Une vieille maîtresse/Partie 2/5

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Alphonse Lemerre (tome 2p. 74-93).


V

DANS L’EMBRASURE D’UNE FENÊTRE


La réponse que M. de Prosny avait faite à madame d’Artelles avec une maligne exactitude, n’effraya point la comtesse, mais l’impatienta. Elle y retrouvait tous les préjugés qu’elle avait perdus, mais elle ne respectait pas assez la tête de M. de Prosny pour les reprendre. En sus, il y avait un peu de moquerie, — innocente, car la moquerie du vicomte, petit acte d’émancipation à ses propres yeux, n’était jamais un acte d’insurrection positive. Non seulement il n’aurait pas osé, mais il n’eût pas même songé à oser. Elle était sa monarchie de cœur depuis trente ans, et cette monarchie absolue, il la tempérait par de petites ironies, comme l’autre, dans l’ancien régime de France, se tempérait par des chansons. La comtesse, adroite comme les gouvernements devraient l’être, et n’étant pas pour rien l’intime amie de madame de Flers, à qui elle avait vu pratiquer sur feu le marquis une domination modèle, ne se blessait pas des plaisanteries de son esclave. Elle avait la longanimité de cette rusée commère italienne que l’Histoire, qui se mêle peu du sexe des âmes, appelle, sur son rabat et sur sa moustache, le cardinal Mazarin. Elle pardonnait l’illusion d’une petite résistance dans l’intérêt de son pouvoir.

Seulement, comme il faut que la femme se retrouve un peu partout, elle eut un dépit impatient en lisant la lettre où le vicomte, qui n’avait jamais été si brave, maintenait son opinion sur Vellini. « — Voyez ! — dit-elle à la marquise, — voilà que M. de Prosny me raille maintenant parce que je crois comme vous à la sincérité du cœur de M. de Marigny. C’est un vrai tocsin qu’il nous sonne avec les clochettes de son chapeau de fou. Ne le dirait-on pas épris à son tour de cette odieuse femme qui fait rêver jusqu’aux vieillards, et sur laquelle il nous écrit six énormes pages, lui qui, d’ordinaire, se contente de quelques mots écourtés ! Et tout cela, vertu de ma vie ! parce qu’il l’a vue à sa toilette, dans un corset débraillé, ou remplissant le noble rôle de cocher de M. de Cérisy ! »

Assurément, avec ses habitudes du monde, madame d’Artelles avait le droit de s’étonner. Mais la marquise, qui connaissait mieux la vie et combien peu le code des convenances pèse dans la balance des passions ; la marquise ne partageait pas le dédain de la comtesse pour cette femme, qui — comme le disait son amie — faisait rêver jusqu’aux vieillards.

