Une vieille maîtresse/Partie 2/12

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Alphonse Lemerre (tome 2p. 189-211).


XII

LE FETFA D’UNE SULTANE LONGTEMPS FAVORITE


À quelques jours de là, — le temps était à la neige, — M. et Madame de Marigny se trouvaient assis en face l’un de l’autre, dans un des appartements de leur manoir de Carteret. C’était une salle à manger, vaste et sonore, dans laquelle ils achevaient silencieusement de déjeuner, Hermangarde, en robe de soie grise, buvait du thé dans de la porcelaine de Saxe avec autant d’indifférence qu’elle eût avalé du poison. Elle était décidément malheureuse. Elle ne croyait plus à Ryno, et quoiqu’elle eût la discrétion de ses douleurs, cette incrédulité, née de tant de doutes, avait pourtant transi ce qui leur restait d’intimité tiède encore. Ils s’aimaient et ils étaient froids. Marigny, dont l’âme agitée retombait aussi sur elle-même, avait ouvert devant lui une de ces cassettes en racine de buis, qu’on appelle caves, toute pleine de flacons de cristal de roche tailladé, à bouchons d’or. Depuis une heure, il se versait, avec cette âpre avidité que comprendront ceux qui souffrent, de ces essences parfumées dont un alcool meurtrier est la base, et que tous les êtres tourmentés par leur pensée adorent, parce qu’elles enivrent et qu’elles tuent, — deux bonheurs toujours à la portée de notre main !

Cette salle à manger, pavée de marbre ardoise, avec ses deux fontaines, aux vasques profondes, eût été glaciale par le temps qu’il faisait, si un grand poêle de porcelaine blanche n’eût été allumé et n’eût répandu à l’entour la chaleur mate et alourdissante du charbon dans la tôle rougie. Rien de plus triste que cette salle bâtie pour cinquante convives, et dans le désert de laquelle, ce matin-là, on en comptait deux. Les murs, blancs comme ceux d’un sépulcre, étaient verdis aux angles par la bise marine qui avait soufflé dans les jointures des fenêtres de ce manoir, si longtemps inhabité. Ils étaient couverts de quelques cartes de géographie et de portraits de famille, noirs, austères, enfumés de vétusté ; restes d’une magnifique galerie, détruite par la Révolution. Cette bourrèle, qui ne se contenta pas de couper le cou à des milliers d’hommes, le coupa aussi à des portraits et à des statues. Elle avait donc déchiré ces archives peintes de la famille, et faussé d’une barre homicide le blason fait homme des de Flers. Il n’existait plus à Carteret que quelques vieilles images de ces générations de plusieurs siècles. La marquise, en revenant de l’émigration, avait fait transporter les portraits de la galerie dans la salle à manger du manoir. Revenants majestueux du passé, ils étaient là, plusieurs encore, avec leurs mines hautaines, les uns vêtus de daim, les autres d’acier, la poitrine ornée de ces ordres qui représentaient de si grandes choses, la main à l’épée ou sur le bâton fleurdelisé du commandement. Par un hasard singulier, les deux extrémités de cette ligne d’ancêtres, brisée par la Révolution, s’y rencontraient face à face. On y voyait, le casque à moitié fermé, cet Almaury de Flers, banneret sous Louis IX, et qui sauta le premier de sa galère cypriote dans la mer, au rivage de Ptolémaïs ; et aussi Hector-Sylvain, marquis de Flers (le dernier et le mari de notre marquise), peint à douze ans, dans un cadre ovale et sur un fond bleu de ciel, en habit blanc, poudré de rose, les cheveux épars, joli comme un cœur, et déchirant à beaux ongles les pages de son catéchisme, — faute digne du fouet et qu’on peignait alors parce qu’on la trouvait charmante, et qu’elle était bien plus la faute du siècle que de l’écolier. Elle n’a, depuis, rencontré son égale dans les étourderies humaines, que la stupidité généreuse qui fit sacrifier, en 1789, à Mathieu de Montmorency, ses descendants et ses ancêtres, et placer, par un imbécile et criminel stellionnat, ce qui ne lui appartenait pas, — ses titres de noblesse, — sur l’autel de la Patrie. Ils étaient donc là, nos deux époux, dans cette large salle, imposante de tristesse, avec ses hautes poutres et ses murs verdis. Ils y étaient, sous l’œil fixe de ces sombres portraits, moins sombres qu’eux. Qui les eût vus ainsi, — séparés par la table ronde, — préoccupés, sérieux et mornes ; l’une buvant son thé d’une lèvre inerte, l’autre engloutissant la flamme du rhum d’une lèvre fébrile, aurait bien aisément compris que leur lune de miel était finie. Les domestiques s’étaient retirés, leur service achevé, sur un signe de leurs maîtres. Des deux fenêtres de la salle, on pouvait prolonger son regard sur la neige qui couvrait les dunes, et dont les flocons obstinés pleuvaient dans la mer, où ils disparaissaient fondus. Cette mer, toujours un peu verdâtre, agitée, houleuse, semblait plus glauque par le contraste de toutes ces blancheurs sur lesquelles déferlaient les vagues en silence, comme sur un mol édredon fait par quelque fée du duvet de ses goélands. La salle du manoir, ainsi que le visage de M. et de madame de Marigny, était frappée de cette espèce de clarté blafarde qui ne vient pas du ciel, mais des neiges tombées, et qui éclaire les objets comme par en dessous. Ils n’entendaient — et même l’entendaient-ils ? — que le bruit du feu comprimé dans le poêle, et de temps en temps, — quand le vent les leur apportait, — les sons douloureux d’une cloche lointaine, qui sonnait pour les morts.

