Une vieille maîtresse/Partie 2/8

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (tome 2p. 123-140).


VIII

LE DIABLE EST DÉCHAÎNÉ !


Le lendemain de cette douce soirée, passée dans cette chère solitude où tout son hiver devait s’écouler, madame de Marigny, un peu lasse de sa course et de ses impressions de la veille, resta dans son appartement. Elle écrivit à sa grand’mère : elle voulait qu’une lettre qui lui parlât de ses enfants arrivât à Paris presque en même temps qu’elle. Ryno, voyant sa femme occupée, alla errer seul du côté de la falaise. Il était midi. Le temps était sorti clair du sein d’une brume évanouie dont le vent avait poussé les déchirures jusqu’aux bords de l’horizon. Un banc de nuages, unis et tendres, retenait le soleil captif, mais sa lumière irisée commençait d’en franger les contours d’un ruban d’or incendié. Ryno longea le havre désert, en rêvant. L’incroyable bonheur dont il jouissait, depuis plus de cinq mois, n’avait pas mis dans cette âme, que nous avons vue si orageuse, un seul de ces ennuis inévitables par lesquels tout finit dans la vie, même, hélas ! la félicité. C’était une plénitude de jouissance qui donnait un beau démenti à la nature humaine, comme son bonheur en donnait un à la destinée. Mais, disons-le, la sécurité de ce bonheur venait de recevoir deux atteintes. Deux flèches, imperceptibles pour tout autre que pour l’âme frappée, étaient parties d’un arc invisible, toujours tendu de son côté. Vellini, forte d’un passé qu’elle évoquait par sa présence, était dans les environs. C’était elle qui, hier soir, l’insensée ! avait poussé deux fois ce cri, qu’il avait reconnu, malgré la nuit et la distance, venir de cette voix qu’il avait portée dans son âme pendant dix ans. Ainsi, la voir le matin dans la voiture de madame de Mendoze, cette première émotion qu’il n’avait perdue que sur le cœur d’Hermangarde, n’était pas assez. Il fallait qu’une autre s’ajoutât à celle-là, et vînt le troubler jusque sur ce cœur, son empire et sa forteresse, où il oubliait tout et ne craignait rien. Ah ! si les femmes qu’on a aimées savaient ce qu’il leur reste de puissance, même après qu’on ne les aime plus, elles n’auraient ni de si cruelles désespérances ni de si lâches résignations !

Marigny, en proie à ses pensées, monta le chemin de sable de la falaise. Selon son usage, il avait pris son fusil pour tirer aux mouettes et aux hirondelles de mer. Deux chiens danois magnifiques, Titan et Titania, marchaient devant lui. C’était un cadeau de Vellini que ces deux chiens, d’une vigueur de lignes et d’un éclat de robe qui les faisait ressembler à deux fabuleux tigres blancs apprivoisés. Elle les lui avait donnés un jour, bien avant qu’il se mariât… Vingt fois, avec Hermangarde, qui aimait à poser sa main d’ivoire ciselé sur leur crâne carré et leur mufle noir, il les avait regardés sans penser à celle dont la main brune s’était posée à la même place. Bien des fois, il les avait vus se coucher et étaler leurs larges pattes dans le bas de la robe d’Hermangarde, traînant sur le tapis lorsqu’elle était assise, et jamais ils ne l’avaient distrait de cette femme dont ils froissaient le vêtement précieux et fragile avec la hardiesse de leur beauté. Aujourd’hui que cette femme aimée n’était pas là pour effacer tout de son charme, Titan et Titania lui rappelaient, avec une énergie dont le secret était dans les émotions de la veille, la main qui les lui avait offerts. En courant, ivres de grand air, sur le revers de la falaise, ces nobles bêtes semblaient tracer autour de lui, avec leurs dos blancs et mouchetés, les lettres du nom de Vellini, comme une fatidique arabesque. Il était donc écrit que nulle part il n’échapperait à cette pensée, qu’il avait tenue sous lui, comme le cadavre d’un vaincu, mais qui se relevait. « Hermangarde ! Hermangarde ! » disait-il en marchant, comme le dévot qui invoque Dieu quand les pensées du démon lui viennent. Eh ! qui n’a pas répété parfois le nom fortifiant de la femme aimée ? Qui ne s’en est pas couvert aux jours de défaillance, comme d’un bouclier enchanté ? Quand Marigny, en répétant ce nom, regardait dans son âme, il était sûr que son amour n’avait pas baissé ; qu’il y battait son plein comme cette mer qu’il voyait à ses pieds battre le sien sur la grève sonore, dans la force calme de sa toute-puissance. Elle était alors admirable et au point le plus élevé de son niveau. Les brises, chargées de nitre, creusaient en petites et molles ondes sa surface, labourée par de longs zigzags écumeux. Le ciel reflétait à l’horizon les nuances pâles d’émeraude de cette mer solitaire, qui comme une femme fière, dont le sein ne porte l’image d’aucun homme, ne sentait alors le poids d’aucun vaisseau sur ses flots hautains et paisibles. Pour jouir mieux de ce grand spectacle, Marigny se dirigea vers la plate-forme de la Vigie, attachée au flanc de la falaise ; suivant ses chiens qui avaient pris cette direction avec des aboiements joyeux. Quand il entra sur cette plate-forme ruinée, il les vit se rouler de plaisir aux pieds d’une femme qu’avec le flair d’une fidélité immortelle, cachée, comme une leçon pour l’homme, dans l’instinct de ces généreux animaux, ils avaient de loin reconnue. C’était Vellini.

