Vérité (Zola)/Livre II/Chapitre I

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Vérité
Les quatre évangiles
Chapitre I
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Ce fut par une matinée ensoleillée de mai que Marc fit sa première classe à Maillebois. La grande salle de l’école, récemment construite, ouvrait sur la place par trois hautes baies, dont les vitres dépolies laissaient entrer à flots une lumière vive, blanche et gaie. Et, en face du bureau du maître, posé sur une estrade de trois marches, les petites tables à pupitre des élèves, chacune de deux places, s’alignaient en quatre travées, sur huit rangs de profondeur.

Un gros tapage, des rires éclatèrent, parce qu’un des élèves avait culbuté exprès, en gagnant sa place.

— Mes enfants, dit tranquillement Marc, vous allez être sages. Je ne vous punirai pas, mais vous verrez, avec moi, qu’il y a tout intérêt et tout amusement à se bien conduire… Monsieur Mignot, veuillez faire l’appel.

Il avait tenu à ce que l’adjoint Mignot l’assistât, pendant cette première classe ; et celui-ci, par son attitude, disait son hostilité, la surprise goguenarde où il était encore qu’on eût songé à lui donner pour directeur un homme si compromis dans les récents scandales. Il s’était même permis de ricaner avec les élèves, lorsqu’un d’eux, pour égayer les autres, s’était laissé tomber. Et l’appel commença.

— Auguste Doloir.

— Présent ! cria un garçon réjoui, d’une voix si grosse, que, de nouveau, toute la classe éclata de rire.

C’était le fils du maçon, le même enfant qui avait fait un faux pas, un bonhomme de neuf ans à l’air casseur, intelligent, mais mauvaise tête, dont les farces révolutionnaient l’école.

— Charles Doloir.

— Présent !

Et cette fois, le frère du précédent, son cadet de deux années, répondit d’une voix si aiguë, que la tempête de rires recommença. Charles, plus doux et plus fin, n’en marchait pas moins toujours derrière son dîné.

Marc, très patient, laissa passer encore, pour ne point sévir. Et l’appel continua pendant qu’il examinait la vaste salle où il allait travailler à la bonne œuvre, avec ce petit peuple turbulent. À Jonville, il n’avait pas un tel luxe de tableaux noirs, un derrière son bureau pour lui, deux autres à droite et à gauche pour les élèves, ni tant de belles images en couleurs, les poids et mesures, le règne minéral, le règne végétal, le règne animal, les insectes utiles et nuisibles, les champignons bons et mauvais, sans compter de grandes et nombreuses cartes géographiques. Il y avait même, dans une armoire, une collection complète des corps solides et quelques instruments de physique et de chimie. Mais il ne retrouvait pas là l’ambiance de bonne entente, la gaie, affection des élèves qu’il venait de laisser. Évidemment, le dernier instituteur, Méchain, malade et faible, avait aidé par sa nonchalance à la désorganisation de l’école, tombée de cinquante et quelques élèves à une quarantaine au plus. Et c’était toute une situation très compromise à sauver, un établissement à rétablir dans sa prospérité et dans son bon ordre.

— Achille Savin, appelait Mignot.

Personne ne répondit, et il dut lancer le nom de nouveau. À une table, pourtant, les deux petits Savin, les fils jumeaux de l’employé, étaient là, le nez baissé, l’air sournois. Leurs huit ans semblaient déjà pleins de prudente hypocrisie.

— Achille et Philippe Savin, répéta Mignot, en les regardant.

Alors, ils se décidèrent, ils dirent ensemble, sans hâte :

— Présent !

Surpris, Marc leur demanda pourquoi ils se taisaient, puisqu’ils avaient entendu. Mais il n’en put rien tirer de net, les deux bambins l’examinaient d’un air de défiance, comme s’ils avaient eu à se défendre contre lui.

— Fernand Bongard, continua Mignot.

Cette fois encore, personne ne répondit. Fernand, le fils du paysan Bongard, un solide garçon de dix ans, à la mine hébétées, aveuli et tassé sur ses coudes, paraissait dormir, les yeux ouverts. Il fallut qu’un camarade le poussât. Alors, il cria effaré :

— Présent !

On redoutait ses gros poings, pas un des galopins n’osa recommencer à rire. Et Mignot, dans le silence, put jeter le dernier nom.

— Sébastien Milhomme.

Marc avait reconnu le fils de la papetière, à la première table de droite, avec son doux visage, si fin et si intelligent.

Et il lui souriait, heureux de ces candides yeux d’enfant de huit ans, où il croyait voir luire déjà une de ces petites âmes, qu’il se proposait d’éveiller.

— Présent ! répondit Sébastien, d’une voix claire et gaie, qui lui fut une musique, parmi les voix grosses et moqueuses des autres.

L’appel était terminé. Toute la classe, sur un signal de Mignot, s’était mise debout, pour la prière. Depuis le départ de Simon, Méchain avait laissé s’introduire la prière, au commencement et à la fin des classes, cédant au sourd travail de Mlle  Rouzaire, qui, donnant sa pratique en exemple, prétendait que la peur du bon Dieu faisait tenir ses fillettes plus tranquilles. En outre, ça plaisait aux familles, et l’inspecteur primaire Mauraisin voyait ça d’un bon œil, bien que ce ne fût plus dans les programmes. Mais Marc coupa court, en disant de son air paisible et résolu :

— Asseyez-vous, mes enfants. Vous n’êtes pas ici pour dire des prières. Vous les direz chez vous, si vos papas et vos mamans le désirent.

Interloqué, Mignot le regarda, de son air de curiosité goguenarde. Ah bien ! cet instituteur-là ne pèserait pas lourd à Maillebois, s’il commençait par supprimer la prière ! Marc comprit parfaitement, car c’était là le sentiment général qu’il sentait naître autour de lui, depuis son arrivée : la certitude où l’on était de son échec complet et prochain. Salvan l’avait d’ailleurs averti, en lui recommandant la plus grande prudence, toute une tactique de tolérance opportune, pendant les premiers temps. Et, s’il risquait la suppression de la prière, c’était comme premier essai, après y avoir réfléchi. Il aurait voulu décrocher tout de suite le grand crucifix, que Méchain, par lassitude, avait laissé pendre derrière lui au-dessus du tableau noir. Mais il eut conscience qu’il devait s’installer solidement d’abord ; car, pour lutter, il fallait avant tout être maître du terrain. De même, quatre tableaux, violemment enluminés, accrochés aux murs, l’irritaient : sainte Geneviève délivrant Paris, Jeanne d’Arc écoutant ses voix, Saint Louis guérissant des malades, Napoléon passant à cheval sur un champ de bataille. Toujours le miracle et la force, toujours le mensonge religieux et la violence militaire, donnés en exemple, jetés en semence dans les cerveaux des enfants, des citoyens de demain ! Est-ce que tout cela n’était pas à changer ? Est-ce qu’il ne fallait pas reprendre l’instruction et l’éducation à la base par des leçons de vérité et de solidarité, si l’on voulait enfin des hommes intelligents et libres, capables de justice ?

La première classe se passa de la sorte, une installation douce et ferme de Marc, au milieu de ses nouveaux élèves, que semblait animer un souffle de curiosité et de révolte. Et, dès lors, la conquête pacifique qu’il voulait faire d’eux, de leur cerveau et de leur cœur, commença, se poursuivit patiemment pendant toutes les autres classes. Au début, il éprouva parfois de secrètes amertumes, son esprit retourna souvent aux élèves aimés, déjà fils de son intelligence, qu’il avait laissés à Jonville et qu’il savait désormais aux mains d’un instituteur inquiétant, son ancien camarade Jauffre, dont il connaissait l’esprit d’intrigue, le besoin de succès immédiat. C’était un peu son remords, d’avoir ainsi livré son œuvre, si heureusement commencée là-bas, à un successeur qui ne pouvait que la détruire ; et il fallait, pour l’en consoler, la certitude d’être venu reprendre, à Maillebois, une autre œuvre nécessaire, plus pressante encore. Puis, à mesure que les jours coulaient, que les classes succédaient aux classes, il se passionna davantage, il fut tout à sa besogne, avec sa foi enthousiaste en sa mission.

Au lendemain des élections générales, qui eurent lieu en mai, le calme se fit brusquement. Jusque-là, on avait invoqué la nécessité de se taire, de ne pas provoquer le pays, par crainte d’aboutir à des élections exécrables, dangereuses pour la République ; et, tout de suite après les élections, qui reconstituèrent identiquement la même Chambre, on imagina une nouvelle nécessité de silence, celle de ne pas retarder encore les réformes promises, en soulevant des questions inopportunes. La vérité était qu’à la suite de la dure guerre des candidatures, les vainqueurs désiraient jouir en paix des situations si chèrement acquises. Aussi, à Beaumont, ni Lemarrois, ni Marcilly, réélus, ne consentaient à prononcer le nom de Simon, malgré leur promesse d’agir, lorsque leur mandat serait renouvelé et qu’ils n’auraient plus à craindre l’aveuglement du suffrage universel. Simon était jugé, et bien jugé : il devenait antipatriotique de risquer même une simple allusion à son affaire. Et, naturellement, à Maillebois, la consigne était la même, exagérée encore, à ce point que le maire Darras avait supplié Marc, dans le propre intérêt du misérable innocent et des siens, de ne point agir, d’attendre un réveil de l’opinion. On affectait l’oubli, défense était faite de parler, comme s’il n’existait plus de simonistes ni d’anti-simonistes. Marc dut se résigner, supplié par la famille Lehmann, toujours si humble, si inquiète, et par David lui-même, qui sentait le besoin de patienter, dans sa ténacité héroïque. Pourtant, il était sur une piste grave, il avait appris d’une façon détournée, et sans preuve certaine, la communication illégale que le président Gragnon s’était permis de faire aux membres du jury, dans la salle de leurs libérations ; et c’était là un cas de cassation absolu, s’il parvenait à l’établir. Mais il avait conscience de toutes les difficultés du moment, il continuait son enquête dans l’ombre, désireux de ne pas avertir ses adversaires. Et Marc, plus fiévreux, finit par accepter cette tactique, par consentir à feindre de se désintéresser. L’affaire Simon entrait en sommeil, elle devait longtemps paraître terminée, oubliée, lorsqu’elle restait comme le mal caché, la blessure empoisonnée et inguérissable dont le corps social se mourait, sans cesse à la veille d’un accès de fièvre délirante et mortelle. il suffit d’une seule injustice, pour qu’un peuple en meure lentement, frappé de démence.

