Une seconde mère/02

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 13-25).


Ils virent passer une automobile.

II

Une journée orageuse.


Lison, accourant.

Vite, les enfants, vite, j’entends une voiture : c’est une visite, bien sûr ; il ne faut pas qu’on vous voie dans l’état où vous êtes, cachez-vous dans le petit bois.

Les enfants se sauvèrent en courant et, à travers les branches du taillis, virent passer, devant eux, une élégante automobile, conduite par un mécanicien correct, et dans laquelle étaient assises trois personnes.

Jacques, bas à Gina.

Tiens, c’est M. de Saint-Rambert et puis Mme de Saint-Rambert et Mlle Solange.

Gina, bas à Jacques.

Qu’elle est belle, Mlle Solange !

Jacques, faisant un geste vague.

Oui… assez.

Mais la voiture est déjà devant le perron : un domestique en livrée s’est avancé et a répondu, à l’interrogation qui lui a été faite, que Mme la baronne de Hautmanoir était au château.

Les enfants, voyant les visiteurs disparaître, reviennent à leur petit jardin et se mettent à jouer. Jacques aide Gina à soigner ses fleurs et ils y travaillent tous deux avec tant d’ardeur qu’ils sont tout surpris d’entendre, tout à coup, un bruit de voix près d’eux. Ils deviennent rouges comme des coqs en reconnaissant M., Mme et Mlle de Saint-Rambert que leur grand’mère, Mme de Hautmanoir, a emmenés faire un tour de parc.

Mme de Saint-Rambert, aimablement.

Tiens, voici vos petits-enfants, Madame.

Bonjour, chers petits, vous êtes bien occupés, il me semble.


Les enfants s’avancent très intimidés et voient, non sans inquiétude, Mme de Hautmanoir braquer sur eux son face à main d’écaille. Son regard, étonné d’abord, prend une expression de vive contrariété, qui peu à peu se change en courroux. Gina, on le sait, est sale à faire peur ; Jacques, de son côté, n’est pas beaucoup plus propre ; ses mains, sa blouse, son pantalon sont couverts de taches bleu clair.

Gina baisse le nez sous le regard chargé de reproches de sa grand’mère.

Jacques cherche à expliquer sa tenue : « Grand’mère, c’est les lapins. »

Mme de Hautmanoir, furieuse.

Comment, les lapins ?

Jacques.

C’est-à-dire, grand’mère, c’est la cabane des lapins que j’ai… que j’ai… voulu peindre moi-même.

Mme de Hautmanoir, levant les bras au ciel.

Que tu as voulu peindre toi-même ! et avec quoi ?

Jacques.

Avec de la peinture, grand’mère. De la peinture du peintre qui était dans la serre. Il a laissé ses pots, alors…

Mme de Hautmanoir.

Alors, tu es allé les prendre pour faire un tas de saletés avec, je te reconnais bien là.

Et toi, Gina ?

Elle s’avance vers la petite fille et la secoue légèrement par le bras.

Mme de Hautmanoir, éclatant tout à coup.

Mais elle empoisonne, cette petite ! Quelle invention diabolique a-t-elle pu avoir, elle aussi ?

Gina, sentant les larmes la gagner.

Grand’mère, c’est le fumier !

Mme de Hautmanoir, accablée.

Le fumier à présent, c’est complet ! (Avec exaspération) : À quoi pense-t-elle donc Lison ? Cette fille a perdu la tête de vous laisser ainsi livrés à tous les écarts de votre imagination vagabonde. (Et, se tournant vers ses hôtes) : Ils ne savent qu’inventer, ces monstres d’enfants !


Mme de Hautmanoir braque sur eux son face à main.

Mlle de Saint-Rambert.

Oh ! Madame, il faut leur pardonner, pour une fois !…

Mme de Hautmanoir, qui ne décolère pas.

Pour une fois ! pour une fois ! Mais, Mademoiselle Solange, c’est tous les jours qu’ils font des bêtises, c’est vingt fois, c’est cent fois par jour ! (Se tournant vers ses petits-enfants) : Rentrez, Monsieur ; rentrez, Mademoiselle. Dites à Lison de vous préparer un bain ; qu’elle vous nettoie des pieds à la tête et puis vous resterez jusqu’au dîner, dans votre chambre, et vous n’aurez pas de dessert.

Jacques et Gina s’en vont très penauds. Mlle Solange les suit d’un regard de compassion qui ne leur échappe pas.

Jacques

Ben ! en voilà une guigne ! je la reconnais bien là ma guigne !

Gina lève vers Jacques un regard interrogateur.

Jacques.

Eh bien oui ! Tu as entendu ce que grand’mère a dit : « vous serez privés de dessert » et justement, aujourd’hui, il y aura des profiterolles, tu sais, les petits beignets remplis de crème au chocolat, que nous aimons tant et que Suzanne fait si bien !

Gina, qui, à ce mot de « profitrolles », sent déjà l’eau lui venir à la bouche.

Tu en es sûr ?

Jacques.

