Une vieille maîtresse/Partie 2/13

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Alphonse Lemerre (tome 2p. 212-245).


XIII

L’INFIDÉLITÉ DE LA FIDÉLITÉ


Le village des Rivières, dont il a été si souvent question dans ce récit, est placé à une très courte distance de Barneville, entre cette bourgade, un peu plus enfoncée dans les terres, et les sables de ces vastes grèves. De la côte, on remonte aux Rivières par des petits chemins de sable mouvant, creusés au milieu de champs d’orge, de chanvre ou de froment, ou bien en suivant la lisière de ces champs fermés d’échaliers. Digne d’être chanté par un poète comme Burns, ce village ne ressemble pas plus à Carteret, la blanche marine, qu’une coquille de moule ne ressemble à une coquille de nacre. Il consiste en une rue mal pavée, à maisons basses, couvertes d’un chaume bruni par le temps ou verdi par la pluie, éclairées d’une fenêtre en petit plomb, ou par une ouverture pratiquée dans le haut des portes cintrées. Si, parmi ces chaumières d’une si humble égalité entre elles, vous en trouvez une ou deux qui se haussent jusqu’au luxe d’un premier étage et dont les vitres renvoient les feux du soleil couchant à travers les bras tordus et le feuillage jauni d’une maigre vigne, soyez sûr qu’elles appartiennent à quelque capitaine au long cours qui a réussi dans ses pacotilles. Ce sont les suzeraines de l’endroit. Du reste, comme tous les villages dont l’agglomération est difficile et lente, les Rivières ne tiennent pas toutes dans ces deux lignes de maisons basses. Elles ont des dépendances éparses, groupées çà et là sur différents points, et l’une de ces dépendances est le hameau appelé Bas-Hamet par les riverains (parce qu’il est situé plus bas que les Rivières vers la côte), où s’était retirée Vellini.

À l’époque où se produisaient les événements de cette histoire, l’apparence de ce hameau était bien triste et bien chétive ; qui sait ce qu’il sera devenu depuis ? On y comptait, au plus, cinq ou six cabanes, formant équerre dans un coin de haie ou de grève, abritées contre le vent de la mer par une butte revêtue d’herbe courte et semée de joncs. C’était dans ces chaumières et derrière cette butte, — au sommet de laquelle on avait planté un bâton d’où pendait un bouquet de houx, pour dire aux promeneurs du dimanche et aux matelots en relâche sous Carteret, qu’on vendait du cidre aussi bien au Bas-Hamet qu’à Barneville, — que vivaient pêle-mêle plusieurs familles de poissonniers. Et comme ces familles ne frayaient guères qu’entre elles, il y en avait deux du même nom, dont l’une, pour se distinguer de l’autre, avait pris le nom de ce hameau solitaire, et n’était plus connue à la ronde que sous la dénomination de Bas-Hamet. Ces Bas-Hamet étaient les hôtes de Vellini. Ils lui avaient cédé pour une faible somme sa part de cabane, séparée par un mur, sous le même toit qu’eux, et porte à porte avec la leur. C’était là qu’elle vivait, la Vellini. Singulière dérive de la destinée ! La fille des balcons voilés de Malaga n’avait plus, pour distraire la rêverie engourdie de ses longs yeux noirs, que la vue éternelle du varech accumulé devant les portes de ces chaumines, et qui, mêlé et trituré avec le sable, produit un engrais excellent, disent les laboureurs de ce pays. Quand le temps était beau, elle y voyait jouer de petits enfants aux jambes nues, pendant que leurs pères écaillaient et lavaient leur poisson sur la pierre du seuil, et que les mères ou les sœurs aînées étendaient leur lessive à la haie du fossé voisin. L’hiver, elle n’y voyait personne. Qui hante ce pays oublié ? La mer le connaît mieux que les hommes. Deux fois par an, aux grandes marées, elle y vient, jetant ses écumes par-dessus la butte, comme une femme en colère qui jetterait ses coiffes autour d’elle, battant aux volets, se coulant sous les portes, et — comme le racontait cette langue de métal, la maigre Charline, la femme du vieux pilote Bas-Hamet, — dépendant sa marmite de la crémaillère, et montant jusque dans le lit où dormait son homme, aussi tranquille que dans son hamac. Certainement, des populations moins rudes auraient reculé devant ces invasions périodiques, et eussent abandonné un lieu exposé à des visites humides d’un caractère si dangereux, mais eux, non ! Dès leur bas âge, ils s’étaient accoutumés à ces trains de la marée aux équinoxes. Leur berceau, comme celui de Moïse sur le fleuve, avait été mis en branle par la lame, qui avait joué avec et qui l’avait respecté. Dès qu’ils avaient pu se tenir debout, on les avait poussés à la mer. C’était dans la mer qu’avaient grandi les cheveux ondés de leurs jeunes filles. C’était dans la mer que s’étaient lubréfiés les muscles durcis de leurs jeunes garçons. Leurs yeux perçants en avaient retenu l’éclat verdâtre, et leurs dents cette blancheur d’écume dont elles éblouissent, mais qui ne dure guères plus que le temps mis par le flot à déferler. Comme les phoques, ils vivaient encore plus dans le flot que sur la terre. La mer, c’était l’âme de leur vie. Ils étaient hardis avec elle, et ils en souffraient avec sourire — comme on souffre tout quand on aime — les terribles familiarités.