Marc, pendant quelque temps, fut donc tout entier à son œuvre scolaire, convaincu qu’il travaillait à l’unique façon de détruire l’iniquité, de la réparer et d’en rendre le retour impossible, en répandant la connaissance, en semant la vérité dans les générations à venir. Rude besogne, dont il n’avait jamais senti à ce point les terribles difficultés. Il se vit seul, il eut conscience d’avoir contre lui, et ses élèves, et leurs parents, et Mignot son adjoint, et Mlle  Rouzaire, l’institutrice voisine, dont la classe n’était séparée de la sienne que par leurs logements, presque communs. D’autre part, le moment était désastreux, l’école des frères avait encore gagné cinq élèves sur l’école laïque, pendant le dernier mois. C’était comme un vent d’impopularité qui soufflait, les familles allaient aux ignorantins, pour sauver leurs enfants des abominations du nouvel instituteur, qui s’était permis de supprimer la prière, le jour même de son entrée en fonction. Le frère Fulgence, triomphant, avait de nouveau avec lui les frères Gorgias et Isidore, disparus un moment après l’affaire Simon, rappelés sans doute pour montrer que la communauté se déclarait désormais au-dessus du soupçon ; et, si le troisième, le frère Lazarus, n’était pas là aussi, c’était simplement qu’il venait de mourir. Ils tenaient le haut du pavé, on ne voyait plus que des soutanes dans les rues de Maillebois. Mais le pis encore, pour Marc, fut le mépris moqueur où tout ce monde semblait le tenir. On ne daignait même pas le combattre violemment, on attendait qu’il se suicidât, par quelque énorme folie. L’attitude de Mignot, le premier jour, était devenue celle du pays entier : une curiosité méchante, la conviction d’un échec rapide et scandaleux. Mlle  Rouzaire avait dit : « Je ne lui donne pas deux mois pour se rendre impossible. » Et, surtout, il sentit cet espoir de ses adversaires, dans la façon dont l’inspecteur primaire Mauraisin lui parla, lors de sa première visite. Ce dernier, qui le savait couvert par Salvan et par son chef hiérarchique, l’inspecteur d’académie Le Barazer, se montra d’une indulgence ironique, le laissant aller, guettant la faute grave qui lui permettrait de demander son déplacement. Il ne dit même rien de la suppression de la prière, il lui fallait quelque chose de plus décisif, un ensemble de faits accablants. On l’en avait vu rire avec Mlle  Rouzaire, une de ses préférées ; et, dès lors, Marc ne fut plus entouré que d’espions, de mouchards, prêts à dénoncer ses pensées et ses actes.

— Soyez prudent, mon ami, ne cessait de répéter Salvan, chaque fois que Marc allait chercher près de lui quelque réconfort. Le Barazer a encore reçu hier une lettre anonyme, où vous étiez traité d’empoisonneur et de suppôt de l’enfer. Vous savez si j’ai hâte de voir la bonne œuvre s’accomplir ; mais je crois que c’est tout compromettre que de vouloir tout conquérir d’un coup… D’abord, rendez-vous nécessaire, ramenez la fortune, faites-vous aimer.

Et Marc, abreuvé d’amertume, en arrivait à sourire.

— Vous avez raison, je le sens bien, c’est par la sagesse et par l’amour qu’il faut vaincre.

Il s’était installé, avec sa femme Geneviève et leur fillette Louise, dans l’ancien logement de Simon. C’était beaucoup plus grand et plus confortable qu’à Jonville : deux chambres à coucher, une salle à manger, un salon, sans compter la cuisine et les dépendances. Le tout très propre, très gai, envahi de soleil, ouvrant sur le jardin assez vaste, où poussaient des légumes et des fleurs. Mais leur pauvre mobilier dansait là-dedans ; et, depuis qu’ils étaient fâchés avec Mme  Duparque, ils avaient grand-peine à vivre du maigre traitement. Celui-ci allait être de douze cents francs désormais, et cela valait les mille francs de Jonville, puisqu’il ne fallait plus songer aux deux cents francs du secrétariat de la mairie. Comment vivre avec cent francs par mois, dans cette ville où la vie était plus chère ? Comment garder sa dignité, des redingotes propres, une apparence de ménage à l’aise ? Grave problème dont la solution nécessitait des prodiges d’économie, tout un héroïsme secret dans les détails infimes de l’existence. On mangeait souvent du pain sec, pour avoir du linge blanc.

Geneviève fut alors pour Marc une aide précieuse, une compagne admirable. Elle renouvela ses prodiges de Jonville, trouva le moyen de faire face aux besoins du ménage, sans trop laisser voir la grande gêne cachée. Elle devait s’occuper de tout, des blanchissages, des raccommodages, et Louise était toujours pimpante, souriante, avec de petites robes claires. Si, comme il était d’usage, l’adjoint Mignot avait pris ses repas chez son directeur, la pension payée par lui aurait un peu aidé Geneviève. Mais Mignot, garçon, ayant de l’autre côté du palier, sa chambre à part, avait préféré manger dans un restaurant voisin, peut-être pour marquer son hostilité et ne pas se compromettre dans la compagnie d’un homme que Mlle  Rouzaire vouait aux pires catastrophes. Lui-même menait la misère des jeunes adjoints, avec ses soixante et onze francs vingt-cinq centimes par mois, mal vêtu, mal nourri, n’ayant d’autre plaisir que la pêche, le jeudi et le dimanche. Il n’en était que plus fâché, plus méfiant, comme si Marc eût été la cause des mauvaises soupes de sa gargote. Et Geneviève pourtant se montrait très prévenante : elle lui avait offert de raccommoder son linge, elle s’était empressée de lui faire de la tisane, un soir de rhume. Ce garçon n’était pas méchant, comme elle et son mari le disaient ; seulement, il se trouvait bien mal conseillé ; et on finirait sans doute par le gagner des sentiments meilleurs, en se montrant bon et juste pour lui.

Mais ce que n’osait dire Geneviève, de peur de chagriner Marc, c’était que le ménage souffrait surtout de sa brouille avec Mme  Duparque. Autrefois la grand-mère habillait Louise, faisait des cadeaux, venait en aide aux fins de mois, dans les moments difficiles. Et, maintenant qu’on était à Maillebois, presque porte à porte, elle aurait pu être d’un secours constant. Puis, quelle gêne quotidienne de la savoir là, d’être obligé de tourner la tête, quand on la rencontrait deux fois, Louise, dont les trois ans ne savaient pas, avait tendu ses menottes, au passage de la vieille dame, en l’appelant. Si bien que l’aventure fatale arriva, Geneviève rentra un jour, très émue, ayant cédé aux circonstances, en embrassant sa grand-mère et sa mère, qui traversaient la place des Capucins, et dans les bras desquelles Louise était allée se jeter innocemment.

Lorsqu’elle se fut confessée à Marc, celui-ci l’embrassa à son tour, avec un bon sourire.

— Mais c’est très bien, ma chérie, je suis très heureux pour toi et pour Louise de cette réconciliation. Elle devait se produire, et tu ne me penses pas assez barbare, si je suis fâché avec ces dames, de vouloir que vous le soyez aussi ?

— Sans doute, mon ami. Seulement, c’est si gênant, dans un ménage, quand une femme va où son mari ne peut aller.

— Et pourquoi donc gênant ? Pour notre paix, il est préférable, je crois, que je ne revoie pas ta grand-mère, avec laquelle je ne saurais m’entendre. Mais toi et l’enfant, rien ne vous empêche de lui rendre visite, ainsi qu’à ta mère, de temps à autre.

Geneviève était devenue grave, les yeux à terre, réfléchissant. Elle eut un léger frisson.

— J’aurais préféré ne pas aller chez grand-mère sans toi. Je me sens plus solide, quand nous sommes ensemble… Enfin, tu as raison, je comprends combien il te serait pénible de m’accompagner ; et, d’autre part, il m’est difficile de rompre maintenant.

Et la vie se régla ainsi, Geneviève commença par n’aller qu’une fois par semaine chez ces dames, Mme  Duparque et Mme  Berthereau, dans la petite maison de la place des Capucins. Elle y menait Louise, y passait une heure, pendant une classe de Marc, qui se contentait de saluer ces dames, lorsqu’il les rencontrait.

Alors, pendant deux années, avec infiniment de patience et de bonhomie, Marc fit la conquête de ses élèves, dans le milieu hostile, au travers d’ennuis sans nombre. C’était son génie propre, il était l’instituteur-né, qui savait redevenir enfant pour se faire comprendre par les enfants. Il se montrait surtout très gai, il jouait volontiers avec eux, n’était plus qu’un camarade, un grand frère. Sa force était d’oublier sa science, de se mettre à la portée des jeunes cerveaux mal éveillés, de trouver les mots qui expliquaient tout, comme si lui-même, ignorant encore, eut partagé la joie d’apprendre. Dans les programmes si chargés, lecture, écriture, grammaire, orthographe, rédaction, calcul, histoire, géographie, éléments des sciences, chant, gymnastique, agriculture, travail manuel, morale, instruction civique, il s’efforçait de ne rien laisser en arrière, tant que les enfants n’avaient pas compris. Et tout son premier effort portait de la sorte sur la façon d’enseigner, de manière à ce que rien de l’enseignement ne fût perdu, une assimilation certaine et complète, s’imposant par elle-même, nourrissant les intelligences grandissantes, devenant la chair et l’esprit des hommes de demain.

