Vérité (Zola)/Livre II/Chapitre III

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Vérité
Les quatre évangiles
Chapitre III
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Des mois se passèrent, et Marc sentit chaque jour grandir et se poser la question redoutable : pourquoi avait-il épousé une femme dont la foi n’était pas la sienne ? n’allaient-ils pas tous les deux souffrir affreusement de ce désaccord, du gouffre qui séparait les deux mondes ennemis auxquels ils appartenaient ? Déjà, dans son esprit, la certitude inflexible était que, pour la sonne santé d’un ménage, comme on commençait à vouloir établir un examen physiologique, un certificat constatant l’absence de toute tare physique, il aurait fallu constater aussi le bon fonctionnement de la raison, le cœur et l’esprit indemnes de toute imbécillité héréditaire ou acquise. Deux êtres qui s’ignorent totalement, venus de deux patries différentes, avec des conceptions contradictoires et hostiles, l’un en marche vers la vérité, l’autre immobilisé dans l’erreur, ne peuvent que se heurter, se torturer et s’anéantir. Mais que d’excuses, au début, sous l’impérieux aveuglement de l’amour, et combien les réponses décisives étaient difficiles, lorsqu’on en venait aux cas particuliers, aux plus charmants et aux plus tendres !

D’ailleurs, Marc devait faire la part de l’exception où il se trouvait. Il n’accusait point encore Geneviève, il redoutait simplement de la voir devenir une arme mortelle aux mains de ces prêtres et de ces moines, contre lesquels il menait campagne. Puisque l’Église, en agissant auprès de ses chefs, n’avait du pu le ruiner et l’abattre, elle devait songer maintenant à l’atteindre dans son bonheur domestique, à le frapper au cœur. C’était là une besogne essentiellement jésuitique, l’éternelle manœuvre du moine confesseur, directeur de consciences, qui reprend sournoisement l’œuvre de la domination catholique, en bon psychologue mondain, rompu aux passions, leur faisant leur part immense, les utilisant pour le triomphe du Christ sur la bête humaine, caressée et gorgée, étranglée dans son assouvissement. Se glisser au sein d’un ménage, se mettre entre les deux époux, et reprendre la femme par son éducation, ses traditions pieuses, et désespérer, détruire ainsi l’homme dont on veut se débarrasser : il n’est pas de tactique plus indiquée, plus commode, d’usage plus courant dans le monde noir et chuchotant des confessionnaux. Tout de suite, derrière la soutane de l’abbé Quandieu, derrière les robes du père Théodose et du frère Fulgence, Marc avait vu passer le profil aimable et fuyant du père Crabot.

Depuis le premier jour, l’Église a pris et a gardé la femme, comme l’aide la plus puissante de son œuvre de propagande et d’asservissement. Mais, dès l’abord, un obstacle se dressait. La femme n’était-elle pas la honte et la perdition, une créature de dégoût, de péché et de terreur, devant laquelle tremblent les saints ? En elle, l’immonde nature a mis son piège, elle est la source charnelle de la vie, elle est la vie elle-même, dont le catholicisme enseigne le mépris. Aussi l’Église a-t-elle un instant refusé une âme à la bête de fornication, que les hommes purs fuyaient au désert, dans la certitude de succomber, si le vent du soir leur apportait la seule odeur de sa chevelure. Toute beauté et toute volupté étant mises hors de ce monde, elle n’était plus, sur la terre, que la beauté et la volupté condamnées, tenues pour diaboliques, dénoncées comme des ruses de Satan, contre lesquelles on recommandait la prière, les mortifications, surtout l’abstention totale de l’acte. Et il s’agissait d’écraser le sexe dans la femme, la femme idéale était désexuée, la vierge trônait en reine des cieux, grâce au miracle imbécile d’avoir enfanté sans avoir cessé d’être vierge. Puis, voilà que l’Église avait compris l’irrésistible toute-puissance sexuelle de la femme sur l’homme, et malgré sa répugnance et sa terreur du sexe, elle avait fini par se servir du sexe pour agir sur l’homme, le reconquérir et l’enchaîner. C’était toute une armée, ce troupeau de femmes, affaiblies par une éducation déprimante, terrorisées par la peur de l’enfer, devenues des serves sous la haine et la dureté du prêtre ; et, puisque l’homme ne croyait plus, s’écartait de l’autel, on pouvait tenter de l’y ramener, en employant à cette besogne le charme satanique et toujours victorieux de la femme : elle n’avait qu’à se refuser, il la suivrait jusqu’au pied de la croix. Sans doute, l’obstacle d’immorale inconséquence était vif, mais le catholicisme n’avait-il pas perdu de sa primitive rudesse et les jésuites n’étaient-ils pas nés pour lutter sur ce nouveau terrain de la casuistique et des accommodements avec le monde ? Dès ce moment, l’Église avait manié la femme d’une main plus douce, plus adroite. Si elle la repoussait toujours à titre d’épouse, dans son dégoût peureux du plaisir condamné, elle employait ce plaisir à son propre triomphe. Sa politique était d’abord de garder la femme toute à elle, en continuant à l’hébéter, en la maintenant à l’état d’éternelle enfance. Elle en faisait ensuite une arme de guerre, certaine de vaincre l’homme incroyant par la femme pieuse. Elle avait par elle un continuel témoin au foyer domestique, elle agissait même jusque dans l’alcôve, quand il fallait réduire l’homme aux pires angoisses. Et la femme, ainsi, était toujours la bête de luxure, dont le prêtre simplement se servait aujourd’hui pour assurer le règne de Dieu.

Marc rétablissait sans peine les conditions dans lesquelles avait grandi Geneviève. C’était, au premier âge, l’aimable couvent des sœurs de la Visitation, avec toutes sortes de douceurs dévotes : la prière du soir, à genoux dans le petit lit blanc ; le bon Dieu qui s’occupe paternellement des enfants dociles ; la chapelle étincelante, où monsieur le curé racontait des histoires admirables de chrétiens sauvés des lions, d’anges gardiens veillant sur des berceaux, emmenant au ciel les pures âmes aimées du Seigneur. Puis, venait la première communion, et il y fallait des années de préparations savantes ; les extraordinaires mystères du catéchisme enseignés au fond de ténèbres redoutables, troublant à jamais la raison, allumant la fièvre perverse des curiosités mystiques. Dès lors, à l’heure trouble de la puberté, la jeune fille naissante, ravie de sa robe blanche, la première robe de mariée, était fiancée à Jésus, s’unissait à l’amant divin, dont pour toujours elle acceptait le doux esclavage ; et l’homme pouvait venir ensuite, il la trouvait déjà possédée, déflorée par cet amant qui renaîtrait et la lui disputerait, avec toute la force obsédante du souvenir. Sans cesse, au cours de sa vie, la femme reverrait les cierges luire, sentirait l’encens la pénétrer de langueur, retomberait à cet éveil de ses sens, parmi les chuchotements du confessionnal et les pâmoisons de la sainte table. Elle achevait ensuite de grandir, au milieu des pires préjugés, nourrie des erreurs et des mensonges séculaires, enfermée étroitement surtout, afin que rien du monde réel ne pût parvenir jusqu’à elle. Et, quand elle quittait les bonnes sœurs de la Visitation, la grande fille de seize ans était ainsi un miracle de perversion et d’abêtissement, la femme obscurcie, déviée de son rôle, ignorante des autres et elle-même, n’apportant dans sa beauté, pour son action d’amante et d’épouse, que le poison religieux, ferment mauvais de tous les désordres et de toutes les souffrances.

Plus tard, Marc voyait Geneviève dans la petite maison dévote de la place des Capucins. C’était là qu’il l’avait connue, entre sa grand-mère, Mme  Duparque, et sa mère, Mme  Berthoreau, dont la tendresse vigilante s’exerçait surtout à parfaire l’œuvre du couvent, en écartant de la jeune fille tout ce qui aurait pu en faire une créature de vérité et de raison. Pourvu qu’elle pratiquât en paroissienne obéissante, on lui demandait simplement de se désintéresser du reste des choses, on la préparait à vivre dans un aveuglement complet de la vie. Et il fallait à Marc un certain effort déjà, pour se la rappeler telle qu’il l’avait aimée, dès les premières entrevues, délicieusement blonde, le visage doux et fin, si désirable, avec son éclat de jeunesse, son odeur pénétrante de belle amoureuse, qu’il ne se souvenait plus très bien du reste, de l’intelligence et du bon sens qu’elle montrait alors. Il y avait entre eux le coup de passion, la flamme de désir qui soulève le monde, et dont il l’avait sentie brûler comme lui, car elle tenait de son père ce besoin d’amour, sous son éducation glacée. Sans doute elle n’était point une sotte, il devait la juger pareille aux autres jeunes filles, desquelles on ne sait rien ; et, certainement, il s’était promis de voir ça plus tard, au lendemain du mariage, quand elle serait tout entière à lui. Mais, à cette heure, s’il évoquait leurs premières années de Jonville, il s’apercevait de son peu d’efforts pour la mieux connaître et pour la faire sienne davantage. Ces années, ils les avaient passées tous deux dans un ravissement mutuel, dans une telle ivresse de leurs baisers de chaque soir, qu’ils n’avaient pas même conscience des différences morales qui pouvaient les séparer. Elle était vraiment intelligente, et il ne la chicanait pas trop sur les singuliers trous qu’il découvrait parfois dans son entendement. Comme elle avait cessé de pratiquer, il croyait l’avoir acquise à ses idées de pensée libre, sans même s’être donné la peine de l’en instruire. Au fond, il soupçonnait bien un peu de lâcheté de sa part, l’ennui d’une éducation à refaire, la peur aussi de se heurter à des obstacles, de gâter leur adorable paix d’amour. Mais, puisque leur vie marchait heureusement ainsi, pourquoi courir ce risque de querelles, dans la certitude où il était que leur grande tendresse suffirait toujours à maintenir leur bonne entente ?

