Une vieille maîtresse/Partie 2/4

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Alphonse Lemerre (tome 2p. 50-73).


IV

COURRIER PAR COURRIER


La comtesse d’Artelles avait intéressé au jeu M. le vicomte de Prosny. Si elle ne l’avait pris que par les sentiments, l’excellente dame ! ce qu’il en restait au vicomte n’était pas assez pour le soulever de son égoïste paresse. Mais elle lui avait mandé des choses si extraordinaires, entre autres, et surtout sa volte-face d’opinion en faveur de Marigny, que l’étonnement qui le prenait si souvent à la gorge, l’y saisit plus dru que jamais. Il eut besoin de se soulager de ses stupéfactions dans une lettre. Quoiqu’il fût dévoué à la comtesse et qu’il l’aimât à sa façon, très peu exaltée, il est vrai, mais fidèle, il trouvait pourtant agréable de se moquer parfois de sa bonne amie, quand elle lui paraissait inconséquente ou entraînée. Ces petites révoltes lui faisaient du bien. Elles l’arrachaient de temps à autre au double ilotisme de la soumission et de l’habitude. C’était un regain de caractère. Un peu de l’homme repoussait sous le sigisbée. Dans l’occurrence actuelle, ce fut une raison de plus pour écrire. Il répondit courrier par courrier. Il y sacrifia même une soirée, car il n’écrivait pas beaucoup plus facilement qu’il ne parlait. Il avait peine à se dépêtrer de ses pensées, et l’abondance pas plus que la netteté n’était le signe caractéristique de son génie. La douairière de Vandœuvre, sa d’Artelles II, se passa de lui, pour ce soir-là, et l’attendit vainement, Ariane nouvelle, en face de son tric-trac solitaire.

Sa lettre, moins interrompue, moins hachée que sa parole, fut aussi moins confuse que sa conversation, ce modèle d’illogisme, d’incohérences et de difficultés toujours victorieuses. Malgré l’agréable semis de manière que… qui l’ornait d’ordinaire, le trait n’y manquait pas, mais il était noyé dans les flots troubles d’une albumineuse verbosité. Les jours qu’elle était bienveillante, et pour ne pas sortir d’un ordre de faits cher au vicomte, la marquise de Flers comparait sa conversation à des œufs brouillés aux pointes d’asperges. Les pointes d’asperges étaient les épigrammes, quelquefois assez salées, dont il assaisonnait ses discours.

Voici la lettre du vicomte Chastenay de Prosny à la comtesse :


Paris, 17 Octobre 18… rue Louis-le-Grand, 5.

« Je n’ai jamais douté, ma chère comtesse, de l’excellence de tous vos mérites. J’ai toujours humblement pensé, comme il convenait, qu’ils étaient de beaucoup supérieurs aux miens. En ai-je d’autres que les bonnes grâces de votre amitié ? C’est fort douteux, ou plutôt, non ! ce ne l’est pas. Je connais mes vices. Autrefois, je ne les trouvais pas assez nombreux, et maintenant, si peu qu’ils me soient restés, c’est toujours trop. La paresse en est un, c’est vrai. Quant à la goutte, c’est bien pis qu’un vice : c’est une maladie. Vous avez deviné et pardonné les deux causes de mon long silence ; vous m’avez accordé, avec votre bonté infaillible, ces indulgences plénières qu’on obtient d’autant mieux qu’on en est plus indigne, car pour qui sont-elles faites, sinon pour les pécheurs ?

« Je baise donc, en signe de pardon et de reconnaissance, cette main enflée dont j’adore l’enflure qui n’empêche pas d’écrire. Je baiserais même votre mule, comme celle du Pape, si vous en aviez une encore, mais on n’en porte plus. C’était bon pour les pieds de notre jeunesse, ces pauvres pieds qui ont passé, comme s’ils avaient été des ailes ! Hélas ! comtesse, je me demandais, l’autre soir, où ils étaient allés en regardant ceux de la douairière de Vandœuvre, décidément cul-de-jatte, si cela peut vous être agréable, et dont par conséquent les articulations ont de bien autres afflictions que les nôtres. J’avais reçu votre lettre dans la matinée. Je pensais à vous. « Que votre jolie petite goutte à la main soit bénie, madame la comtesse ! » disais-je, à part moi, en apercevant les tibias d’une des femmes de Versailles qui dansaient le mieux le menuet, engloutis dans d’épouvantables babouches, bonnes pour des jambes attaquées d’éléphantiasis.

