Une vieille maîtresse/Partie 2/11

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (tome 2p. 170-188).


XI

LA BLANCHE CAROLINE


Par sainte Barbe ! Capelin, mon ami, — disait le père Griffon, notre connaissance, — y avait-il longtemps que nous n’avions eu dans notre havre un voilier aussi crâne que ce gaillard-là ? — Eh ! père Griffon, ça vous émoustille ?… — répondit le pêcheur de crabes auquel il parlait ; vieux Triton à la veste graisseuse comme s’il l’eût trempée dans de l’huile de poisson, et qui était assis sur sa hotte, couverte de varech humide. — Que diriez-vous donc si vous l’aviez vu filer ses nœuds sous un bon vent, comme j’l’avons vu c’tte nuit, Pierre le Caneillier et mai[1], à la mer montante ? J’pêchions le lançon sous les dunes. J’l’avons aperçeu d’vant Jersey qui venait vers Carteret, serrant ses voiles. Il allait l’enfer ! Je crayons qu’il se briserait, comme une faïence, contre les récifs de la falaise, mais il a passé net entre les phares et gagné le haut bout du havre, comme un bruman[2] qui monte la nef de l’église, le jour de ses noces, et pourtant il s’était caressé les côtes sur les brisants et il avait des avaries dans ses agrès.

— Bah ! — répondit l’ancien matelot. — Qu’est-ce que deux ou trois écorchures, par-ci, par-là, sur une pareille quille ? — Et il y posa sa large main, comme s’il eût caressé le poitrail d’un animal vivant. — Ah ! — fit-il avec enthousiasme, — que Notre-Dame de la Délivrance soit bénie pour avoir permis au vieux Griffon de voir encore, avant d’être aveugle tout à fait, un navire qui lui rappelât son ancien temps, quand il manœuvrait à bord de l’Espérance, sous le grand Bailly de Suffren !

— Eh ! eh ! père Griffon, il n’y faisait pas noble ? — reprit d’un ton gouailleur le pêcheur de crabes, en se servant d’une expression familière au vieux marin quand il racontait ses longues histoires à la veillée.

— Non ! — répondit le matelot, — il n’y faisait pas noble ! C’étaient de rudes temps. Mais on était jeune. On avait des yeux qui voyaient comme la lunette d’un capitaine, et la main sûre. Faire la guerre, trimer sur les mers avec cet enragé de Bailly, valait mieux encore que d’être échoué sur le sable comme une vieille loutre qui crèvera un de ces matins.

— J’crais — dit alors un mendiant, tout courbé par l’âge et allongé sous sa besace, lequel poussait de temps en temps les douvelles enflammées sous le chaudron, du bout de son bâton ferré, — que depuis la blanche Caroline, on n’avait pas vu de vaissiau des mers de par delà, dans le pays.

— Ne parlez pas de la blanche Caroline, vieux rôdeur ! — répondit, avec un sentiment de terreur très sincère, le pêcheur à la hotte que Griffon avait appelé Capelin. — Il faut que je pêche c’tte nuit à la mer basse, et je ne m’soucie pas de la voir se lever dans cet infernal buhan[3]. Ça porterait malheur à ma pêche, et je ne prendrais pas une étrille[4] qui fût tant seulement bonne pour le déjeuner des servantes d’un cabaret.

— Elle hante donc toujours la côte ? — fit le porte-besace, qui habitait dans les terres.

— Tiens ! c’tte question ! — dit le pêcheur de crabes. Puis, se ravisant : — Mais que j’sis bête ! — reprit-il. — C’est vrai, mon bonhoûmme. Vous n’êtes pas d’ici, que je pense. Vous v’nez jusque de Saint-Maurice.

— Nenni da ! — répliqua le pauvre. — J’sis de Sortôville-en-Baumont, du Hamet[5] aux Lubées, tout contre la terre de Carbonnel.

— Eh ben ! tout d’même, — dit le pêcheur aux crabes, — Sortôville-en-Baumont ou Saint-Maurice ! Quand vous êtes couché dans vot’masure, vous n’pouvez guère savair ce qui se passe dans les mielles de Portbail à Carteret.