Le jour où Marigny avait reçu la lettre apportée par Capelin au manoir, Vellini, revenue de bonne heure de la Haie d’Hectot, n’était pas ressortie. La neige qui tomba abondamment une grande partie de la journée, l’avait traquée dans sa cabane. Elle y était restée, l’œil fixé sur une horloge grossière à poulie qui sonnait les heures avec un bruit éclatant, et dont le balancier de cuivre, large et rond comme un disque antique, oscillait contre le mur, blanchi à la chaux. Les dandys du cercle de la rue de Grammont ne se doutaient guères que la Vellini — cette fameuse muger del partido de la rue de Provence — comptait alors misérablement les heures dans une chaumine de pêcheur, au bord le plus ignoré de l’Océan. Elle se demandait si Ryno céderait aux implorations de sa lettre. Viendrait-il le soir comme elle l’en priait ? Avait-elle encore la voix qui persuade ? Cette incertitude et la mort de madame de Mendoze dont elle avait été témoin, et qui influait aussi sur elle, étendaient à son front une couche de pensées plus noires que la nuit. « Qu’est-il donc arrivé à la Mauricaude ? » avait dit à sa mère Charline cette rieuse jeune fille aux joues arrondies, Bonine, dont Vellini avait parlé dans sa lettre. « Elle est rentrée ce matin, la figure renversée et l’air sournois comme la mer quand elle va grincer aux brisants. » Cette mystérieuse étrangère, dont le teint et les yeux annonçaient une origine lointaine, saisissait l’imagination naïve des filles de ce rivage. Bonine, qui remplaçait un peu Oliva auprès de Vellini, était en perpétuelle curiosité et observation quand il s’agissait de cette maigre Espagnole, dont la vie oisive différait tant de tout ce qu’elle avait pu voir et observer jusque-là.

Elle alluma un grand feu de fagots pour la señora, dans la grande cheminée de sa chaumière. Avec ses poutres mal taillées et ses murs blanchis, c’était une espèce de grange que cet appartement pauvre et nu. Pour tous meubles, il y avait la grosse horloge à poulie, et un bahut en chêne que le temps et la mer avaient poli comme un miroir. Vellini y avait renfermé toutes ses attiferies de femme, ses robes, son linge, d’inséparables bijoux qu’un jour on lui avait apportés de la Haie d’Hectot. On y voyait encore deux chaises grossières, un escabeau à trois pieds et un lit propre, mais dur, déployé à bas, sur l’aire, et c’était tout. Les hôtes attentifs de Vellini avaient voulu lui donner leur grand lit carré, à courtines de serge bleue, mais elle l’avait refusé, et le vieux pilote lui avait arrangé des rideaux avec d’anciennes voiles de vaisseau qui ne servaient plus. Du reste, elle avait suspendu dans un coin son hamac rose, aux câbles de soie, dans lequel M. de Prosny l’avait si souvent trouvée (comme il l’avait écrit à madame d’Artelles), se balançant au nez des gens, avec les impertinentes langueurs d’une sultane. Elle avait fait entasser, au coin du foyer, plusieurs gerbes de paille de froment et de colza qu’on lui renouvelait tous les jours, et elle aimait à s’y tenir couchée sous les réchauffantes influences de l’âtre embrasé ou flamboyant. Ainsi, des tuyaux luisants de blé égrené et des tiges de colza défleuries, voilà comme cette Capouanne de la vie parisienne avait remplacé le lit en satin et la peau de tigre aux griffes d’or.

Ce jour-là, elle avait renvoyé Bonine, qu’elle traitait doucement d’ordinaire, et à laquelle elle donnait toutes sortes de chiffons qui comblaient de joie la pauvre fille. La Sirène joufflue de ces mers avait raison. La Mauricaude n’était pas dans son état habituel. « Quels pois lui a-t-on vendus qui n’ont pas cuit ?… » dit la Charline, en se servant d’une expression proverbiale dans ces contrées. Ces simples femmes ne connaissaient rien de la vie de l’étrangère. Elles ne savaient pas qu’elle attendait un homme qu’elle appelait son destin et qui pourrait bien ne pas venir, tant il s’était attaché, agrafé, rivé à la ceinture d’une autre femme, et tant il y avait d’honneur exalté dans son magnanime amour pour elle ! C’est une si cruelle chose que d’attendre, que Bonine, qui avait eu son fiancé Richard, matelot au long cours, séparé d’elle par des milliers de lieues sur les vagues, Bonine blessée et mécontente de l’air dur de la señora, en aurait été touchée de compatissance, si elle l’avait su, et le lui aurait pardonné !

Étonnées, curieuses, la mère et la fille vinrent plus d’une fois regarder, à la nuit tombante, à travers une fente de volet, ce que faisait la Mauricaude. Elles la virent qui s’était habillée, et restèrent aussi ébahies que ce fils du roi, dans les contes, qui regarda par la serrure de la chambre de Peau-d’Âne et qui la vit s’illuminant des reflets changeants de sa robe, couleur de la lune. La señora avait allumé dans la cheminée une de ces petites lampes qui ont un bec et qu’on suspend à la muraille avec un crochet, et elle lissait ses noirs bandeaux avec un petit peigne qui brillait dans sa main comme de l’or. Elle avait mis une robe singulière, comme jamais Bonine et Charline n’en avaient vu aux baigneuses de l’été et aux belles dames qui viennent prendre les eaux de la Taille au Prieuré. Cette robe était de satin chamois, avec des nœuds flottants de ruban noir. Les bras étaient nus avec trois ou quatre sortes de bracelets les uns sur les autres, mais ce qui frappa plus que le reste les deux curieuses, ce furent les pieds de la Mauricaude. Ils étaient chaussés de mules moresque d’écarlate, chaussure malagaise que la Vellini aimait à traîner en souvenance de son pays. Par la position qu’elle avait prise, renversée sur son banc d’épis vides, sa jupe était un peu soulevée, et on apercevait, par-dessus la soie du bas souple qui les couvrait, ses chevilles si fines et si rondes, emprisonnées dans les mêmes cercles, guillochés d’or, que ses poignets. Telle elle était, peignant sa tempe soucieuse, et regardant de temps en temps dans une petite glace pendue à son cou. Hélas ! ce n’était pas la coquetterie qui la faisait regarder, d’un œil si grand ouvert, au fond de ce miroir presque grossier, encadré dans un étain vulgaire. On eût dit qu’elle y regardait une autre qu’elle. Elle ne s’y souriait pas. Elle avait entre les sourcils la même nuée que le matin, les mêmes plis aux lèvres, les mêmes lourdeurs dans le regard. Sa joue de jonquille semblait peinte, tant le rouge de l’attente l’enflammait ! Malgré sa parure et ses bijoux, elle avait sa laideur boudeuse, triste, rechignée ; cette laideur de lionne qui se fronce et donne un coup de dent au serpent qui la mord au cœur. « Quel dommage qu’elle ne soit pas jolie avec de si beaux ajustements ! » dit tout bas Bonine à sa mère. Elle ignorait, la pauvre fille, qu’il y avait, en cette femme laide, une autre femme, belle entre les belles, qui allait tout à l’heure en jaillir !