Et voilà que la crise était venue, menaçante. Lorsque Salvan, autrefois, s’était occupé du mariage, il n’avait pas caché à Marc son inquiétude de l’avenir, pour deux époux si mal appareillés. Aussi, désireux de se tranquilliser un peu, avait-il simplement conclu, avec Marc, que l’homme fait la femme, dans un ménage qui s’adore. Tout mari, auquel on confie une jeune fille ignorante, n’est-il pas le maître de la refaire à sa volonté, à son image, lorsque cette jeune fille l’aime ? Il est le dieu, il peut la recréer, par la toute-puissance de l’amour. Mais une langueur, un aveuglement l’envahissent lui-même, et Marc n’avait constaté que plus tard la réelle ignorance où il était demeuré du cerveau de sa Geneviève, tout un cerveau de femme inconnue, ennemie, dont le réveil lent se produisait, au choc des circonstances. C’était le bas âge, la jeunesse qui renaissaient, la fillette blanche sous l’aile de son ange, fiancée de Jésus, belle en un coin de chapelle, à tête encore bourdonnante de l’aveu de ses fautes. Le bain tiède de religiosité où elle avait grandi était indélébile, l’Église imprégnait à jamais l’enfant de sa flamme et de son odeur, et tout repoussait plus tard, le bercement des orgues, le troublant éclat des cérémonies, la poésie des cloches. La femme vieillie retournait à l’enfance, se rendormait dans les heureuses croyances du catéchisme, absurdes et puériles. Cette Geneviève adorée que Marc croyait à lui entièrement, se révélait comme possédée par un autre, emplie d’un passé indestructible dont il n’était pas, dont il ne pourrait être. Avec stupeur, il commençait à s’apercevoir qu’ils n’avaient rien de commun, qu’il avait pu passer en elle sans rien modifier de l’être intérieur, pétri dès le berceau par des mains savantes. Et quel regret alors de n’avoir pas, dès les premiers jours du mariage, pendant les heures d’abandon complet, essayé de pénétrer jusqu’à l’intelligence, d’aller conquérir l’esprit, au-delà de ce charmant visage qu’il couvrait de ses baisers ! Il aurait dû ne pas s’endormir dans son bonheur, recommencer l’instruction de la grande enfant si tendrement pendue à son cou. Puisqu’il se proposait de la faire sienne, pourquoi n’y avait-il pas travaillé en homme prudent et sage, dont la joie d’amour ne trouble pas la raison ? S’il souffrait maintenant, c’était de son illusion vaniteuse, de sa paresse et de son égoïsme à ne pas agir, par crainte lâche, au fond, de gâter sa félicité d’amant.

Mais, désormais, le péril devenait si grave, qu’il était résolu à lutter. Une dernière excuse lui restait, pour ne pas intervenir rudement : le respect de la liberté d’autrui, la tolérance de toute foi sincère, chez la créature dont on a fait sa compagne. De même qu’autrefois il avait consenti à se marier à l’église, et qu’il ne s’était pas plus tard opposé au baptême de sa fille Louise, par une faiblesse d’homme amoureux, il ne trouvait pas la force intolérable de faire défense à sa femme de pratiquer, de se confesser et de communier, si telle était sa foi. Pourtant, les époques avaient changé, il aurait pu plaider l’indifférence où il était encore, au moment des noces et de la naissance de sa fille, tandis qu’il s’était libéré et affirmé de plus en plus, en acceptant la mission d’enseigner la science aux petits de ce monde. Cela lui créait un devoir, celui de donner l’exemple, de ne pas permettre à son foyer ce qu’il condamnait au foyer des autres. Ne lui reprocherait-on pas, à lui l’instituteur laïque, si nettement hostile à toute ingérence du prêtre dans l’instruction de l’enfant, de laisser sa femme se rendre assidûment chaque dimanche à la messe et y conduire leur petite Louise, dont les sept ans précoces bégayaient déjà de longues prières ? Et, cependant, il continuait à ne pas se trouver le droit d’empêcher ces choses, tellement il avait en lui ce respect inné de la liberté de conscience, dont il réclamait la pleine jouissance pour lui-même. S’il sentait donc l’impérieuse nécessité de défendre son bonheur, il ne voyait d’autres armes possibles, surtout à son foyer domestique, que la discussion, la persuasion, la leçon quotidienne de la vie, dans ce qu’elle a de sain et de logique. Et ce qu’il aurait dû faire, dès le premier jour, afin de conquérir sa Geneviève, il voulut désormais le tenter, et non seulement pour la ramener à la saine humaine, mais encore pour empêcher leur chère Louise de la suivre dans la mortelle erreur catholique.

Toutefois, le cas de Louise était moins grave. Marc se trouvait forcé d’attendre, malgré la conviction où il était que, chez l’enfant, les impressions premières sont les plus vives et les plus tenaces. Il avait dû laisser entrer sa fillette à l’école voisine, chez Mlle  Rouzaire, où, déjà, celle-ci la gorgeait d’histoire sainte. Il y avait aussi la prière avant et après la classe, les offices du dimanche, les bénédictions et les processions. L’institutrice S’était bien inclinée, avec un mince sourire, lorsqu’il avait exigé d’elle la promesse que sa fille ne serait astreinte à suivre aucun exercice religieux. Mais l’enfant était si jeune encore, il semblait ridicule de la préserver ainsi, et il n’était point toujours là pour s’assurer si elle disait ou ne disait pas la prière avec les autres. Ce qui le répugnait, chez Mlle  Rouzaire, c’était moins ce zèle clérical, dont elle semblait brûler, que son hypocrisie certaine, l’âpre intérêt personnel qui dirigeait chacun de ses actes. Et ce manque de foi véritable, cette simple exploitation de la sentimentalité pieuse, apparaissait si nettement, que Geneviève elle-même s’en trouvait blessée, dans sa droiture encore intacte. Aussi ce que Mignot redoutait ne s’était-il pas produit, Geneviève avait repoussé les avances de Mlle  Rouzaire, prise d’une soudaine amitié pour sa voisine, désireuse de se glisser dans ce ménage, ou elle flairait le drame possible. Quelle joie mauvaise et quelle gloire, si elle avait pu travailler aussi là pour l’Église, rendre ce service à la congrégation de séparer la femme du mari, de montrer le doigt de Dieu s’appesantissant sur l’instituteur laïque, le foudroyant à son foyer ! Elle essayait bien, très aimable, très insinuante, sans cesse aux aguets derrière le mur mitoyen, dans l’attente d’une occasion qui lui permettrait d’intervenir, de consoler la pauvre petite femme persécutée ; et elle risquait parfois des allusions, des sympathies, des conseils : c’était si triste de n’avoir pas les mêmes croyances dans un ménage, on ne pouvait pourtant perdre son âme, le mieux était alors de résister avec douceur. Elle avait eu la joie, à deux reprises, de voir pleurer Geneviève. Puis, celle-ci s’était écartée, envahie de malaise, évitant toutes confidences nouvelles. Cette femme, si doucereuse, avec sa taille de gendarme, son goût pour l’anisette et sa façon de parler des prêtres, des hommes comme les autres après tout, dont on avait bien tort de dire du mal, lui causait une répulsion invincible. Et Mlle  Rouzaire, blessée, avait exécré un peu plus le ménage voisin, ne gardant d’autre action pour lui être désagréable que son autorité d’institutrice sur la petite Louise, cette élève intelligente dont elle s’entêtait à soigner l’instruction religieuse, malgré la défense formelle du père.

Mais, si le cas de sa fillette ne préoccupait pas encore Marc sérieusement, il comprenait la nécessité pressante d’agir, pour que la mère, sa Geneviève adorée, ne lui fût pas reprise, arrachée bientôt tout entière. Il en avait eu déjà la nette sensation, et maintenant l’évidence s’imposait : c’était chez Mme  Duparque, la grand-mère, dans la petite maison dévote de la place des Capucins, que Geneviève avait senti repousser en elle sa longue hérédité catholique, les ferments pieux de son enfance et de sa jeunesse. Il existait là comme un foyer de contagion mystique, où devait se rallumer une foi mal éteinte, simplement en sommeil sous les joies premières de l’amour humain. S’ils étaient restés à Jonville, Marc se rendait bien compte qu’il aurait pu suffire à l’inquiète passion de Geneviève, dans leur solitude tendre. À Maillebois, des éléments étrangers étaient intervenus, cette terrible affaire Simon surtout qui avait comme déterminé la cassure, puis les conséquences sans cesse aggravées, la lutte entre lui et la congrégation, la mission libératrice dont il s’était chargé. Et ils n’avaient plus été seuls, le flot des gens et des choses s’était peu à peu élargi entre eux, de sorte qu’ils sentaient venir le jour où ils se retrouveraient complètement étrangers l’un à l’autre. Maintenant, chez Mme  Duparque, Geneviève rencontrait les adversaires les plus acharnés de Marc. Celui-ci finit par apprendre que la terrible grand-mère, si rude et si têtue, avait obtenu, après des années d’humbles sollicitations, la faveur insigne d’avoir pour directeur le père Crabot. D’ordinaire, le recteur de Valmarie se réservait aux dames de la belle société de Beaumont, et il lui avait fallu certainement des raisons puissantes avant de se résoudre à confesser cette très vieille bourgeoise, de si peu d’importance. Et non seulement il la recevait, dans la chapelle de Valmarie, à ses jours de confessionnal, mais encore il lui faisait l’honneur de la visiter place des Capucins, lorsqu’un accès de goutte la clouait sur un fauteuil. Il se rencontrait là avec des personnages discrets, un choix de prêtres et de religieux, l’abbé Quandieu, le père Théodose, le frère Fulgence, heureux de ce coin dévot d’ombre et de silence de cette petite maison fermée, où leurs conciliabules passaient inaperçus. Des rumeurs couraient bien, on disait que la faction cléricale avait là son siège secret, l’officine cachée, de laquelle partaient les graves résolutions prises en commun. Mais comment soupçonner cette si modeste demeure des deux vieilles dames, qui avaient certes le droit de recevoir chez elles des amis, dont on voyait à peine se glisser les ombres ? Pélagie, la servante, refermait la porte doucement, aucun visage ne paraissait aux fenêtres, pas un souffle ne sortait de l’étroite façade endormie. Et cela était très digne, une grande déférence entourait ce logis respectable.

Alors, Marc regretta de n’être pas allé plus souvent chez ces dames. Sa grande faute n’était-elle pas de leur avoir abandonné Geneviève, pendant les longues journées qu’elle passait près d’elles, avec la petite Louise ? Sa seule présence aurait combattu la contagion du milieu, on se serait contenu devant lui, dans la sourde attaque qu’il sentait dirigée contre ses idées et sa personne. Geneviève, comme si elle avait eu encore conscience du danger dont on menaçait la paix de son ménage, résistait parfois, luttait pour ne pas entrer en guerre avec son mari, qu’elle aimait toujours. C’était ainsi que le jour où elle s’était remise à pratiquer, elle avait voulu pour confesseur l’abbé Quandieu, au lieu du père Théodose, dont Mme  Duparque cherchait à lui imposer la direction. Elle sentait bien l’âpreté belliqueuse du capucin, sous la beauté arrangée de la grande barbe noire, de l’admirable visage aux yeux de flamme, qui faisaient rêver les dévotes ; tandis que l’abbé était un homme doux et sage, un directeur paternel, aux longs silences de tristesse, et dans lequel elle devinait confusément un ami, souffrant des luttes fratricides, souhaitant la paix de tous les travailleurs de bonne volonté. Elle se trouvait encore à cette minute de tendresse, où sa raison s’inquiétait, tout en s’obscurcissant peu à peu, avant de sombrer dans la passion mystique. Et, chaque jour, elle subissait des assauts plus graves, elle se laissait reprendre et posséder davantage, par l’entourage troublant de ces dames, un lent engourdissement de gestes onctueux et de paroles caressantes, qui achevaient de l’assoupir. Vainement Marc retourna plus souvent place des Capucins, il ne put empêcher le poison de faire son œuvre.