— Ah ! j’y ons passé ben tard et en toute saison, — fit le mendiant, se redressant sous sa sacoche, avec l’orgueil de son ubiquité de vagabond sur tous ces rivages. — J’y ons passé ben tard, dans vos gueuses de mielles, si mal commodes pour mes pauvres sabots, avec leurs sables mouvants. Mais jamais je ne l’avons rencontrée qu’une seule fois, la Caroline ! et ma finguette ! il y a bien de ça quinze ans… Vère ! il y a bien quinze ans, — répéta-t-il en cherchant dans sa vieille mémoire, comme un antiquaire dans quelque parchemin jauni. — Dans ce temps-là, i gn’y avait pas une seule maison sur toute la côte où l’on n’en glosât, de la Caroline ! C’était un samedi. Je m’en souviens comme si c’était hier. Je m’en allais à Portbail chercher mes croûtes de la semaine et y coucher pour la foire du lendemain. J’m’étions un peu attardé chez Bonnetard, le boulanger, qui était cabaretier itou[6] et vendait du cidre, sans passe-avant, à Barneville. Un royal cidre, — insista-t-il avec mélancolie, — comme je n’crais pas en avoir beu une chopine depuis ! Ah ! ce soir-là, le temps n’était pas à la brume comme aujourd’hui. Y faisait clair dans les mielles comme dans un miroir. La lune était aussi jaune et aussi reluisante que les plats à barbe de cuivre qui dansent à la porte de la boutique d’un barbier. J’avais le cœur joyeux. J’n’pensais à rien : car c’était le bon temps. On n’avait pas chance de mourir de faim au fond d’un fossé, comme aujourd’hui, un jour ou l’autre. V’là qu’tout à coup, entre les Rivières et les moulins des buttes Saint-Georges, j’vis queuque chose de blanc qui remuait comme un linge dans une haie, et je m’dis à part mai : « Serait-ce la Caroline ?… » Eh ben ! vrai comme j’sis un chrétian baptisé et que j’ai nom Loquet, c’était elle ! Elle était haute et blanche comme une Mille-Lorraine[7] des lavoirs de Fierville. Elle fit pique par-dessus feuille[8] dans la haie et vint à mai, draire comme v’là mon bâton, — ajouta-t-il en plantant sa gaule ferrée dans le sable, avec un geste d’un pittoresque saisissant. — E’n’me dit mot. Mai, je marchais la tête basse sous mon grand capet. J’avais ouï dans ma jeunesse à une vieille fileuse, la grande Jeanne, qui passait pour avoir bien du savait[9] dans tout Sortôville, qu’y n’faut jamais parler le premier aux revenants, si on ne veut pas mourir dans l’année. J’marchais, j’marchais, mais elle allait aussi vite que mai. E’n’me quitta qu’aux premières maisons, sous Portbail. V’là toute l’affaire ! — ajouta-t-il, en jetant par manière de conclusion un regard sur son auditoire. — D’aucuns disent qu’elle n’d’vise jamais et ne fait de mal à personne. Pourtant, quand on l’a au bout du coude, on n’est pas à noce, ma finguette ! Un vieux cherche-son-pain comme mai n’est pas bien facile à épeurer, mais que le diable me laboure un champ de navets dans le ventre, si, tout le temps qu’elle a été là, j’n’ai pas senti une manière de sueur fraide qui mouillait, sur mon dos, jusqu’à mon bissac !

— Qu’est-ce donc que cette Caroline, père Griffon ? — dit soudainement Hermangarde, en sortant de l’épaisseur de la brume pour entrer au bord du cercle éclairé et en posant sa main gantée sur la lourde épaule du vieux matelot.

— C’est la dame du manoir, la fille à la marquise, — firent à voix basse et en se clignant les yeux le mendiant et le pêcheur. Et ils la saluèrent avec le respect sans bassesse d’hommes hardis et vrais.