— « Ah ! — dit Marigny, rompant le premier le silence, après avoir vidé son verre, — il avait bien raison d’aimer ces alcools qui nous réchauffent et qui nous soulèvent, sir Reginald Annesley ! »

Ce mot prononcé disait assez de quel côté penchait sa pensée. Il lui jaillit des lèvres comme s’il se fût parlé à lui-même et qu’il eût été seul.

— « Qu’est-ce que sir Reginald Annesley, mon ami ? — fit Hermangarde. — Je ne vous en ai jamais entendu parler. »

Il la regarda, surpris, comme s’il eût oublié qu’elle était là.

— « Ah ! — dit-il avec ce faux sourire qui veut être gai quand on souffre, — c’était un baronnet anglais que j’ai connu dans ma jeunesse, et qui buvait, tous les matins, un baril de cet excellent rhum pour relever ses nerfs.

— J’espère — répondit-elle avec un vague sourire qui renfermait et montrait aussi de tristes pensées — que les vôtres ne sont pas assez abattus, mon ami, pour trouver bon et imiter un pareil exemple. Il fallait qu’il eût beaucoup souffert, votre baronnet, pour se dégrader dans de pareils excès.

— Peut-être, — dit Ryno, — oui ! peut-être avait-il souffert. Qui connaît le fond de la vie ? Qui peut dire : « Ce qu’on voit dans cet homme, ce qu’il y a dans cet homme, c’est tout son destin ? » Ah ! celui-là, c’était une puissante créature, un de ces lutteurs qui étoufferaient le mauvais sort dans leurs bras terribles, un de ces êtres que Dieu pétrit avec ses deux mains, quand il lui plaît de les tirer de son chaos. Je l’ai vu et bien vu en face, — reprit-il, en faisant avec son couteau de dessert le geste d’ajuster un pistolet, — il avait de la vie jusque dans les ongles, et pourtant il lui fallait tous les jours de ces breuvages enflammés pour empêcher son sang de bitume de croupir dans ses larges veines. Mais oui ! oui… qui peut dire qu’il n’avait pas souffert, qu’il ne souffrait pas ? et que cette force de lion n’eût pas quelque part sa blessure ?… »

Et il retomba dans sa lourde rêverie. Mais Hermangarde avait bien compris cette clameur d’une âme qui étouffe et qui saigne, et qu’il venait de lancer. Ce qu’il avait bu embrasait sans doute sa pensée, mais il n’y avait pas en lui que les misérables ferments des breuvages matériels… Il y en avait d’autres, qu’il puisait silencieusement, depuis une heure, à la source vive du passé. Oh ! qui a touché à ces nectars terribles a bu la soif elle-même, comme les damnés en buvant leur feu liquide dans leur coupe de feu solidifié !