Elle était assise sur le vieux canon rouillé et détaché de son affût qui jonchait le sol et que les enfants de la côte avaient rempli de sable jusqu’à la gueule, en se jouant. Elle était seule. Les chiens, en se jetant sur elle, l’avaient surprise de leur choc et elle les repoussait doucement de la main, tout en leur rendant leurs caresses. Sa taille mince avait une grâce infinie de souplesse en se détournant pour éviter le saut des chiens qui voulaient lécher son visage, et comme elle cherchait des yeux celui qui devait les suivre, elle se détournait un peu plus encore, fine, brisée, tordue sur la base de ses hanches… Ryno revoyait sa couleuvre, — la liane de sa vie, — dont il avait si longtemps senti, autour de lui, les replis.

Elle était vêtue comme une femme qui descendrait de vaisseau, après une traversée. Elle avait une robe de voyage, en étoffe écossaise, à grands carreaux écarlates avec un pantalon de la même couleur. Si elle eût porté la capote écrue et l’éternel voile vert britannique, on l’eût prise pour une femme de ces îles, — une Jerseyaise ou une Guernéseyaise, récemment débarquée. Mais sa tête était coiffée de cette gracieuse casquette de cuir verni que les officiers de marine portent à bord, et qui, attachée sous son menton par une jugulaire de soie tressée, seyait bien à son teint hâve et basané. Autour d’elle, tombé sans doute de ses épaules dans la fougue ou l’insouciance de son mouvement, on voyait un manteau goudronné, humide encore de l’eau de mer.

— « Ils m’ont reconnue avant toi, — dit-elle à Marigny, — mais je suis sûre que tu ne m’as pas plus oubliée qu’eux, Ryno ! »

Ainsi, sa première parole était une parole de ferme confiance. Il la retrouvait telle qu’il l’avait laissée, certaine de l’éternité des sentiments qui étaient entre eux.

— « Non ! je ne t’ai pas oubliée, — dit Marigny d’un ton qu’il s’efforça de rendre sévère. — Mais pourquoi es-tu venue ici, Vellini ? »

Ses sourcils, presque barrés, dansèrent sur ses yeux une danse formidable :

— Parce que cela m’a plu, — répondit-elle. — Est-ce que le grand air ne m’appartient pas ?… »

Mais Ryno, qui n’avait pas désappris le sens de cet être emporté et volontaire, lui prit la main avec une douceur désarmée. Sa colère, déjà venue, tomba. Ses yeux, noirs comme la mort, brillèrent comme la vie, et un sourire, rejetant ses lèvres boudeuses dans les fossettes de ses joues, découvrit ses blanches palettes, comme disait M. de Prosny, d’où il sembla partir un rayon qui lui éclaira tout le visage et lui remonta jusqu’au front.