— Ah ! la Caroline ! ma gentille dame, — dit l’ancien matelot de Suffren, mettant magistralement les mains dans les poches de son paletot de molleton bleu usé et se balançant sur ses jambes, arquées en pinces de homard, comme s’il avait senti le roulis de la mer sous ses pieds. — La Caroline ! c’était un brick de guerre, comme celui-ci, qui relâcha, il y a bien longtemps, dans notre havre. Vous dites quinze ans, vous, l’homme à la besace, et je vous dis, moi, qu’il y en a plus de dix-sept ; car c’était à l’époque de mon troisième retour de Goa, et quoique je ne fusse plus alors ce qu’on appelle un jeune poulet, il s’en fallait de bien des plumes ! Ma bonne femme de mère vivait encore. Oui, par Dieu ! il y a plus de dix-sept ans. Ce brick sortait des mers du Nord et était Danois. Il y avait à bord une fillette que j’ai vue deux fois avec les officiers à l’auberge du Marsouin qui fume, au haut de la rue de Carteret, où ils venaient faire leurs sabbats de rhum et d’eau-de vie et de cartes à jouer, pendant qu’on réparait les avaries de ce pauvre brick, à la même place que celui-ci. Je n’étais alors comme aujourd’hui qu’un vieux loup de mer dont le maroquin tanné résistait à l’œil des jeunes filles, qu’un endurci du péché qui avait roulé sur toutes les mers et dans tous les ports du monde, mais, sur le salut éternel de mon âme ! je n’avais rien vu comme cette jeunesse, et jamais je ne l’oublierai. Je la vois toujours ! Figurez-vous, ma belle dame, une enfant de seize ans, délicate comme une perle fine, et blanche comme un albatros : un chef-d’œuvre du bon Dieu, quoi ! une mince quenouille d’ivoire comme en font les marins à Dieppe, frêle et fragile à casser dans la main qui l’aurait touchée un peu fort. Ce n’était pas fait, voyez-vous ! pour aller avec des marins, gens d’acier et de corde, qui, hors la discipline, crient, blasphèment, se saoulent, se battent et, sauf votre respect, font l’amour comme les bêtes les plus indomptées de ce monde déchu ! Pauvre Caroline !… les officiers et tout l’équipage l’appelaient du nom de leur bâtiment. Qui sait ? c’était peut-être leur bâtiment qu’ils avaient appelé comme elle. Toujours est-il, pour en finir, qu’ils avaient sculpté à leur gaillard d’avant une blanche figure qui ressemblait à la sienne… qui avait l’air de s’ennuyer à labourer éternellement les vagues, de la pointe de son sein, autant qu’elle à écouter leurs propos ivres, dans la fumée des pipes et la flamme du punch ! Non, elle n’était pas faite pour aller avec des marins, et cependant elle y était ! À bord, ils étaient presque tous fous d’elle… Ils étaient comme ensorcelés de cette pauvre tombée de neige qu’ils emportaient sous toutes les latitudes, comme un échantillon de leur pays. Elle ! elle n’aimait personne, pas même le capitaine. On disait qu’elle avait le mal du pays. Un soir, c’était le jour de la Vierge, un vent chargé de pluie avait soufflé toute la journée ; le brick radoubé et sur ses ancres, nous entendîmes de loin des cris terribles. On s’égorgeait à bord pour la pâle enfant. Le capitaine, forcené de jalousie contre un officier de son bâtiment, l’avait provoqué à un duel à mort. Ils se battirent dans l’entre-pont, aux flambeaux, et avec des haches d’abordage. « L’officier — me dit un matelot hollandais qui servait sur le brick et que j’avais connu dans les temps à Java — fut haché comme un arbre dont on abat, branche par branche, toute la membrure, et quand il ne resta plus de lui qu’un tronc pour tout cadavre, cet enragé de capitaine mit le pied dessus et se mit à le doler avec sa hache d’abordage, comme un charpentier dole une poutre. » Par l’âme du diable ! ce capitaine avait tous les démons de l’enfer dans le ventre, car deux jours après il fit porter nuitamment, par des nègres qu’il avait ramenés de Virginie, la blanche Caroline à la côte, et, malédiction sur eux et sur lui ! ils eurent le cœur de l’y ensabler toute vivante.

— Ah ! quelle horreur ! — fit madame de Marigny révoltée. — Et à quel endroit de la côte ont-ils, les monstres ! enterré cette malheureuse jeune fille ?