D’ailleurs, rien encore d’autoritaire ni de brutal n’apparaissait. On attirait simplement Geneviève, on la flattait, on la cajolait, avec des mains de douceur. Et aucune parole violente n’était prononcée contre son mari, c’était au contraire un homme bien à plaindre, un pécheur dont on voulait le salut. Le malheureux ignorait l’incalculable mal qu’il faisait à la patrie, toutes ces âmes d’enfants qu’il perdait, qu’il envoyait en enfer, dans son abominable obstination de révolte et d’orgueil. Puis, on en vint à exprimer devant elle le vœu, d’abord à peine formulé, de plus en plus net ensuite, de la voir se consacrer à une œuvre admirable, la conversion du pécheur, le rachat divin de l’homme coupable qu’elle avait la faiblesse d’aimer toujours. Quelle joie et quelle gloire pour elle, si elle le ramenait à Dieu, si elle arrêtait ainsi sa rage de destruction, en le sauvant et en sauvant par là même ses victimes innocentes de la damnation éternelle ! Pendant plusieurs mois, avec un art infini, elle fut de la sorte préparée, travaillée pour la besogne qu’on attendait d’elle, dans l’espoir évident de déterminer la rupture conjugale, en heurtant les deux principes inconciliables, la femme du passé, toute pleine de l’erreur séculaire, contre l’homme de pensée libre, en marche vers l’avenir. Et les événements voulus, inévitables, se produisirent.

Maintenant, l’intimité de Marc et de Geneviève s’attristait de jour en jour, cette intimité autrefois si tendre et si gaie, de continuels baisers au milieu de grands rires. Ils n’en étaient pas encore aux querelles ; mais, dès qu’ils restaient seuls, inoccupés, sans la distraction des gens et des choses, ils éprouvaient une sorte de gêne, comme s’ils avaient craint d’en venir aux mauvaises paroles, à la moindre contrariété. Ils sentaient grandir entre eux tout un inconnu qu’ils taisaient et qui de plus en plus les glaçait, les rendait ennemis. Pour lui, c’était la sensation croissante d’avoir là, mêlée à son existence de chaque heure, et jusque dans ses bras, au lit, une étrangère dont il condamnait les idées et les sentiments ; et, pour elle, c’était une sensation pareille, l’exaspérante certitude d’être jugée en enfant ignorante et déraisonnable, adorée encore, mais d’un amour où il entrait beaucoup de douloureuse pitié. Les premières blessures étaient prochaines.

Un soir, au lit, dans les tièdes ténèbres, comme il la tenait en une muette étreinte, ainsi qu’une enfant boudeuse, elle finit par éclater en gros sanglots.

— Ah ! tu ne m’aimes plus !

— Comment, je ne t’aime plus, ma chérie ! Pourquoi me dis-tu cela ?

— Est-ce que, si tu m’aimais, tu me laisserais dans l’affreux chagrin où je suis ?… Chaque jour, tu te détaches un peu de moi. Tu me traites en pauvre tête, comme si j’étais une malade et une folle. Rien de ce que je dis ne semble plus compter, et tu commences à en hausser les épaules… Va, je le sens bien, tu t’impatientes, je deviens un souci et une gêne.

Il ne l’interrompait pas, le cœur serré, voulant savoir jusqu’au bout.

— Oui, je vois clair, malheureusement. Le moindre de tes élèves t’intéresse plus que moi. Tant que tu es en bas, avec eux, dans ta classe, oh ! tu te passionnes tu te donnes de toute ton âme, te surmenant pour leur expliquer les moindres choses, riant et jouant comme un grand frère, comme un gamin. Et puis, dès que tu remontes ici, tu deviens sombre, tu ne trouves plus rien à me dire, l’air mal à l’aise, en homme que sa femme inquiète et fatigue… Mon Dieu ! que je suis malheureuse !

Et, de nouveau, elle éclata en larmes. Alors, doucement, il se décida.

— Ma pauvre chérie, je n’osais point te dire la cause de ma tristesse ; mais justement, si je souffre, c’est de trouver en toi tout ce que tu me reproches. Jamais plus tu n’es avec moi. Tu passes dehors tes journées entières, et quand tu rentres, c’est pour m’apporter un air de déraison et de mort, dont notre pauvre logis est ravagé. C’est toi qui ne m’adresses plus la parole, l’esprit toujours absent, perdu au fond de quelque rêve trouble, lorsque ton corps est ici, les mains occupées à coudre, à servir la soupe, même à soigner notre Louise. C’est toi qui me traites avec une pitié indulgente, en homme coupable, peut-être inconscient de son crime, et c’est toi qui bientôt ne m’aimeras plus, si tes yeux ne s’ouvrent pas à un peu de simple raisonnable.

Elle se récriait, coupait chaque phrase dans une protestation stupéfaite, véhémente.

— Moi, moi ! c’est moi que tu accuses de ces choses ! tu ne m’aimes plus, et c’est moi qui vais ne plus t’aimer !

Puis, s’abandonnant, livrant le fond de sa hantise quotidienne.

— Ah ! qu’elles sont heureuses les femmes dont les maris partagent la foi ! J’en vois à l’église que leurs maris accompagnent, et combien cela doit être suave de se remettre ensemble aux mains de Dieu ! Ces ménages bénis n’ont vraiment qu’une âme, il n’est pas de félicités dont le ciel ne les comble.

Marc ne put s’empêcher d’avoir un léger rire, très doux et très navré.

— Ma pauvre femme, voilà que tu vas tenter de me convertir.

— Mais où serait le mal ? répliqua-t-elle vivement. Crois-tu que je ne t’aime pas assez pour ressentir une douleur affreuse du péril mortel où tu es ? Sans doute, tu ne crois pas aux châtiments futurs, tu braves la colère divine. Moi, il n’est pas de jour où je ne supplie le ciel de t’éclairer, et je donnerais dix ans de ma vie, oh ! de grand cœur, pour t’ouvrir les yeux et t’arracher aux effroyables catastrophes qui te menacent… Ah ! si tu m’aimais, et si tu m’écoutais, et si tu me suivais au pays des délices éternelles !

Elle tremblait toute dans ses bras, elle s’embrasait d’une telle fièvre de désir surhumain, qu’il en restait saisi, n’ayant pas cru jusque-là le mal si profond. C’était elle qui le catéchisait à présent, et il en éprouvait une honte, car ne faisait-elle pas là ce qu’il aurait dû faire, dès le premier jour, en tâchant de l’amener à sa foi ? Il pensa tout haut, il eut le tort de dire :

— Ce n’est pas toi qui parles, on t’a chargée là d’une mission bien dangereuse pour notre bonheur à tous deux.

Alors, elle commença de s’irriter.

— Pourquoi me blesses-tu, en me croyant incapable d’agir de ma propre initiative, par conviction et par tendresse ? Suis-je donc sans intelligence, stupide et docile au point de n’être qu’un instrument ? Et, si des personnes infiniment respectueuses, dont tu méconnais le caractère sacré, s’intéressent à toi, me parlent de toi en des termes fraternels qui te surprendraient, ne devrais-tu pas t’en attendrir, te rendre à tant de bonté divine ?… Dieu, qui pourrait te foudroyer, te tend les bras, et quand il se sert de moi, de mon amour, pour te ramener à lui, tu plaisantes, tu me traites en petite fille imbécile répétant une leçon !… Nous ne pouvons plus nous entendre, c’est ce qui me fait tant de peine.

À mesure qu’elle parlait, il sentait grandir sa crainte désolée.

— C’est vrai, répéta-t-il lentement, nous ne pouvons plus nous entendre. Les mots n’ont plus la même signification pour nous, et tout ce que je te reproche, tu me le reproches. Lequel de nous deux va rompre ? lequel aime-t-il l’autre, travaille-t-il au bonheur de l’autre ?… Ah ! c’est moi le coupable, et il est trop tard, je le crains, pour réparer ma faute. J’aurais dû t’apprendre où sont la vérité et la justice.

Elle acheva de se révolter devant cette affirmation de maire.

— Oui, toujours l’élève sotte, qui ne sait rien et dont il faut ouvrir les yeux… C’est moi qui sais où sont la vérité et la justice. Tu n’as pas le droit de prononcer ces mots-là.

— Je n’ai pas le droit ?

— Non, tu t’es engagé dans cette monstrueuse erreur, cette ignoble affaire Simon, où ta haine de l’Église t’aveugle et te jette à la pire iniquité. Quand un homme comme toi en arrive au mépris de toute, de toute justice, pour atteindre et salir les ministres de Dieu, il vaut mieux croire qu’il a perdu la tête.

Cette fois, Marc toucha le fond de la querelle que lui cherchait Geneviève. L’affaire Simon était là, au principe de tout le travail savant et discret dont il voyait le résultat. Si, chez ces dames, on lui reprenait sa femme, si on se servait d’elle comme d’une arme pour le frapper mortellement, c’était surtout afin d’atteindre en lui l’artisan de vérité, le justicier possible, Il fallait le supprimer, sa destruction assurait seule l’impunité des vrais coupables. Une grande douleur fit trembler sa voix.

— Ah ! Geneviève, ceci est plus grave, ce serait la fin de notre ménage, si nous ne pouvions même plus nous entendre sur une question si claire et si simple… N’es-tu donc plus avec moi, dans cette douloureuse affaire ?

— Certes, non !

— Et tu crois ce malheureux Simon coupable ?

— Mais ça ne fait pas un doute ! Toutes vos raisons pour l’innocenter ne reposent sur rien. Je voudrais que tu entendisses causer les personnes dont tu oses soupçonner la vie pure. Et, lorsque tu te trompes si grossièrement sur un cas évident, jugé sans appel, comment veux-tu que j’aie la moindre foi en tes autres idées, ta société chimérique, où tu commences par tuer Dieu ?

Il l’avait reprise dans ses bras, il la serrait fortement. C’était bien cela, leur lente rupture partait de leur divergence sur ce point précis, cette question de vérité et de justice, où l’on avait réussi à lui empoisonner l’entendement, pour les briser l’un contre l’autre.

— Écoute, Geneviève, il n’y a qu’une vérité, il n’y a qu’une justice. Il faut que tu m’entendes et que notre accord fasse notre paix.

— Non, non !

— Geneviève, il n’est pas possible que tu restes dans de telles ténèbres, lorsque moi je suis dans la lumière certaine.

Ce serait notre séparation à jamais.

— Non, non ! laisse-moi. Tu me fatigues, je ne t’écouterais même pas.

Et elle s’arracha de son étreinte, elle éloigna son corps du sien, en lui tournant le dos. Vainement, il essaya de la reprendre entre ses bras, avec de douces paroles et des baisers. Elle se refusait, elle ne répondait même plus. Il sembla que le lit d’amour se fût glacé brusquement. Et la chambre était toute noire, toute douloureusement morte du malheur à venir.

Dès lors, l’attitude de Geneviève se fit plus nerveuse et plus fâchée. Chez ces dames, on ménageait moins son mari, on osait l’attaquer devant elle, par une gradation savante, en voyant diminuer sa tendresse pour lui. Il devenait peu à peu un malfaiteur public, un damné, un tueur du Dieu qu’elle adorait. Et le contrecoup de chacune des révoltes où elle était ainsi poussée, se faisait sentir dans son ménage, par paroles plus âpres, une aggravation de malaise et de froideur. De loin en loin, leur querelle recommençait, presque toujours le soir, au lit ; car, dans la journée, ils ne se voyaient guère, lui très pris par sa classe, elle sans cesse dehors, chez sa grand-mère ou à l’église. Leur tendresse achevait d’en être gâtée, elle se montrait très agressive, tandis que lui, si tolérant, cédait aussi à des impatiences.