En effet, cette femme, cette Vellini, était pour elle une énigme, dont elle ne parlait jamais, il est vrai, qu’à madame d’Artelles, et encore ne lui en parlait-elle que bien sobrement, en quelques mots, mais qui préoccupait et tantalisait son esprit. Comme M. de Prosny, mais d’une autre manière, incessamment elle en rêvait. Quand, dans sa bergère, au coin du foyer ou à la fenêtre de son salon, elle fermait les yeux et baissait la tête, ses enfants, qui la regardaient, croyaient qu’elle était endormie, et elle pensait à Vellini. Eux, qui l’aimaient presque autant qu’elle était aimable, se parlaient plus bas de leur tendresse pour ne pas troubler son sommeil. Ils surveillaient, en souriant entre eux, — douce chose, mon Dieu ! que la piété filiale ainsi partagée ! — ce sommeil qu’ils appréhendaient comme un affaiblissement des organes. Ils la contemplaient avec mélancolie, elle qui les avait bénis envers et contre tous. Puis, quand Hermangarde s’attendrissait en la voyant tombée dans ce sommeil facile aux vieillards, parce qu’ils vont peut-être bientôt mourir, et que François de Sales, à son heure dernière, appelait : le frère en attendant la sœur, l’épouse qui soutenait la fille rapportait à son mari, en se détournant, une larme qu’il buvait en silence, — la seule espèce de larmes que connussent les yeux purs de cette femme heureuse ! Ingénieux à se tourmenter, ils s’effrayaient à tort pourtant ; elle n’était point assoupie. Cet esprit vif et attrayant ne reployait pas ses ailes ; cette vieille que Dieu avait tant douée ne s’affaiblissait pas comme eût fait une matière moins subtile et moins mêlée aux célestes étincelles. Elle était seulement retirée en elle-même, abritant sa méditation sous le voile trompeur du sommeil qui les inquiétait. Mais la vie intérieure couvait au sein de ce repos. Vellini, Vellini passait, en l’enflammant, au fond de cette pensée, cachée, mais attentive. Elle la voyait comme Marigny la lui avait montrée ; comme M. de Prosny, devenu (par miracle !) peintre en parlant d’elle, la lui avait représentée à son tour ; et elle cherchait le mot de l’énigme, illisible et non pas indistinct. « Il y a plus difficile que de conquérir, — pensait-elle, — c’est de garder sa conquête. Pour les femmes, c’est le grand problème ! » Et elle, qui avait cherché peut-être cette quadrature du cercle du cœur, sans la trouver jamais, se demandait si Vellini n’avait pas, à son insu, le génie qu’il fallait pour la découvrir sans chercher ; pour dompter l’indomptable chimère dont le dos ailé tenta toute femme dans sa jeunesse… Alors la peur la prenait pour Hermangarde et elle rouvrait les yeux en sursaut. Mais ce qu’elle retrouvait devant elle chassait sa terreur comme un mauvais songe. N’y étaient-ils pas tous les deux ? Ils y étaient, l’un à côté de l’autre, tantôt ici et tantôt là, mais exprimant l’amour de leurs âmes dans leurs gestes et dans leurs regards. Parfois oisifs, ils se contentaient d’une main prise, d’un échange de pensées et d’accablantes délices par les yeux. D’autres fois, Marigny (l’auraient-ils cru, ses amis de Paris, qui l’appelaient le fier Sicambre ?) ce Marigny dont l’intimité avec Vellini — madame de Flers le savait — avait été une longue bataille, renouvelant la fable si vraie d’Hercule filant aux pieds d’Omphale, tendait ses poignets à l’écheveau de soie d’Hermangarde, qui le dévidait en le brouillant à dessein, pour sentir plus longtemps l’haleine du dieu de sa vie sur son front tiède et ses longs cils. Détails vulgaires, mais idéalisés par le cœur, par cet amour, beauté et mystère, qui jette des torrents de volupté et de poésie sur toutes les poussières de l’existence ! C’était sans effort et sans combat que la marquise se rassurait à ces spectacles, où l’homme gagne tant en grâce et la femme en puissance, fusion divine de deux âmes qui mêlent leurs facultés en les partageant ! Ah ! quelle femme, fût-elle centenaire, ne s’est pas toujours retournée avec une passion de souvenir vers le bonheur évanoui de l’amour, quand elle a rencontré de ces félicités si bien gravées et si visibles dans la vie, qu’on dirait une eau-forte dont les yeux les plus affaiblis peuvent saisir aisément la perfection et l’empreinte ?… Tels étaient les sentiments de la marquise. Elle jouissait du bonheur de ses enfants, moitié pour eux, moitié pour elle. Elle passait de longues heures, les mains jointes sur sa ceinture, à contempler ce chef-d’œuvre du destin auquel elle avait contribué, et qui condensait tous les bonheurs épars et moins grands de sa vie, en un seul, pour son Hermangarde. On aurait juré qu’elle priait. Et qui sait ? peut-être priait-elle. Elle n’avait jamais été pieuse, mais elle n’avait jamais non plus été incrédule. Ce qu’elle n’avait pas demandé à Dieu pour elle, peut-être le demandait-elle pour sa petite-fille. Tous les grands sentiments sont de grandes croyances, et toutes les grandes croyances ne s’appellent-elles pas ? Oui, elle aimait tant Hermangarde qu’elle eût fait volontiers, cette femme du xviiie siècle, des neuvaines à la Vierge Marie, la Protectrice des amours saintes, la Mère de toutes les pitiés, pour qu’elle protégeât la fragilité sublime d’un amour semblable ; pour qu’elle eût pitié d’un si saint amour.

Mais que cela fût ou non, elle n’était pas femme pourtant à s’en remettre uniquement au ciel du bonheur qu’elle lui demandait. Elle pensait à le couvrir de ses propres mains, à l’assurer par des voies humaines. C’était là sa pensée de toutes les heures, comme le prouvera une des dernières conversations qu’elle eut avec sa petite-fille, quelques jours avant de quitter son ancien manoir de Carteret et de retourner à Paris.