Ah ! cet ensemencement, cette culture de la vérité, avec quelle passion il lui donnait ses soins ! Et quelle vérité encore, car toutes les erreurs ne se réclament-elles pas de la vérité ? L’Église catholique elle-même, basée sur des dogmes absurdes, n’a-t-elle pas la prétention d’être la vérité unique ? Aussi enseignait-il d’abord qu’il n’y avait pas de vérité en dehors de la raison, de la logique et surtout de l’expérience. Un fils de paysan ou d’ouvrier, auquel on dit que la terre est ronde et tourne dans l’espace, accepte cela de confiance, comme il accepte les contes du catéchisme, les trois personnes en Dieu, l’incarnation et la résurrection. Il faut que l’expérience lui en démontre la certitude scientifique, pour qu’il puisse faire la différence. Toute vérité révélée est un mensonge, la vérité expérimentale est seule vraie, une et entière, éternelle. Et de là venait la nécessité première d’opposer au catéchisme catholique le catéchisme scientifique, le monde et l’homme expliqués par la science, rétablis en leur réalité vivante, en leur marche vers un continuel avenir, de plus en plus parfait. Il n’y avait d’amélioration véritable, de libération et de bonheur, que par la vérité, la connaissance des conditions où l’homme existe et progresse. Tout ce besoin de savoir pour aller plus vite à la santé, à la paix, portait en lui sa méthode, la libre expansion, la science cessant d’être une lettre morte, devenant une source de vie, une excitatrice des tempéraments et des caractères. Aussi, dans sa classe, laissait-il les livres de côté le plus possible, afin de forcer ses élèves à juger par eux-mêmes. Ils ne savaient bien que lorsqu’ils avaient touché les choses. Il ne leur demandait jamais de croire qu’après leur avoir prouvé expérimentalement la réalité d’un phénomène. Tout le domaine des faits non prouvés était mis à l’écart, comme en réserve, pour les recherches futures ; et, déjà avec les vérités acquises, les hommes pouvaient se bâtir une grande et belle demeure de sécurité et de fraternité. Voir ainsi par soi-même, se convaincre de ce qu’il faut croire, développer son raisonnement, son individualité, d’après les raisons qu’on a d’être et d’agir, c’était là toute sa méthode d’enseignement, la seule qui pût enfanter des hommes.

Mais il ne suffisait pas de savoir, il fallait un lien social, un esprit de perpétuelle solidarité. Et Marc le mettait dans la justice. Il avait remarqué avec quelle flamme de révolte un enfant lésé dans son droit, crie : « Ce n’est pas juste ! » Toute injustice soulève une tempête au fond de ces petites âmes, dont elles souffrent affreusement. C’est que l’idée de justice, en elles, est absolue. Et il utilisait cette candeur d’équité, ce besoin inné du vrai et du juste chez l’enfant, que la vie n’a pas encore plié aux compromissions menteuses et iniques. Par la vérité à la justice, telle était sa route, la route droite où il engageait ses élèves, en les faisant le plus possible leurs propres juges, quand ils se mettaient en faute. S’ils avaient menti, il les forçait à convenir du tort qu’ils portaient à leurs camarades et à eux-mêmes. S’ils avaient troublé l’ordre, retardé les leçons, il leur démontrait qu’ils en étaient les premiers punis. Souvent, un coupable s’accusait lui-même, méritait ainsi son pardon. Une émulation d’équité finissait par animer ce petit peuple, tous rivalisaient de franchise, travaillaient à ce que la classe se passât honnêtement, au mieux des devoirs et des droits de chacun. Sans doute, cela n’allait pas sans des heurts et même sans des catastrophes, car c’était là un commencement, il faudrait des générations d’écoliers pour que l’école devint la vraie maison de vie saine et heureuse, Marc n’en était pas moins ravi des moindres résultats, dans sa conviction que, si le savoir est la condition première de tout progrès, rien ne se réalisera de définitif pour le bonheur des hommes, sans l’esprit de justice. Pourquoi donc la classe bourgeoise, la mieux instruite, tombait-elle si vite à la pourriture finale ? N’était-ce pas à cause de son iniquité, du crime de déni de justice où elle était tombée, en refusant de rendre les biens volés, la part légitime des humbles et des souffrants ? On condamnait l’instruction, en donnant en exemple la déchéance de la bourgeoisie, en accusant la science de faire des déclassés, d’accroître le mal et la douleur. Certes, oui, tant que le savoir pour le savoir s’exaspérerait dans une société de mensonge et d’injustice, il semblerait ajouter aux ruines. C’était pour la justice que devait travailler la science, c’était à une morale humaine de liberté et de paix qu’elle devait aboutir, au sein même de la fraternelle Cité future.

Et ce n’était pas encore assez d’être juste, Marc exigeait de ses élèves la bonté et l’amour. Rien ne germait, rien ne fleurissait que par et pour l’amour. Le foyer central du monde était là, dans cette flamme universelle de désir et d’union. Chacun avait l’impérieux besoin de se fondre parmi tous les autres ; et l’action personnelle, l’individualité nécessaire, la liberté de chaque être pouvait, se comparer au jeu distinct des organes, sous la dépendance de l’être universel. Si l’homme isolé était une volonté et une puissance, ses actes commençaient seulement à être, lorsqu’ils agissaient sur la communauté. Aimer, se faire aimer, faire aimer tous les autres : le rôle de l’instituteur se trouvait en entier dans ces trois termes, ces trois degrés de l’enseignement humain. Aimer, Marc aimait ses élèves de tout son cœur, se donnait à eux sans réserve, sachant bien qu’il faut aimer pour enseigner, car l’amour seul peut toucher et convaincre. Se faire aimer, il s’y employait à chaque heure, fraternisait avec les petits, sans jamais chercher à se faire craindre, mais au contraire à ne les conquérir que par la persuasion, l’affection, la bonne camaraderie d’un aîné qui achève de grandir en compagnie de ses cadets. Faire aimer tous les autres, c’était son souci continuel, le rappel incessant de cette vérité que le bonheur de chacun est simplement fait du bonheur de tous, l’exemple quotidien des progrès et de la joie de chaque élève, lorsque la classe entière a bien travaillé. Sans doute, l’école devait être une culture de l’énergie, une libération et une exaltation de l’individualité, l’enfant ne devait juger et agir que par lui-même, afin que l’homme un jour donnât toute la somme de sa valeur personnelle. Seulement, la moisson de cette culture intensive n’irait-elle pas grossir le trésor commun de tous, et pouvait-on imaginer la grandeur solitaire d’un citoyen, dont le geste, en faisant de la gloire pour lui, n’aurait pas fait du bonheur pour les autres ? L’instruction, l’éducation aboutissaient nécessairement à la solidarité, à cette attraction universelle dont la force fond peu à peu l’humanité en une seule famille. Et il ne voulait que de la sympathie, de la tendresse, l’école joyeuse, fraternelle, emplie de soleil, de chants et de rires, enseignant la vie heureuse, faisant vivre les écoliers de cette vie de science, de vérité, de justice, dont l’idéal se réaliserait, quand des générations d’enfants, instruits enfin, l’auraient longuement préparé.

Marc, surtout, dès les premiers jours, voulut réagir contre l’éducation de violence, de terreur et de sottise donnée à l’enfant. On n’exaltait en lui, par le livre, par l’image, par les leçons de chaque heure, que le droit du plus fort, les massacres, les carnages, les villes dévastées, anéanties. De l’histoire, on étalait les pages sanglantes, les guerres, les conquêtes, les noms des capitaines qui avaient décimé l’humanité. On enfiévrait les petits cerveaux d’un fracas d’armes, de cauchemars, de tueries rougissant les plaines. Les livres de prix donnés aux élèves, les petits journaux publiés pour eux, jusqu’aux couvertures de leurs cahiers de devoirs, ne leur mettaient sous les yeux que des armées s’égorgeant, des navires s’incendiant, l’éternel désastre de l’homme devenu un loup pour l’homme. Et, quand il ne s’agissait pas d’une bataille, c’était d’un miracle, quelque légende absurde, source de ténèbres : un saint ou une sainte délivrant un pays par la force de la prière, une intervention de Jésus ou de Marie assurant aux riches la propriété de ce monde, un prêtre dénouant d’un signe de croix les difficultés sociales et politiques. Toujours on faisait appel à l’obéissance, à la résignation des humbles, tandis que passaient dans un ciel d’orage les coups de foudre d’un Dieu irrité et méchant. L’épouvante régnait, la peur de Dieu, la peur du diable, la peur basse et laide qui prenait l’homme dès l’enfance, le courbait jusqu’au tombeau, au travers de l’épaisse nuit de l’ignorance et du mensonge. On ne fabriquait ainsi que des esclaves, de la chair bonne à être utilisée pour le caprice du maître, et de là venait la nécessité de cette éducation de foi aveugle, de perpétuelle extermination, afin d’avoir des soldats toujours prêts à défendre l’ordre des choses établies. Mais quelle conception surannée, que de mettre dans la guerre l’unique culture de l’énergie humaine ! Cela pouvait correspondre à des temps sociaux, où l’épée seule tranchait les questions de peuple à peuple, de roi à sujets. Aujourd’hui, si les nations se gardent encore, et formidablement, dans l’affreux malaise d’une fin de monde, qui oserait dire que la victoire restera aux peuples guerriers ? qui ne voit au contraire que le triomphateur de demain battra les autres sur le terrain économique, en réorganisant le travail et en apportant à l’humanité plus de justice et de bonheur ? Il n’était qu’un rôle digne de la France, achever la Révolution, être l’émancipatrice. Aussi cette pensée étroite qu’il fallait quand même et uniquement faire des soldats, soulevait-elle Marc de douleur et de colère. Au lendemain de nos désastres, un tel programme avait encore son excuse ; et, pourtant, tout le malaise, toute l’abominable crise actuelle venait de là, de l’espoir suprême mis dans l’armée, de l’abandon d’une démocratie aux mains des chefs militaires. S’il était nécessaire de continuer à se garder, au milieu des voisins en armes, il était plus nécessaire encore d’être les travailleurs, les libres et les justes citoyens, à qui demain appartiendrait.

Quand la France entière saura et voudra, quand elle sera le peuple libéré, les empires les plus bardés de fer crouleront autour d’elle, envahis par son souffle de vérité et de justice, qui fera ce que ne feront jamais ses armées et ses canons. Les peuples éveillent les peuples, et le jour où les peuples, un à un, se lèveront, instruits par l’exemple, ce sera la victoire pacifique, la fin de la guerre. Marc ne concevait pas de plus beau rôle pour son pays, il mettait la grandeur de la patrie, dans ce rêve de fondre toutes les patries en une même patrie humaine. Et c’était pourquoi il surveillait les livres et les images mis entre les mains de ses élèves, écartant les mensonges des miracles, les égorgements des batailles, les remplaçant le plus possible par les livres de la science, les travaux féconds de l’homme. L’unique source d’énergie est dans le travail, pour le bonheur.

