Une seconde mère/03

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Librairie Hachette (p. 27-37).


Mme de Hautmanoir et M. le Curé restent en tête à tête.

III

Sérieuse conversation.


Deux heures plus tard, les enfants disent bonsoir et vont se coucher. M. de Brides fume son cigare, dans le jardin : Mme de Hautmanoir et M. le Curé restent, dans le salon, en face l’un de l’autre.

M. le Curé, suivant les enfants des yeux.

Mais comme ils sont sages, ce soir ! Sages comme des images, c’est le cas de le dire.

M. le Curé est très attaché aux deux enfants qu’il a baptisés. Jacques va prendre, chaque jour, des leçons de latin, de calcul, d’histoire et de géographie au presbytère, et Gina a commencé ses études sous la direction de Mlle Herminie, la sœur du curé, excellente vieille fille qui a été institutrice dans un pensionnat et qui, à présent, tient la maison de son frère.

Mme de Hautmanoir répond au curé en hochant la tête : « Oui, ils sont sages, ce soir, par extraordinaire, mais ils m’ont mise dans une belle colère, tantôt ! »

M. le Curé aime autant ne pas insister, de peur de réveiller cette colère qu’il sent prête à éclater de nouveau. Il pousse un soupir, lève les yeux au ciel, tire de sa poche sa tabatière, prend délicatement, entre ses doigts, une pincée de tabac et dit en se frottant vigoureusement le nez : « Pauvres petits ! »

Mme de Hautmanoir.

Ah ! oui, pauvres petits ! des enfants sans mère, il n’y a rien de plus triste. Depuis que ma pauvre fille est morte, ils sont bien abandonnés. Gérard, lui, est toujours dehors, et moi je ne suis pas souvent à Brides. Les sœurs, l’hospice, l’école, l’ouvroir, tout cela me retient à la Saulaie et je ne puis venir ici qu’en passant, une fois de temps en temps, pour voir les enfants, ce n’est pas suffisant.

M. le Curé approuve de la tête.

Mme de Hautmanoir, reprenant.

Et, quand bien même je serais toujours ici, je ne pourrais pas, avec mes vieilles jambes et mes rhumatismes, suivre ces enfants qui courent comme des chevaux échappés.

Comment seront-ils élevés ? Ah ! l’avenir m’inquiète, mon bon Curé, l’avenir m’inquiète beaucoup.

M. le Curé.

Vous avez raison, madame la Baronne, il faudrait, pour maintenir ces « chevaux échappés » comme vous dites, une main énergique et douce à la fois.

Mme de Hautmanoir.

Qu’entendez-vous par là ?

M. le Curé.

Eh mais ! madame la Baronne, qu’il faudrait une femme jeune, à la fois intelligente et bonne, et qui ait du caractère.

Mme de Hautmanoir

Une gouvernante, vous voulez dire ?

M. le Curé.

Non, Madame, non, une gouvernante ne pourrait pas avoir ici une autorité suffisante.

Mme de Hautmanoir

Alors quoi ? que M. de Brides se remarie ? C’est là que vous voulez en venir.

M. le Curé.

Pourquoi pas, madame la Baronne ? ce serait heureux aussi pour M. de Brides. Il est bien jeune pour rester ainsi tout seul, dans ce grand château, avec ses deux enfants. Une jeune femme qui mettrait ici de la gaieté, de l’animation, cela vaudrait mieux pour tout le monde.

Mme de Hautmanoir a l’air abasourdi, les larmes lui montent aux yeux : « Ah ! ça, jamais de la vie par exemple ! Ce serait trop dur de voir une étrangère remplacer ma fille, ma pauvre Geneviève, auprès de mes petits-enfants… »

M. le Curé

Mais pourtant, madame la Baronne, je crois que ce serait un sacrifice nécessaire (et appuyant sur le mot), très nécessaire, dans l’intérêt même de vos chers petits-enfants.

Mme de Hautmanoir.

Mais enfin, voyez-vous cela ? une femme qui ne les aimerait pas, qui les maltraiterait peut-être ! Jacques, lui, ne se laisserait pas molester, mais Gina, la pauvre petite, si tendre, si douce, tout comme était d’ailleurs sa pauvre mère à laquelle elle ressemble tant ! d’une santé si fragile ! elle se laisserait tyranniser et deviendrait un vrai souffre-douleur, ce serait affreux !

M. le Curé.

Seigneur Jésus ! Madame la Baronne, où allez-vous chercher des choses pareilles ? toutes les belles-mères ne sont pas des tigres ; il s’agit de choisir : certes, cela demande de la réflexion, on ne fait pas un mariage à la légère, encore moins dans de pareilles conditions. Il y a de bonnes belles-mères, je vous assure, vous en connaissez, et ici même, au château.

Mme de Hautmanoir, stupéfaite.

Comment ici ? à Brides ?

M. le Curé.

Mais oui, madame la Baronne : la mère Buisson, la femme du garde, vous le savez bien, est la belle-mère de Jenny. Rend-elle sa belle-fille malheureuse ? ne la soigne-t-elle pas avec la même tendresse que sa propre fille, la petite Laurette ?

Mme de Hautmanoir.

C’est ma foi vrai. Elle a l’air d’aimer autant l’une que l’autre et ne faire aucune différence entre elles deux.