Ils n’étaient pas sortis ce jour-là. La pluie tombait depuis le matin, une pluie des derniers jours d’octobre, fine, pressée, filtrant d’un ciel gris et qui semblait ternir la mer en y tombant ; Car la mer aussi était grise et son écume roulait du gravier au rivage. Des fumées cernaient l’horizon. Jersey était noir, — mauvais signe, disent les marins de cette côte. Le vent qui poussait de longues plaintes, en soufflant de la falaise, annonçait de l’eau pour le reste de la journée et rendait toute promenade impossible. Ils n’avaient pas quitté le salon. À une certaine heure, selon son usage, madame d’Artelles s’était retirée dans sa chambre et ils étaient restés seuls avec la marquise. Hermangarde brodait. Marigny, le bras passé derrière elle, sur le dos de son fauteuil, regardait le mouvement languissant de ces belles mains qui travaillaient. Ils avaient d’abord causé tous les trois. Puis la marquise avait paru s’assoupir. Elle s’était isolée d’eux par les cils baissés, mais non par la pensée. Discrétion délicate qui ménageait les plus sensitives pudeurs de sa fille, en ne voulant pas voir tomber quelque baiser, difficile à retenir, sur ce cou dont la ligne inclinée passait si près de la bouche de Ryno.

Après un temps qui ne leur parut guères, un domestique souleva la portière du salon. Un fermier demandait M. de Marigny. À ce moment, madame de Flers avait rouvert les yeux.

— « Ryno vous a-t-il réveillée, ma mère ? » — dit Hermangarde. Malgré les précautions qu’il avait prises, Marigny pouvait avoir fait quelque bruit, tout en traversant le salon.

— « Non, mon enfant, — répondit la marquise, — ton mari ne m’a point éveillée ; je ne dormais pas.

— Méchante bonne maman, — dit Hermangarde, — qui reste près d’une heure sans rien dire à ses deux enfants ! Que faisiez-vous donc, alors, les yeux fermés et dans le silence ?…

— Ah ! — fit la marquise, avec sa finesse accoutumée, — je vous écoutais vous aimer. »

Une nuance d’un rose pâle traversa les joues pâles de la chaste femme, qui plus d’une fois avait été obligée de mettre sa main sur les lèvres de son mari, pour y étouffer de ces ardents soupirs qui implorent mieux que la voix quelque caresse.

— « Mère, — dit-elle après une légère pause, — est-ce que vous êtes jamais de trop entre nous ? Est-ce que nous ne serons pas assez longtemps sans vous entendre, puisque vous voulez nous quitter, pour nous priver, pendant que vous êtes ici encore, de votre esprit et de votre voix ? »

Et elle jeta un triste coup d’œil vers la fenêtre, d’où l’on voyait la pluie tomber lentement sur les grèves.

— « C’est vrai, — répondit la marquise, suivant le regard d’Hermangarde, — voici l’hiver : il va falloir bientôt partir. Madame d’Artelles est pressée de revoir Paris et se plaint de ses rhumatismes. Vous allez rester seuls, mes chers enfants, mais la plus seule des trois sera encore votre vieille grand’mère, lorsqu’elle sera loin de vous.

— Chère maman, — dit madame de Marigny, touchée du ton de la marquise, en laissant là sa broderie pour venir prendre la pose qu’elle prenait quand elle était jeune fille, et en s’agenouillant sur le tabouret aux pieds de sa grand’mère, — j’aime ce pays ; j’y suis heureuse, l’été m’y a été si bon ; mais je vous préfère à tous les pays du monde ! Si je le veux, Ryno retournera à Paris !…

— Non ! non ! — repartit vivement la marquise, retrouvant sa fermeté sous l’attendrissement qui la pénétrait. — Non ! ma chère enfant, je ne veux point de ton sacrifice. Restez ici, puisque vous vous y plaisez ; je vous aime presque mieux ici qu’à Paris, où vous iriez dans le monde sans moi, et où je ne vous verrais pas beaucoup davantage. »

Elle ne disait pas la vraie raison qui la faisait les aimer mieux à Carteret qu’à Paris, tout l’hiver. Mais si elle parlait du monde, des distractions du monde, elle ne pensait qu’à Vellini.