Au cours de la deuxième année, les bons résultats se firent déjà sentir. Marc, divisant son école en deux classes, s’était chargé de la première, les enfants de neuf à treize ans, tandis que Mignot s’occupait de la seconde, ceux de six à neuf ans. Il avait adopté aussi l’usage des moniteurs, dont il savait tirer des avantages, pour l’économie de temps et l’émulation entre élèves. Pas une minute n’était perdue, les devoirs écrits, les leçons orales, les explications au tableau, tout le travail scolaire marchait à la fois, d’un train régulier, dans un grand ordre ; et, pourtant, il laissait aux enfants le plus d’indépendance possible, causant avec eux, provoquant leurs objections, n’imposant rien par son autorité de maître, voulant que leur certitude vînt surtout d’eux-mêmes, de sorte que les deux classes gardaient une libre gaieté, un continuel attrait, grâce à cette étude vivante, sans cesse variée, où les jeunes intelligences allaient ainsi de découverte en découverte. Il exigeait seulement une grande propreté, menant les enfants à la fontaine comme à un jeu, ouvrant les fenêtres toutes larges, au milieu et à la fin de chaque classe. Avant lui, selon l’usage, les enfants balayaient, soulevaient une poussière terrible, redoutable véhicule de contagion ; et il leur avait appris à se servir de l’éponge, il leur faisait donner partout un coup de lavage, qui les égayait et leur servait de récréation. Les jours de soleil, la vaste salle, si claire, si propre, emplie de son petit peuple sain et joyeux, était une continuelle allégresse.

Et ce fut, par un jour ensoleillé de mai, deux ans après l’installation de Marc, que Mauraisin, l’inspecteur primaire, tomba dans la classe du matin, sans avoir prévenu, espérant prendre le maître en faute. Vainement, il l’avait guetté jusque-là, déconcerté par sa prudence, furieux de ne pouvoir le mal noter, ce qui aurait justifié une demande de déplacement. Ce songe-creux, ce révolutionnaire maladroit, qui ne devait pas rester six mois en place, s’éternisait, à l’ébahissement et au scandale de tous.

Justement, les élèves achevaient de laver la classe, et le beau Mauraisin, serré dans sa redingote, petit et luisant, poussa un cri d’inquiétude.

— Quoi donc ? vous êtes inondés ?

Puis, lorsque Marc lui eut expliqué que, pour la bonne hygiène, il avait remplacé le balayage par le lavage, l’inspecteur haussa les épaules.

— Encore une nouveauté ! Vous auriez bien pu prévenir l’administration. Et, d’ailleurs, ce n’est pas sain, toute cette eau répandue, ça doit donner des douleurs… Vous me ferez le plaisir de reprendre le balai, tant que vous ne serez pas autorisé à employer ainsi l’éponge.

Ensuite, comme les enfants avaient une récréation de quelques minutes, il se mit à fouiller partout, poussant son inspection jusqu’à regarder dans les armoires, si tout s’y trouvait bien en ordre. Il devait nourrir l’espoir d’y découvrir de mauvais livres, des brochures anarchistes. Et il critiquait chaque chose, s’attachait aux moindres négligences, parlant haut parmi les élèves, cherchant à humilier le maître devant eux. Enfin ceux-ci reprirent leur place à leur banc, l’inspection orale commença.

Il s’attaqua d’abord à Mignot, parce que le petit Charles Doloir, âgé de huit ans, ne put répondre à une question, ne l’ayant pas encore étudiée.

— Alors vous êtes en retard sur le programme ? Voilà deux mois que vos élèves en devraient être à cette leçon !

Mignot, debout, respectueux, mais visiblement agacé de ce ton agressif, se contenta de se tourner vers Marc. En effet, c’était celui-ci que visait Mauraisin. Aussi. finit-il par répondre.

— Pardon, monsieur l’inspecteur, c’est moi qui ai cru devoir intervertir certaines parties du programme, pour plus de clarté. Et puis, le mieux n’est-il pas de s’en tenir moins aux livres qu’à l’esprit des connaissances enseignées, de façon à faire vivre aux élèves, dans l’année, l’ensemble des leçons ?

Mauraisin affecta une véritable indignation.

— Comment, monsieur, vous vous permettez de toucher aux programmes, vous décidez à vous tout seul ce qu’il est bon d’en prendre et d’en laisser ? Et vous substituez votre fantaisie à la sagesse de vos chefs ? C’est bien, on saura à quel point votre classe est en retard.

Puis, avisant l’autre Doloir, Auguste, qui avait dix ans, il le fit se lever et le questionna sur la Terreur, lui en fit nommer les chefs, Robespierre, Danton, Marat.

— Marat était-il beau, mon enfant ?

Auguste, un peu conquis par Marc à plus de sagesse, n’en restait pas moins l’indiscipliné, le farceur de la classe. On ne put savoir si ce fut par ignorance ou par malice qu’il répondit : — Oh ! très beau, monsieur.

Toute la classe, égayée, se roula sur les bancs.

— Mais non, mais non, mon enfant, Marat était un être hideux, qui avait sur le visage tous les vices et tous les crimes !

Et, se tournant vers Marc il eut la maladresse d’ajouter :

— Ce n’est pas vous, je pense, qui leur enseignez la beauté de Marat ?

— Non, monsieur l’inspecteur, répondit le maître en souriant.

De nouveaux rires éclatèrent. Il fallut que Mignot passât parmi les bancs pour rétablir l’ordre, pendant que Mauraisin, vexé, s’entêtant sur Marat, en venait à Charlotte Corday. Et la malchance encore le fit s’adresser à Fernand Bongard, un grand de onze ans passés, qu’il jugeait sans doute plus instruit.

— Vous, là-bas, le gros garçon, pouvez-vous me dire comment est mort Marat ?

Il tombait fort mal, Fernand avait une peine extrême à apprendre, la tête dure, sans aucune bonne volonté d’ailleurs, et brouillé surtout avec les noms et les dates de l’histoire. Il s’était levé, ahuri, les yeux ronds.

— Voyons, remettez-vous, mon enfant. Marat n’est-il pas mort dans des circonstances particulières ?

Fernand restait muet, la bouche béante. Par derrière un camarade compatissant lui souffla : « Dans un bain. » Alors, d’une voix forte, il se décida.

— Marat s’est noyé en prenant un bain.

Cette fois, ce fut du délire, pendant que Mauraisin s’emportait.

— En vérité, ces enfants sont stupides… Marat fut tué dans sa baignoire par Charlotte Corday, une jeune fille exaltée qui se sacrifia pour sauver la France d’un monstre altéré de sang… On ne vous apprend donc rien, que vous ne puissiez répondre à des questions aussi simples ?

Il questionna ensuite les deux jumeaux, Achille et Philippe Savin, sur les guerres de Religion, en obtint des réponses assez satisfaisantes. Les deux frères n’étaient guère aimés, sournois, menteurs ; et ils dénonçaient leurs camarades en faute, ils rapportaient chez eux, à leur père, tout ce qui se faisait en classe. Aussi, l’inspecteur, gagné par leur petit air hypocrite, les donna-t-il en exemple.

— Voilà des enfants qui savent au moins quelque chose. Puis, s’adressant de nouveau à Philippe :

— Et pouvez-vous me dire ce qu’il faut faire pour bien pratiquer sa religion ?

— Il faut aller à la messe, monsieur.

— Sans doute, mais cela ne suffit pas, il faut faire tout ce que la religion enseigne. Vous entendez, mon enfant, tout ce que la religion enseigne.

Stupéfait, Marc l’avait regardé. Pourtant, il n’intervint pas, devinant la raison d’une question si singulière, le désir de le faire se compromettre par quelque parole imprudente. Et l’intention de l’inspecteur était si bien celle-là, qu’il continua d’un ton agressif, en s’adressant à Sébastien Milhomme :

— Vous, là-bas, le petit blondin, dites-moi ce que la religion enseigne.

Sébastien, debout, l’air consterné, ne répondit rien. Il était le meilleur élève de la classe, d’une intelligence vive, d’un caractère affectueux et doux. L’impossibilité où il était de satisfaire monsieur l’inspecteur lui fit venir des larmes dans les yeux. On ne lui avait pas appris ça, il ne comprenait même pas ce qu’on lui demandait, à neuf ans à peine.

— Eh bien ! quand vous me regarderez, petite bête, ma question est claire !

Marc ne put se contenir davantage. L’embarras de son élève le plus cher, qu’il finissait par aimer tendrement, lui fut insupportable. Et il vint à son secours.

— Pardon, monsieur l’inspecteur, ce que la religion enseigne se trouve dans le catéchisme, et le catéchisme n’est pas dans le programme. Comment voulez-vous que cet enfant vous réponde ?

C’était ce que Mauraisin devait attendre. Il affecta de se fâcher.

— Je n’ai pas à recevoir de leçon de vous, monsieur le maître. Je sais ce que je fais, et il n’est pas d’école un peu bien tenue où un enfant ne puisse répondre en gros à une question sur la religion de son pays.

— Je vous répète, monsieur l’inspecteur, déclara Marc d’une voix nette, où commençait à monter un peu de colère, que je n’ai pas à enseigner le catéchisme. Vous vous trompez, vous n’êtes point ici chez les frères de la Doctrine chrétienne, qui en font la base de leur enseignement. Vous êtes ici dans une école républicaine et laïque, résolument en dehors de toute église, ne basant la connaissance que sur la raison et la science. Et s’il le faut, j’en appellerai à mes chefs.

Mauraisin comprit qu’il était allé un peu loin. Chaque fois déjà qu’il s’était efforcé d’ébranler Marc, il avait senti son supérieur hiérarchique, l’inspecteur d’académie Le Barazer, passivement acquis au jeune homme, demandant des faits graves contre lui ; et il n’ignorait pas son opinion sur l’absolu neutralité religieuse de l’école. Aussi, sans insister, brusqua-t-il la fin de son inspection, avec des critiques encore, résolu à ne trouver rien de bien. Les élèves eux-mêmes le jugeaient ridicule, s’égayaient en dessous de son air rageur de petit homme vaniteux, à la barbe et aux cheveux bien peignés. Et, comme il partait, Mignot alla jusqu’à hausser les épaules, en disant tout bas à Marc :

— Nous aurons un mauvais rapport, mais vous avez eu raison, il devient trop bête, cet homme.