Les deux pêcheuses se retirèrent du volet, ennuyées de regarder l’Espagnole immobile, à laquelle leur sens borné ne comprenait rien. D’ailleurs, la nuit était glacée. Il ne neigeait plus, mais il gelait par-dessus la neige, qui se durcissait et que les pieds crevaient avec bruit. Le ciel se montrait par places bleues, entre des nuages fendus que le vent du nord dispersait. Ils passaient tour à tour sur le croissant de la lune, qui semblait courir avec eux dans les airs, comme si, transis par ce temps d’hiver implacable, ils eussent jouté à qui courrait le mieux, dans l’espace immense, pour se réchauffer ! Dix heures sonnèrent. Dans ce pays sauvage, c’est la fin de la veillée. Quand elles sonnent, on éteint la lampe, et chacun de gagner son lit. Au timbre de plusieurs horloges qui se suivirent en retentissant, toutes les cabanes du Bas-Hamet perdirent les lueurs qui filtraient aux jointures des portes et des contrevents, et qui les bordaient de lumière. Le sommeil commença pour ces gens de peine. Seul, le volet de Vellini resta éclairé à sa fente. Qu’étaient dix heures, sinon l’aurore de la nuit pour cette habitante des grandes villes ? Elle avait les yeux toujours fixés sur le miroir d’étain. Tout à coup, ce qu’elle y vit déplissa ses sourcils et mit un suave rayon d’espoir et de joie dans ses lèvres. « Il part ! » dit-elle. Et après le silence d’un instant : « Le voilà au bout du pont ! » reprit-elle, en essuyant du revers de sa main sa tempe, où perlait une sueur légère, « Muy bien ! » reprit-elle encore, les yeux pleins des flammes du triomphe. « Ah ! il vient à moi de toute la vitesse de son cheval. Pauvre Ryno ! comme il est pâle ! Est-ce à moi qu’il pense ou bien à elle ?… » Elle fit une pause : « Où est-il maintenant ? » se demanda-t-elle ; et son regard aiguisé, avivé, entrait dans le miroir comme une sonde. « Sous le chemin qui conduite Barneville, — se répondit-elle. — Ah ! dans dix minutes il sera ici ! » s’écria-t-elle d’une voix timbrée comme un cuivre, sonné par les lèvres gonflées de la Victoire. Et elle se leva radieuse, prit au bahut un plateau de cristal d’une forme orientale, et alluma des pastilles de rose et d’ambre dont l’enivrante vapeur se répandit dans cette chaumière, qui s’en serait étonnée si elle avait respiré. Un cheval qui tournait entre la haie et la butte s’entendit sur la neige qui criait. Impétueuse, elle ouvrit la porte, et siffla entre ses doigts chargés de bagues le nom de Ryno. Il l’avait vue ; il l’avait entendue ; il avait déjà vidé les étriers et attaché à l’anneau de fer, incrusté à côté de toutes les portes normandes, son cheval en sueur, sur le dos duquel il eut soin de jeter son manteau. Il vint à elle, et l’arrachant du seuil glacé où elle se tenait les bras nus, la tête nue : « Allons ! encore une imprudence ! » dit-il, et il entra.

La porte s’était refermée, et ils s’assirent sur les gerbes vides. Ryno, qui tremblait d’une émotion sainte, — car il savait bien qu’il avait tort d’être venu nuitamment à cette entrevue, pendant le sommeil confiant de sa femme, — montrait une majesté de tristesse qui contrastait avec le feu de physionomie de la señora. Il portait contre le froid un bonnet de martre, — poétique fantaisie d’Hermangarde, — et une redingote d’un vert sombre, serrée à la taille et bordée de martre comme le bonnet. La jupe de cette redingote, ondoyant comme la fustanelle d’un Grec, tombait au genou sur ses bottes à moitié plissées, où reluisaient des éperons d’acier. Ainsi vêtu, il avait l’air de quelque mystérieux chasseur des Alpes ou d’un chevalier des temps anciens, étreint aux reins dans le tricot de sa flottante cotte de mailles. Il avait la beauté mûrie d’un homme qui touche au plus intense de sa force, de sa passion, de sa pensée, et qui monte lentement vers le midi de sa vie, dans un char de feu, comme le soleil. Vellini le parcourut tout entier d’un regard retrempé de jeunesse :

— « Le temps ment comme ton mariage, — dit-elle, — comme l’amour qui meurt et qui dit : « C’en est fait pour jamais ! » parce qu’il meurt. Tu es venu, Ryno ! Ce soir, nous n’avons pas dix ans entassés sur nos têtes. Tu es plus beau que quand je te vis pour la première fois, et l’amour mort n’empêche pas que nous ne soyons ici les mains unies, tout prêts peut-être à recommencer le passé et notre amour !

— Tais-toi ! — dit-il, — tais-toi ! » Et son œil et son geste avaient un tel empire, qu’elle se tut, la capricieuse et fière Vellini !