M. le Curé.

Jenny ignore même que la femme Buisson n’est pas sa mère. Peut-être l’ignorera-t-elle toujours… sans doute, pendant de longues années, tout au moins.

Mme de Hautmanoir s’enfonce dans son fauteuil et reste un instant plongée dans ses réflexions. Elle a grande confiance dans le jugement de M. le Curé qui est à la fois un homme de bon sens et un saint. Elle sent bien qu’il a raison, au fond, et finit par murmurer : « Oui, mais voilà, il s’agit de choisir, comme vous le dites, et de bien choisir, c’est la grande affaire. »

M. le Curé, la regardant d’un air fin.

Eh ! mon Dieu ! madame la Baronne, ce n’est peut-être pas si difficile que vous le croyez.

Mme de Hautmanoir, se redressant.

Vous connaissez quelqu’un, je vois ça.

M. le Curé.

Eh ! Eh ! madame la Baronne, vous aussi.

Mme de Hautmanoir, réfléchissant.

Est-ce que vous voudriez parler, par hasard, de la fille de nos voisins du château des Bouquets ?

M. le Curé, rayonnant.

De Mlle Solange de Saint-Rambert, oui, madame la Baronne, vous y êtes !

Mme de Hautmanoir.

Ah ! Solange, ah ! celle-là par exemple, c’est une perle, il n’y en a pas beaucoup comme elle.

M. le Curé.

Une perle, en effet. C’est moi qui lui ai fait faire sa première communion et je peux vous affirmer que c’est une personne sérieuse, douce et bonne au possible, pieuse et charitable, pleine d’entrain et de gaieté, et avec cela le plus noble caractère, le…

Mme de Hautmanoir, riant.

Tout beau ! monsieur le Curé, tout beau ! comme vous vous emballez ! Dites tout de suite que Solange est une perfection.

M. le Curé.

Mais mon Dieu oui, je le dirais bien volontiers, si la perfection était de ce monde.


Mme de Hautmanoir se replonge dans ses pensées. Elle tressaille tout à coup : « Mais c’est impossible, mon bon Curé, absolument impossible », s’écrie-t-elle.

M. le Curé, très inquiet.

Eh ! mon Dieu, pourquoi donc ?

Mme de Hautmanoir.

Parce que Solange est riche, très riche, beaucoup plus riche que mon gendre et qu’elle peut prétendre choisir un mari qui lui apporte une grosse fortune.

M. le Curé, rassuré.

Que non pas, madame la Baronne, je connais si bien Mlle Solange que je peux vous affirmer que les questions d’argent ne l’arrêteront pas. Si M. de Brides lui plaît, elle verra, dans l’éducation de ses deux enfants, une bonne et belle œuvre à faire et elle n’hésitera pas. Croyez-moi, madame la Baronne, Mlle Solange de Saint-Rambert est un cœur d’or.

« Un cœur d’or ! » L’expression plut à Mme de Hautmanoir qui la répéta, songeuse. Elle entendit la porte du perron s’ouvrir et dit rapidement au curé : « Voilà mon gendre qui rentre ; je compte sur vous, mon bon monsieur le Curé. Arrangez cela en mon absence, je vous en serai bien reconnaissante. »

M. le Curé.

Avec l’aide de Dieu, oui, madame la Baronne, comptez sur moi.


Le dimanche suivant, Jacques et Gina se rendent à Boisfleuri, avec leur grand’mère et M. de Brides, afin d’assister à la grand’messe, comme d’habitude. Les enfants reconnaissent, dans le banc du château des Bouquets, M. et Mme de Saint-Rambert, mais Mlle Solange en est absente.

Gina, bas à Jacques.

Elle est peut-être malade, Mlle Solange.

Jacques.

Ça se peut.

Mais, tout à coup, quelle n’est pas leur surprise d’entendre, à l’orgue, une musique céleste ! Malgré eux, ils se retournent et reconnaissent, assise à l’harmonium, Mlle de Saint-Rambert, au lieu du vieil aveugle Lucas, l’organiste et le chantre ordinaire. Il ne connaît pas grand’chose à la musique, le pauvre Lucas, l’ayant apprise tout seul, pour se distraire, tandis que Mlle Solange joue de l’orgue à merveille. Après l’élévation, elle chanta d’une voix pure et avec une expression touchante un O Salutaris qui émut toute l’assistance.

À la sortie de l’église, M. de Brides, Mme de Hautmanoir, suivis des deux enfants, s’approchèrent de la famille de Saint-Rambert.

M. de Brides.

Bonjour, Mademoiselle, qu’est-ce qui nous a valu, aujourd’hui, le bonheur de vous entendre ? Jamais notre église n’a été favorisée d’une aussi belle musique.

Mlle de Saint-Rambert, avec simplicité.

Oh ! Monsieur, vous êtes trop indulgent. Il fallait bien venir en aide à ce bon M. le Curé qui ne savait où donner de la tête lorsque, hier, le pauvre Lucas avait envoyé dire au presbytère qu’il était malade et ne pourrait tenir l’orgue aujourd’hui.

Mme de Hautmanoir, souriant.

C’est une bonne fortune pour nous, Mademoiselle. Je ne veux pas souhaiter que Lucas reste malade longtemps, mais cependant nous avons tellement gagné au change, que je désirerais vivement que cela continuât toujours ainsi.


M. et Mme de Saint-Rambert échangèrent de cordiales poignées de mains avec M. de Brides et sa belle-mère et on se sépara.