Depuis quelque temps, Mignot revenait à Marc, gagné par son action si ferme et si douce ; non pas qu’il fût encore de son opinion en toutes choses, inquiet toujours pour son avancement ; mais, d’esprit droit en somme, il s’abandonnait peu à peu à ce bon conducteur d’âmes.

— Oh ! un mauvais rapport, répéta Marc gaiement, il n’osera même pas y risquer autre chose que des attaques hypocrites et empoisonnées… Tenez ! regardez-le donc entrer chez Mlle  Rouzaire, le voilà chez le bon Dieu. Et le pis est que son attitude n’est au fond que politesse, désir adroit de se pousser dans le monde.

En effet, Mauraisin, à chaque inspection, comblait Mlle  Rouzaire de bonnes notes. Celle-là conduisait ses fillettes à l’église, leur faisait réciter leur catéchisme, les lui laissait interroger sur la religion tant qu’il voulait. Elle avait surtout une élève très remarquable, la petite Hortense Savin, qui se préparait à la première communion et qui étonnait l’inspecteur par sa science de l’histoire sainte. Angèle Bongard, tête dure ainsi que son frère, mordait moins aux bons principes, malgré son obstination douloureuse à apprendre. Et une gamine de six ans, Lucile Doloir, qui venait d’entrer seulement, promettait au contraire une petite personne très intelligente, dont on ferait plus tard une délicieuse fille de la Vierge. Comme la classe était finie, Marc revit encore Mauraisin, que Mlle  Rouzaire accompagnait jusqu’au seuil de l’école. Là, tous deux achevèrent une conversation commencée, d’un air d’intimité étroite, avec de grands gestes lamentables. Certainement, ils déploraient l’abomination voisine de l’école des garçons, où s’entêtait cet instituteur de scandale, qu’ils se promettaient de déloger depuis deux ans, sans y parvenir.

Dans Maillebois, après avoir attendu le déplacement de Marc, en quelque coup de foudre, on finissait aussi par s’habituer à lui. Le maire Darras avait pu faire publiquement son éloge, pendant une séance du conseil municipal, et sa situation venait de se consolider encore à la suite d’un fait considérable : deux élèves, passés chez les frères, lui étaient revenus. C’était le signe évident que les familles se rassuraient, l’acceptaient ; et c’était en outre un échec pour l’école congréganiste, si prospère et victorieuse jusque-là. Par la sagesse et par l’amour, comme il l’avait dit, allait-il donc remettre en honneur l’école laïque, lui rendre sa place et son rôle au premier rang ? Un vent d’inquiétude dut passer chez les ignorantins et chez les moines, dans toute la faction cléricale. Et l’attaque vint si singulière, que Marc en fut surpris. Laissant prudemment à l’écart la question du catéchisme, Mauraisin n’avait parlé, chez le maire, un peu partout, que du fameux lavage à l’éponge, levant les bras au ciel, affectant une terreur pour la santé des enfants. Alors, une grosse question surgit : fallait-il laver, fallait-il balayer ? Maillebois ne tarda pas à être séparé en deux camps, qui se passionnèrent, se jetèrent des arguments à la tête. Les parents surtout furent consultés, l’employé Savin se montra terrible contre le lavage, au point qu’on le crut un instant décidé à retirer ses deux garçons. Mais Marc porta la question plus haut, sollicita l’avis de ses chefs, en les priant de réunir une commission de médecins et d’hygiénistes. Il y eut enquête, sérieuse étude, longue discussion, et la victoire finit par rester à l’éponge. Ce fut pour l’instituteur un triomphe véritable, les parents lui furent conquis davantage, Savin lui-même, si peu commode, dut faire amende honorable. Et un nouvel é lève revint de chez les frères, où l’on commençait à dire que régnait une saleté repoussante. Mais, au milieu de cette sympathie naissante, Marc ne s’illusionnait pas, en sentait très bien encore la fragilité. Il faudrait des années pour libérer le pays du poison clérical. Et il continuait à gagner du terrain avec précaution, heureux chaque jour du peu de résultat acquis. Il avait poussé le désir de paix, sur la prière de Geneviève, jusqu’à se remettre avec ces dames ; et ce fut justement à l’occasion de la fameuse question du lavage, où, contre l’ordinaire, elles se trouvèrent d’accord avec lui. Il retournait donc, de temps à autre, faire visite avec sa femme et sa fillette à Mme  Duparque, dans la petite maison de la place des Capucins.

Les deux vieilles dames restaient cérémonieuses, évitaient soigneusement les sujets de conversation inquiétants, ce qui enlevait à la causerie toute bonne intimité. Cependant, Geneviève se montrait ravie de cette réconciliation, délivrée de la gêne où elle était, lorsqu’elle venait voir seule sa grand-mère et sa mère, comme en cachette de son mari. Dès lors, elle les revit presque tous les jours, elle laissait parfois Louise chez elles, allait et venait d’un logis à l’autre, sans que Marc s’en préoccupât, heureux même de la joie de sa femme, que ces dames, de nouveau, comblaient de gentillesses et de petits présents.

Un dimanche, étant allé déjeuner chez un ami, à Jonville, dont il avait quitté l’école depuis deux ans, Marc sentit tout d’un coup, par comparaison, le terrain considérable qu’il avait gagné, dans sa bonne œuvre, à Maillebois. Jamais il ne s’était mieux rendu compte de l’influence décisive de l’instituteur, excellente quand l’instituteur était un esprit de vérité et de progrès, désastreuse s’il s’enfermait dans l’erreur et dans la routine. Tandis que Maillebois revenait lentement à plus de justice, à plus de santé prospère, Jonville retournait aux dures ténèbres, s’immobilisant, s’appauvrissant. Le grand chagrin de Marc fut de voir que son œuvre heureuse d’autrefois s’y trouvait enrayée, comme disparue déjà. Et il n’y avait pas d’autre cause à cela que l’action mauvaise du nouvel instituteur, ce Jauffre, dont l’unique souci était son succès personnel. Petit, brun, vif et rusé, avec de minces yeux fouilleurs, il devait sa fortune au curé de son village, qui l’avait autrefois enlevé à la forge de son père, simple maréchal-ferrant, pour lui donner ses premières leçons. Plus tard, un curé encore l’avait enrichi en lui faisant épouser la fille d’un boucher, brune et petite comme lui, qui lui apportait deux mille francs de rente. De sorte qu’il était convaincu de la nécessité de rester avec les curés, s’il voulait devenir un personnage, le jour où ils lui décrocheraient quelque belle situation. Déjà ses deux mille francs de rente le rendaient respectable, ses chefs surtout avaient pour lui une grande considération, car ce n’était pas un homme à bousculer, ainsi qu’un meurt-de-faim, un Férou, par exemple, du moment où il n’avait pas besoin de l’administration pour vivre. Dans l’enseignement comme ailleurs, les faveurs vont toujours aux riches, jamais aux pauvres. On exagérait sa fortune, tous les paysans lui tiraient leur chapeau. Et, avec cela, il achevait leur conquête par une grande âpreté au gain, sacrifiant le reste à l’argent, d’une adresse remarquable pour tirer des gens et des choses le plus de bénéfice possible. Aucune croyance sincère ne le gênait, il était républicain, bon patriote, bon catholique, mais dans la mesure où l’exigeait son intérêt bien entendu. Aussi, tout en ayant rendu visite à l’abbé Cognasse, dès son arrivée, ne lui avait-il pas livré d’un coup l’école, trop fin pour ne pas comprendre l’esprit anticlérical du pays ; et c’était peu à peu qu’il avait laissé le curé redevenir tout-puissant, par un abandon calculé, par une résistance sourde aux volontés du conseil municipal et du maire. Ce dernier, Martineau, si fort et si net, lorsqu’il s’appuyait sur la volonté de Marc, se trouvait désemparé, depuis qu’il devait agir seul contre l’instituteur, le vrai maître à la mairie. Défiant, n’osant se prononcer dans son ignorance, dans sa continuelle crainte de se compromettre, il finissait toujours par vouloir ce que voulait l’instituteur, et ce que voulait celui-ci, la commune le voulait bientôt. Ce fut ainsi qu’au bout de six mois, Jonville, par l’abdication volontaire, passa des mains du maître d’école dans les mains du curé.

Mais la tactique de Jauffre surtout intéressa Marc comme un chef-d’œuvre de jésuitisme. Il eut des renseignements très précis chez Mlle  Mazeline, l’institutrice, qu’il alla voir. Cette haute raison, cette claire intelligence était désolée de ne pouvoir lutter avec avantage, maintenant qu’elle se trouvait seule à combattre le bon combat, dans une commune où tout se pourrissait. Et elle conta la comédie jouée par Jauffre, les premiers temps, lorsque le maire Martineau se révoltait contre quelque empiétement du curé, que l’instituteur avait sourdement provoqué. Ce dernier alors feignait de s’indigner avec lui, et il chargeait sa femme : c’était sa femme, Mme  Jauffre, pratiquante, d’une dévotion outrée, qui se laissait endoctriner par l’abbé Cognasse. Le ménage, très d’accord, avait imaginé cette façon d’échapper aux responsabilités. Aussi Martineau fut-il vite vaincu, d’autant plus que la belle Mme  Martineau, si friande de cérémonies religieuses, pour y étaler ses robes neuves, était devenue l’amie de Mme  Jauffre, qui affectait des allures de dame, à cause des deux mille francs de rente qu’elle avait eus en dot. Jauffre, ne se gênant plus, recommençait à sonner la messe, fonction ancienne de l’instituteur, que Marc, autrefois, avait refusé de remplir. Ça ne rapportait que trente francs par an, mais trente francs étaient toujours bons à prendre. Et, comme Marc avait fait attribuer les trente francs à un ancien horloger, retiré dans le pays, pour qu’il réparât et entretint la vieille horloge du clocher, détraquée toujours, il arriva qu’elle se détraqua de nouveau, et que les paysans ne surent plus jamais l’heure, tellement elle avait des sauts brusques d’avance ou de retard. Ainsi que le disait Mlle  Mazeline, avec un sourire désespéré, cette horloge était l’image du pays, où plus rien ne marchait selon le bon sens et la logique.