Mais après un silence :

— « Parle, si tu veux, — reprit-il comme un homme lassé de lutter depuis longtemps. — Dis ce que tu voudras. Il n’est que trop vrai : je suis venu. Je n’ai pu résister à ta lettre. Je n’ai pu résister à ce sentiment du passé, réveillé par toi dans mon cœur, depuis le jour de la Vigie. J’ai cherché à l’y étouffer. Je ne l’ai pu. Jamais dévot ne s’est jeté à l’autel comme je me suis jeté à Hermangarde. J’ai embrassé cette adorable femme, belle comme le jour et noble comme une fille de roi ; je l’ai embrassée comme un homme qui sombre, qui sent qu’il s’enfonce dans la mer, embrasse sa planche de salut. Dieu m’est témoin que toi, près de qui je suis maintenant, tu as été cause de plus de baisers, de plus d’étreintes, de plus de tendresses pour Hermangarde que je ne lui en donnai jamais dans l’indépendance de mon amour ! Je me disais qu’elle était assez belle, je sentais que je l’aimais assez pour engloutir dans toutes les ivresses qu’elle verse au cœur, l’inexorable sentiment du passé, cette magie à contre-sens de la vie, cet atroce mirage auquel la pensée fascinée s’en revient toujours ! Je me suis plongé dans son sein. Je me suis caché dans son âme, comme les damnés se plongent le front dans leurs mains, au fond de leur enfer, pour ne pas voir Dieu. C’est insensé, c’est inutile ! Il faut qu’ils le voient. Il faut qu’ils sentent sa main de braise sur leur cœur. De même, moi ! Le passé, ce dieu de ma vie, m’a pris à poignées les entrailles de mon être et ne les lâche plus ! Voilà pourquoi je suis venu, Vellini. J’ai ouï dire que, dans les batailles, quand les chevaux de noble race sont légèrement blessés au poitrail par les baïonnettes, un incompréhensible attrait de douleur les pousse à se précipiter plus avant sur les dards coupants où leur sang coule, et à s’enferrer jusqu’au cœur. Un mouvement pareil me pousse à toi, Vellini, depuis le jour où je t’ai revue. Tous nos souvenirs dormaient en moi sous les souffles placides et tout-puissants d’Hermangarde. Je t’ai vue. Tu as remué toutes ces couches de choses mortes qui se seraient dissoutes peu à peu dans ma mémoire, et, comme un enfant qui fait lever la peste pour toute une contrée, en remuant les boues d’un marais avec son pied, toi, avec un appel sans amour à la vie passée, tu as semé la contagion de ton âme dans mon me, et empoisonné mon bonheur !

— Je sais tout cela ! — fit-elle, tranquille. Elle avait posé sa tête sur la poitrine qui venait de rugir cette violente douleur, et après que tout ce tonnerre eut grondé et éclaté sur ses cheveux : — Je sais tout cela ! — répéta-t-elle. — C’était écrit. Nous avions partagé la vie comme une pièce d’or qu’on coupe en deux pour en emporter chacun la moitié, mais la vie n’est pas comme ce métal inerte, — ajouta-t-elle en rompant le peigne d’or qu’elle tenait à la main et dont elle envoya les deux bouts sur l’aire, comme s’ils avaient été les débris d’une baguette de coudrier. — Il faut que tôt ou tard les deux bouts se rejoignent ; il faut que les tronçons des cœurs se rapprochent, ne fût-ce que pour mourir ensemble dans une impuissante crispation ! Tu as souffert de cette nécessité fatale, parce que tu croyais que le bonheur donné par Hermangarde t’enlèverait de terre et abolirait ta mémoire. Mais encore, Ryno, rappelle-toi ! N’as-tu pas vu un jour, avec moi, dans les Cévennes, un aigle blessé qui emportait sa blessure dans le ciel et marquait de sang dans les airs le sillon tortueux de son vol ? Ryno, Ryno, voilà ton histoire ! Dans les bras d’Hermangarde, en montant au plus pur, au plus bleu de vos rêves, tu emportais les dix ans élargis de Vellini dans ta poitrine, et ni la félicité donnée par ta femme, ni l’éther, — si l’aigle que je me rappelle a pu monter jusqu’à l’éther, — ne devaient guérir, toi, ta blessure, ni lui la sienne ! Ah ! Ryno, c’est en vain que tu ps combattu… Je sais que tu as combattu, — reprit-elle avec un accent de mystère dans le regard et dans la voix, — mon miroir me l’a dit ; je l’ai vu. — Et elle lui montra la petite glace d’étain, pendue à son collier de corail. C’était une glace enchantée, un talisman que la Bohémienne du porche de l’église de Malaga avait donné à sa mère, en reconnaissance de son aumône. — Tu as combattu contre moi, contre toi, contre le sort, contre le sang ! La glace s’est longtemps voilée. Tout y oscillait. Tout y était tourbillon, obscurité, fumées. Mais enfin elle s’est éclaircie. Ce soir, je t’y ai vu, sortant de la grande porte de ton manoir de Carteret, et venant à moi comme si tu avais eu les deux ailes d’un archange aux épaules, et ton cheval, deux ailes d’hippogriffe ! »

Il sourit en entendant ces folles paroles, mais il la connaissait. Si elle était folle, elle était sincère, et la sincérité, c’est la force de Dieu, confiée un instant à des mains humaines. Tout en souriant d’incrédulité, mais d’incrédulité émue, il se pencha pour regarder dans cette glace qu’elle lui tendait, du bout de ses cinq doigts effilés. Il n’y vit rien que la lueur opaque et verdâtre du métal, mais en se penchant, sa joue toucha la joue veloutée de la Malagaise. Ah ! cette chair connaissait cette chair ! Le corps, comme l’âme, a ses ressouvenances. Si les lettres tracées avec du sang et figées sur un froid papier étaient entrées chaudes par les yeux de Ryno pour tomber tièdes sur son cœur, ici, le sang n’était plus séché. Il coulait, il circulait, carmin brûlant, derrière sa cloison transparente. Ce choc électrique de deux joues, ce fut l’étincelle à la poudre !

— « Ah ! je sais bien, — reprit Ryno qui se débattait, — je sais bien que j’aurai des remords demain, que j’emporterai tout à l’heure de tes côtés le morne dégoût de moi-même, mais pourquoi es-tu Vellini ?… » — Et déjà il la regardait, il se perdait dans ces yeux agrandis, dont l’iris, dilaté par la passion rallumée, semblait avoir envahi, absorbé la cornée bleuâtre, — comme un feu violent qui lécherait le lait d’une coupe pleine et en montrerait le fond calciné et noirci.