« Cette pauvre Vandœuvre ! Savez-vous que c’est bien mal à vous, comtesse, malgré toute votre amitié, toute votre bonté (mais les meilleures d’entre vous sont encore cruelles), de me dire qu’elle vous a remplacée dans ma vie, et qu’elle fait l’interim de notre intimité pendant votre absence ? Est-ce possible, cela ? Est-ce qu’on vous remplace ? On pourrait, tout au plus, vous succéder. Mais elle ne vous succède même pas. J’ai conservé avec elle à peu près le même train d’habitude qu’avant votre départ. Je ne vais chez elle ni plus ni moins parce que vous êtes partie. J’y fais mon tric-trac deux fois la semaine et j’y dîne tous les mercredis. Elle n’a jamais causé comme vous. Elle n’est pas restée du monde comme vous, qui n’avez pas vieilli, tout en prenant des années. Excepté deux ou trois sempiternels commandeurs de Saint-Louis et votre serviteur, elle ne voit personne. Elle ne rajeunit guères, par conséquent, son magasin d’anciennes histoires. D’ailleurs, entre nous soit dit, depuis que sa grande podagrerie augmente, sa bonne humeur diminue. Je crois qu’elle baisse… Elle devient mauvaise joueuse. Au tric-trac, au piquet, elle discute tous les coups. Vous voyez s’il y a, dans tout cela, madame, quelque chose qui puisse dédommager de votre absence, et la faire oublier au plus fidèle de vos sujets.

« Non ! rien n’en saurait dédommager. Songez donc que je vais chez vous tous les jours du bon Dieu, quand vous êtes à Paris ; que je n’ai pas mis une seule fois ma perruque, depuis vingt ans, sans aller vous offrir d’abord, comme à la reine de toute ma vie, les prémices de ses boucles renouvelées ! Permettez-moi de vous le dire, madame la comtesse, ce n’est pas que de l’amitié, c’est de la piété, cela. Je me serais reproché d’offrir à qui que ce soit, parmi vos connaissances ou vos amies, le temps que je passais chez vous. Il faut bien que je vous le déclare, puisque vous me forcez à vous montrer toutes les délicatesses de mon âme ; puisque vos soupçons violent ma pudeur. Savez-vous bien ce que j’ai fait pour ne le donner à personne, ce temps qui vous était consacré ? Je l’ai offert à tout le monde, c’est-à-dire que je l’ai passé régulièrement à mon cercle de la rue de Grammont. On y joue mieux et plus cher le tric-trac que chez la douairière de Vandœuvre, et on y sait mieux la chronique des salons de Paris que partout ailleurs.

« C’est là, ma chère comtesse, que j’en ai entendu dire de belles et de toutes les couleurs, sur le mariage qui fait votre édification maintenant, après avoir fait si longtemps votre scandale. Comment ! comment ! comment !!! C’est bien vous, vous ! comtesse d’Artelles, qui m’écrivez ce que je lis là ? C’est bien vous qui croyez si fort au céladonisme conjugal de M. de Marigny ? C’est bien vous qui vous attendrissez sur l’immense bonheur de mademoiselle de Polastron, devenue madame de Marigny, sans titre, et qui m’en écrivez en prose comme on en pourrait écrire en vers ? Eh ! mon Dieu ! quelle bise a soufflé tout à coup sur votre falaise de Carteret, pour faire tourner ainsi, comme un moulin à vent, une opinion qui paraissait inébranlable ?… Oui, l’étonnement m’a pris ! Il prendrait à moins. J’ai cru, d’honneur ! que je rêvais. J’ai frotté les verres de mes besicles pour mieux voir. Mais je voyais toujours la même chose, une étonnante chose, une incroyable chose ! C’est que vous étiez convertie à la chevalerie de M. de Marigny et au bonheur de sa femme. C’est que vous pensiez sur ce point comme la marquise de Flers, votre amie. Ah ! par exemple, elle doit — je lui demande bien pardon de l’expression — rire joliment dans sa barbe, la marquise de Flers !

