Une vieille maîtresse/Partie 2/14

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Alphonse Lemerre (tome 2p. 246-257).


XIV

DÉNOUEMENT POUR L’UNE


C’était un être fort que Ryno de Marigny. Ses passions étaient grandes et le secouaient à tout faire craquer dans sa robuste nature, comme le vent fait tout craquer dans la ramure d’un chêne, mais son esprit les dominait. Il avait un de ces tempéraments mélangés de sang froid et de sang brûlant, privilège de naissance des grands joueurs et des hommes politiques : terrible duplicité qu’on expie ; car la Nature semble jalouse des dons qu’elle accorde à ses favoris. — Dans les transes de l’émotion qui le foudroyait, Marigny était encore capable de réflexion et de calcul. Quand il vit sa femme évanouie, certes ! il ressentit une atroce douleur. Il embrassait, d’une seule vue, l’effroyable série de tortures qu’elle avait traversées depuis dix heures du soir, pour revenir là, — à ce lit quitté dans l’angoisse et retrouvé dans l’agonie. Et pourtant, en présence de cette malheureuse, asphyxiée de froid, brisée par sa chute sur le bord de sa couche, il s’arrêta un moment et se demanda ce qu’il allait faire. Sonnerait-il, et se sauverait-il dans son appartement comme si c’eût été Hermangarde elle-même qui eût sonné avant de s’évanouir ? Laisserait-il seule la femme de chambre, étonnée de voir sa maîtresse habillée à cette heure, les pieds trempés de neige, le front glacé ? Et s’il se chargeait de rappeler lui-même Hermangarde à la vie, s’exposerait-il à la scène qui allait jaillir de cet affreux tête-à-tête ?… De quelque côté qu’il se retournât, la situation lui répondait toujours par le même mot : tragédie domestique, destinée perdue ! Le bonheur d’Hermangarde était irrévocablement détruit. Menacé depuis quelque temps par tout un ensemble de circonstances, ce bonheur dont il se préoccupait, il n’y avait qu’un instant, chez Vellini, il était impossible de le sauver. Alors il pensa à sa femme, à la personne même de sa femme, si c’était fait de son bonheur.