— « Ce n’est pas moi, Ryno ; c’est le sort, c’est le sang ! » reprit-elle lentement, obstinée, aveugle, et avec des intonations si pleines de sa belle voix de contralto, qu’elle réapparut à Ryno — comme aux premiers jours de leur jeunesse — une créature mystérieuse, surnaturelle, ayant de l’ombre dans la voix comme elle en avait dans le regard et sur la lèvre ; provocante par ces ombres mêmes, agaçante comme l’Androgyne d’une volupté qui n’a pas de nom.

On l’a vu déjà, c’était là une de ses toutes-puissances, et Ryno y avait toujours succombé. D’ailleurs, il espérait sans doute, tout en cédant à cet attrait irrésistible qui la vengeait de sa laideur, qu’en s’y livrant sans nulle réserve, il parviendrait à le faire mourir. Le malheureux ! il se disait que tout cela n’était qu’illusions décevantes de perspective, sensations du passé, avivées par la distance, feux follets d’égarants souvenirs… Et il la pressait sur son cœur avec une véritable furie, croyant ne tenir qu’un spectre, croyant qu’à force de l’étreindre ce spectre s’évanouirait dans ses bras, et que le charme dont il était victime serait enfin… enfin rompu ! Ainsi, ses transports s’accroissaient du désir de les épuiser. À ses propres yeux, il était le Spartiate et l’Ilote. L’Ilote s’enivrait pour dégoûter le Spartiate d’une telle ivresse ; mais, cruauté du sort ! au sein de ces bonheurs maudits, le charme ne se rompait pas. Le fantôme était une réalité vivante qui résistait à la fureur de l’étreinte, et qui y répondait, en la rendant, avec d’inextinguibles pâmoisons. L’ivresse croissait, mais la satiété ne se dressait pas du fond de l’ivresse, et l’Ilote ne dégoûtait pas le Spartiate. En vain, à chaque baiser, à chaque morsure, il s’attendait à voir tomber morts ses désirs, le long de ses veines dégonflées ; son front froidir ; sa poitrine s’apaiser ; mais le Sort — comme disait la superstitieuse Vellini — trompait amèrement son espérance. Plus il se plongeait dans le lac enchanté des caresses d’autrefois, plus il descendait dans cette mer de douloureuses délices, moins il en touchait le fond, — ce fond de sable auquel il aspirait comme à la fin de cette coupable volupté ! Il ressemblait au prêtre égyptien qui voulait voir le néant de l’Isis, longtemps adorée, et qui lui déchirait, d’une main forcenée, ses voiles de lin et ses bandelettes. Hélas ! à chaque bandelette rompue, il trouvait un voile miraculeux, et sous chaque voile déchiré qui tombait, il reparaissait une bandelette ; et la déesse, toujours invisible, défiait et écrasait l’impie de sa mystérieuse divinité.

Veilini, du reste, apprenait au sein de ces désordres combien l’image d’Hermangarde était profondément gravée dans l’âme de Marigny ; car c’était Hermangarde qui se retrouvait au fond de cette expiatrice horreur que Ryno montrait, dans ces plaisirs qu’il voulait tarir pour que jamais il n’y en eût plus pour lui de pareils ! Seulement, ses remords, qui ne diminuaient pas son délire, ce sacrifice d’une fidélité qu’il regrettait tout en la perdant, devaient attacher au front de l’Espagnole la couronne de l’orgueil triomphant par-dessus l’autre couronne des désirs heureux. Il n’en était rien néanmoins. Une autre femme que Vellini aurait exprimé, comme un citron piquant, tous les sucs de la vanité satisfaite dans cette coupe où la Volupté leur versait la poussière d’émeraude de ses plus brûlantes cantharides. Mais elle, cette fille d’un jet si franc, ne se repliait pas dans son orgueil vers Hermangarde, et ne se repaissait point, dans sa pensée, des humiliations de sa rivale. L’entraînement de Ryno, elle ne s’en parait point avec le faste de la victoire. Elle l’expliquait par les superstitions de toute sa vie, comme le sauvage explique l’univers par le Manitou qu’il emporte roulé dans son pagne. Elle croyait au philtre qu’ils avaient bu dans les veines l’un de l’autre, comme si on avait besoin d’un philtre pour expliquer les anciens abandons revenus, les vieux enivrements retrouvés ; comme si le souvenir de tous ces fruits, mangés dans la jeunesse, n’était pas assez pour tenter les lèvres assoiffées, malgré les meurtrissures du temps !

Mais si peu orgueilleuse qu’elle fût, elle savourait les transports de Ryno avec des dilatations infinies, et elle eût voulu les garder comme un trésor perdu qu’on retrouve. — « Ah ! — lui disait-elle, — mon Rynetto, pourquoi donc as-tu l’air si triste en me regardant à présent ? Ce n’est pas ta faute si tu es là. Ce n’est pas la mienne. Mais, dis ! n’y as-tu pas été heureux ?… Ah ! vois-tu ? ce bonheur reviendra sans cesse ; tu le retrouveras ici toujours. Le plus difficile est fait maintenant : c’était le premier pas vers moi qui t’attendais dans des anxiétés cruelles. Est-ce que je ne t’ai pas réappris le chemin qui conduit à moi ? Ne te révolte pas, — ajouta-t-elle, car il fit un mouvement à cette parole comme un cheval qui se cabrerait devant une barrière et refuserait de la franchir ; — ne te révolte pas, cariño ! — Et elle lui jeta un de ces regards qui contiendraient un lion. — Ne crois pas que je m’enivre de ma puissance ! Si j’ai fait quelquefois des rêves, je les ai toujours brisés sur mon cœur. Tiens ! — ajouta-t-elle en baissant sa voix pleine, — veux-tu que je te conte le rêve détruit de ces derniers jours, pauvre chose précieuse que j’ai écrasée comme j’écrasais, toute petite, entre deux cailloux, les perles que ma folle et bien-aimée mère détachait de ses oreilles pour me les donner ? »

Et il la laissa dire, dans cette longue contemplation muette dont elle le frappait toujours. Naturelle et bizarre tout ensemble ; enfant, femme, animal, Chimère, un composé de tant de choses divinement pétries ; une statuette humaine, faite — comme la foudre des Anciens — de trois rayons, tordus par la main de Dieu !