— C’est ce qu’on ignore, — dit le père Griffon. — Cette nuit-là, les douaniers dirent qu’ils n’avaient rien entendu ni rien vu dans les grèves, mais si de pauvres gens y avaient caché un ballot de contrebande, les sacrés gabelous seraient bien sortis de leurs maudits trous de blaireau ! Moi et bien d’autres que moi, nous avons longtemps cherché la place où ils l’avaient ensablée. Nous n’avons jamais pu rien découvrir. Voilà pourquoi, dit monsieur le curé, elle revient, à certaines époques de l’année, demander une tombe en terre sainte. Pour ce qui est du brick qui s’appelait comme elle, il mit à la voile et partit par la marée du lendemain. On n’en a jamais entendu parler… »

Mais Hermangarde n’écoutait plus le père Griffon. Son attention était saisie par quelque chose de supérieur au récit pathétique du vieux marin. Elle avait, en s’approchant du groupe rangé autour du feu, aperçu, au pied même du brick, une personne qui la regardait avec une expression singulière et qui était assise sur un paquet de cordes enroulées. Cette personne, elle l’avait prise d’abord pour quelque officier de l’équipage, chargé de surveiller le travail des matelots. Son corps délicat, à ce qu’il semblait, comme le corps mince et juvénile d’un aspirant, était enveloppé, du col aux pieds, dans une espèce de cape grise, aux plis froncés, et sa tête était recouverte de la casquette de toile cirée, nouée sous le menton, que portent les officiers de marine à bord. Cette coiffure un peu sur l’oreille, cette mine grave, indolente et soucieuse, entrevue dans l’ombre et dans la vapeur du cigare ; ce teint où un sang noir, largement empâté de bile, écrivait à grands traits qu’il appartenait à la même race que ces matelots, fils hâlés du soleil, qui goudronnaient leur bâtiment ; ces vagues moustaches, fumée de plus dans la fumée, reflets de velours aux bords de la lèvre, et ce regard d’un noir profond qui décochait parfois un éclair du fond de ses ténèbres, tout cet ensemble fit, pendant un instant, illusion à madame de Marigny. Elle se rappelait pourtant confusément ce tragique visage. Où l’avait-elle vu ? Elle l’avait aperçu, il est vrai, dans la voiture de madame de Mendoze, le temps de passer sur le pont de la Haie d’Hectot. Elle le rencontrait ici sous une coiffure d’homme, caché à moitié, et à moitié éclairé. Comment pouvait-elle le reconnaître ? Elle ne le reconnaissait pas. C’était un souvenir vague et voilà tout. Il traversait comme un rayon pâle l’attention qu’elle prêtait au père Griffon et à ses récits. Malheureusement, lorsque le matelot finissait son histoire de la Caroline, Titania, qui avait tracé de longs circuits dans le brouillard, comme tous les chiens, captifs longtemps, puis lâchés tout à coup au grand air, revenue auprès du feu devant lequel se tenait Hermangarde, alla se jeter avec une joie convulsive sur la cape grise, qui, impatientée de ses folles caresses, fit un geste impérieux et cria à la chienne, d’une voix pleine de colère, ces mots espagnols que Titania sembla comprendre, mais qu’Hermangarde n’entendit pas :

« Afuera, perro del diable, afuera ! »

Et sa main s’était levée. La cape, dérangée par ce mouvement, s’entr’ouvrit, et madame de Marigny put apercevoir cette robe à carreaux écarlates qu’elle avait vue flotter sur la Vigie, « Titania ! — fit-elle avec une joie surprise et déjà pleine d’angoisse, — Titania ! » Mais Titania s’était couchée aux pieds de son ancienne maîtresse, sourde à la voix qui l’appelait, immobile, presque révoltée. Croira-t-on ce détail, madame de Marigny, qui ne savait pas d’où venait Titania, eut le cœur percé de cette désobéissance. Elle crut que ce qui était de la fidélité encore dans ce noble animal, toujours fidèle, se tournait pour elle en trahison.

— « Père Griffon, — dit-elle émue, foudroyée, mais encore assez maîtresse d’elle-même pour baisser la voix et entraîner le matelot à l’écart, — savez-vous quelle est cette femme qui est assise sur un paquet de cordes là-bas ?