Il se mit à genoux devant elle, et lui arracha ses bottines imbibées de neige et ses bas humides. Il réchauffa ses pieds de son haleine. Ainsi qu’une mère déshabille un enfant qui dort, il lui ôta sa pelisse et sa robe ; puis, écartant les couvertures et soulevant ce corps immobile qu’il n’avait vu jamais inanimé dans ses bras, il la coucha, et lui répandit sur les tempes de ces eaux pénétrantes et fortes qui dardent au cerveau engourdi la sensation de l’existence. Tout cela fut long, mais ce fut inutile. Hermangarde restait sans mouvement. La vie était suspendue en elle à une profondeur qui commença d’effrayer Ryno. Il était penché sur elle, étudiant à sa poitrine, à son front, à ses bras, toutes les pulsations de son être. Spectacle étrange que cet homme, dans cette chambre solitaire, au fond d’un château plein de domestiques endormis, qui veillait, botté, éperonné, et dans des anxiétés terribles, au bord du lit d’une femme évanouie ! Il attendit encore quelque temps avec des spasmes d’impatience, mais voyant que cette léthargie d’Hermangarde résistait à ses soins et à ses efforts, il eut l’idée d’appeler du secours. Seulement il entra dans son appartement pour rejeter ses bottes, accusatrices d’une course nocturne. Ses nerfs étaient si ébranlés, il était sous l’empire de si funèbres sensations, qu’en marchant jusque-là le bruit de ses éperons sur les parquets le faisait, malgré lui, tressaillir ! Il avait les yeux pleins de la tête pâle de sa femme, qui lui rappelait une autre pâleur, étendue par lui sur un autre visage, — celui de madame de Mendoze, oubliée dans les caresses de Vellini, mais dont le fantôme, évoqué par une imagination vengeresse, lui disait, le doigt tendu vers Hermangarde : « Hier, tu en as tué une ; demain, feras-tu mourir l’autre ?… » Et il frémissait. En revêtant sa robe de chambre, il lui sembla qu’il mettait un mensonge par dessus ses remords. Ne fallait-il pas se préparer à une hypocrite comédie pour tromper l’œil espionnant des valets ? Il rentra donc dans la chambre de sa femme et sonna. Il ordonna qu’on allât chercher le médecin de Barneville. Le délire venait de s’emparer d’Hermangarde, et ce délire, dès les premiers mots, prit un tel caractère, que le malheureux Marigny fut obligé de chasser la femme de chambre, venue au coup de sonnette, pour qu’elle n’en entendît pas les révélations. Il voulait qu’elles mourussent en lui seul. Il voulait être le seul témoin de ces transports effrayants et de ces cris involontaires, sortis, comme des feux d’un souterrain, du silence de cette femme qui, d’ordinaire, concentrait tout dans les pures et fières profondeurs de son âme. Inintelligibles pour elle, mais clairs pour lui, ils montraient sous un jour accablant et cruel ce qu’il n’avait jusque-là qu’entrevu… « Ah ! — disait-elle, les joues pourprées, les yeux rouverts, mais égarés, et de cette voix entrecoupée, séchée par la fièvre, brève et rauque ; cette voix qui fait devenir les ongles bleus de terreur, quand elle vient d’une personne aimée, — Ryno ! Ryno ! c’est toujours la femme rouge… la femme de la Vigie ! Dieu ! Elle ! Toujours ! Chasse-la, Ryno, chasse-la ! Ne la prends pas comme cela dans tes bras, car c’est moi que tu tuerais… Chasse-la ! Je ne la connais pas, cette horrible femme… Comme elle me regardait à travers le brouillard ! son regard brûlait le brouillard et mon cœur… Ah ! mon Dieu ! » Et après un silence d’épouvante, elle reprenait avec plus d’épouvante encore : « Eh quoi ! elle ne s’en ira pas, cette femme ?… Elle est là, maintenant, assise sur de la paille… avec mon mari… avec Ryno. Là ! — criait-elle, — là ! » Et son doigt aveugle, comme son regard aveugle, malgré la dilatation de ses prunelles, indiquaient un point de la chambre. Elle se dressait sur son séant, les cheveux défaits : « Mais je ne veux pas qu’elle t’embrasse ainsi devant moi, Ryno ! Chasse-la !… Il ne la chasse pas ! — reprenait-elle en se tordant les mains avec angoisse. — Oh ! c’est lui qui l’embrasse maintenant. Ah ! malheureuse Hermangarde, regarde par le trou du volet, regarde ! regarde ! » Et elle retombait pantelante sur son lit. Ryno, déchiré, souffrait d’une inconsolable pitié. Les larmes le gagnaient comme un enfant. « Ah ! ne pleure pas, — disait-elle, comme si elle avait vu ses larmes par une intuition supérieure à la raison et aux sens ; — ne pleure pas ! Est-ce que tu pleures parce que je te dis de la chasser ? Garde-la dans tes bras si tu l’aimes, mais bouche le trou de ce volet… que je ne vous voie plus et que je m’en aille ! que je m’en aille… J’ai eu bien froid en venant, mon pauvre Ryno, » reprenait-elle du ton d’une chose simplement racontée. Et elle se prenait à grelotter. Ses dents claquaient. Ryno souffrait de telles angoisses, qu’il aurait désiré que le délire le prît aussi et frappât de mort sa raison. « Ah ! si ma grand’mère le savait ! — ajoutait-elle rêveusement avec une atroce innocence de cruauté. — Mais n’aie pas peur, Ryno, je ne le dirai pas… Il ne faut pas le lui dire, n’est-ce pas, mon amour ? C’est si facile de mourir sans parler !… « Et elle se taisait alors pour prouver qu’elle pouvait se taire, mais c’était Ryno qui mourait. Oui ! il mourait puni, châtié, supplicié par ce délire dans lequel sa conscience épouvantée entendait comme la voix de Dieu.