Pauvre Hermangarde ! Elle voyait bien qu’il souffrait et elle n’y pouvait rien. De tous les rois qui perdent leur couronne, celui qui doit en souffrir le plus, c’est l’Amour !

— « Eh bien, Ryno, — lui dit-elle après un silence, — pensez-vous toujours à sir Reginald Annesley ?… »

Affondé dans les abîmes du souvenir, il baissa la tête et ne répondit pas. Il se versa un verre encore de cette liqueur forte et pourtant perfide qui, pour l’oubli qu’on y cherche, teint de son or toutes les perspectives de la vie qui n’est plus, afin que nous les aimions et les regrettions davantage. Elle fut frappée au cœur de ce geste muet. Il lui disait trop qu’il y avait dans l’âme de son mari des espaces parcourus par d’autres qu’elle, — avant même qu’elle sût qu’il y avait un Ryno ! Une douleur, vaguement ressentie jusque-là, se précisa cruellement dans ses sensations. C’était la douleur d’avoir épousé et d’aimer un homme plus avancé que soi dans la vie ; un homme qui, comme le Dante, est déjà revenu du Paradis et de l’Enfer ; qui a senti, vécu, aimé, alors qu’on n’était qu’une enfant, roulée dans les langes d’une nourrice, ou une adolescente, somnolente dans les limbes de l’impuberté.

Elle ne répéta point sa question, restée sans réponse, et le silence se replaça entre eux. Une bouffée de vent apporta plus nettement contre la fenêtre les sons de cette cloche lointaine, qui sonnait, dans un coin de l’horizon, pour les morts. — « Comme on sonne ! — dit-elle avec mélancolie. — Est-ce aux Rivières ou à Saint-Georges ?…

— Non, madame, — répondit un domestique qui apportait une lettre à M. de Marigny. — C’est à la Haie d’Hectot, nous a dit le pêcheur Capelin qui vient d’arriver à la cuisine. Madame la comtesse de Mendoze est morte hier.

— Morte ! la comtesse de Mendoze ! » s’écria Hermangarde, devenant pâle et regardant son mari, qui aussi pâlissait.

Par un mouvement céleste de délicatesse féminine, madame de Marigny se leva et gagna le salon, les yeux en larmes. « Qu’il la pleure, — se dit-elle, — car elle meurt pour lui. Mais je ne veux pas qu’à cause de moi il dévore ses larmes, s’il en a encore à lui donner. Ah ! je l’ai bercé sur mon cœur et je sais qu’il a une nature généreuse. Ce qu’il me cache, ce qu’il éprouve, tous les silences, toutes les dissimulations de sa vie actuelle ne le prouvent-ils pas ?… Ce n’est pas sa faute si je vois à travers ses efforts inutiles. Hélas ! je ne suis pas plus aimée que vous, maintenant, madame de Mendoze. Si je vous ai fait souffrir, vous êtes bien vengée. »

Et elle s’assit sur la causeuse, sa tête défaite dans ses mains, et pleurant comme toutes les femmes pleurent, car les plus beaux yeux de la terre ont été créés, à ce qu’il semble, bien moins pour voir que pour pleurer.

