Une seconde mère/04

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Librairie Hachette (p. 39-51).


Avant de partir, elle accable Lison de recommandations.

IV

Inventions malheureuses.


Le séjour de Mme de Hautmanoir touche à sa fin ; il lui faut, à présent, retourner à la Saulaie où quantité de devoirs charitables rappellent. Mais, avant de partir, elle accable Lison de recommandations de toutes sortes ; au sujet des santés, surtout ! Si les petits allaient tomber malades en son absence !…

Mme de Hautmanoir.

Surtout, Lison, surveillez-les bien. Vous savez que, lorsqu’ils sont seuls, il n’y a pas de bêtises qu’ils n’inventent !

Lison promet tout ce qu’on veut, mais, dès que Mme de Hautmanoir n’est plus là, elle s’occupe beaucoup plus des nouvelles du pays que des enfants qui lui sont confiés.

Leur bonheur, à eux, c’est, lorsqu’il vient des ouvriers au château, d’aller les voir travailler. Peu à peu, ils touchent aux outils et s’amusent à faire les tapissiers, les serruriers, les menuisiers et même les maçons. N’ont-ils pas, un jour, affreusement brûlé leurs vêtements, en maniant de la chaux dont ils voulaient se servir afin de construire un four pour cuire, eux-mêmes, des pommes de terre ! Lison, furieuse, a porté les vêtements à la cuisine et les a montrés à Suzanne : « Voyez ces diables d’enfants, lui a-t-elle dit, ils trouvent sans doute que je n’ai pas encore assez d’ouvrage, il faut maintenant que je raccommode tout cela, moi ! On n’en a jamais fini avec eux. »

Un autre jour, ce fut bien pis. Jacques et Gina virent les fumistes arriver à Brides et regardèrent, avec attention, comment ils s’y prenaient pour ramoner les cheminées du château.

« Vois ! dit Jacques à Gina, comme c’est amusant de ramoner, ils sont heureux, eux, les fumistes ! »

Gina.

Tu trouves ?

Jacques ne répond pas, il réfléchit et tout à coup il bat des mains : « Oh ! la bonne idée ! »

Gina.

Dis-la-moi vite, Jacques.

Jacques.

Eh bien ! voilà : les fumistes sont à déjeuner à présent. Nous allons, pendant ce temps-là, leur faire une belle surprise, et ils seront bien contents, va !

Gina ouvre de grands yeux étonnés.

Jacques.

La cheminée de la salle d’étude n’est pas encore ramonée, n’est-ce pas ? Eh bien, ramonons-la nous-mêmes. Quand les fumistes reviendront, ils trouveront leur ouvrage fait, ils seront enchantés et nous diront merci.

Gina, qui n’a qu’une médiocre opinion de la « bonne idée » de Jacques, répond : « Mais ce sera bien sale, Jacques, nous allons être tout noirs, avec cette suie ».

Jacques.

Que non ! que non ! Mettons tous les deux nos tabliers d’écriture ; ils sont de la même couleur que la suie, cela ne se verra pas.

Jacques court chercher les deux tabliers noirs, il enfile le sien et aide sa sœur à en faire autant.

Gina.

Mais je ne sais pas ramoner, moi ! je n’ai jamais fait ça.

Jacques.

Rien de plus facile : toi, tu entres d’abord dans la cheminée. Moi, pendant ce temps-là, je monte au grenier, je passe par la lucarne, je grimpe sur le toit en m’aidant de la corde à nœuds que les fumistes y ont laissée, j’arrive ainsi à la cheminée dans laquelle je ferai hou ! hou ! très fort.

Gina.

Et moi, je ferai hou ! hou ! ici ? comme l’ont fait, tout à l’heure, les fumistes dans la cheminée du salon ?

Jacques.

C’est ça même ; tu vois que c’est très simple.

Gina.

Mais ça ne nettoiera pas du tout la cheminée de faire hou ! hou ! dedans !

Jacques, agacé.

Bien sûr, petite sotte, laisse-moi finir. Quand nous aurons fait hou ! hou ! tu prendras la pelle et tu racleras dans la cheminée aussi haut que tu le pourras. Et moi, sur le toit, je raclerai, de mon côté, le tuyau de la cheminée.

Gina.

Avec quoi ?

Jacques embarrassé se gratte la tête. « Eh bien, mais… avec ce que je trouverai sur le toit, ou bien avec mes mains, ça se lave, les mains. »

Gina n’est pas absolument convaincue du succès de l’invention.

Gina.

Mais si tu allais tomber !

Jacques.

Pas de danger, puisqu’il y a la corde à nœuds. Je n’aurai qu’à me tenir bien fort après, c’est ainsi que font les fumistes.

Comme toujours, Gina finit par obéir à son frère qui grimpe rapidement l’escalier et arrive à la lucarne du grenier devant laquelle pend, en effet, une corde à nœuds. Jacques saisit la corde, enjambe la lucarne, mais, au moment où il va disparaître par la fenêtre, une main vigoureuse le saisit par le fond de sa culotte et le pose brutalement sur le plancher.