Le feu s’éteignit dans l’âtre. La flamme de la lampe s’en allait, maigrissant, contre le mur. La chaumière trempait toute dans l’ombre. Il n’y avait plus d’éclairé par les charbons du foyer et la flamme vacillante, que le groupe qu’ils formaient sur les gerbes. Groupe difficile à saisir dans l’ensemble de son contour, sous ces lueurs errantes, coupées d’obscurités, lignes brisées qu’on ne suivait pas d’un seul regard. Ce n’étaient plus les chastes poses de l’Amour conjugal, que le séraphique Swedenborg a appelé le roi des Amours, et qu’il a symbolisé ans les cygnes, les oiseaux de Paradis et les tourterelles. C’étaient des attitudes lassées, déchevelées ; des reploiements de corps alourdis. Vellini, dont le pied crispé dans quelque pâmoison avait rejeté une de ses mules moresques, était plus que jamais, avec son miroir constellé, la sorcière au pied nu, qui vient de faire son charme, comme l’avait dit le vieux Prosny au commencement de cette histoire. Dans le désordre de la robe, étalée là, relevée ici, l’autre pied se retrouvait un peu plus loin sur les gerbes, chaussé de sa pantoufle écarlate, et l’autre pantoufle avait roulé presque au bord du brasier dans la cendre, brillant là, vide et solitaire, comme le soulier de verre perdu jadis par Cendrillon.

— « Écoute donc mon rêve, — reprit-elle après un silence. — Tu as vu ce bâtiment Espagnol qui est encore sur la plage et qui va mettre à la voile dans quelques jours. J’ai parlé au capitaine, aux matelots. Ils me connaissent tous. Ils sont de Malaga et ils y retournent. Ils m’ont proposé bien des fois de m’emmener avec eux au pays. Ils ne savent pas, Ryno, que je tiens par des racines à cette terre que tu foules, que je suis ton ombre sur cette terre, que la Vellini a la chaîne d’un homme autour du cou. Ils l’ignorent, mais moi, je le sais… et je me disais que puisque tu dois me revenir comme je te suis revenue, puisque ton mariage est la noble imposture d’un cœur épris, mais qui se trompe encore une fois, nous pourrions bien partir ensemble et nous en aller de ce pays glacé, où les femmes ne croient pas aux sortilèges d’amour mais à la puissance de leur beauté toujours trahie, pour vivre, libres et unis, comme nous avons vécu autrefois. Ah ! quel bonheur alors ! quelle jeunesse ressuscitée ! La présence de Ryno sur mes yeux, le soleil de Malaga sur mes bras, ce soleil qui m’a doré la peau toute petite, et me l’a faite comme tu la vois ! Ah ! cariño, voilà l’idée qui m’est venue et que j’ai caressée dans mon sein comme un oiseau qu’il faut tuer ! Car je me disais que c’était fou, — ajoutait-elle, s’apercevant qu’il avait tressailli sous sa parole, comme si elle l’avait galvanisé, — je me répétais, pour m’apaiser, que tu ne voudrais jamais quitter Hermangarde ; que tu ne consentirais jamais à lui briser le cœur… et alors, moi… je brisais mon rêve sur le mien. »

Éloquence singulière, farouche et tendre, hypocrite et vraie, dont les mots pressés sur ses lèvres, comme les gouttes d’un orageux fluide, pénétraient Marigny et se coulaient, dans son être ému, par torrents.

— « Mais si nous ne partons pas, — reprit-elle, incertaine, n’osant croire que le lazo invisible qu’elle lui jetait autour du cœur y fût bien noué, — si le brick Malagais va laisser la Vellini sur ce rivage, dis-moi au moins, Ryno, que nous pourrons toujours nous y rejoindre et nous y revoir, de temps en temps, pour quelques heures, comme nous l’avons fait aujourd’hui. Ah ! cela, Ryno, n’est pas un rêve ! En est-ce un ? — fit-elle avec des modulations d’amour soumis dans la voix, douces comme les sons renflés d’une flûte. — et faut-il encore le briser ? Va ! ta Vellini n’est point méchante. Elle ne veut point t’arracher l’amour d’Hermangarde. Elle ne veut que toi, par moments, toi ici, dans l’obscurité, sans qu’aucun être vivant le sache, ni Hermangarde, ni le monde, ni personne ! Que ta femme, Ryno, puisqu’elle est ta femme, ait ton amour et garde son bonheur, mais moi, que je t’aie ! que le passé revienne se poser entre nous, chaque nuit ou chaque jour, pour une heure ! Cela sera assez pour Vellini. Eh bien, tu prendras toutes les précautions de la tendresse. Tu surveilleras la confiante sécurité de ta femme ; moi-même, je deviendrai prudente. Oui ! moi, Ryno, ton impétueuse Vellini ! Rien ne me coûtera. Je changerai mon caractère. Ah ! je voudrais bien qu’il me résistât ! Nous nous cacherons. Pour la première fois de sa vie, Vellini se cachera, dût-elle en étouffer ! Elle se cachera comme si elle avait peur. Elle deviendra lâche pour sauver le bonheur d’Hermangarde. On est si bien sur cette côte écartée ! J’en sais tous les coins depuis que je la parcours. L’hiver est dur, ta femme est délicate. Elle ne peut plus t’accompagner dans tes promenades. Tu pourras donc sans danger y rencontrer Vellini. La fille du Toréador — reprit-elle d’un accent plus haut et avec une fierté sauvage qui lui fit secouer ses bras au-dessus de sa tête — a les muscles de son père le toréador et peut défier les éléments ! Il n’y a point une dune, pas une anse, pas une grotte des falaises que je ne connaisse à présent, et où je ne puisse t’attendre, quand tu m’auras dit que tu y viendras. Peut-être — ajouta-t-elle avec rêverie — les femmes des contrebandiers sont-elles venues souvent aux mêmes lieux attendre ceux qu’elles aimaient et qui voguaient sur la mer. Je ferai voir à ces rochers une autre femme aussi intrépide, aussi patiente… Pendant qu’Hermangarde dormira en t’attendant sur la soie, moi, qui t’attendrai comme elle, je ne dormirai pas sur mon écueil. »