— Ma chérie, j’aurai besoin de toi, demain, l’après-midi, pendant la classe.

— Demain, je ne peux pas, l’abbé Quandieu m’attend. Et puis, ne compte plus sur moi, pour n’importe quel travail.

— Tu ne veux plus m’aider ?

— Non, je réprouve tout ce que tu fais. Damne-toi, si cela t’amuse. Moi, je songe à mon salut.

— Alors, autant aller chacun de son côté ?

— Comme il te plaira.

— Oh ! chérie, chérie, est-ce toi qui parles ? Après avoir obscurci ton esprit, on va donc aussi te changer le cœur ! Te voilà complètement avec les corrupteurs, les empoisonneurs !

— Tais-toi, tais-toi, malheureux !… C’est ton œuvre qui n’est que mensonge et que poison. Tu blasphèmes, avec ta vérité, ta justice immondes, et c’est le diable, oui ! le diable qui fait la classe, en bas, à ces misérables enfants, que je finis même par ne plus plaindre, tant ils sont stupides de rester là.

— Ma pauvre chérie, tu étais si intelligente, comment peux-tu dire des bêtises pareilles ?

— Eh bien ! quand les femmes sont bêtes, on les laisse.

Et, s’irritant à son tour, il la laissait en effet, ne tâchait pas de la ramener, dans une bonne caresse, comme autrefois. Souvent, ils ne pouvaient plus s’endormir, ils restaient l’un et l’autre les yeux grands ouverts sur les ténèbres de la chambre. Et ils savaient très bien qu’ils ne dormaient pas, et ils veillaient ainsi, muets, immobiles dans le noir, comme si l’étroit espace qui les séparait, entre les draps, fût devenu un gouffre sans fond.

Ce qui désespérait Marc surtout, c’était cette sorte de haine croissante que Geneviève témoignait contre son école, les chers enfants dont l’instruction le passionnait. À chaque explication, elle disait son amertume, elle semblait devenir jalouse de ces petits êtres, en le voyant si tendre pour eux, si zélé à faire d’eux des hommes de raison et de paix. Même, au fond, leur querelle n’avait pas d’autre cause, car elle n’était qu’un de ces enfants, un de ces esprits à instruire et à libérer, qui se révoltait, s’obstinant dans l’erreur séculaire. Toute la tendresse humaine qu’il leur donnait, ne la lui volait-il pas, à elle ? Tant qu’il s’occuperait si paternellement d’eux, elle ne le reprendrait pas, ne l’emmènerait pas avec elle dans cet abêtissement divin, si doux, où elle aurait voulu l’endormir, entre ses bras. La lutte finissait par être uniquement là, et elle ne passait plus devant la classe sans avoir envie de se signer, bouleversée de l’œuvre diabolique qui s’y accomplissait, irritée de ne pouvoir arracher à sa besogne impie l’homme dont elle partageait encore la couche.

Des mois et des années coulèrent, la lutte empira entre Marc et Geneviève. Chez ces dames, on ne compromettait rien par une hâte inutile, l’Église a toujours eu l’éternité pour vaincre. Sans parler du frère Fulgence, vaniteux et brouillon, le père Théodose, et surtout le père Crabot, étaient des manieurs d’âmes trop avisés, pour n’avoir pas compris la nécessité d’avancer lentement, avec une femme de chair passionnée, d’intelligence droite, quand elle n’était pas obscurcie, sous la perversion des crises mystiques. Tant qu’elle aimerait son mari, tant qu’il n’y aurait pas rupture charnelle entre elle et lui, l’œuvre de séparation totale ne serait pas accomplie, la femme ne serait pas complètement à eux, l’homme ne se retrouverait pas réduit à l’état de misère, de ruine où ils voulaient l’amener. Et tout ce grand amour humain à détruire, dans un cœur et une chair de femme, jusqu’aux racines profondes sans qu’il puisse y repousser de temps. Aussi, laissaient-ils jamais, demandait beaucoup de temps. Aussi, laissaient-ils Geneviève entre les mains de l’abbé Quandieu, afin de l’y endormir en douceur, avant d’agir sur elle avec plus d’énergie ; et ils se contentaient de la surveiller. Ce fut un long chef-d’œuvre d’envoûtement délicat et sûr.

Un événement vint encore troubler le ménage. Marc s’intéressait beaucoup à Mme  Férou, la femme de l’ancien instituteur du Moreux, révoqué à la suite de son attitude scandaleuse, lors de la consécration de la commune de Jonville au Sacré-Cœur. Il s’était expatrié en Belgique, pour échapper aux deux ans de service militaire qu’on exigeait de lui, et sa misérable femme, mourant de faim avec ses trois filles, avait dû venir s’installer à Maillebois, dans un taudis, où elle s’efforçait de trouver des travaux de couture, en attendant que son mari pût l’appeler à Bruxelles, dès qu’il y aurait découvert un emploi. Mais les jours passaient, lui-même ne parvenait pas à y vivre, s’épuisait en vaines recherches. Et, torturé de la séparation, exaspéré par l’amertume de son exil, à bout de force, il avait perdu la tête, il était revenu un soir à Maillebois, sans se cacher, en une bravade d’homme que la misère traque et qui n’a plus de malheur à connaître. Dénoncé le lendemain, il était tombé aux mains des autorités militaires, comme déserteur, et il avait fallu des démarches actives de Salvan, pour qu’on ne l’envoyât pas tout de suite dans une compagnie de discipline. Maintenant, il se trouvait en garnison à l’autre bout de la France, dans une petite ville des Alpes, tandis que sa femme et ses filles continuaient, presque sans toit et sans vêtements, à n’avoir pas même du pain tous les jours.

Marc s’était, lui aussi, employé pour Férou, lors de son arrestation. Il l’avait vu quelques instants, et il ne pouvait plus oublier ce grand diable hagard, hérissé, qui demeurait dans son esprit comme la victime de toute l’abomination sociale. Certainement, il s’était rendu impossible, ainsi que disait Mauraisin ; mais que d’excuses, le fils de berger devenu instituteur, affamé plus tard, méprisé pour sa pauvreté, jeté aux idées extrêmes, lui l’intelligent, le savant, qui n’avait ni biens ni joies, lorsque les brutes ignorantes, autour de lui, possédaient et jouissaient ! Et cette longue iniquité aboutissait à cet encasernement brutal, loin des siens, étranglés de misère.

— N’est-ce pas à tout culbuter ? avait-il crié à Marc, en agitant ses grands bras maigres, les yeux flamboyants. J’ai signé l’engagement décennal, c’est vrai, qui m’exemptait de la caserne, si je donnais dix années de ma vie à l’enseignement. Et, c’est vrai encore, je n’ai donné que huit ans, puisqu’on m’a révoqué, pour avoir dit tout haut ce que je pensais de leur dégoûtante idolâtrie. Mais est-ce moi qui ai voulu manquer à mon engagement ? et, après m’avoir jeté sur le pavé, brutalement, sans un moyen d’existence, n’est-ce pas monstrueux de me reprendre, d’exiger le payement de la dette ancienne, de sorte que voilà ma femme et mes enfants sans un soutien, sans un homme qui gagne leur vie ? Mes huit ans de ce bagne universitaire, où les hommes de vérité ne peuvent ni parler ni agir, ne leur suffisent pas : ils ont besoin de me voler deux années encore, dans leur geôle de fer et de sang, toute cette obéissance passive nécessaire au savant apprentissage de la destruction et du massacre, dont la pensée seule m’exaspère. Ah ! non, c’est trop ! j’ai donné assez de moi, et ils finiront par me rendre enragé, à me demander davantage !

Très inquiet de le voir dans une exaltation pareille, Marc s’était efforcé de le calmer en lui promettant de s’occuper de sa femme et de ses filles. Dans deux ans, il reviendrait, on lui trouverait une situation, il pourrait recommencer sa vie. Mais il restait sombre, il mâchonnait des paroles de colère.

— Non, non ! je suis un homme fichu, jamais je ne ferai ces deux années tranquillement. Ils le savent bien, et c’est pour me tuer comme un chien enragé, qu’ils m’envoient là-bas.

Puis, Férou avait voulu savoir qui le remplaçait au Moreux. Et, en entendant le nom de Chagnat, un ancien adjoint de Brévannes, grosse commune voisine, il s’était mis à rire amèrement. Chagnat, petit homme noir, avec son front bas, sa bouche rentrée et son menton fuyant, était le parfait bedeau, pas même le Jauffre hypocrite, utilisant le bon Dieu pour son avancement, mais le croyant stupide, abêti au point d’accepter du curé les pires niaiseries. Sa femme, une rousse énorme, était encore plus bête que lui. Et l’amère gaieté de Férou avait augmenté, en apprenant l’abdication complète du maire Saleur, entre les mains de cet imbécile Chagnat, dont l’abbé Cognasse usait comme d’un sacristain dévoué, chargé par lui d’administrer le pays.

— Quand je vous disais autrefois que toute cette sale clique, les curés, les bons frères, les bonnes sœurs, nous avaleraient d’une bouchée et régneraient ici, vous ne vouliez pas me croire, vous m’accusiez d’avoir le cerveau malade… Eh bien ! vous y êtes, les voilà vos maîtres, vous verrez à quel ignoble gâchis ils vous mèneront. C’est à dégoûter d’être un homme, les chiens qui passent sont moins à plaindre… Non, non ! j’en ai assez, j’en finirai, si l’on m’embête !

Férou était parti au régiment, trois mois encore s’étaient écoulés et la misère, chez la triste Mme  Férou, avait grandi. Elle, si blonde, si agréable, avec sa face ronde, fraîche et gaie, semblait avoir le double de son âge, vieillie par les besognes trop rudes, les yeux brûlés par ses longues heures de couture. Elle ne trouvait pas toujours du travail, elle resta tout un mois d’hiver sans feu et presque sans pain. Pour comble de malheur, une de ses filles, l’aînée, venait de tomber malade, d’une fièvre typhoïde, et elle agonisait, dans la mansarde glacée, où le vent soufflait par les trous de la fenêtre et de la porte. Et ce fut alors que Marc, en dehors des aumônes discrètes qu’il avait déjà portées, pria sa femme de confier quelque travail à la malheureuse.

Geneviève s’était attendrie au récit de tant d’infortune, bien qu’elle parlât de Férou, comme on en parlait chez ces dames, avec une irritation vengeresse. Il avait outragé le Sacré-Cœur, il n’était qu’un sacrilège.

— Oui, promit-elle à Marc, Louise a besoin d’une robe, j’ai l’étoffe et je la porterai à cette femme.

— Merci pour elle, je t’accompagnerai, répondit-il.

Le lendemain, ils se rendirent ensemble chez Mme  Férou, dans le logement sordide dont le propriétaire menaçait de l’expulser, faute de payement. Sa fille aînée était mourante. Ils trouvèrent la mère sanglotant, au milieu d’un affreux désordre, tandis que ses deux plus jeunes filles, en loques, pleuraient, elles aussi, à fendre l’âme. Et, un instant, ils restèrent debout, saisis, ne pouvant comprendre.