Absolument sûr ; Suzanne, en sortant de la chambre de grand’mère qui venait de lui donner ses ordres, ce matin, m’a dit : « Soyez content, monsieur Jacques, il y aura des protiterolles ce soir » ; pas de veine, ah ! non, pas de veine, par exemple !!!

Jacques et Gina rentrent dans leur chambre où ils retrouvent Lison, qui s’était esquivée pour échapper à la fâcheuse rencontre de tout à l’heure, rencontre qu’elle eût voulu à tout prix éviter, sachant combien les pauvres petits étaient peu présentables ! Elle se sent dans son tort et tâche de le réparer, en coiffant et en habillant les enfants avec soin.

Lorsque sonne le dîner, Jacques et Gina entrent dans le salon. Ils ne sont plus reconnaissables. Les jolis cheveux de Gina, d’un blond de blé mûr, sont frisés avec goût et font comme une auréole lumineuse autour de son fin visage au teint délicat. Sa maigre petite personne est vêtue d’une robe légère de mousseline de laine blanche à petits pois noirs. Elle a des souliers vernis découverts, attachés par une barrette sur le cou-de-pied. Jacques, lui aussi, est non moins correct. Il a ses cheveux bruns bien lisses, sa raie sur le côté, et il porte avec élégance un costume de piqué blanc avec un grand col marin.

Autant Gina paraît frêle et délicate, autant lui, au contraire, donne l’impression d’un petit gaillard robuste et bien portant.

Cette tenue irréprochable apaise quelque peu Mme de Hautmanoir.

Jacques et Gina s’avancent vers M. le Curé, qui est venu dîner, et lui souhaitent poliment le bonsoir.

M. de Brides entre peu après. C’est un bel homme, grand, bien découplé, aux yeux bruns et à la tournure distinguée. Jacques est tout son portrait.

Les deux enfants vont lui tendre leur front et, le dîner annoncé, on passe à table.

Pendant le repas, la conversation est peu animée. La colère de Mme de Hautmanoir n’est pas encore tout à fait tombée. Heureusement, M. le Curé est là, et parle des affaires de la petite paroisse de Boisfleuri dont il est le pasteur, ce qui intéresse toujours les châtelains.

Les enfants sont si sages que M. de Brides finit par les regarder avec étonnement : il n’en croit pas ses yeux.

On vient de manger les légumes ; les profiterolles font leur apparition : elles sont admirables, dorées par place, et reposent délicatement sur un lit de chocolat qui embaume la vanille. Jacques et Gina se jettent un regard navré.

La grand’mère observe avec attention ses petits-enfants. Elle les adore, d’ailleurs, les trouve plus beaux, plus intelligents, plus amusants que tous ceux qu’elle connaît et ne les punit qu’à regret.

Elle a pourtant l’air passablement rébarbatif, Mme de Hautmanoir ! Tout le monde a un peu peur d’elle, à cause de son air noble et imposant. De haute stature, son buste est surmonté d’une tête aux traits accentués, au grand nez aristocratique qui se recourbe sur une bouche mince, aux lèvres serrées, et que tend à rejoindre un menton en galoche, un peu (révérence gardée) la tête d’un polichinelle très distingué.

Au fond, elle est très bonne et elle dissimule une réelle sensibilité sous une apparence de froideur un peu voulue.

Joseph passe donc les profiterolles. La grand’mère se sert, M. le Curé en fait autant et M. de Brides aussi. On arrive à Jacques. Il devient très rouge et a seulement le courage de faire « non » de la tête. Gina baisse la sienne pour cacher les larmes qui remplissent ses yeux.

Mme de Hautmanoir est satisfaite de l’obéissance de ses petits-enfants et les regarde malicieusement. Elle dit enfin : « Le plat sucré n’est pas du dessert, mes petits ».

M. de Brides, surpris, lève sur sa belle-mère un regard interrogateur.

Mme de Hautmanoir.

Rien, Gérard, rien ; cela n’a aucune importance ; je vous dirai… plus tard…

Jacques et Gina sont alors copieusement servis par Joseph, qui avait deviné le petit drame de famille et qui était enchanté de le voir tourner à la satisfaction des enfants, que tous les domestiques aiment malgré leurs petits défauts.

Voilà maintenant le tour du dessert. Ce soir-là, il y a des pêches, les premières de la saison. Dieu ! qu’elles sont grosses et appétissantes !

Plus loin, voici des biscuits : cela se retrouve toujours, les biscuits ; les amandes vertes : ce n’est pas délicieux ; enfin des gaufrettes : on en mange toute l’année. Mais il y a les pêches, hélas ! les belles pêches ! que c’est donc ennuyeux de ne pas y goûter ! Mme de Hautmanoir, qui voit bien ce qui se passe dans la tête des deux enfants, se laisse attendrir une seconde fois : « Vous n’aurez, ce soir, qu’un seul dessert, voilà tout », dit-elle.

Jacques et Gina sont prêts à battre des mains tant leur joie est grande, mais ils se contiennent, de peur d’aller trop loin.