— « Je suis ici — reprit-elle — parce que je m’ennuyais de ne plus te voir, parce que tu n’as pas répondu à mes lettres, parce que ton mariage n’est qu’un mensonge. Ta vraie femme, c’est Vellini !

— Tu ne te rappelles donc pas nos adieux ? — dit M. de Marigny. — Tu as donc oublié cette lassitude qui te fit accueillir mon mariage comme une délivrance ?

— Non ! — répondit-elle, — mais c’est toi qui oublies. Est-ce qu’en nous quittant ce jour-là, je n’avais pas le pressentiment que nous retournerions l’un à l’autre ? Seulement, je croyais que tu reviendrais avant moi. En cela, je me suis abusée. Mon âme est moins robuste que la tienne. C’est moi qui reviens la première, Ryno.

— Et inutilement, ma pauvre amie, — dit-il avec une douceur qui devait lui faire pardonner le sens cruel de ses paroles.

— Tu le disais aussi, — répondit-elle, — quand tu aimais madame de Mendoze. Elle était belle comme Hermangarde, et pourtant ce fut pour revenir à ta vieille maîtresse, Vellini, que tu l’abandonnas ! »

Marigny courba la tête sous cette âpre démonstration tirée de l’expérience de son passé.

— « Pauvre femme, — dit-il, attendri par ce nom, — que cette comtesse de Mendoze ! — Et se rappelant ce qu’il avait vu la veille : — Comment se fait-il, Vellini, que tu l’aies connue ? Quelles inexplicables relations y a-t-il maintenant entre vous ?

— Nos relations ! — répondit-elle ; — c’est toi encore. Je la rencontrai à ton mariage. Comme moi, elle avait eu l’amère fantaisie d’y aller. Tu le sais, nous nous étions vues ; nous nous reconnûmes. Au pied de l’autel où tu venais d’épouser Hermangarde, il n’y avait plus de rivales. Il y avait deux femmes égales devant l’abandon ! Nous nous parlâmes. Nous nous prîmes de confiance. Elle me dit sa peine ; je lui racontai quels avaient été mes bonheurs. Tout en larmes, elle s’étonna de mes yeux secs. « C’est qu’il me reviendra, » lui dis-je. Mais elle me traita d’orgueilleuse. Je lui parus une insensée. Elle partit à quelques jours de là pour cette Normandie où tu étais. Moi, restée derrière toi et qui n’écris jamais, je t’écrivis. Tu ne répondis pas. Paris me devint insupportable. J’y mourais… asphyxiée. Cérisy se ruinait pour me distraire et n’y parvenait pas. Je pris mon parti, laissai Oliva rue de Provence, et je tombai un matin chez madame de Mendoze. « Il faut que je revoie Ryno, — lui dis-je. — Si vous ne me voulez pas chez vous, j’irai ailleurs. » Malheureuse, mourante, n’ayant personne : « Vous assisterez à mes derniers moments, » me dit-elle, et elle m’accepta. Cela m’a touchée. Au fond, Vellini n’est pas une mauvaise fille. Je devins sa garde-malade. Turbulente, maladroite, mauvaise garde-malade qui lui casse tout, mais qui du moins sait la porter de son lit à son canapé, sans lui faire mal ! »

Marigny, appuyé sur son fusil, écoutait en silence, ému deux fois, et pour celle qui mourait et pour celle qui était là, vivante, et qui reprenait son prestige en lui racontant, de ce tour naturel et rapide qui n’était qu’à elle, comment elle connaissait madame de Mendoze. Nature libre des convenances comme nos mœurs les ont faites, et sautant toujours pardessus… sans même les toucher !