Elle s’arrêta. Ryno l’admirait, le visage tourné vers elle, esclavé par son charme qui eût fait croire à la magie. Il la regardait et l’écoutait, source de vie qui rejaillissait tout à coup quand on la croyait engloutie, et qui recommençait, flots et écumes, ses bouillonnements éternels. Il buvait au son de sa voix et aux regards de ses yeux. Il s’y désaltérait de cette longue soif le l’absence qu’il avait trompée avec Hermangarde, comme on trompe sa soif, quand on n’a pas de breuvage, avec la chair fondante d’un fruit délicieux. Bientôt, comme une ramure qui tombe sur une source, les ténèbres tombèrent entre eux. La lampe s’était éteinte. Le vent du nord siffla sur la chaumière, et le cheval, attaché à la porte, hennit et fit un écart de terreur qui sembla ébranler le mur.

— « Qu’a mon cheval ? — dit Ryno, troublé comme une mauvaise conscience ; et ils se levèrent de leur divan agreste, dans la nuit profonde.

— Ce sont les Bas-Hamet qui se lèvent, — dit Vellini. — Ils nous auront entendus à travers le mur, ou peut-être le père va-t-il, cette nuit, pêcher au lançon. »

Ils restèrent quelque temps encore dans l’obscurité. Elle chercha à rallumer la lampe, mais n’y parvenant pas, elle prit une poignée de pailles sèches aux gerbes et la jeta sur les charbons du foyer. La flamme se dressa tout à coup, et, alimentée par le bois de fagot qu’ils y poussèrent, fit rayonner dans tous les coins de la chaumière sa vive clarté.

Marigny continuait d’écouter le faible bruit qu’ils avaient entendu et qui avait effrayé son cheval. Ils allèrent tous les deux à la porte, l’ouvrirent et regardèrent, du seuil. Ils ne virent personne. Le bruit ne s’était pas renouvelé. Le cheval avait encore l’oreille frémissante et l’œil inquiet, et cependant tout était calme, silencieux, solitaire. La lune qui s’enveloppait dans des linceuls de nuages, retirait ses lueurs blafardes et mourantes. La gelée faisait étinceler les neiges tombées. Tout était blanc dans l’étendue, excepté le bouquet de houx pendu au bâton de la butte, dont les feuilles luisantes et foncées n’avaient pas gardé les glissants flocons. La chaumine des Bas-Hamet était plongée dans une paix infinie. Le sommeil l’avait visitée ; et à travers ses murs peu épais et ses portes mal jointes, on discernait, dans le vaste silence de la nuit, jusqu’aux respirations de ceux qui s’y étaient endormis.

Ils revinrent s’asseoir sur les gerbes. Ryno, qui n’avait encore vu que Vellini, depuis qu’il était avec elle, jeta un coup d’œil sur cette espèce de grange qui était alors tout l’appartement de cette fille du luxe et des villes.

— « C’est donc ici que tu demeures ? — fit-il, étonné de la nudité pauvre des choses qu’il avait autour de lui.

— C’est ici ! — répondit-elle avec fierté. — Tu vois, Rynetto, j’ai déjà commencé la vie des femmes de ce rivage. Je me suis déjà endurcie. La señora de la rue de Provence, l’Espagnole qui ruinait Cérisy n’est plus. Quand je te dis que tu me trouveras partout sur cette côte, la nuit, le jour, à toute heure, t’y attendant quand tu m’auras dit de t’attendre, je ne me vante pas, Ryno ; je l’ai déjà fait bien des fois depuis le jour de la Vigie. J’ai passé bien des heures à l’air du temps, assise ou errante dans les grèves, t’attendant toujours ; mais tu n’es pas venu.

« À présent, ce sera moins dur, — ajouta-t-elle, — car tu viendras, n’est-ce pas, cariño ? » Et elle lui en arracha la promesse. Il était attendri de cette rude vie qu’elle menait pour lui, sur ce rivage d’un froid si mortel aux délicatesses d’une fille du Midi. Et surtout, il était touché, jusqu’au fond de l’âme, de cette noblesse de cœur qui ne se démentait pas et qu’elle avait toujours en parlant d’Hermangarde. Il se répétait qu’après tout, c’était du bonheur de cette adorable Hermangarde qu’il s’agissait, et qu’il était encore possible de le sauver !

D’inexprimables langueurs les reprirent sur ces gerbes où ils s’étaient replacés. Ah ! qui ne connaît pas, après les convulsions du bonheur nerveux des caresses, cette détente de tous les organes, cette lassitude brûlante, engourdie, qui a aussi sa volupté ?… On dirait le sommeil de l’opium, se coulant entre nous, membre par membre, et faisant sommeiller le corps avant que la pensée ait clos sa mystérieuse paupière. Ils l’éprouvèrent alors. Ils se bercèrent dans ce dormir, les yeux ouverts ; dans ce somnambulisme transparent des sens, apaisés de jouissances ! S’ils se suspendaient encore l’un à l’autre, c’était d’une caresse pleine de lenteur, mourante, inachevée, une de ces caresses où la rêverie tient plus de place que les hâtes frémissantes du désir. Jamais le souvenir de l’amour n’avait plus ressemblé à l’amour même. Jamais ils n’avaient mieux compris, ces deux êtres, que la mémoire des temps écoulés, cœur contre cœur, avait repoussé, cœur contre cœur ; que de toutes les réalités de l’existence, la plus puissante, c’est la chimère du passé !