Le pis était que le triomphe de l’abbé Cognasse avait son retentissement au Moreux, dont le maire, Saleur, l’ancien marchand de bœufs, impressionné par ce qui se passait à Jonville, craignant de gâter sa vie grasse d’enrichi, retournait à l’église, malgré son peu de tendresse pour les curés. Et, en fin de compte, c’était l’instituteur Férou, le misérable, le révolté, qui payait les frais de la réconciliation. Maintenant les jours où l’abbé Cognasse venait dire la messe au Moreux, il avait la victoire insolente, il infligeait à l’instituteur des humiliations, que celui-ci devait accepter, abandonné du maire et du conseil municipal. Jamais pauvre homme n’avait vécu dans une rage pareille, avec sa vaste et vive intelligence, au milieu de tant d’ignorance et de méchanceté, jeté aux idées extrêmes par la misère croissante. Sa femme, exténuée de gros travaux, et ses trois fillettes, si pâles, si chétives, mouraient de faim. Bien que la dette achevât de le dévorer, il ne se soumettait pas, plus âpre, plus dégingandé, dans ses vieilles redingotes blanchies, refusant non seulement de conduire ses élèves à la messe, mais grondant des injures, le dimanche, sur le passage du curé. La catastrophe était prochaine, la révocation inévitable, avec cette aggravation que le malheureux, ayant encore deux ans à faire, avant la fin de son engagement décennal, serait repris par le service militaire. Et que deviendraient la triste femme et les tristes fillettes, pendant que le père serait à la caserne ?

Comme Marc quittait Jonville, accompagné jusqu’à la gare par Mlle  Mazeline, ils passèrent justement devant l’église, où s’achevaient les vêpres. Palmyre, la terrible servante de l’abbé Cognasse, était là, sur le seuil, en sentinelle sévère qui notait les bons chrétiens. Jauffre sortit, et deux de ses élèves qui passaient, lui firent le salut militaire, le revers de la main à la casquette : il exigeait cette déférence, son patriotisme en était flatté. Puis, ce furent Mme  Jauffre et Mme  Martineau qui parurent, Martineau lui-même, avec un flot de paysans et de paysannes. Marc avait hâté le pas pour n’être pas reconnu et n’avoir pas à dire son chagrin tout haut. Ce qui le frappait, c’était la petite ville moins bien tenue, des signes déjà visibles d’abandon, de prospérité amoindrie. Et n’était-ce pas la loi, la misère intellectuelle n’engendre-t-elle pas la misère matérielle ? La saleté et la vermine se sont mises dans tous les pays où le catholicisme a triomphé, partout il a passé comme un souffle de mort, frappant de stérilité la terre, jetant les hommes à la paresse et à l’imbécillité morne, car il est la négation même de la vie, il tue les nations modernes, ainsi qu’un poison lent et sûr.

Le lendemain, à Maillebois, lorsque Marc se retrouva dans sa classe, parmi les enfants dont il s’efforçait d’éveiller les intelligences et les cœurs, il éprouva un soulagement. Sans doute, son œuvre se faisait d’une marche bien lente, mais il puisait dans les quelques résultats acquis la force de la continuer. Il n’est de victoire que dans la continuité du courage et de l’effort. Les familles ne l’aidaient malheureusement pas, il aurait avancé plus vite, si les enfants, rentrés chez eux, avaient trouvé au foyer comme la prolongation de ses leçons. Et le contraire arrivait parfois, c’était ainsi qu’il sentait chez les deux Savin, Achille et Philippe, l’âcreté maussade et jalouse de leur père. Il devait se contenter de les amender un peu, de combattre en eux le mensonge, la sournoiserie et la délation. De même les Doloir, Auguste et Charles, l’un dissipé, querelleur, l’autre plus apathique, marchant dans l’ombre de son aîné, ne se corrigeaient guère, d’une intelligence suffisante pourtant, s’ils avaient voulu apprendre. Et avec Fernand Bongard, c’était une autre difficulté, le cerveau le plus obtus, une peine incroyable à lui faire comprendre et retenir la moindre chose. Toute la classe d’une cinquantaine d’élèves en était là, l’amélioration restait médiocre, à prendre ainsi chaque élève en particulier. Mais, dans son ensemble, ce petit peuple de demain valait déjà mieux, depuis qu’il l’avait mis de la sorte au régime de la vérité et de la raison. Et, d’ailleurs, il n’espérait pas changer le monde en une génération de bons écoliers. C’étaient les enfants de ceux-ci, et les enfants des enfants encore, qui finiraient un jour par savoir, par être délivrés de l’erreur séculaire et par devenir ainsi capables de justice.

Oeuvre modeste, œuvre toute de patience et d’abnégation, que celle de l’instituteur primaire. Marc voulait simplement donner l’exemple d’une vie entière consacrée à la tâche obscure de préparer l’avenir. Si les autres remplissaient comme lui leur devoir, on pouvait espérer, en trois ou quatre générations, refaire une France libératrice, émancipatrice du monde. Et il n’ambitionnait aucune récompense immédiate, aucun succès personnel, et il avait cependant la grande joie d’être payé de ses efforts par la satisfaction délicieuse que lui donnait un de ses élèves, le petit Sébastien Milhomme. Ce doux enfant, d’une intelligence remarquable, s’était passionné pour la vérité. Il n’était pas seulement le premier de la classe, il montrait encore une flamme de sincérité, une droiture d’une intransigeance puérile et charmante. Ses camarades le prenaient souvent pour arbitre ; et, quand il avait jugé, il n’admettait pas qu’on échappât au jugement.

Marc était heureux de le voir à son banc, avec sa face longue, un peu pensive, sous les boucles de ses cheveux blonds, avec ses jolis yeux bleus, qui buvaient la leçon, fixés sur le maître, en un ardent désir d’apprendre. Et il ne l’aimait pas seulement pour ses progrès rapides, il l’aimait plus encore pour tout ce qu’il sentait pousser en lui de bon et de généreux. C’était une petite âme exquise qu’il se plaisait à éveiller, une de ces âmes d’enfant où commençait à éclore toute la floraison des belles pensées et des belles actions.

Un jour, à la classe de l’après-midi, il y eut une scène pénible. Fernand Bongard, que ses voisins taquinaient, pour sa bêtise, venait de trouver la visière de sa casquette arrachée ; et il s’était mis à fondre en larmes, en disant que sa mère le battrait sûrement. Forcé d’intervenir, Marc voulut connaître le coupable de cette mauvaise farce. Tous niaient, Auguste Doloir plus effrontément que les autres, bien que le méfait parût être son œuvre. Et comme il était question de garder la classe entière en retenue, jusqu’à ce que le coupable se fût loyalement fait connaître, Achille Savin livra Auguste, son voisin, en tirant de la poche de celui-ci la visière de la casquette. Ce fut une occasion pour Marc de flétrir le mensonge avec une telle force, que le coupable lui-même pleura, demanda pardon. Mais l’émotion du petit Sébastien Milhomme fut surtout extraordinaire, et il resta le dernier dans la classe vide, et il ne s’en allait pas, regardant le maître d’un air éperdu.

— Vous avez quelque chose à me dire, mon enfant ? demanda Marc.

— Oui, monsieur.

Pourtant, il se taisait, les lèvres tremblantes, son joli visage rouge de confusion.

— C’est donc bien difficile à dire ?

— Oui, monsieur, c’est un mensonge que je vous ai fait et qui me rend malheureux.

Marc souriait, s’attendait à quelque peccadille, quelque gros scrupule enfantin.

— Alors, dites-moi la vérité, ça vous soulagera.

Il y eut encore un assez long silence, tout un combat intérieur qui se lisait dans les limpides yeux bleus, et jusque sur les lèvres pures. Enfin, Sébastien se décida.

— Eh bien ! monsieur, je vous ai menti, autrefois, lorsque j’étais un tout petit garçon ignorant, je vous ai menti, en vous disant que ce n’était pas vrai, que je n’avais pas vu, entre les mains de mon cousin Victor, le modèle d’écriture, vous vous souvenez, ce modèle dont on a tant causé. Il m’en avait fait cadeau, inquiet de l’avoir apporté de chez les frères, ne voulant pas le garder lui-même. Et, le jour où je vous ai dit ne pas même savoir ce dont il s’agissait, je venais de le cacher dans un cahier à moi.

Saisi, Marc l’écoutait. C’était comme une évocation de l’affaire Simon, toute l’affaire qui se dressait du sommeil où elle semblait dormir. Il voulut cacher son frémissement, cette secousse profonde dont il était bouleversé.

— Vous ne vous trompez pas cette fois encore, le modèle portait bien ces mots : « Aimez-vous les uns les autres » ?

— Oui, monsieur.

— Et il y avait bien, au bas, un paraphe ? Je vous ai expliqué ce qu’on appelle un paraphe.

— Oui, monsieur.

Marc se tut un instant. Son cœur battait violemment dans sa poitrine, il craignait de laisser échapper le cri qui montait à ses lèvres. Puis, il désira plus de certitude encore.

— Mais, mon enfant, pourquoi avez-vous gardé le silence jusqu’à ce jour, et qu’est-ce donc qui vous décide, ce soir, à me dire la vérité ?

Sébastien, soulagé déjà, le regardait avec une candeur charmante, les yeux dans les yeux. Il retrouvait son fin sourire, il expliqua l’éveil de sa conscience avec simplicité.

— Oh ! monsieur, si je ne vous disais pas la vérité, c’était que je n’en éprouvais pas du tout le besoin. Je ne me souvenais même plus de vous avoir menti, c’était trop ancien. Et puis, un jour, ici, vous nous avez expliqué combien le mensonge était une mauvaise chose, et ça s’est réveillé, j’ai commencé à en souffrir. Ensuite, chaque fois que vous êtes revenu sur le bonheur de toujours dire la vérité, j’ai souffert davantage de ne pas vous l’avoir dite… Et voilà, et aujourd’hui j’ai eu le cœur trop gros, il m’a fallu parler.