« Certes ! je le regrette infiniment, comtesse : pourquoi n’a-t-on pas envoyé l’opinion publique de Paris par le coche, en votre pays de Carteret ? Elle se serait réformée peut-être à ce tableau parlant de l’amour conjugal qui vous enchante. Pourquoi moi-même n’y ai-je pu accompagner l’opinion publique ?… Cela ayant manqué, on continuera, je le crains bien, d’appeler ici le mariage de mademoiselle de Polastron et de M. de Marigny, la première folie d’une femme qui n’en a jamais fait. Cette chère marquise de Flers ! l’a-t-on assez tympanisée ! C’était le premier mal qu’on disait d’elle, mais aussi, comme on se vengeait d’avoir attendu si longtemps ! A-t-on assez tiré à boulets rouges sur sa personne ! S’est-on même assez appuyé de votre opinion pour mieux pointer ses pièces ! car rien de plus agréable que de battre une amie avec une autre amie, comme on casse un verre avec un autre verre ; tout coup fait double, à ce jeu-là ! Assurément, on ne se doutait guères que vous reviendriez à résipiscence ! Si on le savait, ce serait bien vraiment une autre histoire, — un nouvel hurra d’exclamations et de surprises ! La Moquerie Parisienne sonnerait l’hallali de toutes ses trompes, et j’aurais la douleur de vous voir dépecée par les charmants couteaux de l’Ironie et de l’Épigramme qui tuent et scalpent, et vous écorchent quand ils vous ont tué et scalpé. Ah ! ma pauvre comtesse, ce n’est pas moi qui vous ferai courir un danger pareil ! Je suis trop votre ami pour donner cette joie à madame de Lally, à madame d’Outremont, à madame de Vanvres, et surtout à votre charitable cousine, madame de Bigorre, qui, en digne parente, ne manque jamais une occasion de tomber sur vous. Mort de ma vie ! quel sabbat feraient-elles sur votre enthousiasme de fraîche date pour ce vaurien de Marigny ! Allez ! comtesse, ses amis, à lui, ses meilleurs amis ne partagent pas votre confiance. Ils viennent presque tous à mon cercle de la rue de Grammont. Je les ai entendus causer, et ce qu’ils disent confirme terriblement mes humbles observations personnelles, qui étaient plus orgueilleuses quand vous les preniez en considération autrefois. « Avec beaucoup de caractère, — disent-ils (ils lui accordent cela), — Marigny est dominé depuis dix ans par une maîtresse qui sait son empire et qui le gardera, puisqu’elle l’a gardé. Un si long passé est une hypothèque sur l’avenir. » Je crois qu’ils ont raison. Que de fois Marigny a rompu pour renouer avec cette femme, que vous avez tort de mépriser parce qu’elle n’est pas jolie comme vous entendez qu’on doive l’être dans vos salons, mesdames du faubourg Saint-Germain, mais qui n’en est que plus redoutable à l’esprit et aux sens — permettez-moi le mot — d’un homme blasé, dit la Chronique, sur ces tartelettes à la crème de duchesses et de comtesses, qu’il a eues toujours devant lui, en piles, à sa très facile disposition !