— Vous ne savez pas, vous ne savez pas ? cria-t-elle enfin, eh bien ! c’est fait, ils vont me le tuer. Ah ! il le sentait, il le disait, que ces bandits-là achèveraient d’avoir sa peau !

Et, comme elle continuait à gémir, avec des paroles entrecoupées, Marc finit par lui arracher la navrante histoire. Au régiment, Férou s’était fatalement montré un très mauvais soldat. Et, mal noté par ses chefs, traité en esprit révolutionnaire, il en était venu, dans une querelle avec son caporal, à tomber sur lui à coups de pied et à coups de poing. Après l’avoir jugé pour ce fait, on allait l’expédier en Algérie, dans un bagne militaire, une de ces compagnies de discipline où persistent les tortures abominables d’autrefois.

— Il n’en reviendra pas, ils l’assassineront, reprit-elle furieusement. Il m’a écrit pour me dire adieu, il sait bien qu’il va mourir… Et qu’est-ce que je vais faire, moi ? qu’est-ce que vont devenir mes pauvres enfants ? Ah ! les bandits, les bandits !

Pendant que Marc écoutait, navré, sans pouvoir trouver une parole de consolation, Geneviève commençait à donner des signes d’impatience.

— Mais, ma chère madame Férou, pourquoi voulez-vous qu’on vous tue votre mari ? Les officiers, dans l’armée, n’ont pas l’habitude de tuer leurs hommes… Vous aggravez votre peine, en vous montrant injuste.

— Ce sont des bandits ! répéta la malheureuse avec un redoublement de violence. Comment ! voilà mon pauvre Férou qui a crevé de faim pendant huit ans, à faire la plus ingrate des besognes ; et on le reprend pour deux ans, on le traite en bête parce qu’il a parlé en homme de bon sens ; et, maintenant qu’il arrive ce qui nécessairement devait arriver, on l’envoie au bagne, on achève de l’assassiner, après l’avoir traîné d’agonie en agonie !… Non, non ! je ne veux pas, j’irai leur dire que ce sont tous des bandits, des bandits !

Marc essaya de la calmer. Tout son être de bonté et de justice se soulevait, devant cet excès d’iniquité sociale. Mais que pouvaient les victimes dernières, la femme et les enfants, sous cette meule du sort tragique qui les écrasait ?

— Soyez raisonnable, nous tâcherons d’agir, nous ne vous abandonnerons pas.

Geneviève semblait s’être glacée, aucune pitié ne lui venait plus du logement misérable, où la mère se tordait les bras, où les filles, si chétives, continuaient à se lamenter. Elle ne voyait même plus, dans son lambeau de couverture, l’aînée si malade, avec ses grands yeux vides, qui regardait fixement la scène, sans avoir la force de trouver une larme. Et, debout, rigide, elle tenait toujours à la main le petit paquet, la robe de Louise qu’elle voulait donner à faire.

— Il faut vous remettre entre les mains de Dieu, dit-elle lentement. Ne continuez pas à l’offenser, il vous punirait davantage.

Mme  Férou eut un rire terrible.

— Oh ! le bon Dieu, il a trop à faire avec les riches, il ne s’occupe pas des pauvres… C’est en son nom qu’on nous a réduits à notre malheur et qu’on va tuer mon pauvre homme.

Une brusque colère emporta Geneviève.

— Vous blasphémez, vous ne méritez pas qu’on vienne à votre aide. Si vous aviez quelque religion, je connais des personnes qui vous auraient déjà secourue.

— Mais madame, je ne vous demande rien… Oui, je sais, on m’a refusé un secours, parce que je ne vais pas à confesse ; et l’abbé Quandieu lui-même, si charitable, n’ose pas m’avoir parmi ses pauvres… Je ne suis pas une hypocrite, je tâche simplement de gagner notre pain en travaillant.

— Eh bien ! demandez donc du travail aux misérables fous qui traitent les prêtres et les officiers de bandits.

Et Geneviève, hors d’elle, s’en alla, remportant la robe à faire. Marc fut obligé de la suivre. Mais lui-même était frémissant, secoué d’indignation. Et, dans l’escalier, il ne put se contenir.

— Tu viens de commettre une action mauvaise.

— Pourquoi ?

— S’il y avait un Dieu de bonté, il serait charitable à tous. Ton Dieu de colère et de châtiment n’est qu’une imagination monstrueuse… Pour être secouru, il n’est pas besoin de s’humilier, il suffit de souffrir.

— Non, non ! ceux qui ont péché méritent leur souffrance. Qu’ils souffrent, s’ils s’entêtent dans l’impiété ! Mon devoir est de ne rien faire pour eux.

Le soir, au lit, dans l’intimité conjugale, la querelle recommença ; et, pour la première fois, Marc fut violent à son tour, ne pouvant trouver de pardon à ce manque de charité, qui le bouleversait. Jusqu’à ce moment, l’esprit seul de Geneviève lui avait paru menacé : est-ce que le cœur, lui aussi, allait être gâté par la contagion ? Et, ce soir-là, des paroles irréparables furent dites, les époux s’aperçurent de l’abîme sans cesse creusé entre eux par des mains invisibles. Ensuite, ils tombèrent l’un et l’autre à un grand silence, dans la chambre noire et douloureuse, et ils ne se parlèrent pas de toute la journée du lendemain.

Mais une cause décisive de continuelle discussion venait de naître, qui devait par la suite consommer la rupture. Les années avaient marché, Louise allait avoir dix ans, et il était question de l’envoyer au catéchisme de l’abbé Quandieu, pour qu’elle se préparât à la première communion. Marc, qui avait prié Mlle  Rouzaire d’exempter sa fille de tous les exercices religieux, s’était bien aperçu de la façon tranquille avec laquelle l’institutrice, bourrait l’enfant de prières et de cantiques, comme ses autres élèves ; et il avait dû fermer les yeux, car il sentait celle-ci toujours sur le point d’en appeler à la mère, ravie de lui susciter des ennuis de ménage, s’il s’entêtait. Cependant, quand se posa cette question du catéchisme, il voulut enfin agir avec fermeté, il attendit l’occasion d’avoir avec Geneviève une explication formelle. Et cette occasion se présenta naturellement, le jour où Louise, au retour de la classe, dit, en sa présence :

— Maman, Mlle  Rouzaire m’a avertie que tu dois aller voir monsieur l’abbé Quandieu, pour me faire inscrire au catéchisme.

— C’est bon, mon enfant, j’irai demain.

Marc, qui lisait, avait vivement levé la tête.

— Pardon, ma chérie, tu n’iras pas voir l’abbé Quandieu.

— Comment ça ?

— C’est bien simple, je ne veux pas que Louise suive le catéchisme, parce que je ne veux pas qu’elle fasse sa première communion.

Sans se fâcher encore, Geneviève eut un rire de pitié ironique.

— Tu es fou, mon ami. Une fille qui ne ferait pas sa première communion ! comment la marierais-tu ? quelle situation de déclassée, de dévergondée, lui créerais-tu dans la vie ?… Et puis, n’est-ce pas ? tu l’as fait baptiser, tu lui as laissé apprendre son histoire sainte et ses prières. Alors, il est simplement illogique que tu lui défendes de suivre le catéchisme et de faire sa première communion. Lui, non plus, ne se fâchait pas encore.

— Tu as raison, j’ai été faible, et voilà bien pourquoi je suis décidé à ne pas l’être davantage. J’ai pu me montrer tolérant pour tes croyances, tant que l’enfant, très jeune, ne quittait pas tes jupes. On veut que la fille surtout appartienne à la mère, et j’y consens, mais seulement jusqu’au jour où se pose la question de l’existence morale, de tout l’avenir de l’enfant… Le père alors, j’imagine, a bien le droit d’intervenir.

Elle eut un geste d’impatience, et sa voix se mit à trembler.

— Moi, je veux que Louise suive le catéchisme. Toi, tu ne le veux pas. Et, si nous avons, l’un autant que l’autre, des droits sur la petite, nous pouvons nous disputer longtemps, sans jamais arriver à une solution. Comment vas-tu arranger cela ? Ce que je veux, te semble idiot, et ce que tu veux, me semble abominable.

— Oh ! ce que je veux, ce que je veux ! Je veux simplement qu’on n’empêche pas ma fille de vouloir un jour… On veut profiter de son jeune âge, lui déformer l’esprit et le cœur, l’empoisonner des pires mensonges, la rendre à jamais incapable de raison et d’humanité. Et cela, je ne veux pas qu’on le fasse… Mais ce n’est pas ma volonté à moi que je veux lui imposer, c’est la volonté à elle que je veux sauvegarder pour plus tard.

— Alors, encore un coup, comment arranges-tu cela ? que faut-il faire de cette grande fille ?

— La laisser grandir, bonnement. L’instruire, lui ouvrir les yeux sur toutes les vérités. Et quand elle aura vingt ans, elle décidera elle-même qui a raison de toi ou de moi, elle reviendra au catéchisme et elle fera sa première communion, si elle juge cet acte sage et logique.

Brusquement, Geneviève éclata.

— Tu es fou, décidément. Tu dis devant cette enfant des choses dont j’ai honte pour toi, tellement elles sont absurdes.

Marc, à son tour, perdait patience.

— Absurdes, ma pauvre femme, ce sont tes croyances qui sont absurdes. Et justement, je m’oppose à ce qu’on pervertisse l’intelligence de mon enfant avec des absurdités pareilles.

— Tais-toi, tais-toi ! cria-t-elle. Tu ne sais pas tout ce que tu arraches de moi, en me parlant ainsi. Oui, tout mon amour pour toi, tout notre bonheur que je voudrais sauver encore !… De quelle façon nous entendre, si nous ne donnons plus aux mots le même sens, si ce que tu déclares l’absurde est à mes yeux le divin, l’éternel ?… Et ta belle logique n’est elle pas en défaut ? Comment Louise pourra-t-elle choisir entre tes idées et les miennes, si tu m’empêches de la faire dès aujourd’hui instruire comme je l’entends ?… Je ne t’empêche pas de la renseigner à ton gré, mais j’entends être libre de la conduire au catéchisme.

Déjà Marc faiblissait.

— Je connais la théorie : l’enfant au père et à la mère, en réservant à l’enfant le droit de choisir plus tard. Seulement, le lui laisse-t-on bien intact, ce droit, du moment où toute une éducation religieuse, aggravant sa longue hérédité catholique, lui enlève jusqu’à la force de penser librement et d’agir ? C’est une duperie pour le père, si mal armé, parlant vérité et raison à une petite créature dont on trouble les sens et le cœur ; et, quand elle a grandi dans les pompes de l’Église, au milieu des mystères terrifiants et des folies mystiques, il est trop tard pour revenir à un peu de bon sens, son esprit est à jamais faussé.

— Si tu as ton droit de père, répéta-t-elle violemment, j’ai mon droit de mère, n’est-ce pas ? Tu ne vas pas me prendre ma fille, à dix ans, lorsqu’elle a besoin de moi encore. Ce serait simplement monstrueux, je suis une honnête femme et j’entends faire de Louise une femme honnête… Elle ira au catéchisme. S’il le faut, c’est moi-même qui l’y conduirai.