— « Hier, comme elle était un peu mieux et que le temps était beau, — reprit Vellini, — nous allions promener dans la lande quand nous t’avons rencontré sur le pont, toi et ton Hermangarde. Ah ! comme vous aviez l’air heureux ! Dans cette voiture, où nous étions, nos flancs en ont tressailli l’un contre l’autre. « Vous n’êtes pas guérie non plus, » m’a-t-elle dit, Martyre de Mendoze, avec un sourire que j’ai compris, car on voudrait parfois que l’univers tout entier mourût de la plaie qu’on a au cœur. Il semble que cela soulagerait. Nous nous sommes tues longtemps. Notre promenade a été morne. « Vous vouliez revoir Ryno, — a-t-elle ajouté. — Vous l’avez revu, êtes-vous contente ?… » Je n’ai pas répondu. Tu avais l’air si heureux ! Pendant nos dix ans, tu n’as jamais eu cet air-là, même dans mes bras. Oh ! je ne pensais point à Hermangarde, je ne la haïssais pas. Pourquoi la haïrais-je ? Je ne t’aime plus, quoi qu’elle dise, madame de Mendoze. Je puis juger l’amour, puisque j’en ai eu pour toi un si profond et si violent. Non ! ce n’était pas de l’amour blessé que je sentais saigner dans mon cœur. Mais ce bonheur que je voyais, après cinq mois, aussi splendide, aussi radieux que le jour de ton mariage, au pied de l’autel, insultait à tous les bonheurs de notre passé. Le soir, je quittai la comtesse pendant qu’elle dormait. Je m’en vins à ce village qui est là-bas, — et du doigt, elle indiqua les Rivières à l’horizon. Je voulais te revoir, te parler, rôder, s’il le fallait, autour de ta demeure. Ils te connaissent tous sur cette côte. Je dis aux pêcheurs de là-bas de me conduire à Carteret, au manoir de Flers. La mer était trop haute, dirent-ils, on ne pouvait passer le pont. Mais qu’est-ce que la mer, Ryno ? — continua-t-elle avec l’orgueil de ces volontés qu’il connaissait. — Qu’est-ce que la mer, qu’est-ce que l’obstacle devant les désirs de Vellini ? Je commandai, je payai ; ils prirent une chaloupe et nous allâmes heurter, de cette chaloupe, les murs entre lesquels tu étais heureux ! Deux fenêtres brillaient dans l’obscurité, « C’est là qu’ils sont maintenant, » pensai-je, et je me mis à pousser un cri qui devait aller jusqu’à toi. — « Il me reconnaîtra, — disais-je ; — ce cri interrompra peut-être une de ses caresses à sa femme. Il se dira : Vellini est là ! » Et je recommençai ce cri que j’aurais voulu plonger dans ton cœur à travers ces murs. J’avais deviné. Tu avais entendu. Vous vîntes à la fenêtre. Je vis vos deux ombres se mouvoir sur la lumière placée derrière vous. Que vous disiez-vous ? Vos fronts rapprochés, ces murs silencieux qui vous gardaient, me donnaient la fièvre. La brise froide, les gouttes d’écume que me jetait la vague me faisaient du bien. Je leur dis de pêcher, s’ils voulaient, et que je resterais avec eux. Ils prirent le large. J’ai passé la nuit sur cette mer glacée, enveloppée là-dedans, » — ajouta-t-elle, en foulant du pied le manteau de toile cirée tombé sur le sol.

Elle parlait avec l’émotion qu’elle mettait à tout, quand elle n’était pas indolente. Chaque mot prononcé par elle, avec son accent étranger, son regard, son geste, mille choses secrètes, invisibles, qui s’échappent des femmes que nous avons aimées, comme des parfums qu’on respira longtemps et qu’on recommence de respirer, tout reprenait Ryno, — comme la mer reprend, pli par pli, atome par atome, avec ses petites vagues, fines comme des hachures, la dune de sable qu’elle finit bientôt par couvrir. Il le sentait bien ; il n’y consentait pas ! Cet homme d’un grand cœur se débattait contre les influences qui le cernaient. Il se roulait comme le lion dans un filet de soie, et comme le lion, il voulait en finir d’un seul coup.

— « Vellini, — dit-il à son ancienne maîtresse, avec un accent solennel, — m’as-tu vraiment aimé ?…

— Et il le demande ! — fit-elle avec un regard ébloui d’étonnement, comme s’il avait nié le soleil lui-même, le soleil qui se leva enfin de son banc de nuages et dont les rayons coururent sur la mer, en y semant des plaques de lumière.