« Du reste, pendant qu’il se prépare à passer tout l’hiver là-bas, dans le vieux manoir de sa belle-grand’mère, anachorète improvisé de l’amour et de la fidélité conjugale, je vous donne en quatre à deviner, ma chère comtesse, ce que ses amis font à Paris ! Qui se ressemble, s’assemble, disent les vieux sages. Ils se sont donc assemblés, et dans un sanhédrin d’après souper, ces docteurs de corruption élégante, qui ne portent l’hermine ni sur l’épaule ni nulle part, ont majestueusement ouvert un concours sur l’intéressante question de savoir si, dans les éventualités du mariage de M. de Marigny, la femme légitime culbutera la maîtresse, ou si la maîtresse culbutera la femme légitime. Là-dessus, des paris se sont engagés de toutes parts avec furie, comme s’il s’agissait de deux chevaux ou de deux jockeys. C’est épouvantable, n’est-ce pas ?… J’ignore le terme assigné à ces insolentes gageures. Mais ce que je sais, c’est que la Vellini, qui fait toujours le contraire de ce qu’on croit d’elle, n’autorise ni par sa conduite, ni par son attitude, les impertinences aléatoires de ces messieurs. « Il faut avouer que cette Espagnole a la dissimulation d’une Italienne, — me disait l’autre jour le comte Rupert, l’un des parieurs ; — on ne croirait jamais qu’elle songe à reprendre Marigny à sa femme. Elle affecte, sur ce point, une espèce d’incompréhensible indifférence ; car la question la regarde bien un peu. L’amour-propre n’est-il pas le dernier de tous nos amours ?… Comme, pour mon compte, je ne tiens pas infiniment à perdre mes trois cents louis, j’ai voulu l’intéresser à mon pari autrement que par la vanité ; mais ouitche ! elle m’a envoyé promener, avec une hauteur, qu’on lui passe, je ne sais pourquoi, comme si elle était la favorite du roi Boabdil… »

« Rupert avait raison. Je suis retourné chez la señora depuis le mariage de M. de Marigny, et elle m’a paru très calme, très au-dessus, en apparence, de l’événement accompli : mais qui sait ? peut-être, au fond, le diable n’y perdait-il pas. Elle n’était point agitée, mais était-elle indifférente ? Elle avait cette tranquillité que je lui ai toujours vue, quand il s’est agi du mariage de son ancien amant : la sécurité d’un être parfaitement sûr de son fait, et qui aurait foi dans une étoile. Il faut que je vous raconte cette visite, ma chère comtesse. J’avais toutes sortes de motifs pour la lui faire : motifs de curiosité, motifs de rancune ; car j’ai toujours sur le cœur la manière dont elle m’a traité un certain soir que j’allais chez elle par votre ordre. Vous en souvenez-vous ?… Elle fut impertinente ; je ne pus l’entamer ; et je jouirais profondément de l’occasion qui me permettrait de lui payer cette vieille dette. De plus, j’avais entendu dire… une chose inouïe, aussi étonnante que votre opinion d’à présent sur M. de Marigny ! que le jour du fameux mariage, on avait vu, après la cérémonie, la señora Vellini descendre du perron de Saint-Thomas d’Aquin avec la comtesse de Mendoze. On assurait qu’elles étaient montées dans la même voiture toutes les deux. Qui disait cela ? Qui avait vu cela ? On ne nommait personne, mais cela se racontait tout bas, quoique chacun dît tout haut que c’était ridicule, absurde, impossible. Un pareil bruit me trottait perpétuellement dans la tête. Je voulais savoir ce qu’il en était, et pour cela, quelques jours après que vous fûtes partie, je m’en allai chez la señora.

« Je la trouvai dans son appartement de la rue de Provence, qu’elle n’a pas cessé d’habiter. On me dit qu’elle était à sa toilette, car il était trois heures et elle se préparait à sortir. Je fis comme l’ancien chancelier de France à la porte du Roi, je frappai trois petits coups et j’entrai par privilège. Elle était assise devant un grand miroir, enveloppée dans un vaporeux peignoir de couleur de soufre, jeté sur ses épaules de mécréante, en attendant l’autre qui sera de soufre tout de bon, et que le Diable lui passera un jour dans le boudoir de son enfer. Une grande fille qu’elle nomme Oliva, et qui est bien le plus bel animal femelle que j’aie jamais vu tisonner du regard les sens d’un chrétien, était debout derrière elle, tordant dans ses fortes mains, roses de santé et de jeunesse, la chevelure noire de la señora qu’elle coiffait. Je n’ai connu, par parenthèse, que la Duthé et la señora Vellini qui eussent le fastueux courage d’avoir chez elles des filles de cette beauté éclipsante. Il est vrai que la Duthé, avec son profil égyptien, ne craignait pas grand’chose, tandis que la Vellini, avec son visage irrégulier et olivâtre, paraît tout naturellement éclipsée.