Debout, Marc eut un geste de furieuse protestation. Mais il trouva la force de retenir les paroles de suprême violence, qui auraient rendu la rupture immédiate. Que dire et que faire ? Il reculait, comme toujours, devant l’affreuse tristesse de son foyer détruit, de son bonheur changé en une torture de chaque heure. Cette femme, qui se révélait bornée et surtout têtue, il l’aimait toujours, il avait toujours aux siennes le goût de ses lèvres, et il ne pouvait abolir les jours heureux des premiers temps de leur ménage, tout ce qu’ils avaient alors noué entre eux de fort et d’indestructible, l’enfant où ils s’étaient comme fondus, cause aujourd’hui de leurs querelles. Il y avait là une impasse où il se sentait acculé, garrotté, ainsi que tant d’autres avant lui. À moins de se conduire en brutal, d’arracher la fille à la mère, de recommencer chaque matin à désoler, à bouleverser la maison, il n’existait point de façon d’agir possible et pratique. Et, dans sa douceur, dans sa bonté, il était incapable de l’énergie froide nécessaire pour une lutte où saignaient son cœur et celui des siens. Aussi, sur ce terrain, se trouvait-il vaincu à l’avance.

Jusque-là, immobile, muette, Louise avait écouté son père et sa mère se disputer, sans se permettre d’intervenir. Depuis quelque temps, à les entendre ainsi n’être plus d’accord, ses grands yeux bruns allaient de l’un à l’autre, avec une expression attristée de surprise croissante.

— Mais, papa, dit-elle enfin au milieu du grand silence pénible qui s’était fait, pourquoi donc ne veux-tu pas que j’aille au catéchisme ?

Elle était très grande pour son âge, et elle avait un visage doux et calme, où les ressemblances mêlées des Duparque et des Froment se retrouvaient. Si elle gardait la face un peu longue des premiers, leurs mâchoires obstinées et solides, elle avait de ceux-ci le haut front, la tour de raison et de volonté saine. Ce n’était encore qu’une enfant, mais elle montrait une vive intelligence, un goût de la vérité, dont l’aiguillon la faisait questionner son père sans cesse. Et elle l’adorait, tout en aimant aussi beaucoup sa mère, qui s’occupait d’elle passionnément.

— Alors, papa, reprit-elle, tu crois que, si on me dit, au catéchisme, des choses pas raisonnables, je vais les accepter ?

Dans son émotion, Marc ne put s’empêcher de sourire.

— Raisonnables ou non, il faudra bien que tu les acceptes.

— Mais tu me les expliqueras ?

— Non, mon enfant, elles sont et doivent rester inexplicables.

— Tu m’expliques bien tout ce que je te demande, quand je reviens de chez Mlle  Rouzaire et que je n’ai pas compris…

Même que c’est grâce à toi que je suis la première de la classe.

— Si tu revenais de chez l’abbé Quandieu, je n’aurais rien à t’expliquer, parce que les prétendues vérités du catéchisme ont pour essence de ne pas être accessibles à notre raison.

— Ah ! c’est drôle !

Et Louise, un instant, fit silence, les yeux perdus, tombés en de grandes réflexions. Puis, d’une voix lente, l’air absorbé toujours, elle acheva de réfléchir à voix haute.

— C’est drôle, moi, quand on ne m’a pas expliqué et que je n’ai pas compris, je ne retiens rien, ça reste comme si ça n’existait pas. Je ferme les yeux, et je ne vois rien, c’est tout noir. Aussi, j’ai beau alors me donner de la peine, je suis dernière.

Elle était charmante, avec sa petite mine sérieuse, en enfant déjà pondérée, allant d’instinct à tout ce qui était bon, clair et sage. Lorsqu’on voulait lui faire entrer de force dans la tête des choses dont le sens lui échappait et qui lui semblaient mauvaises, elle avait une façon tranquille de sourire, pour ne pas désobliger les gens, mais formellement décidée au fond à passer outre.

Geneviève intervint, mécontente, la voix un peu nerveuse.

— Si ton père ne peut t’expliquer le catéchisme, je te l’expliquerai, moi.

Et Louise alla tout de suite embrasser sa mère, très tendrement, comme si elle craignait de l’avoir blessée.

— C’est ça, maman, tu me feras répéter mes leçons. Tu sais que je ne mets aucune mauvaise volonté à comprendre. Puis, se tournant vers son père, d’une voix gaie :

— Va, papa, tu peux me laisser aller au catéchisme, et tu verras, je saurai en faire mon profit, puisque tu dis toi-même qu’il faut tout apprendre, pour mieux savoir et pour choisir.

De nouveau, Marc céda, n’ayant ni la force, ni le moyen d’agir autrement. Il s’accusait de sa faiblesse sans pouvoir cesser d’aimer et d’être faible, à son foyer dévasté, où il sentait chaque jour la lutte devenir plus douloureuse. Un peu d’espoir encore lui venait de sa Louise si raisonnable, si tendre, si désireuse d’éviter les querelles à son père et à sa mère. Mais fallait-il compter sur les paroles d’une enfant trop jeune pour bien peser ce qu’elle disait ? N’allait-on pas finir par la lui prendre, comme on en prenait tant d’autres ?

Et il s’inquiétait, se torturait, fâché contre lui surtout, dans la terreur de l’avenir.

Un dernier événement devait bientôt achever la rupture. Les années avaient marché, et la classe de Marc se renouvelait. Son élève favori, Sébastien Milhomme, âgé de quinze ans déjà, se préparait, sur son conseil, à entrer à l’École normale de Beaumont, après avoir obtenu son certificat d’études, dès sa douzième année. Quatre autres de ses élèves étaient aussi sortis avec ce certificat, les deux Doloir, Auguste et Charles, et les deux Savin, les jumeaux Achille et Philippe. Auguste avait pris le métier de maçon, comme son père, tandis que Charles était entré en apprentissage chez un serrurier. Quant à Savin, il n’avait jamais voulu écouter Marc qui lui conseillait de faire de ses fils des instituteurs, ne tenant pas, criait-il, à les voir mourir de faim, dans un métier ingrat, déshonoré, méprisé de tous ; et il s’était montré très fier de placer Achille chez un huissier, en attendant de découvrir un autre petit emploi pour Philippe. De son côté, Fernand Bongard venait tranquillement de reprendre le labour, dans la ferme de son père, n’ayant pu décrocher le certificat, tête dure, un peu affiné et d’esprit pourtant plus ouvert que ses parents. Il en était de même pour les filles, sorties de chez Mlle  Rouzaire : Angèle Bongard, mieux douée que son frère, avait rapporté à la ferme son certificat, en petite personne ambitieuse et maligne, très capable de tenir les comptes, rêvant d’améliorer son sort ; et Hortense Savin, sans certificat encore, à seize ans passés, était une jolie brune, très dévote, très sournoise, restée demoiselle de la Vierge, pour qui son père rêvait un beau mariage, mais sur laquelle courait une mystérieuse histoire de séduction, même d’une grossesse de jour en jour plus difficile à cacher. Et de nouveaux élèves étaient déjà venus chez Marc remplacer les aînés, dans le continuel flot montant des générations, un petit Savin, Léon, dont il avait vu l’adorable Mme  Savin enceinte, au moment de l’affaire Simon, et un petit Doloir, Jules, né après l’affaire, et qui allait avoir sept ans. Plus tard, les enfants de ces enfants, instruits par lui, viendraient à leur tour, et ce serait peut-être toujours lui, si on le laissait à son poste, qui les instruirait, qui ferait ainsi franchir un pas encore, vers plus de savoir, à l’humanité en marche.

Mais un nouvel élève que Marc avait tenu à prendre dans sa classe, lui causait surtout des ennuis. C’était le petit Joseph, le fils de Simon, qui achevait sa onzième année. Longtemps Marc n’avait point osé l’exposer aux mauvaises paroles et aux coups des autres enfants. Puis, avec l’espoir que les passions se calmaient enfin, il s’était risqué, insistant auprès de Mme  Simon et des Lehmann, leur promettant de veiller sur le cher petit. Et, depuis près de trois ans, il le gardait, il finissait par l’imposer à la bonne camaraderie de ses condisciples, après avoir dû le défendre contre toutes sortes de vexations. Même il s’était servi de lui comme d’un vivant exemple, pour enseigner la tolérance, la dignité, la bonté. Joseph était un très bel enfant, chez lequel la grande beauté de la mère s’alliait à l’intelligence solide du père, et qui se trouvait comme mûri avant l’âge, l’air grave et réservé, par l’histoire affreuse dont il avait fallu l’instruire. Il travaillait avec une ardeur sombre, il semblait tenir à être toujours le premier de sa classe, afin d’avoir au moins ce triomphe, de se hausser ainsi au-dessus de l’outrage. Son rêve, son désir formel, que Marc encourageait, était de devenir instituteur, mettant dans cette volonté d’enfant une sorte de revanche et de réhabilitation. Et, sans doute, ce fut cette ferveur secrète de Joseph, cette gravité passionnée d’un enfant si intelligent et si beau, qui toucha beaucoup la petite Louise. Il avait juste trois ans de plus qu’elle, et elle devint sa grande amie, tous deux riaient d’aise à se retrouver ensemble. Parfois, Marc le retenait après la classe, et parfois aussi sa sœur Sarah le venait chercher, lorsque Sébastien Milhomme, resté là également, consentait à être de la partie. Alors, c’était un charme, les quatre enfants jouaient sans se quereller jamais, tellement ils se sentaient d’accord en toutes choses. Pendant des heures, les deux petits couples se lisaient des histoires, découpaient des images, galopaient en chevreaux échappés. À dix ans, Sarah, que sa mère gardait près d’elle, n’osant la risquer comme son garçon, était une délicieuse fillette, très douce et très bonne ; et Sébastien, son aîné de cinq ans, la traitait en grand frère attendri, riant aux éclats, quand elle lui sautait brusquement sur le dos, pour qu’il fit le cheval. Seule, Geneviève finissait par se montrer violente, les jours où les quatre enfants se rencontraient chez elle. Elle y puisait une nouvelle raison de colère contre son mari. Pourquoi introduisait-il ainsi toute cette juiverie à leur foyer ? Sa fille n’avait pas besoin de se compromettre avec les enfants de l’immonde criminel qui était au bagne. Et ce fut là une cause encore de querelles dans le ménage.