Elle se mit à passer les mains sur le pur ovale du visage de sa petite-fille, qui avait couché câlinement la tête sur les genoux maternels, et caressant la joue de Briséis, tournée vers elle :

— « Tu ne sais donc pas, mon beau cœur, — lui dit-elle avec une douce mélancolie, — combien le bonheur d’une femme est fragile. Tu ne sais qu’une chose, toi, c’est ton bonheur. Garde-le bien, en restant ici. Tous ceux qui tiennent à leurs trésors les cachent dans la solitude. Ryno t’aime avec idolâtrie. C’est un noble caractère, mais l’amour qu’il a pour toi n’est pas d’une autre espèce que l’amour des hommes. Ici, qu’aimerait-il s’il ne t’aimait pas ? Tandis qu’à Paris, il est des distractions de toutes sortes ; et pour une femme aimée, toute distraction est une ennemie. »

La belle joue que la marquise flattait de la main changea de couleur.

— « Voulez-vous bien, folle enfant, ne pas pâlir comme cela ! — reprit la marquise. — Qu’est-ce que j’ai dit pour t’émouvoir ainsi, grand Dieu ?… Ma chère enfant, je te donne un conseil dans l’intérêt de ton bonheur qui est le mien. — Et elle embrassa la joue pâlie, mais qui resta pâle. — L’amour t’aurait-il égarée au point de te faire croire qu’aimer et se laisser aimer, c’est assez pour retenir l’amour qu’on inspire ? T’imaginerais-tu que ton mari, qui n’est plus un enfant comme toi, n’a pas aimé avant de te connaître ? Le cœur d’un homme ! ah ! quelle femme peut se vanter d’avoir bien fermé cet abîme, et d’en avoir toujours la clef ?

— Oh ! vous avez raison, grand’mère, — dit à son tour Hermangarde, en relevant son visage ému, — nulle femme ne peut se vanter d’une telle puissance, s’envelopper l’âme dans une si douce sécurité. Si j’ai pâli tout à l’heure, c’est à cela que je songeais… Je pensais à cette infortunée madame de Mendoze, dont la pensée m’a toujours suivie, depuis un soir…

— Quel soir ? Et qui vous a dit — fit la marquise — que Marigny ait aimé madame de Mendoze ?

— Oh ! mère, — répondit Hermangarde, — ce n’est personne, et c’est tout le monde. Les oreilles des jeunes filles voient et leurs yeux entendent. Dans ces quelques soirées où vous m’avez conduite avant d’être mariée, j’ai surpris, sans avoir besoin de faire une question, tout ce qu’on reprochait à madame de Mendoze, tout ce qu’on disait d’elle et de Ryno. Je ne savais pas ce que c’était qu’aimer alors… Je trouvais bien extraordinaire ce que j’entendais chuchoter sur M. de Marigny, dont les femmes parlaient comme d’un démon ; je n’avais pas l’air de comprendre, mais je me demandais de quels moyens usaient les hommes pour se faire aimer, comme on disait qu’il était aimé de madame de Mendoze, malgré l’éclat de l’abandon qu’il en avait fait ? J’observais profondément cette femme partout où je la rencontrais. Mon Dieu ! que j’avais pitié d’elle ! Elle qui avait été si jolie était méconnaissable. On la disait mourante. Je ne pouvais lui montrer l’intérêt que je lui portais au fond de mon âme. Il y avait des moments où l’envie me prenait, la voyant si malheureuse, de traverser le salon où j’étais et d’aller l’embrasser, devant tout le monde, comme on embrasse une sœur. Quand on l’accusait, j’étais toujours tentée de la défendre ; je ne savais comment l’avertir de la sympathie que j’avais pour elle. Ne vivant que dans une pensée et dans une souffrance, elle ne se doutait pas de ce qui s’élevait pour elle dans mon cœur. Un jour, comme nous sortions de chez madame de Bruck, je lui mis sa pelisse sur les épaules, et je ne pus m’empêcher de lui baiser la main. Heureusement le vestibule était sombre ; vous ne me vîtes pas et personne ne me vit, mais moi, je vis bien, dans les ombres, les yeux qu’elle fixa sur les miens, étonnés, attendris, confondus ! Quelque temps après, je la rencontrai chez madame de Valbreuse ; elle fut sur le point de s’évanouir et le sang faillit l’étouffer et monta à ses lèvres quand on annonça M. de Marigny. Lui, je ne l’avais pas vu encore, mais alors je compris… »

Elle s’arrêta.

— « Que compris-tu, ma pauvre enfant ? — reprit la marquise.

— Je compris alors — répondit-elle, rougissant comme si elle avait été une jeune fille encore, — qu’il n’y avait plus qu’à mourir quand il ne vous aimait plus.

— Tu ne m’avais pas dit cela, petite ? — dit madame de Flers, avec moins de reproche que de réflexion.