« — Entrez, — me dit-elle assez gracieusement, en me montrant dans un sourire ses blanches dents que vous appelleriez des palettes, car elles sont un peu larges ; — entrez, monsieur de Prosny. On me coiffe, mais qu’importe ! Est-ce que les dames d’autrefois ne recevaient pas à leur toilette ? En faisant aujourd’hui comme elles, je vous rappellerai votre jeune temps »

« Je m’assis en la regardant, espérant assez peu, comtesse, trouver sur son visage les traces qu’avaient dû — je le supposais — y laisser les jours précédents. On ne lit guères dans sa physionomie, à moins qu’une émotion instantanée ne la saisisse. Ces sombres tempes gardent bien leur secret.

« Il s’agissait de la faire naître, cette émotion, et une fois déjà, j’avais éprouvé que c’était assez difficile. Après quelques menus propos de politesse et de conversation oiseuse :

« — Eh bien, — lui dis-je avec éclat. — voilà donc la chose faite ! Marigny est marié et je vous ai vue à son mariage. Vous avez eu là une drôle d’idée, señora, d’assister à une pareille cérémonie.

« — Porque no ?… — répondit-elle, en piquant une épingle d’or bruni à tête de topaze dans une natte. — Quel miracle est-ce donc que j’aie voulu voir de mes yeux celle qui allait devenir la femme légitime, comme vous dites, vous autres, de Ryno de Marigny ?… Si on me tuait jamais, vicomte, avant de mourir je regarderais mon bourreau. »

« Elle dit cela, je ne sais comment. Elle a la voix très grave. Fut-ce une erreur ? mais je crus qu’elle s’estimait parfaitement tuée depuis qu’elle avait vu Hermangarde.

« — Et comment la trouvez-vous ? — ajoutai-je, voulant au moins la galvaniser.

« — Elle ! — répondit-elle avec un accent de justice et de vérité qui me renversa. — Ah ! très belle ! Oui, très belle ; plus belle encore que ne l’était ma mère, qui était bien pourtant tout ce que j’aie jamais connu de plus beau. »

« Vous m’avez quelquefois reproché mon air ébahi, ma chère comtesse, et probablement il me revint, car elle me regarda. Comme je me taisais :

« — Cela vous étonne donc beaucoup, ce que je vous dis là ? » ajouta-t-elle. En effet, cette absence de toute ombre de jalousie ou de dépit me confondait encore plus que la première fois, quand je lui avais parlé du mariage arrêté de Marigny. Alors ce pouvait être une ruse ; rien n’était irrévocable encore. Mais à présent, que l’affaire conclue, qu’après avoir vu Hermangarde, elle eût toujours cet incroyable sang-froid et, en parlant d’une rivale victorieuse, cette espèce de bienveillante équité, voilà ce qui me renvoyait à ces vieilles idées auxquelles vous avez tant fait la guerre et que vous appelez mes horreurs. Elle était coiffée. Elle avait secoué de son épaule le peignoir soufre, qui était tombé à ses pieds. Elle n’avait qu’un jupon brodé et son corset. Je me confesse à vous, chère comtesse : je regardais cette épaule couverte d’un duvet brun et pressé, ces bras souples aux mouvements fluides, et je me demandais quelles ressources de gymnastique inconnue il y avait cachées dans ce petit corps, en apparence si chétif, et qui forçait — sa camériste venait de le lui dire, moi présent, — les meilleurs buscs d’acier. « Sirène du diable, — pensai-je, — de quels œufs d’esturgeon salés as-tu donc nourri ton Marigny, pendant tant d’années, pour que tu croies qu’il va revenir te demander tes caresses, à ton premier coup de sifflet ?… »

« On lui apporta sa robe. Elle la mit. Cela me fit sortir de mes contemplations songeuses.

« — À propos de ce mariage, — repris-je, — on m’a dit une chose que je n’ai pas voulu croire, señora ?

« — Quoi donc ? — fit-elle.

« — Que vous étiez sortie de Saint-Thomas d’Aquin, bras dessus, bras dessous avec la comtesse de Mendoze, — une plantée là comme vous, ma pauvre señora, — et que vous étiez montée dans sa voiture, comme si vous étiez des amies de tous les temps.