Un grand attendrissement mouilla les yeux de Marc. Ainsi, c’étaient ses leçons qui fleurissaient déjà dans cette petite âme, c’était lui qui en moissonnait la première récolte ; et de quelle précieuse vérité ! d’une qui allait l’aider peut-être à faire un peu de justice. Jamais il n’avait espéré une si prompte et si douce récompense. Ce fut une émotion exquise, il se baissa en un élan de tendre affection, il embrassa l’enfant.

— Merci, mon petit Sébastien, vous venez de me faire un grand plaisir et je vous aime de tout mon cœur.

L’émotion avait gagné le petit homme.

— Oh ! je vous aime bien aussi, monsieur. Sans ça, je n’aurais point osé vous tout dire.

Marc résista au désir de le questionner davantage, se réservant de voir sa mère, Mme  Alexandre. Il craignait d’être accusé d’avoir abusé de son autorité de maître sur son élève, pour aggraver la confession reçue. Il sut seulement que Mme  Alexandre avait repris à son fils le modèle d’écriture, sans que celui-ci pût dire ce qu’elle en avait fait, car jamais plus elle ne lui en avait reparlé. Elle seule pouvait le donner, si elle le possédait encore ; et quel document précieux, le fait nouveau tant cherché, qui sans doute permettrait à la famille de Simon de demander la révision de l’inique procès ! Resté seul, Marc sentit, monter en lui une joie débordante. Il aurait voulu courir chez les Lehmann, leur annoncer la bonne nouvelle, pour apporter un peu de bonheur à la triste maison en deuil, accablée sous l’exécration populaire. Enfin, c’était donc un rayon de soleil, dans la nuit noire de l’iniquité ! Et, comme il remontait près de sa femme, il cria dès le seuil, exalté, ayant le besoin de vider son cœur :

— Tu sais, Geneviève, j’ai la preuve de l’innocence de Simon… Ah ! la justice se réveille, nous allons pouvoir marcher !

Mais il n’avait pas aperçu, dans l’ombre, Mme  Duparque, qui, depuis la réconciliation, daignait parfois rendre ainsi visite à sa petite-fille. Elle eut un sursaut, elle dit de sa voix sèche :

— Comment ! l’innocence de Simon ! vous en êtes encore à votre folie… Une preuve, quelle preuve ? mon Dieu !

Et, lorsqu’il eut raconté l’entretien qu’il venait d’avoir avec le petit Milhomme, elle recommença à se fâcher.

— Le témoignage d’un enfant, belle affaire ! Il prétend qu’il a menti autrefois, qui vous prouve que ce n’est pas aujourd’hui qu’il ment ?… Et alors, le coupable serait un frère ? Dites toute votre pensée, vous n’avez d’autre but que d’accuser un frère, n’est-ce pas ? Toujours votre rage d’impiété !

Un peu déconcerté de tomber ainsi sur la vieille dame, voulant éviter à sa femme le chagrin d’une rupture nouvelle, il se contenta de dire gentiment : — Grand-mère, je ne veux pas discuter avec vous… J’annonçais simplement à Geneviève une nouvelle qui devait lui faire plaisir.

— Mais elle ne lui fait pas plaisir, votre nouvelle, cria Mme  Duparque. Regardez-la.

Surpris, Marc se tourna vers sa femme, debout dans le jour pâlissant de la fenêtre. Et, en effet, il la vit grave, avec ses beaux yeux assombris, comme emplis de ténèbres par la lente nuit qui tombait.

— Est-ce vrai, Geneviève, une œuvre de justice ne serait-elle plus une joie pour toi ?

Elle ne répondit pas immédiatement, devenue pâle et gênée, l’air envahi d’une hésitation douloureuse. Et, comme il répétait sa question, pris lui-même de malaise, elle fut sauvée du tourment de répondre par la brusque entrée de Mme  Alexandre, qui accourait. Très bravement, Sébastien avait tout dit à sa mère, sa confession, son aveu de l’existence du modèle. Elle n’avait pas eu la force de le gronder de sa belle action. Mais, saisie de crainte en pensant que l’instituteur allait venir s’expliquer avec elle, la questionner, lui demander le document, devant sa terrible belle-sœur, Mme  Édouard, toujours attentive à la prospérité de leur petit commerce de papeterie, elle avait préféré se rendre à l’école et enterrer l’affaire tout de suite.

Cependant, lorsqu’elle fut là, Mme  Alexandre acheva de se troubler. Elle était partie en coup de vent, sans trop savoir ce qu’elle dirait ; et, maintenant, elle restait balbutiante, gênée surtout de trouver Geneviève et Mme  Duparque avec Marc, qu’elle espérait entretenir secrètement, seule à seul.

— Monsieur Froment, Sébastien vient de m’avertir.. Oui, cet aveu qu’il a cru devoir vous faire… Alors, j’ai pensé à vous donner les raisons de ma conduite. Vous comprenez, n’est-ce pas ? tout l’ennui d’une pareille histoire, pour nous dont le commerce est si difficile… Enfin, voilà, c’est vrai, j’ai eu ce papier, mais il n’existe plus, je l’ai détruit.

Elle respira, comme soulagée, ayant trouvé ce qu’il fallait dire, pour être d’un coup débarrassée d’inquiétude.

— Vous l’avez détruit ! cria Marc douloureusement. Oh madame Alexandre !

Un peu d’embarras la reprit, elle chercha de nouveau ses paroles.

— J’ai eu tort peut-être… Seulement, songez à notre situation. Nous sommes deux pauvres femmes sans soutien. Et puis, nos enfants mêlés à cette abominable affaire, c’était si triste… Je n’ai pas voulu garder un papier qui m’empêchait de dormir, je l’ai brûlé.

Et elle était si frémissante encore, que Marc la regarda. Grande et blonde, avec son doux visage de femme tendre, elle lui parut souffrir d’un tourment caché. Un instant, il eut un soupçon, il se demanda si elle ne mentait point. Et il voulut la soumettre à une épreuve.

— En détruisant ce papier, c’est vous, madame Alexandre, qui avez condamné l’innocent une seconde fois… Songez à tout ce qu’il endure, là-bas, au bagne. Ses lettres, si je vous les lisais, vous mettraient en larmes. Il n’est pas de pire douleur, le climat meurtrier, la dureté des gardiens, et par-dessus tout le sentiment de son innocence, l’effroyable obscurité dans laquelle il se débat… Et quel cauchemar pour vous, si vous veniez à penser que c’est votre œuvre !

Elle était devenue très pâle, elle eut un mouvement involontaire de la main, écartant quelque horrible vision. Dans son être de bonté et de faiblesse, il ne sut s’il surprenait le frisson d’un remords ou d’un furieux débat. Un instant, éperdue, elle bégaya, comme si elle demandait un secours :

— Mon pauvre enfant, mon pauvre enfant…

Et cet enfant, ce petit Sébastien qu’elle adorait, à qui elle aurait tout sacrifié, dut s’évoquer, lui rendre un peu de sa force.

— Oh ! monsieur Froment, vous êtes cruel, vous me rendez bien malheureuse… Mais, que voulez-vous ? puisque c’est fait, je ne puis pas le retrouver parmi les cendres, ce papier.

— Alors, madame Alexandre, vous l’avez brûlé, vous en êtes sûre ?

— Certainement, puisque je vous l’ai dit… Je l’ai brûlé, dans la crainte que mon petit homme ne fût compromis, et qu’il n’en souffrît ensuite toute son existence.

Elle avait prononcé cette dernière phrase d’une voix ardente, avec une sorte de résolution farouche. Il fut convaincu, il eut un geste de désespoir, c’était le triomphe de la vérité qui reculait, qui croulait une fois encore. Sans une parole, il accompagne jusqu’à la porte Mme  Alexandre, de nouveau très gênée pour sortir, ne sachant comment prendre congé des deux dames présentes. Elle balbutia des excuses, elle s’en alla en saluant. Et, quand elle fut partie, un grand silence régna dans la pièce.

Ni Geneviève, ni Mme  Duparque n’étaient intervenues, l’une et l’autre immobiles, l’air glacé. Et elles ne disaient toujours rien, pendant que Marc marchait lentement, la tête basse, tout à son chagrin. Enfin, Mme  Duparque se leva, pour s’en aller à son tour. Puis, sur le seuil :

— C’est une folle, cette femme… Vous savez, son histoire de papier détruit, ça m’a l’air d’un conte à dormir debout, à laquelle personne ne croirait. Et vous auriez tort de la raconter, ça n’arrangerait pas vos affaires… Bonsoir, soyez sage.

Marc ne répondit même pas. Il continuait de marcher longuement, d’un pas appesanti. La nuit était complètement venue, Geneviève alluma la lampe. Et, dans la clarté pâle, lorsqu’elle mit silencieusement la table, il ne voulut même pas la confesser, il écarta cet autre chagrin de ne plus, peut-être la savoir d’accord avec lui, sur bien des choses.

Mais, les jours suivants, les dernières paroles de Mme  Duparque le hantèrent. En effet, s’il tentait de faire usage du fait nouveau, venu si heureusement à sa connaissance, quelle créance trouverait-il près du public ? Sans doute il aurait le témoignage de Sébastien, l’enfant répéterait qu’il avait vu le modèle d’écriture apporté de chez les frères par son cousin Victor. Seulement, ce serait là le témoignage d’un petit garçon de dix ans à peine, dont la mère s’efforcerait d’affaiblir la portée. C’était le document lui-même qu’il aurait fallu produire, et venir dire qu’on l’avait brûlé, n’était-ce pas enterrer l’affaire une seconde fois ? Plus il réfléchissait, plus il se convainquait de la nécessité d’attendre encore, le fait nouveau n’étant pas utilisable, dans les conditions où il l’avait découvert. Combien pourtant il était précieux pour lui, fertile en preuves décisives. Il achevait de rendre sa foi inébranlable, il confirmait toutes ses déductions, matérialisait la certitude à laquelle il était arrivé par le raisonnement. Un frère était le coupable, il ne restait qu’un pas à franchir pour savoir lequel, une enquête loyale l’aurait immédiatement découvert. Et il dut se résigner à patienter de nouveau, à compter sur la force de la vérité, qui était en marche, qui ne s’arrêterait plus, avant que la pleine lumière éclatât. Mais, dès ce moment, son angoisse grandit, le débat devint de jour en jour plus tragique dans sa conscience. Savoir qu’un innocent souffre au bagne une abominable torture, que le vrai coupable est là, impudent, triomphant, continuant sa besogne d’empoisonneur d’enfants, et ne pouvoir crier cela tout haut, et ne pouvoir le prouver, devant la basse complicité de toutes les forces sociales, conjurées dans leur égoïste intérêt à maintenir la monstrueuse iniquité ! Il n’en dormait plus, il portait son secret comme un aiguillon de fer, qui sans cesse le rappelait à son devoir de faire justice. Et il n’y eut plus, dans son existence, une heure où il cessa de penser à sa mission, saignant et désespéré de ne savoir comment en hâter le succès.