— Cela ! — dit Griffon avec l’étonnement que lui causait la demande de madame de Marigny. — Vous ne la connaissez donc pas ? et pourtant tout le monde la connaît déjà dans les environs. Ah ! ce n’est pas la blanche Caroline ! c’est la Mauricaude des Rivières, comme l’appellent les enfants de là-bas. On la connaît pour Espagnole depuis que ce bâtiment est arrivé, car elle a parlé espagnol aux matelots ; et moi, qui ai ramassé un peu de la langue de tous les pays sur toutes les côtes, j’ai entendu qu’elle leur a dit qu’ils étaient compatriotes. Avant l’arrivée du brick, je ne savais pas ce qu’elle était plus que les autres, quoique je visse bien qu’elle était de loin et des pays chauds ; car le soleil lui a écrit sur la face un diable d’acte de naissance plus aisé à lire qu’à effacer.

— Et que fait-elle aux Rivières, — dit Hermangarde dont la curiosité haletait, — et comment y est-elle venue ?…

— C’est ce qu’on ignore, — dit tranquillement le père Griffon. — Il faut qu’elle soit venue par les terres, car il y a déjà du temps qu’elle se retire chez les Bas-Hamet de la Butte, et à l’exception du brick que voici, nul bâtiment que les côtiers n’est entré au havre depuis l’équinoxe de septembre. Quant à ce qu’elle fait, c’est tout de même. Nul n’en sait rien. D’aucuns assurent qu’elle a l’esprit un peu dérangé. Souvent on la rencontre esseulée sur les grèves. Quelquefois elle va à la pêche avec les poissonniers des environs. Ils la prennent sur leurs coquilles de noix, et elle leur campe pour leur peine de royales rations d’eau-de-vie et de tabac. Je vous laisse à penser s’il leur en faut davantage ! Du reste, elle n’est pas gênante en mer. Ils m’ont dit souvent qu’elle était assise des heures au roulis comme la v’là sur ces câbles plies, ne parlant jamais à personne et fumant toujours. »

Madame de Marigny se rapprocha du cercle que sa présence avait rendu silencieux. Les renseignements du vieux Griffon n’avaient fait qu’enfoncer un peu plus cette pointe de curiosité aiguë comme un stylet de verre qui s’est rompu dans la blessure, et que, depuis la scène de la Vigie, elle n’avait jamais pu arracher de son âme sans arracher de son âme avec. Par un de ces âpres mouvements naturels aux êtres qui souffrent et dont les condamnés à mort ont quelquefois donné l’exemple en s’absorbant dans la contemplation désespérée de l’instrument de leur supplice, elle vint regarder avec une horrible avidité cette femme sombre comme une menace, cette nuée pleine de foudre, qui devait lui éclater sur le cœur. Elle se rappela alors nettement qu’elle l’avait vue, qu’elle était passée un jour, rapide, mais distincte, dans le coupé de madame de Mendoze, auprès de cette femme expirante qui mourait des coups de Ryno. Elle se souvint du trouble qui l’avait saisi, lui… à cet aspect ; de ce galop, aiguillonné par des préoccupations terribles, qu’il avait fait prendre à son cheval en sortant de Barneville… Exaspérée par ces souvenirs, elle s’insulta intérieurement avec une ironie cruelle d’avoir cru bêtement à l’influence d’un fantôme, quand, à côté de ce fantôme près de s’engloutir dans la tombe, il y avait une femme qui vivait. Son beau visage traduisait bien tous les dévorements de son âme. Elle était pâle, contractée, frémissante. Ses yeux bleus, éclairés d’une expression qu’ils n’avaient jamais eue, — cette espèce d’yeux qui sont si terribles, quand il s’allume dans leur azur le phosphore des cruelles colères, — tombaient par-dessus le feu qui flambait entre elles, sur cette femme mystérieuse qu’elle haïssait d’une haine inexplicable, et qui, pour toute réplique, lui renvoyait un de ces longs regards indolents, tranquilles, endormis dans leur lumière noire, comme les tigres parfois nous en jettent de leur oblique prunelle d’or. C’était un effroyable duel que ces deux regards !

Tout à coup, le hennissement d’un cheval retentit et un homme sortit de la brume.

— « V’là M. de Marigny qui arrive ! » dit le père Griffon.