— Eh bien, si tu m’as jamais aimé, Vellini, tu ne veux pas que Ryno de Marigny se méprise, et il se mépriserait s’il pouvait cesser un instant d’être le mari fidèle d’Hermangarde. Ta venue dans ce pays ; cette nuit, ces cris ; cette confiance aveugle qu’il y a un lien entre nous que rien ne peut rompre, qui n’est pas l’amour, quand l’amour existe dans mon cœur pour une autre femme que toi, Vellini, ce sont des folies, de grandes et vaines folies dont il ne m’est plus permis de partager le délire. Ah ! mon enfant, tu t’es trompée ! Retourne chez la comtesse de Mendoze. Ne cherche plus à te mêler à une vie où tu n’as plus ta place, si tu l’as toujours dans mon cœur. Quand nous nous sommes vus la dernière fois chez toi, ma Ninette, c’est toi qui me dis : « Laisse-moi ! » C’est moi quitte le dis, maintenant. Donne-moi ta main, comme une courageuse amie. Je ne veux pas que nous nous quittions sans l’expression d’une mâle tendresse, car j’ai aussi la religion des souvenirs ; mais il faut nous quitter et ne plus essayer de nous revoir.

— Ah ! nos religions sont différentes ! » fit-elle amèrement, sans lui donner cette main qu’il demandait. Elle avait pâli (était-ce de douleur ?…) en l’entendant. Les roses d’automne que la brise — très vive sur cette plate-forme — avait épanouies au sommet de ses joues bistrées, avaient disparu. Sa tête, ses yeux, son âme avaient repris leur bronze accoutumé, et, de tout ce métal, il sortit un son de colère, éclatant et dur.

— « Et si je ne vaux pas partir ! — s’écria-t-elle, en se levant du canon sur lequel elle était assise, image de la Guerre réveillée ! — Si je ne veux pas partir ! s’il me plaît de vivre sur ces rivages, de passer mes jours sur cette falaise, d’aller m’asseoir à la porte de ta maison, me feras-tu chasser par les pêcheurs de la côte, parce que tu as peur, âme timide ! de revenir à Vellini ? Est-ce que tout cela, — dit-elle en traçant un arc de cercle avec sa main dans les airs, pour désigner les vastes espaces qu’ils embrassaient de la plate-forme, — est-ce que tout cela ne m’appartient pas comme à toi ? J’aime ce pays et j’y veux vivre. Si j’y suis de trop, va t’en toi-même ! Quant à moi, — et ses bras s’étendirent comme pour étreindre sa conquête, — j’en prends possession aujourd’hui. »

— « Ne dirait-on pas — reprit-elle, après une pause pendant laquelle il la contemplait de cet ancien regard, plein d’admiration, de douleur, d’impatience, qu’elle lui rallumait aux yeux… peut-être sans qu’il s’en doutât, — que je suis venue ici, comme une mendiante, chercher un regard du souverain qui m’a proscrite ? » Et sa tête, rejetée en arrière, avait la puissance que les passions collaient toujours à son front méduséen. Ses narines étaient dilatées et ses petits pieds battaient la terre, de manière à réveiller, jusqu’au plus profond de sa tombe, l’orgueil de sa mère, la duchesse de Cadaval Aveïro.

Ainsi Ryno n’échappait à aucune des variétés et des précisions du souvenir. Il la reconnaissait tout entière. Le temps la lui rejetait comme il la lui avait prise. Il n’y avait qu’un instant, c’était Vellini ennuyée et ardente, ce n’était qu’une fibre de Vellini. Maintenant, c’était l’autre ! C’était la Vellini si longtemps appelée son ouragan, sa violente, et dont les absurdes colères lui plaisaient, tout en l’atteignant de leur contagion impétueuse. Ah ! la vie passée, la vie passée ne s’en revient jamais écumer vainement autour de nous !

Elle vit bien avec ce coup d’œil de la femme qui a tordu un cœur dans ses mains et qui en connaît toutes les faiblesses, qu’elle troublait le cœur de Ryno, et sa colère mourut dans sa joie.

— « Ah ! te revoilà, Ryno, — cria-t-elle, — te revoilà ! Je t’ai retrouvé ! Voilà ton air d’autrefois, quand ta Vellini s’emportait et que tu la prenais dans tes bras pour l’apaiser. Prends-la donc ! Apaise-la ! Tiens ! — ajoutait-elle avec un sourire adorable, — je suis déjà tout apaisée. Ton regard a suffi ; je n’ai pas eu besoin de tes bras.