La catastrophe enfin se produisit. Justement, un soir que les quatre enfants jouaient après la classe, Sébastien fut pris d’un subit malaise, Marc dut le reconduire à sa mère, chancelant, l’air ivre. Le lendemain, il resta couché, et une terrible fièvre typhoïde se déclara, qui pendant trois semaines, menaça de l’emporter. Sa mère, Mme  Alexandre, traversa des heures affreuses, immobilisée auprès du lit de son cher malade, ne descendant plus à la papeterie. D’ailleurs, depuis l’affaire Simon, elle s’en était retirée comme pas à pas, laissant à Mme  Édouard, sa belle-sœur, le soin de conduire leurs affaires communes, au mieux de leurs intérêts. Celle-ci, qui était l’homme dans l’association, se trouvait en outre la directrice toute désignée, depuis le triomphe des cléricaux. Si la présence, derrière elle, de Mme  Alexandre, avec son fils Sébastien, qui se préparait à l’École normale, assurait suffisamment à la papeterie la clientèle de l’école laïque, elle entendait élargir victorieusement la vente parmi l’autre clientèle, la majorité dévote, grâce à elle et à son fils Victor, qui venait de sortir de l’école des frères. La boutique restait de la sorte ouverte à toutes les opinions, avec ses livres classiques, ses tableaux scolaires, ses paroissiens, ses images et ses journaux. À dix-sept ans, n’ayant pu obtenir son certificat d’études, Victor était un gros garçon carré, avec une tête forte, à la face dure, aux yeux violents. Il s’était toujours montré un exécrable élève, il rêvait de s’engager et de devenir général, comme aux jours de son enfance, lorsqu’il jouait au soldat et prenait d’assaut son cousin Sébastien, sur lequel il tapait passionnément. Et, en attendant d’avoir l’âge, il ne faisait rien, il échappait à la surveillance de sa mère, plein de dégoût pour la vente du papier et des plumes, vagabondant au travers de Maillebois, en compagnie d’un autre élève des bons frères, Polydor, fils du cantonnier Souquet et neveu de Pélagie, la vieille servante de Mme  Duparque. Celui-ci, blême et sournois, d’une extraordinaire paresse, se destinait au métier d’ignorantin, pour flatter sa tante, dont il tirait des douceurs. Au fond, il y voyait le moyen de ne pas aller casser des cailloux le long des routes, comme son père, et surtout d’échapper à la caserne, qui lui faisait horreur. Victor et Polydor, de goûts si différents, s’entendaient sur leur commune joie à flâner du matin au soir, les mains dans les poches, sans parler des petites gourgandines des fabriques, avec lesquelles ils culbutaient parmi les hautes herbes de la Verpille. Et, depuis que Sébastien était dangereusement malade, sa mère, Mme  Alexandre, ne descendait même plus à la papeterie. où Mme  Édouard, toujours seule, ignorant où pouvait se trouver son fils Victor, s’empressait à la vente, très occupée, heureuse des belles recettes.

Tous les soirs, Marc vint prendre des nouvelles de son élève le plus cher, et il assista ainsi, jour par jour, à un drame poignant, l’atroce douleur de cette mère qui voyait, d’heure en heure, la mort lui prendre son enfant. Cette douce Mme  Alexandre, avec son pâle visage blond, et qui avait passionnément aimé son mari, s’était comme cloîtrée depuis son veuvage, en reportant toute sa passion contenue sur cet enfant blond comme elle, doux comme elle. Et Sébastien, caressé et gâté par elle, l’aimait de son côté, d’une sorte d’idolâtrie filiale, ainsi qu’une mère divine à laquelle il ne pourrait jamais rendre les délicieux bienfaits qu’il en avait reçus. Il y avait là tout un lien puissant et fort d’adorable tendresse, un de ces amours infinis où deux êtres se confondent, à ce point que l’un d’eux ne saurait quitter l’autre, sans lui arracher le cœur. Lorsque Marc arrivait dans l’étroite pièce de l’entresol, au-dessus de la boutique, une pièce sombre et chaude, il trouvait Mme  Alexandre éperdue, contenant ses larmes, s’efforçant de sourire à son fils, amaigri déjà, brûlant de fièvre.

— Eh bien ! mon bon Sébastien, ça va mieux, aujourd’hui ?

— Oh ! non, monsieur Froment, ça ne va pas bien, pas bien du tout.

Il pouvait à peine parler, la voix basse et courte. Mais la mère, les yeux brûlés, frissonnante, s’écriait gaiement :

— Ne l’écoutez pas, monsieur Froment, il est beaucoup mieux, nous le tirerons de là.

Et, quand elle accompagnait l’instituteur jusque sur le palier, elle s’effondrait, la porte close.

— Ah ! mon Dieu ! il est perdu, mon pauvre enfant est perdu ! N’est-ce pas abominable, un garçon si beau, si fort ?

Et le voir si changé, avec son pauvre visage réduit à rien, où il n’y a plus que des yeux !… Mon Dieu ! mon Dieu ! Je me sens mourir avec lui !

Elle étouffait ses cris, elle essuyait rudement ses larmes, puis elle rentrait avec son sourire dans la chambre d’agonie, où elle passait les heures, sans sommeil, sans aide, à lutter contre la mort.

Un soir, Marc la trouva seule toujours, tombée à genoux devant le lit, et sanglotante, la face contre le drap. Son fils ne pouvait plus l’entendre, pris de délire depuis la veille, terrassé par le mal, désormais sans oreilles et sans yeux. Et elle s’abandonnait, elle criait son effroyable douleur.

— Mon enfant, mon enfant !… Qu’ai-je donc fait, pour qu’on me vole mon enfant ?… Un enfant si bon, un enfant qui était mon cœur, comme j’étais son cœur… Qu’ai-je donc fait ? qu’ai-je donc fait ?

Elle se releva, elle saisit les deux mains de Marc, elle les serra éperdument.

— Dites-moi, monsieur, vous qui êtes un juste… N’est-ce pas ? il est impossible qu’on souffre tant, qu’on soit ainsi frappé, si l’on est exempt de toute faute… Ce serait monstrueux d’être puni, quand on n’a rien fait de mal… N’est-ce pas, n’est-ce pas ? ça ne peut être qu’une expiation, et si c’était vrai, mon Dieu ! si je savais, si je savais !

Et elle paraissait en proie au plus horrible des combats. Depuis quelques jours, une continuelle angoisse l’agitait. Pourtant, elle ne parla pas encore ce jour-là, et ce fut seulement le lendemain qu’elle courut à la rencontre de Marc, comme emportée par la hâte d’en finir. Dans le lit, Sébastien gisait, presque sans souffle.

— Écoutez, monsieur Froment, il faut que je me confesse. Le médecin sort d’ici, mon enfant va mourir, un prodige seul peut le sauver… Et, alors, ma faute m’étouffe. Je finis par croire que c’est moi qui tue mon enfant, moi qui suis punie par sa mort de l’avoir fait mentir autrefois et de m’être plus tard entêtée dans ce mensonge, pour avoir la paix lorsqu’un autre, un innocent, souffrait les pires tortures… Ah ! toute cette lutte, tout ce débat dont je suis déchirée depuis tant de jours !

Marc l’écoutait, frappé de surprise, n’osant comprendre encore.

— Vous savez, monsieur Froment, ce malheureux Simon, l’instituteur, qu’on a condamné pour le viol et le meurtre du petit Zéphirin… Voilà plus de huit ans qu’il est au bagne, et vous m’avez dit souvent ce qu’il souffrait là-bas, des atrocités qui me rendaient malade… J’aurais voulu parler, oui ! je vous le jure, à plusieurs reprises, j’ai été sur le point de soulager ma conscience, tant le remords me hantait. Puis, j’étais lâche, je pensais à la paix de mon enfant, à tous les ennuis que j’allais lui causer… Hein ? étais-je assez stupide, je me taisais pour son bonheur, et voilà que la mort me le prend, c’est bien certain, parce que j’ai commis la faute de me taire !

Et elle eut un geste de folle, comme si l’éternelle justice tombait sur elle, en coup de foudre.

— Alors, monsieur Froment, il faut que je me soulage, voyez-vous. Il est peut-être temps encore, peut-être la justice me prendra-t-elle en pitié, si je répare ma faute… Vous vous souvenez, le modèle d’écriture dont on a tant cherché un autre exemplaire. Au lendemain du crime, Sébastien vous avait dit qu’il en avait vu un entre les mains de son cousin Victor, qui venait de l’apporter de chez les frères, malgré la défense ; et c’était vrai. Mais, le jour même, on nous effraya tellement, que ma belle-sœur força mon fils à mentir, en disant qu’il s’était trompé…

Puis, longtemps après, je retrouvais ce modèle, oublié dans un vieux cahier, et ce fut à cette époque que Sébastien, tourmenté par son mensonge, vous le confessa. Quand il revint m’apprendre cet aveu, je fus saisie de crainte, je mentis à mon tour, je lui mentis à lui-même en lui affirmant, pour calmer ses scrupules, que le papier n’existait plus, que je l’avais détruit. Et c’est sûrement là la faute dont je suis punie, le papier existe toujours, car je n’ai jamais osé le réduire en cendre, par un reste d’honnêteté… Tenez, tenez ! monsieur Froment, le voici ! débarrassez-moi de ce papier abominable, c’est lui qui attire le malheur et la mort dans la maison !

Elle courut à une armoire, elle prit sous un paquet de linge un ancien cahier d’écriture à Victor, dans lequel se trouvait le modèle, qui dormait là depuis huit ans. Saisi, Marc le regardait. Enfin, c’était donc le document qu’il avait cru détruit, c’était le fait nouveau tant cherché ! Il tenait un exemplaire, exactement pareil à celui qui avait figuré au procès, avec les mots : « Aimez-vous les uns les autres », accompagnés du paraphe illisible, où les experts avaient voulu voir les initiales de Simon ; et il devenait difficile de soutenir que ce modèle ne sortait pas de chez les frères, car il était reproduit sur toute une page du cahier de Victor, de la main même de l’enfant. Mais, tout d’un coup, Marc eut comme un éblouissement : dans le coin de gauche, en haut, le coin qui manquait à la pièce du procès, se trouvait, très net et intact, le cachet dont les frères timbraient les objets appartenant à leur école. L’affaire s’éclairait d’une brusque lueur, quelqu’un avait déchiré le coin du modèle trouvé chez Zéphirin, pour supprimer le cachet et dépister les recherches de la justice.

Frémissant, Marc prit les deux mains de Mme  Alexandre, dans un élan de gratitude et de sympathie.

— Ah ! madame, vous faites là une belle et grande action, et que la mort ait pitié, qu’elle vous rende votre fils !

À ce moment, ils s’aperçurent que Sébastien, qui n’avait point donné signe de connaissance depuis la veille, venait d’ouvrir les yeux et les regardait. Ils en furent bouleversés. Le malade reconnut Marc, mais il avait du délire encore, il balbutia d’une voix très basse :

— Monsieur Froment, quel beau soleil ! je vais me lever, et vous m’emmènerez pour que je vous aide à faire votre classe.

Eperdue, sa mère l’embrassa.

— Oh ! guéris, mon enfant ! et jamais plus il ne faudra mentir, toujours il faudra être bon et juste.

Lorsque Marc quitta la chambre, il s’aperçut que Mme  Édouard était montée au bruit, et qu’elle venait d’assister à toute la scène. Elle l’avait vu mettre dans la poche intérieure de son veston le cahier d’écriture de son fils et le modèle. Silencieusement, elle redescendit avec lui. Puis, elle l’arrêta dans la boutique.