— Non, bonne maman, — fit Hermangarde, — je n’ai pas osé ; je l’aimais. Si je vous avais parlé de madame de Mendoze, j’aurais craint de me nuire à moi-même, en nuisant à Ryno dans votre esprit. Vous n’ignoriez pas ce que le monde disait, mais à quoi bon rappeler à votre pensée des faits qui vous auraient indisposée contre lui ? Il venait tous les soirs, et d’ailleurs ce que j’éprouvais me fit bientôt oublier madame de Mendoze. Mes pensées étaient toutes à lui ; je n’en eus plus une seule pour elle.

— Malheureuse femme, — dit la marquise, — et singulière destinée ! Toi qui lui avais montré un intérêt dont elle était privée, c’était toi qui devais épouser l’homme qu’elle aimait avec une passion si profonde.

— Savez-vous ce qu’elle est devenue, maman ? — dit Hermangarde. — Je n’en ai jamais parlé à Ryno.

— Madame d’Artelles et M. de Prosny disent tous deux qu’ils l’ont aperçue dans une des tribunes de Saint-Thomas d’Aquin, à ta messe de mariage. Elle aura voulu voir la consommation de son malheur de ses propres yeux. Elle a, ce jour-là, cruellement expié ses fautes… Les femmes seules peuvent comprendre ce qu’elle a déployé de courage. Te doutais-tu, ma pauvre fille, de tout ce que tu faisais souffrir ?

— Ah ! si je l’avais su, ma mère, je n’aurais pas été si heureuse !

— Depuis, — reprit madame de Flers, — nous sommes arrivés ici, et il paraîtrait qu’elle serait devenue notre voisine. M. de Prosny, qui est bien le meilleur timbalier de nouvelles qui soit dans Paris, a écrit dernièrement à madame d’Artelles que madame de Mendoze était retirée à son château de la Haie d’Hectot. Si elle y est, elle y vit furieusement solitaire, car il n’y a que nous dans les environs. »

Hermangarde demeura toute pensive. C’était une âme généreuse. La pitié autrefois ressentie la surprenait et la pénétrait avec une force nouvelle. Si ce n’avait pas été une sorte d’impiété envers Ryno lui-même, elle aurait eu regret de son bonheur à ce prix.

Madame de Flers, qui était la raison vivante de cette tête, adorablement romanesque comme tout ce qui est grand dans la vie, mit le doigt sur le front d’Hermangarde :

— « À quelles choses impossibles rêve cette tête-là ? » — lui dit-elle, comme si le même sang qui passait dans leurs cœurs l’eût avertie des sentiments de sa fille aimée, et comme si l’expérience de toute sa vie dût s’opposer à ces sentiments trop sublimes, — inutiles toujours, quand ils ne sont pas dangereux.

— « Oui, — répondit Hermangarde, — ce sont des choses impossibles. Je pensais à aller au-devant de cette femme qui a aimé Ryno, et qui en a été aimée. Je pensais à lui demander pardon de mon bonheur… Et si j’y allais cependant, il est bien probable que je la blesserais davantage.

— Vous êtes une noble et bonne femme, ma chère fille, — dit la marquise, — mais c’est une nécessité de la vie de ne pouvoir se livrer à ses meilleurs sentiments. Non seulement le monde, qui met d’indignes motifs sous toutes choses, expliquerait de travers la moindre démarche que tu ferais vis-à-vis de madame de Mendoze, mais peut-être elle-même n’y comprendrait-elle rien non plus. Tu n’es plus pour elle qu’une rivale heureuse et ta pitié l’injurierait. Entre elle et toi, il y a un mur plus haut que la muraille de la Chine. C’est ton mariage. Vous pouvez vous rencontrer dans le monde, puisque vous appartenez toutes deux à la même société, mais cette société vous fera un devoir l’une et à l’autre, de par l’autorité de ses convenances, de vous envelopper dans cette indifférence polie sur laquelle l’observation la plus aiguë glisse comme sur une armure sans défaut.

— J’aurai bien de la peine, grand’mére, — reprit naïvement Hermangarde, — à regarder jamais comme une autre femme la femme qui aura été aimée de Ryno.