Elle y resta longtemps, — mais comme il ne venait pas la rejoindre, moitié crainte et moitié pitié, elle retourna dans la salle où elle l’avait laissé, et elle le trouva à la même place, ne buvant plus, le front dans sa main et blanc comme la nappe qui couvrait la table. Une mortelle angoisse se moulait dans la contraction de ses lèvres et de ses sourcils. — Il ne l’aperçut pas dans la porte entr’ouverte, car alors il ne regardait plus qu’en lui, et ce qu’il contemplait fascinait sans doute son rayon visuel. Quoiqu’il s’attendît depuis longtemps à cette mort de madame de Mendoze, il n’en était pas moins accablé. Les désordres de sa vie n’avaient jamais desséché son âme. Il n’était point de ces hommes qui passent follement leurs bras épris autour d’une créature vivante pour les en détacher un jour et n’y penser jamais après. Il n’oubliait pas. Quelque chose de triste comme le regret, d’exalté et de religieux comme la reconnaissance, consacrait dans son cœur d’invisibles mausolées aux amours qui n’existaient plus. C’était cette disposition d’une âme profonde que le monde n’avait jamais entrevue (car le monde prend souvent le genre d’esprit qu’on a pour le caractère qu’on n’a pas) ; c’était cette disposition tenue secrète qui créait à Vellini sa fatalité. La physionomie de Marigny, d’ordinaire si calme dans sa poétique fierté, semblait terrassée, tant elle était assombrie. On ne reconnaissait pas, sous cette main crispée, ce front auquel le Bonheur et l’Amour avaient attaché un diadème plus beau que le cercle de lin, étoile d’émeraudes, qu’y portait avec ivresse Sardanapale, ce type royal des hommes heureux quelques jours ! La physionomie de Ryno rappelait la grande et saisissante expression écossaise : on voyait qu’il avait été foulé aux pieds par le taureau noir. Être foulé aux pieds par le taureau noir, c’est souffrir de la mort d’un autre qui vous touchait, c’est avoir senti sur soi le poids du Destin. Hermangarde, qui l’aimait comme les martyrs aiment le Dieu pour lequel ils souffrent, ne put voir l’isolement de son Ryno sans éprouver ce généreux sentiment des belles âmes qui l’emporte sur toutes les situations. Elle vint à lui près de la table où il était assis, et lui prenant la tête entre ses deux bras et contre son sein :

— « Tu souffres, Ryno, — lui dit-elle, — et tu n’appelles pas Hermangarde ! Est-ce que de tous les chagrins de ta vie, quels qu’ils soient, tu ne lui dois pas la moitié ?

— Hermangarde, — répondit-il, attendri par la divine pitié de sa femme, — tu es aussi noble que belle et aussi bonne que tu es aimée ! »

Et d’assis, il lui prit la taille, à elle, debout, avec la passion qu’une âme troublée mettrait à embrasser un autel.

— « Aimée ! — dit-elle, — suis-je vraiment aimée ? » Et elle lui darda un de ces regards d’aiglonne de tendresse qui voudraient lire jusque dans les derniers replis, dans les dernières poussières du cœur.

— « Pourquoi en douterais-tu, — répondit-il, — ô ma vie ? Ah ! oui, tu es vraiment, sincèrement, saintement aimée. Jamais, depuis ton premier regard jusqu’à cette heure, je n’ai cessé de t’adorer. Si j’ai souvent regretté les jours passés avant de te connaître, si j’ai jamais souffert d’avoir été dans la vie une seule minute sans t’aimer et sans vivre de toi au fond de mon cœur, que les ombres du passé sans toi ne t’atteignent pas, ma bien-aimée, quand tu les vois projetées sur mon front et pesant sur ce cœur à toi ; car, vois-tu ? parfois elles y pèsent ! »

Il était vrai en lui tenant ce langage. N’était-ce pas contre le rêve du passé que se débattait la réalité de son bonheur ?… Seulement, quand il en parlait ainsi à sa femme, ce n’était pas à madame de Mendoze qu’il pensait, mais à Vellini.

Et comment n’y eût-il pas pensé alors ? Elle venait de lui écrire et sa lettre était sur son cœur. C’était cette lettre que le pêcheur Capelin avait apportée et que le domestique venait de lui remettre, il n’y avait qu’un instant. La nouvelle soudaine de la mort de madame de Mendoze avait empêché Hermangarde de remarquer ce détail. Mais lui, aucune émotion n’était assez forte pour l’empêcher de reconnaître ces caractères jetés sur le papier par la Malagaise, et qui ressemblaient aux zigzags d’un éclair fixé. Ni sentiment, ni événement n’auraient pu l’empêcher de distinguer dans les plis de cette lettre, apportée par un poissonnier et maculée par sa main squammeuse, l’odeur si longtemps familière à ses sens, le parfum autrefois respiré dans les vêtements, dans les draps du lit, dans les cheveux, dans la peau d’une femme et qu’elle y avait laissé tomber de sa main brûlante, en écrivant : arôme d’elle, tant il avait été mêlé à elle ! senteur humaine où la substance de la femme tenait plus de place que l’autre substance !