Minuit qui sonna au clocher de Barneville, et la grossière horloge à poulie « qui jura que le fait était vrai[1] », les tira de leur contemplation rêveuse. Ryno se leva. « Il faut partir, — dit-il avec regret, — il faut retourner au manoir. » C’était ainsi qu’il la quittait, rue de Provence. Et ce soir, comme dans ce temps-là, il lui dit adieu en espagnol, dans cette langue qu’elle lui avait apprise et qu’il n’avait jamais parlée qu’avec elle, car il eût craint, sans doute, l’impression de ces mots, vidés, comme la coupe du roi de Thulé, de l’amour dont ils s’étaient remplis pour lui, et sonnant, comme une ironie de son bonheur, sur des lèvres indifférentes.

Il monta à cheval devant elle. « Je serai ton page, — lui dit-elle avec sa grâce osée, sa grâce de jeune garçon mutin et hardi ; — laisse-moi te tenir l’étrier ! » et elle le lui tint. Il la laissa faire comme une mère, ivre de maternité, laisse faire son souverain d’enfant qu’elle admire. De son cheval, il l’embrassa sur la tête, comme s’il y déposait sa pensée. Puis il partit, et elle le regardant du seuil, il eut bientôt tourné la haie qui était en face de la hutte.

C’était une nuit d’hiver rigoureuse, d’un calme morne, d’un silence profond. L’air était fin et le vent piquait. Levée de bonne heure, la lune se couchait de bonne heure. Les premières ombres de son déclin, qui s’en allaient croissant, commençaient à traîner sur les neiges tombées dont elles ne pouvaient amortir le mat éclat. La mer, à la gauche de Ryno, n’élevait pas, comme à l’ordinaire, sa grande voix vague et monotone. Et quoique le froid ne soit jamais, dans nos contrées, assez intense pour saisir la mer, on eût dit pourtant ce soir-là, à son silence, que les glaces l’avaient emprisonnée. Cette nature attristée et muette ; ces steppes de grèves auxquels la neige donnait un caractère qui n’est pas le caractère habituel de ce pays ; le froid, cette chasteté des airs ; tout précipita Ryno du monde de sensations dans lequel il venait de vivre auprès de Vellini, et le replaça cruellement en face de lui-même. Il était maîtrisé par tous ces aspects. Il sentait jusque dans son cœur la main de glace de la Nature. Parti du Bas-Hamet le front ardent, les artères palpitantes, l’âme embrasée, il s’éteignait peu à peu en s’avançant sur ces grèves neigeuses, vers la demeure où dormait Hermangarde trahie. Oui ! il s’éteignait sous le souffle de ce vent du nord, moins âpre que sa pensée, — comme une de ces torches élevées parfois par le douanier au sommet des dunes, pour avertir les navigateurs en détresse. Son cheval, qui marchait d’un trot allongé, troublait seul le silence nocturne par les hennissements du retour. Ces hennissements rappelaient à Ryno celui que le noble animal avait poussé à la porte de la cabane, et ramenaient dans son esprit une pensée qui l’avait traversé comme une flèche, et qu’il avait chassée comme la vision de l’impossible… Il la chassait encore, cette folle pensée, mais il en blêmissait tout en la chassant. Du train qu’il allait sur la lisière unie de la grève, il arriva bientôt au bras de mer et au Petit-Pont. Un homme le passait. Il s’arrêta court au milieu de la planche étroite, la main sur la gaule qui servait de parapet, en entendant les pas du cheval qui entrait dans l’eau.

— « Tiens ! c’est M. de Marigny, et bien attardé ! » dit une voix étonnée.

Marigny reconnut le pêcheur Capelin qui s’en revenait de la falaise.

— « Oui, c’est moi, — répondit-il, ne voulant pas avoir l’air de se cacher. — Avez-vous fait une bonne pêche, mon brave Capelin ?

— Nenny ! — repartit le pêcheur. — J’nons vu brin d’crabes. La mer n’y est pas, ni le vent non plus. Mauvais temps pour les pauvres gens, monsieur de Marigny ! La Caroline a rôdaillé toute la nuit sous les dunes. J’l’ai vue deux fois du côté de votre manoir.

— Je ne l’ai pas rencontrée, » dit Ryno d’un ton moitié incrédule et moitié sérieux ; car il trouvait inutile de blesser ces simples gens dans leurs illusions ou dans leurs croyances. Et il remit son cheval au trot.

Il arriva bientôt à la porte du manoir de madame de Flers. Il descendit pour ouvrir la grande porte rouge. Mais quel ne fut pas son étonnement, quand, en la poussant, il sentit qu’elle était ouverte et qu’elle tournait sans résistance sur son gond rouillé. Il apaisa avec un mot les hurlements des chiens qui le reconnurent, et il entra par le perron et la porte vitrée, qu’on ne fermait jamais, après avoir conduit son cheval à l’écurie et l’avoir lui-même débridé.

Le mot de Capelin sur la Caroline lui revenait à la pensée. Est-ce que les certitudes de l’homme ne se font pas avec des riens ?… Il alluma un flambeau dans la salle à manger ; et, réellement, il était plus pâle que les vieux portraits qui le regardaient du fond de leurs cadres, avec des yeux qui lui firent baisser les siens. En proie à des pensées inexprimables, à des soupçons plus forts que sa raison, il pénétra sur la pointe du pied dans la chambre de femme, afin de savoir si elle était endormie comme il l’avait laissée et si son sommeil n’avait pas été troublé.

Quand il était parti, elle dormait dans le lit nuptial, sous le mol abri de ses couvertures, le visage pâli, mais calmé, ombragé de ses longues paupières. Quand il revint, il la trouva désordonnément vêtue, la pelisse aux épaules, évanouie au bord de la couche, les mains dégantées, bleuies par le froid, et les pieds ayant encore autour de leurs bottines à moitié lacées, des plaques de neige qui croulaient en eau sur le tapis. Alors il comprit tout… et le hennissement du cheval au Bas-Hamet, et la porte du manoir ouverte, et la blanche Caroline errante sous les dunes, dont lui avait parlé Capelin.



  1. Burns, dans Tye Brigs of Ayr :

    The drowsy Dungeon-clock had number’d two
    And Wallace tower had sworn ihe fact was true.