Jacques se trouve nez à nez avec son papa qui est pâle comme la mort. « Misérable enfant, dit celui-ci tout bouleversé, tu as donc juré de me faire mourir de peur ? »

Les couleurs reparaissent peu à peu aux joues de M. de Brides, mais il est si tremblant qu’il reste quelques instants sans pouvoir parler, car il a compris le danger, lui, il est monté au grenier, pour chercher des pièges à tendre dans les bois aux bêtes fauves. Jacques


« Juste ciel ! » s’écria M. de Brides, suffoqué.

était si pressé qu’il ne l’a pas aperçu, et le pauvre père a vu, avec épouvante, le moment où son fils allait tomber du haut de ce grand château et se fracasser la tête sur le pavé…

Peu à peu, M. de Brides reprend son sang-froid et sent, en même temps, une violente irritation le gagner. Il saisit Jacques par l’oreille et lui dit sévèrement : « Mais enfin, petit malheureux, tu voulais donc te tuer ? Qui a pu te pousser à faire une folie pareille ? »

Jacques, pleurnichant et effrayé de voir son père à ce point émotionné.

Ce sont les fumistes qui…

M. de Brides.

Comment les fumistes ont-ils pu te… mais, c’est impossible !

Jacques.

C’est-à-dire, c’est moi qui… qui ai voulu aider les fumistes à ramoner. Mais il n’y avait aucun danger, papa, puisque la corde à nœuds était là.

M. de Brides ne répond pas : il tient toujours Jacques par l’oreille et le secoue assez rudement ; à la fin, il éclate de nouveau : « J’en ai assez de cette vie-là, Monsieur, la coupe est pleine et elle déborde. Puisque vous ne voulez pas vous tenir tranquille comme les autres enfants, puisque vous avez toujours des inventions diaboliques, et que vous finiriez certainement par vous tuer, vous et votre petite sœur à qui vous faites partager vos inventions stupides et dangereuses, je vais vous mettre au collège. Dès ce soir, j’écris au directeur d’une pension très sévère, et, si vous ne vous y conduisez pas bien, je vous mettrai dans une maison de correction. »

Jacques se croit perdu. Il descend l’escalier avec son père qui a enfin lâché son oreille et qui le tient par le poignet. Ils entrent tous les deux dans la salle d’étude. Là, nouveau coup de théâtre ! M. de Brides s’arrête abasourdi, en voyant sa fille, aux trois quarts enfouie dans la cheminée au fond de laquelle on entend une petite voix étouffée crier hou ! hou ! hou ! hou ! hou ! hou !

M. de Brides.

Allons, bon, celle-là est devenue folle, certainement !

Gina, entendant du bruit dans la chambre, a retiré sa tête de la cheminée. Horreur ! elle est plus noire qu’une négresse.

M. de Brides, suffoqué.

Juste ciel !… Je vois ce que c’est. Elle a voulu faire la ramoneuse, à son tour. C’est bien ça, n’est-ce pas, Gina ?

Gina pleure ; ses larmes délayent la suie qui couvre sa figure et tombent en grosses gouttes noires sur le parquet : on dirait qu’elle pleure de l’encre.

M. de Brides.

Vous n’êtes pas plus raisonnables l’un que l’autre ! Il faut donc que cela finisse. Jacques ira au collège et toi, Gina, tu vas entrer en pension, c’est décidé.

Gina, suppliant.

Oh ! papa !

M. de Brides.

Il n’y a pas de « Oh ! papa ! » Ce sera comme je l’ai dit.

Puis il tire violemment la sonnette. Lison accourt, elle s’arrête interdite ! Elle a vu Gina toute noire et Jacques tout rouge.

« Lison, dit M. de Brides d’un ton sévère, vous n’êtes pas capable de garder ces enfants, pourquoi n’étiez-vous pas avec eux ? »

Lison.

J’étais à la cuisine, Monsieur.

M. de Brides.

À bavarder, n’est-ce pas ? Débarbouillez-moi cette malheureuse enfant, et veillez à ce que Jacques travaille jusqu’au dîner. Il écrira dix fois le verbe « Être insupportable » (à Jacques), tu entends ? Je suis insupportable, tu es insupportable, il est insupport…

M. de Brides quitte la chambre en claquant violemment la porte. Mais il revient sur ses pas et la rouvre.

M. de Brides.

Tu passeras le « futur ».

Jacques, interrogateur.

Je serai insupportable, tu seras insup…

M. de Brides, l’interrompant vivement.

Oui, ce temps-là est inutile.

Jacques, étonné.

Ah ! le « futur » est un temps inutile ?

M. de Brides, impatienté.

Oui, oui, pour aujourd’hui, je l’expliquerai cela plus tard.

Et il sort de nouveau.

Jacques écrit jusqu’au dîner, tandis que Gina pleure près de sa bonne.

L’entendant sangloter très fort, Jacques lève la tête et lui dit tout bas : « Pleure pas, Gina, pleure pas, va ! Déjà, papa, quand il était en colère, avait dit qu’il nous enverrait en pension ; il n’y pensera peut-être plus si nous sommes sages ! »