— Je suis désespérée, monsieur Froment. Vous auriez tort de nous mal juger, nous ne sommes que deux pauvres femmes seules qui avons grand-peine à gagner une petite aisance pour nos vieux jours… Je ne vous demande pas de me rendre ce papier. Vous allez en faire usage, et je ne puis m’y opposer, je le comprends bien. Seulement, c’est une vraie catastrophe qui nous tombe là sur la tête… Et, je vous en prie encore, ne me croyez pas une mauvaise femme, si je songe à sauvegarder notre commerce.

Elle n’était pas mauvaise en effet, sans autre foi ni passion que la prospérité de l’humble papeterie. Déjà elle s’était dit que, si l’école laïque l’emportait, elle en serait quitte pour passer au second plan, tandis que Mme  Alexandre tiendrait la boutique, recevrait la clientèle. Mais cela, pourtant, coûtait à son génie des affaires, à son besoin de domination. Et elle cherchait à conjurer autant que possible la catastrophe.

— Vous pourriez vous contenter d’utiliser le modèle, sans produire le cahier de mon fils… Je songe aussi à une chose. Si vous vouliez bien arranger l’histoire, dire par exemple que c’est moi qui ai retrouvé le modèle et qui vous l’ai donné, cela nous ferait jouer un beau rôle… Alors, nous passerions de votre côté, avec éclat, dans la certitude de votre triomphe.

Marc, malgré son émotion, ne put s’empêcher de sourire.

— La vérité, madame, est encore, je crois, ce qu’il y aura de plus facile et de plus honorable à dire. Votre rôle sera quand même très louable.

Elle parut se rassurer un peu.

— Vraiment, c’est votre avis… Moi, n’est-ce pas ? je ne demande pas mieux que la vérité se fasse, si nous ne devons pas en souffrir.

Complaisamment, Marc avait tiré les pièces de sa poche, afin de lui bien montrer ce qu’il emportait. Et elle disait les reconnaître parfaitement, lorsque son fils Victor rentra d’une escapade, accompagné de son ami Polydor Souquet. Les deux jeunes gens, qui se dandinaient et ricanaient, heureux de quelque frasque connue d’eux seuls, jetèrent un coup d’œil sur le modèle d’écriture. Polydor, aussitôt, témoigna la plus vive surprise.

— Tiens ! cria-t-il le papier !

Mais, comme Marc levait vivement la tête, frappé de cette exclamation, ayant la brusque conscience qu’un peu plus de vérité venait de se faire, le jeune homme voulut rattraper son commencement d’aveu, en reprenant son air hypocrite et endormi.

— Quel papier, vous le connaissez donc ?

— Moi, non… J’ai dit, comme ça, le papier, parce que c’est un papier.

Marc ne put rien en tirer davantage. Quant à Victor, il continuait de ricaner, l’air amusé de cette vieille affaire qui revenait au jour. Ah ! oui, le modèle qu’il avait apporté de l’école, autrefois, et dont cette petite bête de Sébastien avait fait une histoire. Et, comme Marc se retirait, Mme  Édouard l’accompagna jusque dans la rue, pour le supplier encore de leur éviter tout ennui. Elle venait de songer au général Garous, leur cousin, qui ne serait certainement pas content. Jadis il leur avait fait le grand honneur de leur rendre visite, afin de leur expliquer que, lorsque la patrie pouvait souffrir de la vérité, le mensonge était préférable et glorieux. Et, si le général Garous se fâchait, que deviendrait son fils Victor, qui comptait bien sur son oncle, pour être un jour général comme lui ?

Le soir, Marc devait dîner chez Mme  Duparque, où il continuait à se rendre, ne voulant pas y laisser aller sa femme toujours seule. Le mot de Polydor le hantait, car il sentait, derrière, la vérité enfin certaine ; et, quand il arriva chez ces dames, avec Geneviève et Louise, il aperçut, au fond de la cuisine, le jeune homme et sa tante Pélagie, qui chuchotaient passionnément. D’ailleurs, ces dames eurent pour lui un accueil si froid, qu’il devina dans l’air une menace. Depuis les événements des dernières années, Mme  Berthereau, la mère de Geneviève, s’affaiblissait beaucoup, toujours souffrante, envahie d’une sorte de tristesse désespérée, en sa résignation.

Mais Mme  Duparque, la grand-mère, malgré ses soixante et onze ans, restait combative et terrible, d’une foi implacable. Lorsque Marc dînait chez elle, pour bien lui marquer à quel titre exceptionnel elle se croyait tenue de le recevoir, elle n’invitait jamais personne ; et cette solitude lui disait aussi sa situation de paria, l’impossibilité de le faire se rencontrer avec d’honnêtes gens. Cette fois-là, comme les fois précédentes, le dîner fut donc d’une intimité absolue, silencieux et gêné. Et Marc, aux attitudes hostiles, et surtout à la brusquerie de Pélagie, qui servait, s’apercevait très bien que quelque orage allait éclater.

Jusqu’au dessert, pourtant, Mme  Duparque se contint, en bourgeoise qui entend tenir correctement son rôle de maîtresse de maison. Enfin, comme Pélagie apportait des poires et des pommes, elle lui dit :

— Vous pouvez garder à dîner votre neveu, je vous le permets.

Et la vieille servante, de sa voix grondante et agressive, répondit :

— Ah ! le pauvre enfant, il a bien besoin de se refaire un peu, après la violence qu’on a voulu exercer sur lui, tantôt !

Marc comprit brusquement, ces dames étaient au courant de sa trouvaille du modèle d’écriture, par un rapport du jeune homme, accouru chez sa tante pour tout lui conter, dans un but qui restait obscur, et il ne put s’empêcher de rire.

— Oh ! oh ! qui donc a voulu violenter Polydor ? Serait-ce moi, cette après-midi, chez les dames Milhomme, où le cher garçon s’est permis de me duper agréablement, en faisant la bête ?

Mais Mme  Duparque n’accepta pas cette façon ironique de traiter une question si grave. Elle parla sans colère apparente, avec sa rudesse froide, de son air tranchant qui n’admettait pas même de défense. Etait-ce possible que le mari de sa Geneviève s’obstinât encore à réveiller cette abominable affaire Simon ? Un assassin immonde, condamné justement, qui ne méritait pas la moindre pitié, et dont on aurait bien dû couper la tête, pour en finir une bonne fois ! Une coupable légende d’innocence, dont les pires esprits entendaient se servir dans le but d’ébranler la religion et de livrer la France aux juifs ! Et voilà que Marc, en s’obstinant à fouiller ce tas de malpropretés, prétendait avoir trouvé la preuve, le fameux fait nouveau, annoncé tant de fois ! Une belle preuve en vérité, un bout de papier, venu on ne savait d’où, ni comment, toute une invention d’enfants qui mentaient ou qui se trompaient !

— Grand-mère, répondit Marc avec tranquillité, nous étions convenus de ne plus parler de ces choses, et c’est vous qui recommencez, sans que je me sois permis la moindre allusion. À quoi bon cette dispute encore ? ma conviction est absolue.

— Et vous connaissez le vrai coupable, vous allez le dénoncer à la justice ? demanda la vieille dame hors d’elle.

— Évidemment.

Tout d’un coup, Pélagie qui commençait à desservir, ne put se contenir davantage.

— En tout cas, ce n’est pas le frère Gorgias, moi, j’en réponds !

Soudainement illuminé, Marc se tourna vers elle.

— Pourquoi me dites-vous cela ?

— Mais parce que, le soir du crime, le frère Gorgias était allé accompagner mon neveu Polydor jusque chez son père, sur la route de Jonville, et qu’il est rentré à l’école avant onze heures. Polydor et d’autres témoins en ont témoigné, au procès.

Il continuait à la regarder fixement, et tout un travail achevait de se faire en lui. Ce qu’il avait longtemps soupçonné se matérialisait, devenait une certitude. Il voyait le frère accompagner Polydor, revenir dans la nuit chaude, s’arrêter devant la fenêtre grande ouverte de Zéphirin ; et il l’entendait causer avec l’enfant, à moitié dévêtu déjà ; et le frère enjambait l’appui bas de la fenêtre, pour regarder les images sans doute ; et il se ruait, pris d’une folie brusque, à la vue de cette pâle chair du petit infirme séraphique, le jetant sur le carreau, étouffant son cri ; et, l’enfant violé, étranglé, il repartait par la fenêtre, qu’il laissait grande ouverte. C’était dans sa poche qu’il avait pris le numéro du Petit Beaumontais, pour en faire un tampon, sans s’apercevoir, en son trouble, que le modèle d’écriture s’y trouvait avec le journal. Et c’était le père Philibin qui, le lendemain, lors de la découverte du crime, ne pouvant détruire ce modèle, que l’adjoint Mignot venait de voir, avait dû se contenter d’en déchirer le coin, d’en enlever au moins le cachet, afin de faire disparaître cette preuve certaine de la provenance.

Lentement, gravement, Marc déclara :

— Le frère Gorgias est le coupable, tout le prouve, et je le jure !

Une protestation indignée s’éleva autour de la table. Mme  Duparque suffoquait. Mme  Berthoreau, dont les tristes yeux allaient de sa fille à son gendre, dans la crainte de leur désunion, eut un geste de suprême désespérance. Et, tandis que la petite Louise, très attentive aux paroles de son père, ne bougeait pas, Geneviève se leva violemment, quitta la table, en disant :

— Tiens ! Tu ferais mieux de te taire… Je ne pourrais plus bientôt rester à côté de toi, car tu me forcerais à te haïr.

Le soir, quand Louise fut au lit et que le ménage lui aussi se trouva couché, dans la chambre noire, il y eut un moment de grand silence. Depuis le dîner, et même en chemin, pour le retour au logis, ni lui ni elle n’avaient prononcé une parole. Toujours, cependant, il revenait le premier, le cœur attendri, souffrant trop de leurs brouilles. Mais, lorsqu’il voulut la prendre avec douceur dans ses bras, elle le repoussa nerveusement, frissonnante d’une sorte de répulsion.

— Non, laisse-moi !

Blessé, il n’insista point. Et le lourd silence recommença. Puis, au bout d’un long moment, elle reprit :

— Je ne t’ai pas encore dit une chose… Je crois que je suis enceinte.

Vivement, dans une grande émotion heureuse, il se rapprocha d’elle, il s’efforça encore de la ramener contre sa poitrine.

— Oh ! chère, chère femme, quelle bonne nouvelle ! Nous voilà donc de nouveau l’un à l’autre !

Alors, elle se dégagea d’un mouvement plus impatient, comme si elle eût décidément souffert de cet homme, de ce mari couché près d’elle.

— Non, non ! laisse-moi… Je suis toute mal à l’aise, et je ne vais pas dormir, tant le moindre mouvement m’agace… Si ça continue, je crois bien que nous serons forcés de faire deux lits.

Et ils n’échangèrent plus une parole, ils ne reparlèrent pas plus de l’affaire Simon que de cette grossesse annoncée si brusquement. Seules, leurs deux respirations oppressées s’entendaient dans les ténèbres mortes de la chambre. Ni l’un ni l’autre ne dormaient, mais leurs pensées d’inquiétude et de souffrance leur restaient impénétrables, comme s’ils avaient habité deux mondes, à des milliers de lieues. Et des sanglots indistincts semblaient venir de très loin, du fond de la nuit noire et douloureuse, pleurant leur amour.