Hermangarde resta toute une longue et horrible journée dans ce paroxysme violent. Le médecin craignit quelque temps une congestion mortelle. Mais des accidents d’une autre nature vinrent dégager le cerveau. Ryno, qui ne l’avait pas quittée un instant, épiait le moment où elle recouvrerait la connaissance. Quand elle lui revint, ce fut vers le minuit du lendemain, — à l’heure où, la veille, elle l’avait probablement perdue. Ses yeux, qui s’étaient fermés dans un lourd accablement, se rouvrirent doucement avec leur intelligent rayon. « Où suis-je ? » fit-elle d’une voix faible. Mais elle s’arrêta, — se souvint, — et regardant son mari qui lui avait pris la main, elle la retira, comme si un serpent l’eût piquée. Mouvement de rancune instinctive et jalouse, qu’elle corrigea en la lui rendant. Hélas ! il ne dit rien de ce mouvement qu’il avait compris. Il avait seulement baissé les yeux. Quand il les releva, il la vit qui le regardait avec deux gros sillons de larmes silencieuses… Ce fut tout, et tout pour jamais ! En reprenant sa raison, cette femme, d’une trempe trop divine pour cette terre de perdition, avait repris la virginale nature qui mettait la main sur le mystère de son âme, comme la pudeur surprise la met sur le mystère de son corps. Jusque-là, elle n’avait eu que des soupçons qui la dévoraient. À présent (son délire avait appris à Ryno), elle avait une certitude morne comme le malheur accompli. Elle allait recommencer de vivre sans se plaindre, les lèvres fermées par un sourire résigné, et une épée enfoncée jusqu’à la garde dans le sein, comme la Mater dolorosa du Stabat.

Pour une âme élevée, comme l’était Ryno, cette magnanimité du silence, cette grandeur de réserve touchante fut un genre de torture, inexorable, méritée, et qui devait durer longtemps. Pourquoi cesserait-il, en effet ? Les torts qu’il avait étaient irréparables. Hermangarde pouvait les pardonner ; mais il connaissait cette âme aux sentiments reployés et qui ne rendait rien de ce qui y entrait, comme la tombe. En pardonnant, elle se souviendrait. Elle n’oublierait pas. Or, si le pardon n’est pas l’oubli, il n’honore que celui qui pardonne ; mais c’est une humiliation qui s’ajoute, comme l’assaisonnement d’un poison, à la douleur du repentir. Ah ! l’avenir de ce mariage était bien brisé ! Il le fut deux fois. Hermangarde ne put résister aux fatigues morales et physiques de la terrible nuit où elle était allée secrètement au Bas-Hamet. Elle accoucha, avant terme, d’un enfant mort, et elle ne lui survécut que par le miracle de jeunesse et de force qui était en elle. « Ah ! pourquoi — pensa-t-elle alors — n’ai-je pas imité ma mère, morte en me donnant la naissance ? Cela n’eût-il pas mieux valu pour mon pauvre enfant et pour moi ? » Ce qui augmentait encore sa peine, c’était une pensée qu’elle ne disait pas. En pleurant son enfant perdu, elle pleurait toutes ses espérances maternelles. Elle savait qu’elle n’aurait jamais plus d’autre enfant… Plus digne de s’appeler du nom d’Hermine que sa grand’mère, madame de Flers, elle sentait bien qu’une seule tache avait fait mourir dans sa personne, non la femme qui aimait Ryno, mais celle qu’il avait épousée… Pendant les trois semaines qu’elle garda le lit, elle adressa mentalement tous les jours à cette petite statue de la Vierge, sa relique de jeune fille, que l’Amour conjugal n’avait point exilée de ses rideaux, un de ces vœux qu’on aurait pu croire téméraire, si on n’eût pensé qu’à sa jeunesse. Elle attendait impatiemment l’heure où, dans de tristes relevailles, elle irait le renouveler à l’hôtel bleu de mer de cette Étoile du matelot, qui est aussi la consolation des femmes malheureuses, dans la pauvre église de Carteret.