« — Porque no ? » — fit-elle encore.

« Ah ! par ma foi ! elle m’impatientait avec ses porque no ? porque no ? Elle devait bien savoir, morbleu ! pourquoi la comtesse de Mendoze ne pouvait s’appareiller publiquement d’une fille de sa sorte, et j’allais peut-être le lui rappeler, puisqu’elle l’oubliait, mais la curiosité m’inspira la prudence et je me contins :

« — Diable ! — dis-je, — tant pis pour moi alors ! car j’ai parié que c’était un conte. J’ai juré que c’était impossible.

« — Vous avez eu tort, monsieur le vicomte, — répondit-elle en fermant son bracelet, qui rendit un bruit sec ; — cela est vrai et vous avez perdu.

« — Bah ! — fis-je bruyamment. — Et quel motif a pu déterminer cette liaison soudaine ? Est-ce la sympathie, née des mêmes malheurs ? car avant ce damné mariage, vous ne vous connaissiez guères, je présume, de manière que… »

« Mais elle m’interrompit par le mot de Talleyrand : « Vous êtes bien curieux ! » et elle le prononça avec une superbe qu’une princesse de Bénévent n’aurait, certes, pas désavouée. On dit qu’elle est de grande race par sa mère, et il y a des moments où, parole d’honneur ! on le croirait.

« Je pris une pastille de cachou dans cette bonbonnière que vous m’avez donnée et me mis à siffloter un air, en l’observant de l’angle de l’œil. Elle était habillée… Elle avait une robe de drap noir, que vous eussiez trouvée indécemment courte, car les chevilles, qu’elle a remarquablement bien, étaient à découvert sous la soie collante de ses brodequins. Cette robe était fermée par devant avec des topazes comme celles qu’elle avait piquées dans ses cheveux. Certes ! un tel accoutrement était bizarre. Mais le bizarre est ce qui lui va le mieux ! Elle se fourrerait un anneau dans le nez comme un bison ou une Bayadère, qu’elle nous entraînerait tous par ce diable d’anneau ! Elle posa, tout en chantonnant, un chapeau d’homme sur sa tête, avec une plume tombant à l’épaule, comme si elle allait monter à cheval et commander une compagnie de mousquetaires noirs.

« — Voilà M. de Cérisy, — s’écria-t-elle ; — j’entends la voiture. Nous dînons à Ville-d’Avray, vicomte. Voulez-vous dîner avec nous ? »

« Je refusai. C’était mon mercredi chez la douairière de Vandœuvre. Comme je la remerciais, Cérisy entra, l’air heureux de cette grâce d’accepter à dîner qu’elle ne lui octroie pas tous les jours. Malgré son air de grand flandrin, Cérisy est un homme de qualité et d’esprit. Il jette sa gourme dans quelques folies, mais après tout, il ne faut pas que les jeunes gens nous détroussent trop tôt de notre sagesse. Qu’est-ce qui nous resterait pour nous faire respecter de ces gaillards-là ?… Il joignit ses instances à celles de la señora, mais je suis fidèle à mes amis et à mes habitudes, et je persistai dans mon refus.

« — Que je ne vous retienne pas, » — leur dis-je, et je me levai. Oliva prit sur une encoignure un magnifique flambeau de bronze sculpté, à trois branches, appuyé sur trois monstrueuses griffes de lion, et elle en présenta la triple flamme ondoyante au cigarro de sa maîtresse. Il y a bien dix ans que je vais chez la Vellini, et de nuit ou de jour, quelle que soit la saison ou l’heure, j’ai toujours vu ce flambeau allumé et brûlant. Les uns affirment que c’est un emblème, une des superstitions de cette tête étrange ; les autres disent simplement que la señora, qui fume, comme toutes les femmes de son pays, veut avoir du feu toujours prêt sous sa main.

« Nous descendîmes tous les trois. Une calèche à quatre chevaux nous attendait.

« — Peste ! mon cher Cérisy, voilà qui est princier ! — lui dis-je, en voyant le luxe de son attelage.