Pendant qu’Hermangarde était restée dans le salon, il l’avait lue, cette lettre, ou plutôt il l’avait bue par les yeux, à force de la lire vite, avant que sa femme ne rentrât. Ces lignes, tracées avec du sang, — car Vellini n’avait point trouvé d’encre dans la cabane des pêcheurs où elle s’était retirée, et, pour en faire, elle s’était piqué une veine avec l’épingle de ses cheveux, — la voix qui s’en élevait était si puissante qu’elle fit taire tout à coup, pour Ryno, ces cloches lointaines qui sonnaient sur son cœur la mort de madame de Mendoze.

« Ryno, Ryno, — disait la lettre, — voilà plusieurs jours que tu es tranquille ! Voilà plusieurs jours que la Vellini, ta louve amaigrie, n’a rôdé dans les environs du manoir ! Elle était à la Haie d’Hectot. La comtesse, plus mal, l’y avait mandée, et cette comtesse y est morte avant-hier soir, à la nuit. Elle a passé en lisant une millième fois une de tes vieilles lettres, tandis que le prêtre récitait dans un coin de la chambre les prières des agonisants. Le dernier mouvement de sa main convulsée a fait tomber cette lettre à mes pieds. Je l’ai ramassée et détruite à la flamme de la chandelle des morts qui continuait de brûler… Pobre muger ! L’auras-tu damnée comme tu l’as tuée ? Fatal Ryno ! fatal à nous toutes ! prends-tu aussi la vie éternelle ?… J’ai détruit aussi toutes les autres lettres qu’elle avait de toi, ce poison dont elle prenait tous les jours… Ah ! que je voudrais brûler de même toutes les paroles que tu dis maintenant à ton Hermangarde ! Que je voudrais, de tout ce que tu as jamais aimé, ne faire qu’une seule cendre où, plus tard, on retrouverait, vivants et entrelacés, les deux anciens amants, Ryno et Vellini ! Cela sera, cariño. Tu ne le crois pas, mais moi j’en suis sûre. Seulement, ta femme est si belle, que d’ici là peut-être le temps qui passera sera bien long !

« Et c’est cette attente qui me tue, Ryno ! Tu sais, toi, ô mes ardentes années, si ta muchucha a été créée pour attendre. Ma mère idolâtrée, cette femme de feu qui a fait mon corps et mon âme, n’a pas dressé son faucon pour rester sur le poing d’une inerte destinée à se dévorer de désirs. Je ne veux pas de ce supplice. Je l’ai abrégé en venant vers toi. À Paris, je t’attendais trop ! Ici, du moins, s’il faut attendre la fin d’un amour périssable (il l’est, puisque le nôtre a bien péri !), je te verrai, je t’entendrai, je ne serai pas entièrement rejetée de ta vie. Je resserrerai chaque jour davantage le cercle au fond duquel nous serons plus tard réunis. Ne fronce pas tes sourcils, Ryno ! Qu’est-ce que Vellini te demande ? rien que te voir ! rien que te voir, comme à Paris, où tu venais tous les soirs, rue de Provence, pendant ton amour pour cette comtesse que voilà morte, et aussi pendant ton autre amour pour ta femme, alors ta fiancée,