Ce moment arriva enfin. Ryno, qui ne l’avait pas quittée une seule fois et qui avait reçu dans la poitrine le contre-coup de toutes ses douleurs, avait prolongé, le plus possible, toutes les précautions de la convalescence. Il n’avait as voulu qu’elle sortît trop tôt. Doux avec elle, comme elle était douce avec lui ; se surprenant parfois à être tendres, mais tristes tous deux, comme si tous deux ils avaient eu la conscience de l’irréparable, ils eussent offert à l’observateur un touchant problème de sentiment, mais insoluble. Tout le temps qu’elle avait été malade, Ryno l’avait soignée avec un dévouement sous lequel battait le désir d’une réparation impossible. Le dictame qui guérit tout, il ne l’avait plus. Lui, cet homme taillé pour les succès extérieurs, ce satrape de salon, d’un esprit si retentissant quand il en sonnait les fanfares, avait eu la coquetterie des soins imperceptibles, des mille grâces voilées de chambre à coucher qu’ont les femmes, quand elles soignent ceux qu’elles aiment. Le jour où elle parla d’aller à l’église, il consulta le temps, le degré de température, ordonna qu’on chauffât la voiture et voulut l’accompagner. Ce fut elle qui s’y opposa. Elle désirait être seule pour faire ses dévotions, dit-elle. Il n’insista pas et elle partit.

C’était un jour de la fin de février, — journée d’hiver presque douce comme un jour d’automne, et baignée dans quelques heures d’un pâle soleil. Énervé par la vie close et douloureuse qu’il avait menée depuis trois semaines, Marigny descendit prendre l’air sur les marches de l’escalier qui conduisait des murs du manoir à la grève. Il n’était pas fâché d’être seul. Mille pensées contraires l’assiégeaient. Il songeait à Hermangarde, à madame de Flers, à laquelle il n’avait écrit que pour lui donner des nouvelles de la fausse couche de sa femme. Il pensait aussi à Vellini, cette fatalité de sa vie, la cause du mal qui était arrivé. Pendant la souffrance d’Hermangarde, il avait reçu plusieurs lettres de la Malagaise ; puis il l’avait vue, de la fenêtre, passer bien des fois sur la grève, les yeux tournés toujours du côté du manoir, ou en canot, avec les pêcheurs, descendant la ligne bleue du havre et gagnant le large, sous un bon vent. « Quelle patience elle a eue pendant ces trois semaines ! » se disait-il en se rappelant l’impétueux caractère de cette femme qu’il n’avait jamais pu dompter. Ce jour-là, — par cette pure et fraîche matinée, — quelque chose lui soufflait qu’elle ne pouvait pas être loin. Il est des êtres qu’on respire sans les voir et dont les vents imprégnés nous apportent, de loin, les émanations ! L’histoire des palmiers, c’est l’histoire des hommes. Une chaloupe à voiles remontait le havre avec lenteur. Quoiqu’il ne discernât rien sous ces voiles brunes qui couvraient, en se renflant, la légère coquille de bois noir d’un bonnet mystérieux et bizarre, il pensait qu’elle devait être là. Aussi descendit-il sur le galet qui bordait le havre et s’avança-t-il tout contre l’eau. Son mouvement fit arrêter la chaloupe, qui tourna sur elle-même comme si elle eût tenté d’aborder sous ses pieds. Alors il s’assura qu’il l’avait devinée. Elle était là, à moitié cachée sous les voiles, plus cachée encore (ne lui avait-elle pas promis d’être prudente ?) par le genre de costume qu’elle avait choisi. Avec son mantelet de ratine blanche, à la cape doublée de ponceau, et son foulard à la tête, tordu avec une négligence de créole, on l’aurait prise pour Bonine Bas-Hamet ou quelque autre fille de la côte ; car elles ôtent leur haute coiffe quand elles vont en mer, de peur du vent. Marigny, malgré les préoccupations de sa tristesse, ne put s’empêcher de sourire en la voyant ainsi vêtue, la señora Vellini.

— « Viens ici, Ryno ! — lui dit-elle, mais en espagnol, — nous ferons un tour sous la falaise et je te débarquerai sous les dunes. Hermangarde est maintenant guérie, et il y a trois semaines que je vis sans toi ! »

Il hésitait. « Caramba !  » fit-elle avec impatience. Mais il pensait qu’il serait rentré au manoir avant Hermangarde, qui avait une messe à entendre, et alors il n’hésita plus. La barque redescendit le havre, passa, leste, entre les deux fanaux et cingla en mer.