« — Ils ne sont pas très faciles à mener, — répondit-il avec un ton de galanterie digne de son père, que j’ai fort connu et que nous appelions le beau Muguet ; — mais sous la petite main de la señora, ils sont presque aussi dociles que nous.

« — Comment ! la señora ?… » — repris-je. Mais elle s’était déjà enlevée et campée sur le siège, avec la légèreté d’un page. Le cocher était passé derrière la voiture. Elle avait pris les rênes dans cette petite main dont venait de parler Cérisy, et du fouet, qu’elle agita, elle frappa la crinière des deux chevaux de tête, qui, sous le vent de flamme de cette caresse mordante, bondirent, se cabrèrent, et s’encapuchonnant dans les rênes tendues, frémirent d’être si bien contenus.

« Cérisy était monté : « — Quand vous voudrez, señora, » dit-il. L’audacieuse Espagnole sembla frapper à la fois les quatre croupes de ses chevaux. Ils s’élancèrent… Mais au second tour de roue, la voiture revint sur elle-même : tout ce puissant attelage avait reculé. Elle le ramenait en arrière vers moi :

« — Monsieur de Prosny, — me dit-elle avec sa voix grave et ses yeux impassibles, — si vous voyez madame de Mendoze avant moi, offrez-lui mes affectueux compliments. »

« Et la voiture partit comme une flèche de foudre. Les chevaux montèrent la rue de Provence à un galop fait pour tout briser. À l’angle de la rue de la Chaussée d’Antin, je vis tourner de court et disparaître cette légère voiture qui battait presque les jambes des nobles bêtes qui la traînaient, et qui s’impatientaient et se forcenaient de n’avoir que cela à emporter !

« Eh ! eh ! grondez-moi, si l’envie vous en prend, comtesse ! Ce qui venait de passer devant mes yeux, comme un météore, ne ressemblait guères à tout ce que j’avais adoré dans ma jeunesse. Mais, quoique je ne sois qu’un vieux bonhomme, je sentis cependant quelque chose qui se rajeunissait en moi et qui absolvait presque tous les Marigny et les Cérisy de la terre, de leurs folies pour un être comme celui-là !

« Mais ce ne fut là qu’un instant ; un diable de mouvement ou un mouvement du diable qui ne dura pas, madame la comtesse. « Ta, ta, ta, — me dis-je in petto, — elle se moque de moi, après tout, cette commère-là, avec ses compliments à la comtesse de Mendoze. Eh bien, tête-bleu ! je les lui porterai, et aujourd’hui même. Nous allons voir ! Peut-être que madame de Mendoze, qui montre ses chagrins à tout Paris, ne sera pas si discrète que cette señora de l’enfer. Je saurai quel lien il peut y avoir entre ces deux femmes, placées si loin l’une de l’autre dans la vie et dans la société. » Et du même pas, en disant cela, je me dirigeai vers l’hôtel de Mendoze. Mon mauvais génie m’y fit arriver trop tard. La comtesse n’y était plus ; elle avait quitté Paris depuis plusieurs jours pour une de ses terres. Ce fut même longtemps après être allé à l’hôtel de Mendoze, que j’appris — je crois chez madame d’Outremont — que la malheureuse comtesse (c’est son titre officiel) s’était retirée à son château de la Haie d’Hectot, en Normandie, c’est-à-dire qu’elle habitait à une lieue et demie de madame de Flers. Saviez-vous cela, ma chère amie ? La société de Paris, qui sait tout, elle, même la topographie du Cotentin, quand il s’agit de faire du scandale, a fort bien remarqué que de toutes ses terres madame de Mendoze avait justement choisi celle dont la situation la rapprochait le plus de M. de Marigny.