C’était lui, en effet. Il avait reconnu sa femme. Il arrêta son cheval tout court derrière elle, et il eut bientôt embrassé, d’un tour de regard, les matelots travaillant autour du navire, à la lueur du feu allumé sous la chaudière de goudron, le mousse, le pêcheur, le mendiant, le vieux marin de Suffren, — et, à l’ombre du bâtiment dressé sur sa quille, Vellini, assise, qui fumait. Marigny, de son cheval sur lequel il avait la pose du soldat romain qui regarde le martyre de saint Symphorien, dans le magnifique tableau d’Ingres, avait tout vu et tout craint, car il s’agissait aussi d’un martyre.

— « Quelle folie ! — dit-il à sa femme ; — pourquoi êtes-vous sortie et venue jusqu’ici par un pareil temps ?

— Je m’ennuyais tant d’être seule, et je suis venue vers vous, — répondit-elle en levant vers lui sa belle tête marbrée de larmes versées tout le jour, en lui montrant ces joues d’opale, où il y avait comme un sillon noir qui partait des yeux, et qui tremblaient de mille sentiments réprimés. — Vous avez raison, — ajouta-t-elle profondément, — j’ai eu tort de sortir et j’en suis punie.

— Vous êtes donc plus souffrante ? — reprit Marigny avec une émotion dont il ne montra que la moitié. — Il faut rentrer vite, mon amie. Montez ici, ce sera plus tôt fait que d’aller à pied. »

Et il se pencha vers elle en lui tendant la main. Elle la prit, et appuyant son pied sur le pied de son mari, elle s’enleva vers lui avec la légèreté d’un oiseau et s’assit sur le devant de la selle, entourée de ces bras qu’elle aimait tant à sentir autour de sa taille, enfant encore par ses sensations de jeunesse, quoiqu’elle fût femme par ses douleurs ! Sa tête s’appuya à cette poitrine dont elle aurait voulu ausculter le cœur et dont elle espionna les battements. Avec son teint inanimé, dans les plis gonflés de sa pelisse bleue, elle avait si bien l’air d’une sainte Vierge tombée de son autel, que cette vue toucha les matelots.

— « Ah ! — dit le père Griffon, — j’avons p’t’être eu tort de raconter à madame de Marigny l’histoire de la Caroline. Une jeune dame comme elle, c’est plus sensible que de vieux requins comme nous.

— Non, mon brave père Griffon, ce sera le froid qui l’aura atteinte et indisposée, » dit Ryno qui l’enveloppait avec amour, redoublant les plis de la soie autour d’elle, la veillant, comme son plus cher trésor.

Le cheval partit.

— « Eh ! eh ! monsieur de Marigny, sifflez donc vos chiens ! » cria le père Griffon.

Hermangarde avait bien remarqué qu’ils ne suivaient pas. Titan culbutait Titania et se roulait à son tour, avec des transports d’allégresse, sur les pieds de l’impassible Vellini.

Le sort lui devait encore ce coup-là, et elle le reçut d’une âme déjà pleine qu’une dernière goutte d’amertume doit faire déborder. « Les chiens mentent donc moins qu’un homme ? » pensa-t-elle, hérissée de fierté sur ce sein agité, sans doute, mais qui n’était pas celui d’un traître.

Marigny siffla de colère. Les chiens suivirent le cheval lancé et tout disparut dans le brouillard.



  1. Mai pour moi. Inutile de dire que nous écrivons comme les paysans normands prononcent.
  2. Bruman, — le fiancé, le mari de la bru.
  3. Brouillard, en dialecte normand.
  4. Espèce de coquillage de la forme des crabes, mais sans grosse pince et couvert d’un duvet rude par-dessus son écaille. Étrille est le mot populaire. On parle ici comme les poissonniers normands et non comme la science.
  5. Hamet, — hameau.
  6. Itou, — aussi.
  7. Les Mille-Lorraines ! superstition du pays. Ce sont des femmes-fées. Elles chantent la nuit, vêtues de blanc, à genoux sur la pierre polie des lavoirs. On les y voit, battant leur linge au clair de lune, placées en cercle autour de l’eau étincelante. Quand un passant attardé entre dans la prairie où le lavoir qu’elles hantent est situé, elles l’arrêtent aux échaliers et le forcent à tordre leur linge ; s’il s’y prend mal, elles lui cassent le bras.
  8. Expression locale. Piquer par-dessus la feuille, probablement.
  9. Avoir du savait (savoir), mot du pays pour exprimer qu’on a quelque mystérieuse accointance avec le Diable.