« Ne me résiste pas, Ryno ! Que crains-tu ? Ne suis-je pas restée muette et calme, l’autre jour, — le jour du brouillard, — en face de la femme que tu aimes ? Ai-je cillé, même en la voyant dans tes bras, sur ce cheval qui vous emporta tous les deux ?… Et pourtant tu m’as ainsi portée, comme tu la portais, bien des fois dans notre jeunesse. Tu n’y pensais pas. Tu lui mettais toute ta pensée autour du corps, dans les plis étreints de sa pelisse. Il n’en restait ni pour Vellini, ni pour nos souvenirs. Moi seule, j’y pensais en vous regardant, et l’image des jours passés, levée tout à coup dans mon âme, n’a pas fait trembler mon cigarro dans mes lèvres. Je suis demeurée impassible. L’âme de ma mère m’aura soutenue. Que crains-tu donc de ta muchacha ? Je ne suis pas une de tes femmes de France, Ryno. Je ne déchirerai pas le cœur d’Hermangarde. Non ! je ne frapperais pas son bonheur du bout de mon abannico[1]. Je suis si sûre qu’il doit mourir ! Jamais, de moi à toi, hombre, il ne m’échappera un mot amer ou moqueur sur cette femme qui porte ton nom et qui t’aime. Si je t’aimais avec la furie d’autrefois, je serais capable d’un coup de couteau, mais toi qui as couché si longtemps sur ma poitrine, tu sais si je voudrais d’une perfide insinuation ou d’une ironie. Ces lâches façons d’assassiner ne sont pas dignes de la fille de ma mère. Ainsi, Ryno, ni profanations, ni imprudences, tu n’as rien à craindre de Vellini !

« Pourquoi donc ne me verrais-tu pas ? Pourquoi m’éviterais-tu, comme tu l’as fait toujours, depuis le jour de la Vigie ?… Pourquoi me laisserais-tu mourir, toi qui es bon, malgré ton orgueil, sur cette plage où je me traîne à toute heure, croyant vainement t’y rencontrer ?… Ah ! Ryno, toi, tu as dans les bras une femme que tu aimes comme tu m’as aimée. Tu es bien heureux ! Mais moi, ta vieille maîtresse, ta vieille aigle plumée par la vie, qui a fermé l’empan de ses ailes, j’ai croisé mes bras sur mon sein abandonné où nulle tête ne se mettra plus. Eh bien, cette idée que je suis seule, — seule là où vous êtes deux, affolés comme nous l’avons été l’un de l’autre, ne te remuera donc pas une seule fois le cœur, Ryno ? Ah ! je te l’ai souvent entendu dire avec une générosité qui me semblait belle : « Est-ce que tout est fini, quand l’amour n’est plus ? » Sur cette falaise où je t’ai revu, même en me repoussant, ne m’appelais tu pas ton amie ? et qu’est-ce que je te demande aujourd’hui, Ryno, qui soit plus que de l’amitié ?

« Oui, je veux te voir, en attendant que tu me reviennes, et je jure que je te verrai ! N’exaspère donc pas ta violente ! Ne me fuis plus ! Tu serais cause de quelque folie qui mettrait peut-être en péril le bonheur de ton Hermangarde. Songe à cela, carino ! Tu connais la volonté de Vellini. Tu connais ce front, méchant et bombé, comme tu disais, qui se baisse et heurte l’obstacle, dût-il se briser en éclats tout en le heurtant ! Prends-y garde ! Ne le défie pas ! Ils m’ont dit, aux Rivières, que ta femme avait besoin d’une fille de chambre. Si j’allais prendre les habits de Bonine Bas-Hamet (une pêcheuse d’ici qui est de ma taille), et si j’allais m’offrir à ta femme, qu’en dirais-tu ? Vellini, la fière Vellini, devenue la servante de madame de Marigny, seulement pour te voir ! uniquement pour te voir ! Que ferais-tu, Ryno ? Lui dirais-tu qui je suis ? Ah ! peut-être le devinerait-elle !… L’autre soir, auprès de ce feu allumé par les matelots de mon pays, elle m’a couverte de ces regards chargés et brillants de soupçon, comme nous en avons entre nous quand nous devinons nos rivales. Mais qu’importe ! je jouerais ce jeu pour te voir. Ma mère m’a dit souvent, dans mon enfance, l’histoire de cette jeune fille que la comtesse de Policastro avait fait murer vive dans son alcôve, parce qu’elle l’avait surprise dans sa glace, souriant à son mari pendant qu’elle la déshabillait. Je ne crains pas le sort de cette jeune fille. Vellini n’est pas une de ces faibles créatures qu’on puisse enterrer dans un mur comme un oiseau auquel on a coupé le bec, les griffes et les ailes, ou ensabler comme cette blanche Caroline dont ils nous parlaient l’autre soir. Mais elle le serait, Ryno, qu’elle s’exposerait à cette destinée pour voir de loin, sans y toucher et en silence, ce front qui a tant dormi contre son sein. « Voir, c’est avoir », dit la chanson bohémienne. Quand je te verrai, je t’aurai, Ryno !