« Telle a été, en toute exactitude, ma chère comtesse, la visite qui a suivi votre départ à la señora Vellini. Comme vous voyez, je ne suis pas heureux avec cette femme-là ; car voilà bien la seconde fois que j’échoue, quand il s’agit de connaître ses impressions ou ses desseins. Elle renverse tous les préjugés sur les femmes. Ajoutez que je ne sais pas un mot de la vérité ou de la fausseté de ses relations avec la comtesse de Mendoze, qui était bien réellement et assez ridiculement à Saint-Thomas d’Aquin, le jour du mariage, si vous vous le rappelez. On n’est donc pas moins renseigné que moi. On n’est donc pas dans une anxiété plus grande. Comptez cela aussi pour les trois quarts de ma paresse à vous écrire. Je m’attendais presque à vous décocher le fameux billet historique : Prenez garde à vous, le diable est déchaîné ! mais le diable ne se déchaîne point. Je suis retourné plusieurs fois chez la Malagaise. Je l’ai toujours vue, son cigarro aux lèvres, fumant tranquillement comme un volcan qui n’éclate jamais, se berçant dans son hamac pendu au plafond, enveloppée dans un calme impénétrable et railleur ; mais le tigre est calme aussi et même somnolent jusqu’à ce qu’il bondisse, et son premier bond tombe si juste qu’il n’a pas besoin de le recommencer. La señora imitera-t-elle cette aimable bête avec laquelle elle a peut-être plus d’un rapport de ressemblance ? Ne fera-t-elle qu’un coup de dent du friand bonheur d’Hermangarde ? Moi, je tiens pour les parieurs qui le croient. N’allez pas vous moquer de mon astrologie judiciaire ! C’est de l’expérience. Je ne suis pas un moraliste bien foncé, mais il y a cinquante ans que je repasse l’alphabet de la nature humaine, et je m’imagine qu’une femme comme cette Vellini est très menaçante pour la délicate chose, plus rare encore que belle et plus fragile que tout, que vous appelez le bonheur permis du mariage. Est-ce son petit corps qui est sorcier ou bien son âme ? Si vous la connaissiez comme moi, vous croiriez aussi qu’elle a quelque secret, je ne sais où, dans sa personne, pour faire revenir à elle un homme. Je vous entends vous écrier que c’est fort laid, ce que j’ose vous écrire là. Mais que voulez-vous, madame la comtesse ? ce n’est pas ma faute, à moi, si on n’élève pas ses filles pour lutter avec de vieilles maîtresses qui ont toute honte bue, mais qui, à ce prix, font boire aux hommes toutes sortes de choses dont le goût ne se perd jamais. La belle madame de Marigny, avec sa beauté surhumaine, donnera à son mari, le même bonheur que vous avez donné au vôtre ; que cette charmante rose-thé, maintenant flétrie, madame de Mendoze, a donnée Marigny, — qui l’a quittée, et pour revenir à cette Vellini dont il est question. Ce sera toujours la même antienne. Vous appelez cela le bonheur des Anges. Très bien ! Mais les amoureux s’en fatiguent comme un musicien qui serait condamné à jouer toute une partition sur une corde unique. Vous avouerez que cela finirait par être ennuyeux pour le musicien. Aussi, qu’arrive-t-il ? On trouve bientôt parfaitement gauche ce qu’on avait trouvé si pur. Et la Fidélité après la possession (je ne parle point de l’autre, dont j’ai été l’exemple à vos pieds) continue d’être, parmi les femmes comme il faut, un fabuleux prodige qu’on n’a jamais vu, tandis qu’ailleurs il existe, à l’état de monstruosité, il est vrai, mais enfin de monstruosité réelle et vivante, avec une alcôve pour bocal !

« Et maintenant, pardon, mille fois pardon, chère amie, pour mes prophéties contre un bonheur qui vous intéresse. Dieu est certainement Dieu, malgré les philosophes qui le niaient dans ma jeunesse, et je ne suis pas son prophète. Je puis donc fort bien me tromper et souper à merveille après, comme je l’ai fait hier, par parenthèse, chez le chevalier de Falnat, un ami de ce pauvre Daigrefeuille. Quant à mes opinions sur les vieilles maîtresses et les jeunes mariées, pendant que je les écrivais je vous voyais d’ici, à Carteret, prendre ce grand air qui vous a toujours réussi quand j’ai eu le malheur de vous déplaire, et je vous entendais me dire : « Taisez-vous, monsieur de Prosny ! » Je me tais donc tout court, ma chère comtesse, et je n’allonge cette lettre, déjà trop longue, que de mes respects les plus tendres. Vous savez s’ils le sont !

« Éloi de Bourlande-Chastenay,
vicomte de Prosny »