« Mais donne-les moi tout de même, Ryno ! » Et d’un geste à tout dompter dans la douce fureur de sa grâce, elle lui saisit les bras qu’il avait appuyés sur son fusil, au risque de se blesser… de se crever le front avec l’arme chargée qui pouvait partir.

— « Ah ! Vellini, terrible enfant, — dit-il, en les lui abandonnant d’abord et en les lui retirant, quand elle les eut passés autour de son cou, — tu as ta magie, mais moi, j’ai mon amour !

— Tu as de mon sang dans le tien ! — lui répondit-elle, revenante l’idée fixe qui régnait sur sa tête, incoercible à la raison, — voilà ma magie ! Voilà ce que tu ne pourras jamais ôter de tes veines, quand tu les verserais, quand tu les épuiserais dans le cœur de ton Hermangarde ! Ah ! Ryno, que me fait ton amour ? Nous sommes unis, nous, comme l’enfant l’est à la mère pour avoir partagé le sang de ses entrailles. Est-ce que je veux t’arracher à ta femme ? Non ! Tu ne m’as pas crue, ou tu ne me connais pas. Je suis venue parce que je ne te voyais plus, parce que (je l’ai éprouvé tant de fois !) j’ai, quand tu n’es pas là, comme un trou dans mon âme par lequel s’écoule toute ma vie. Mon uni de sang ! pense à cela… C’est plus que l’amour. Te rappelles-tu ta Juanita, notre enfant que nous avons brûlée ? Quand je tins dans mes mains ses pauvres cendres, je sentis que cela était encore de mon sang. Et toi aussi, si j’étais morte, tu sentirais que Vellini, c’est toi encore, que c’est une part de toi qui n’est plus ! »

Et l’angoisse et la fauve tendresse de ses paroles brisaient sa voix pleine et en arrachèrent des accents qui déchirèrent l’âme de Ryno.

— « Mais jusqu’à ce que je meure, — reprit-elle, — il ne faut pas espérer, vois-tu ? que Vellini reste tranquille loin de toi, et toi, vivre perdu dans le bonheur, loin d’elle ! Non ! cela ne saurait être. Le sang mêlé ne le veut pas ! Seulement, — ajouta-t-elle avec une mélancolie affreusement profonde, car il l’avait doucement repoussée quand elle avait essayé de se courber sous le joug de ses bras, — si ta femme a des philtres plus puissants que les miens, Ryno, il faut me tuer pour te débarrasser de Vellini, qui n’a rien trouvé, elle, de plus puissant que ce qu’elle a bu par ta blessure.

« Écoute, — dit-elle après une pause encore, car Ryno subissait l’empire de ce paroxysme d’une âme outrée, — la vie me pèse. Je m’ennuie plus que quand tu me revins d’Écosse. Si tu refuses de mettre tes bras, pour une minute, au cou de ta Malagaise, tu peux me tuer, je souffre trop et je ne souffrirai plus. Oui, nous sommes seuls sur cette plate-forme, prends ton fusil. Ces chiens qui m’aiment ne le diront pas. Ils sont muets. Je vais me placer dans cette embrasure. Fais feu ! Si on t’entend, tu auras manqué une mouette et je serai tombée dans la mer. »

Et elle alla résolument se poser entre deux créneaux de la plate-forme. Le rebord de la maçonnerie, ébranlé par le temps, avait la largeur de la main. La moitié d’un pas : elle sombrait dans l’abîme et se broyait sur les brisants. Elle tourna le dos au précipice avec une insouciance du danger qui la rendit sublime. Elle ne voulait mourir que de la main de Ryno.

Ryno la connaissait. Il eut peur pour elle. Il la vit pencher en arrière… aussi se jeta-t-il en avant et, la saisissant par le corsage, l’enleva-t-il d’entre les créneaux et la rapporta-t-il au centre de la plate-forme, comme un enfant que sa mère palpitante arrache à la margelle d’un puits. Elle était heureuse du danger qu’elle venait de courir, car elle avait voulu les bras de Ryno autour d’elle, et maintenant elle les avait.