Même chez les Lehmann, Marc se tut ne dit rien de ce que le petit Sébastien lui avait confessé. À quoi bon donner à ces pauvres gens un espoir incertain ? La vie continuait à être si dure pour eux, avec cet opprobre et cette douleur du galérien là-bas, dont les lettres les bouleversaient, et dont on leur jetait le nom à la face comme un suprême outrage ! La clientèle du vieux Lehmann avait encore diminué, Rachel n’osait même plus sortir, toujours en deuil ainsi qu’une veuve désolée de voir grandir ses enfants qui finiraient par comprendre. Et Marc ne mit au courant que David, en qui brûlait la ferme volonté de faire reconnaître et acclamer un jour l’innocence de son frère. Dans sa fraternité héroïque, il restait à l’écart, ignoré, évitant avec soin de paraître ; mais pas une heure ne se passait sans qu’il travaillât à l’œuvre de réhabilitation, devenue l’unique but de son existence. Il réfléchissait, étudiait, suivait des pistes, que trop souvent il devait abandonner dès les premiers pas. En deux années de continuelles recherches, il n’avait encore rien trouvé de décisif. Son soupçon d’une communication illégale, faite par le président Gragnon aux membres du jury, dans la chambre des délibérations, était devenu une certitude ; seulement, tous ses efforts avaient jusque-là échoué à s’en procurer la preuve, il ne pouvait même prévoir comment il arriverait à en établir la réalité. Cela ne le décourageait pas, il dépenserait dix ans, vingt ans de sa vie, s’il le fallait, pour atteindre le vrai coupable. Aussi la communication de Marc ne fit-elle que lui donner plus de courage et de patience. Il fut également d’avis de tenir secrète la confession du petit Sébastien, comme peu utilisable, tant qu’une preuve matérielle ne l’appuierait pas. C’était un espoir de triomphe de plus. Et il se remit à chercher, avec calme, avec force, agissant sans hâte, d’une action prudente et continue.

Un matin, avant la classe, Marc se décida enfin à enlever le crucifix, qu’il avait laissé, derrière son bureau, pendu au mur. Depuis deux ans, il attendait d’être assez maître de la situation, pour affirmer par cet acte l’indépendance confessionnelle de l’école laïque, telle qu’il la comprenait et la voulait. Jusque-là, il avait volontiers cédé aux sages conseils de Salvan, comprenant la nécessité de se maintenir d’abord à son poste, s’il désirait en faire ensuite un poste de combat. Maintenant, il se sentait assez fort, il pouvait engager la lutte : n’avait-il pas rendu sa prospérité à l’école communale, en y ramenant des élèves, reconquis sur celle des frères ? ne s’y était-il pas fait peu à peu respecter, adoré des enfants, accepté des familles, désormais solide ? Et puis, ce qui le poussait encore à agir, c’était sa récente visite à Jonville, ce pays en train de s’instruire, dont l’abbé Cognasse refaisait un coin de ténèbres, c’était aussi tout ce que l’aveu de Sébastien avait remué en lui d’inquiétude et de colère contre l’ignominie qu’il devinait à son entour, Maillebois asservi, empoisonné par la faction cléricale.

Il était donc, ce matin-là, monté sur un escabeau, lorsque Geneviève, tenant la petite Louise par la main, entra dans la classe, pour lui dire qu’elle menait l’enfant passer la journée chez grand-mère. Elle fut toute surprise.

— Que fais-tu là ?

— Tu le vois, je décroche ce crucifix, que je reporterai moi-même à l’abbé Quandieu, pour qu’il le remette dans l’église, d’où il n’aurait pas dû sortir… Tiens ! aide-moi, prends-le.

Mais elle ne tendit pas le bras, elle ne bougea pas. Devenue très pâle, elle le regardait faire, comme si elle assistait à un acte défendu et dangereux, qui la frappait de crainte. Et il dut, sans son aide, descendre de l’escabeau, les mains embarrassées par le grand crucifix, qu’il enferma tout de suite dans un bas d’armoire.

— Tu ne veux pas m’aider ?… Qu’as-tu ? est-ce que tu me désapprouves ?

Nettement, malgré son émotion, elle répondit :

— Oui, je te désapprouve.

Il fut saisi, il se mit à frémir comme elle. C’était la première fois qu’elle prenait avec lui ce ton fâché et agressif. Il sentit un petit choc, le brisement léger qui annonce la rupture. Et il la regarda, n’ayant pas reconnu sa voix, étonné et inquiet, comme si une personne étrangère venait de lui parler.

— Comment, tu me désapprouves ! Est-ce bien toi qui as dit cela ?

— Oui, c’est moi. Tu as tort de faire ce que tu fais.

C’était bien elle, en effet. Elle se tenait là, devant lui, grande et fine, avec son aimable visage rond, où un peu de la passion sensuelle de son père luisait dans son gai regard. C’était bien elle, et pourtant cela commençait à n’être plus elle, car il y avait quelque chose de changé déjà en son air, en ses grands yeux bleus, où un trouble apparaissait, un peu de l’obscurité mystique de l’au-delà. Et il s’étonnait, il sentait un froid lui venir au cœur de ce changement, dont il s’apercevait ainsi tout d’un coup. Que s’était-il donc passé, pour qu’elle ne fût plus la même ? Il recula devant une explication immédiate, il se contenta d’ajouter :

— Jusqu’à présent, même lorsque tu ne pensais peut-être pas comme moi, tu m’avais toujours dit d’agir selon ma conscience, et c’est ce que je viens de faire encore. Aussi, suis-je très douloureusement surpris de ton blâme… Nous en causerons.

Elle ne désarma pas, gardant sa froideur fâchée.

— Nous en causerons, si tu le désires… En attendant, je vais conduire Louise chez grand-mère, qui doit ne nous la rendre que ce soir.

Une brusque lumière l’éclaira. C’était Mme  Duparque qui était en train de lui reprendre Geneviève et qui allait sans doute lui prendre Louise. Il avait eu le grand tort de se désintéresser, de laisser sa femme et son enfant vivre dans cette maison dévote, aux ombres et aux odeurs de chapelle. Depuis deux ans, il ne s’était pas aperçu du sourd travail qui se faisait chez sa femme, du réveil en elle de sa jeunesse pieuse, de tout ce qui remontait de l’éducation indélébile d’autrefois, la ramenant peu à peu aux dogmes, qu’il croyait avoir abolis, sous l’effort de sa raison, dans l’étreinte de son amour. Elle ne s’était pas remise encore à pratiquer, mais il la sentait déjà séparée de lui, en marche pour ce retour au passé, une marche lente dont chaque pas les éloignerait davantage l’un de l’autre.

— Chérie, demanda-t-il tristement, nous ne sommes donc plus d’accord ?

Très franche, elle répondit :

— Non, et vois-tu, Marc, grand-mère avait raison, tout le mal vient de cette abominable affaire. Depuis que tu défends cet homme qui est au bagne et qui a mérité sa peine, le malheur est entré dans la maison, nous finirons par ne plus nous entendre.

Il eut un cri désespéré, il répéta :

— C’est toi qui dis cela ! Tu es maintenant contre la vérité, contre la justice !

— Je suis contre les égarés et les méchants dont les passions mauvaises s’attaquent à la religion. C’est Dieu qu’on veut détruire, et même si l’on s’écarte de l’Église, on doit en respecter les ministres, qui font tant de bien.

Cette fois, il se tut, il sentit l’inutilité d’une telle querelle, à cette heure, au moment où les élèves allaient arriver. Le mal était-il donc si profond déjà ? Sa douleur venait de trouver, au fond de ce dissentiment, l’affaire Simon, la mission d’équité qu’il s’était donnée ; car toute concession de sa part serait impossible, aucun accord ne pourrait se produire. Depuis deux ans, l’affaire était ainsi à la naissance de chaque événement, comme la source empoisonnée qui pourrissait les gens et les choses, tant que justice ne serait pas faite. Et, jusque dans son ménage, l’empoisonnement avait lieu.

Voyant qu’il gardait le silence, Geneviève se dirigea vers la porte, en disant de nouveau, tranquillement :

— Je mène Louise chez grand-mère.

Alors, d’un geste prompt, Marc prit l’enfant, comme pour l’embrasser. Est-ce qu’il allait aussi la laisser prendre, cette fillette, cette chair de sa chair ? est-ce qu’il ne devait pas la garder dans ses bras, la sauver de la contagion imbécile et mortelle ? Un instant, il la regarda. Comme sa mère, comme sa grand-mère et son arrière-grand-mère, elle était déjà, à cinq ans, mince et longue. Mais elle n’avait plus leurs cheveux pâles et blonds, et elle avait le haut front des Froment, la tour inexpugnable de raison et de sagesse. Gentiment, elle jeta les deux bras autour du cou de son père, avec de grands rires.

— Tu sais, papa, je te dirai ma fable en rentrant, je la sais très bien.

Et Marc, une seconde fois, ne voulut pas de discussion, cédant à un scrupule de tolérance. Il rendit la fillette à sa mère, qui l’emmena. D’ailleurs, les élèves arrivaient, la classe se remplit rapidement. Mais une angoisse était restée au cœur du maître, à l’idée de la lutte qu’il avait résolu de livrer, en enlevant le crucifix du mur de l’école. Cette lutte, à présent, allait envahir jusqu’à son foyer. C’étaient ses larmes et celles des siens qui couleraient. Et d’un effort héroïque, il dompta cette souffrance, il appela le petit Sébastien, le moniteur, pour qu’il surveillât la lecture, tandis que lui, gaiement, au tableau, donnait une leçon de choses, dans la claire allégresse dont le soleil inondait la classe.