— Mais elle ne l’est plus, — fit la marquise. — Hélas ! on dit qu’elle a été bien imprudente ; qu’elle a malmené son bonheur. Il ne faut pas toujours, mon enfant, — ajouta cette doctoresse de l’amour, se dodelinant dans sa cape noire comme un docteur dans ses hermines, et qui profitait de tout hasard pour professer à sa petite-fille une science qu’elle possédait à fond ; — il ne faut pas rejeter tous les torts sur les hommes, s’il vient un jour où ils se détachent. La faute en est aussi aux femmes qui abusent de leur puissance ou ne savent pas s’en servir. Je te le disais, il n’y a qu’un moment, mon beau cœur. Ce n’est pas tout que d’aimer et d’être aimée. Il y a l’amour ; puis il y a la politique de l’amour. C’est une politique obligée. Les femmes qui n’entendent pas le gouvernement du cœur qui les aime, perdent bientôt leur empire. On dit que c’est l’histoire de madame de Mendoze. C’est une âme charmante, mais les âmes charmantes doivent être doublées d’habileté, si elles veulent tenir au mauvais vent de la vie. Je ne la condamne point, la pauvre femme ; je la plains. On raconte qu’elle a aimé Marigny avec une imprévoyance du lendemain et un esclavage de tout son être qui expliquent un peu l’abandon où elle est tombée. Nous ne sommes point à Constantinople, ma chère enfant. Quelque tendre qu’on soit, il faut rester personnelle. Il ne faut pas être uniquement une chose ornée de dentelles, comme l’oreiller sur lequel on est heureuse. »

Hermangarde écoutait sa grand’mère avec l’attention qu’elle eût prêtée à un oracle, et comme l’oracle est toujours un peu obscur, elle ne comprenait qu’à moitié cette politique de l’amour, nécessaire à toutes celles qui veulent être aimées. Il y avait dans les éléments de son être une fierté, disons mieux, une pureté de fierté, qui la rendait bien différente de cette faible madame de Mendoze, perméable à un seul sentiment, l’amour. Mais elle lui ressemblait en ceci, pourtant, que la comtesse n’avait pas une plus généreuse, une plus entière manière de se livrer toute au bonheur de l’homme qu’elle aimait, et d’y sacrifier jusqu’à l’amour même. C’était là ce qui inquiétait la marquise. Au moment de quitter son manoir de Carteret, elle était plus triste de cela que de son départ. Elle qui avait fait porter si longtemps son doux joug, comme dit l’Imitation, au marquis de Flers, elle qui avait toujours été, en amour, une Princesse des Ursins, sans disgrâce, désespérait de voir naître dans cette poitrine, tabernacle des choses les plus saintes, mais fermée par la Fierté et par la Pudeur, ce Génie de l’intrigue du cœur qui n’empêche pas d’être bien éprise, mais qui empêche parfois d’être trop sincère. Elle sentait amèrement le danger que l’âme qu’elle avait créait à sa fille. Elle ne pouvait croire que la femme à qui appartenait un tel visage, se pliât jamais aux roueries innocentes qui sont à l’amour ce que sont à la dentelle les épingles avec lesquelles on la fait. N’y a-t-il pas des âmes qui par leur grandeur, leur simplicité et les plus adorables réserves, sont fatalement, en bonheur, des maladroites sublimes ? « Pourquoi es-tu toi ? et pourquoi vaux-tu mieux que moi ? » pensait-elle, en regardant Hermangarde dans l’ombre du jour qui tombait. La rafale langoureuse se mêlait à la pluie. La mer, désolée et méchante, y répondait des brisants. Il est des jours où tout est présage. De la fenêtre que la nuit commençait d’emplir, on voyait vaciller les feux des phares, penchés sous le vent. Madame de Flers comprenait mieux, devant ce spectacle, l’inflexibilité des choses créées, contre lesquelles le cœur se brise et ne peut rien. Elle embrassait vainement le front dans lequel elle eût voulu faire entrer toute l’expérience de sa vie, et l’expérience de toute sa vie lui rappelait tout bas quelle est, quand il s’agit de l’âme, la stérilité des conseils !

Heureusement, Marigny, en rentrant au salon, les tira du silence et de la tristesse dans lesquels elles allaient chavirer. Il rentra, un flambeau à la main. La lumière de sa présence pénétra dans leurs âmes, mieux que dans leurs yeux la lumière de son flambeau. Ô puissance de la vie intime, magie d’être ensemble, influence du rapprochement des cœurs qui s’aiment, dans les quatre pas d’un salon ! Elles redevinrent gaies et légères. L’une oublia madame de Mendoze et l’autre ses pressentiments. Leur bonheur menacé, ce soir-là, par le je ne sais quoi qui est peut-être le commencement du malheur, resta inaltérable ; — ce bonheur qu’il n’est pas donné à l’homme de décrire autrement qu’en répétant mille fois son nom !