« Hélas ! je ne sais point écrire pour te persuader ces choses, vraies comme moi, cariño. Je ne sais point envoyer, à la manière de tes Françaises, dans les plis d’un papier léger, de petits morceaux de ma pensée, enfilés les uns au bout des autres, comme les grains de mon collier de corail. Je suis Espagnole et presque Maure. Ma pensée, c’est tout moi, c’est tout mon être, et je te l’ai longtemps écrite sur le cœur avec une encre ineffaçable. Ô Rynetto ! que je l’y lise encore ! Si le temps en a fait pâlir les caractères, que j’y repasse de cette encre rouge qui est ma vie et avec laquelle je t’écris ! Vois-tu ! c’est un sort. Le sang qui a scellé notre union se retrouve partout, et doit teindre tout entre nous. Ici, dans cette cabane de pêcheurs, ils n’avaient rien qui servît à écrire. Je me suis piqué la veine où tu as bu, et je trace ces mots à peine lisibles, avec l’épingle de mes cheveux, sur cette feuille détachée d’un vieux missel. Reconnaîtras-tu ce sang qui t’appelle, qui crie vers toi sur ce papier, comme il crie au fond de mes veines, brûlantes, lassées, infiltrées de la bile d’un mortel ennui ? C’est comme le mal du pays, ce que j’éprouve. Dix ans avec toi, n’était-ce pas une patrie que j’avais dans ton cœur ?… Tu m’en as chassée. Je suis partout une étrangère, et j’ai le marasme de l’exil, Ryno, je t’attends ce soir au Bas-Hamet des Rivières. Viens pour une heure, mais viens ! Rafraîchis-moi les yeux de toi. Étanche-moi le cœur d’un peu de toi ! Je te le demande par nos dix ans, et par notre Ninette, ce lien d’amour et de mort, par ce doux enfant perdu et qui dort là-bas si tranquille, au bord de la mer italienne, quand celle qui l’eut de toi, délaissée par toi, se tord d’angoisse, aux âpres bords d’une autre mer ! Ryno, tu n’es pas encore père par Hermangarde. Tu l’as été par Vellini. C’est au nom de ce dernier avantage que j’ai sur elle, et qui va passer comme tous les autres, que je te demande de venir ! »

Telle était cette lettre bizarre, digne de l’être qui l’avait écrite. Çà et là, elle était semée sur les marges d’emblèmes de passion tourmentée, d’hiéroglyphes de fidélité fauve et voluptueuse, comme les prisonniers, dépravés par l’ennui et la solitude, en tracent parfois sur les murs de leur prison. On a trouvé, à ce qu’il paraît, des lettres d’Henri VIII à sa maîtresse Anne de Boleyn, au bas desquelles il y avait de ces folles fantaisies d’une plume éperdue de passion et d’ennui, dans l’absence. Par un caprice de cette tête heurtée qui rencontrait naturellement la poésie à force de sensations, Vellini avait brûlé les coins de sa lettre, comme les Klephtes brûlaient le bout de leurs fiers billets aux Pachas, quand ils voulaient les menacer d’incendie. Dans la lettre de Vellini, cette trace noire d’une flamme éteinte était-elle aussi une menace, ou l’expression symbolique d’une âme à moitié consumée ?… Chaque mot, du reste, qu’elle avait tracé d’une main ivre d’ardeur solitaire, Marigny l’entendait dans son souvenir, animé des irrésistibles intonations de la voix connue ; et la voix réveillait en lui ces échos de sa vie qui ne dormaient jamais et qui grossissaient toujours. Épouvanté de la pensée que l’œil soupçonneux d’Hermangarde pouvait s’arrêter sur l’ardente supplique de Vellini, il l’avait cachée dans sa poitrine ; mais son front qui disait les tortures du souvenir, il n’avait pas pu le cacher. Hermangarde l’avait vu. On sait si elle en fut touchée.

