieux que les battements même de mon cœur s’étaient tus…

Mais, plus effroyable que le clairon des jugements divins, le bois du grand cercueil craqua. C’était la fermentation de la pourriture.

… Un râle, et un râle encore, et un dernier râle… J’avais cessé d’exister. J’étais une âme dépouillée de son corps. J’étais une masse informe et confuse, sans limites et sans consistance. Je flottais, n’ayant d’autre sensation qu’un grelottement de nudité.

Une pensée surnageait au milieu de ce vide conscient de lui-même, une pensée plus aiguë que le désir et la prière : « Une personnalité ! Un corps ! un nom ! Oh ! redevenir quelqu’un ! Être ce que je fus, quoique j’aie oublié déjà qui je fus ! »

De l’ombre… Et le Néant…