Elle était toujours devant lui dans le désordre du matin, de l’insomnie, des larmes et d’une grossesse dont les symptômes s’étaient précisés et qui menaçait d’être orageuse. Elle n’était lacée qu’à moitié. Sa robe grise, chiffonnée par toutes les poses de l’inquiétude et désagrafée des épaules comme si elle n’eût pu résister à toutes les palpitations qui venaient gonfler son corsage ; le chignon d’or de ses cheveux mêlés qui tombaient richement sur sa nuque aux reflets d’orange ; ses grands yeux cernés d’outre-mer ; ses bandeaux crevés sur ses joues d’une pâleur épaisse, tachées çà et là de plaques ardentes, révélaient en elle des souffrances d’âme et de corps qui l’avaient déjà trop mûrie. À travers ce fard terrible et meurtri que lui attachait la douleur, on devinait la fermentation d’organes malades et l’échauffement fiévreux des tenaces pensées. Elle écoutait Ryno d’un air plus ivre que confiant, et le cœur enflammé de son sourire s’éteignait dans une espèce d’égarement sombre, — comme un œillet rouge qu’on tremperait dans quelque âcre poison noir pour le faire mourir. Elle entendait la voix de son mari lui dire si tristement qu’elle était aimée, lui répéter (mais avec des accents si étranges et qu’elle n’avait jamais entendus) des paroles qu’elle eût mieux aimées seules, car seules, elles l’avaient persuadée. Maintenant, elles ne la persuadaient plus. Elles n’avaient plus que la force de l’avoir naguères persuadée, mais c’était un talisman encore… Il la tenait toujours dans ses bras comme il l’y avait prise, et faisait ainsi à ses reins puissants une ceinture fermée qu’elle ne cherchait pas d’ailleurs à briser. Il avait le visage à la hauteur de ces flancs si purs, tendus déjà sous les influences de la grossesse, comme la voile qui se tend à la brise avant de complètement s’arrondir, et nulle pensée de volupté ne s’élevait en lui quand il sentait respirer contre son front et sa bouche ce beau corps, abri douloureux de tant de mystère, cet être doublé et palpitant d’un autre être qui commençait à se mouvoir dans le doux et chaud chaos du sein maternel. Ce n’était alors pour lui qu’un tiède berceau où dormait la vie dans la vie ! Tout à coup, un vague tressaillement surgit du fond de cet abîme humain où l’homme a jeté la vie que Dieu fait lever. Ils en eurent tous les deux conscience, et elle qui doutait de tout, qui souffrait de tout, croyant qu’elle rattacherait, qu’elle relierait l’amour de Ryno autour de son cœur avec ses entrailles maternelles :

— « Jure-moi, par lui ou par elle, — dit-elle avec une intention qu’il comprit, — que tu m’aimes toujours autant que le jour de notre mariage ?

— Je te le jure ! » répondit-il, en déposant sur la ceinture de sa femme un long baiser qu’elle sentit couler jusque dans les entrailles ou dormait ce fruit de leur amour, par lequel elle lui demandait de jurer.

Et ce ne fut point un parjure ! l’amour ne manquait pas à Ryno de Marigny. C’était le passé dont il avait trop… et qui, dans son cœur, revenait, haut comme la mer sur la plage qu’elle a quittée. Ce serment prêté sur son sein, et plus à la mère qu’à la femme aimée, donna pour quelques instants à Hermangarde encore une sensation de bonheur. Mais, hélas ! ce fut la dernière.



  1. Éventail.