Vérité (Zola)/Livre II/Chapitre IV

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Vérité
Les quatre évangiles
Chapitre IV
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Après avoir réfléchi quelques jours, Marc, en possession du modèle d’écriture, se décida, fit prier David de se trouver un soir chez les Lehmann, rue du Trou.

Depuis dix ans bientôt, les Lehmann, sous l’exécration publique, vivaient dans l’ombre de leur petite maison humide et comme morte. Quand des bandes antisémites et cléricales venaient menacer leur boutique, ils mettaient les volets, ils étaient forcés de continuer leur travail à la clarté fumeuse de deux lampes. Toute la clientèle de Maillebois, même celle de leurs coreligionnaires, les ayant abandonnés, ils ne vivaient plus que des vêtements confectionnés à la grosse pour des magasins de Paris ; et cette dure besogne, très mal payée, tenait le vieux Lehmann et sa triste femme courbés sur leur établi pendant quatorze heures, en leur donnant à peine du pain, de quoi les nourrir eux deux, leur fille Rachel et les enfants de Simon, en tout cinq personnes enfouies là, au fond de cette détresse morne, sans une joie, sans un espoir. Maintenant encore, après tant d’années, les personnes qui passaient sur le trottoir crachaient devant leur porte, par mépris et terreur de cet antre immonde, où la légende voulait qu’on eût apporté le sang de Zéphirin, tout chaud, pour quelque magie. Et c’était dans cette misère affreuse, cette grande douleur cloîtrée, que tombaient les lettres de Simon, du pitoyable forçat, de plus en plus rares et courtes, disant la lente agonie de l’innocent.

Ces lettres, elles étaient devenues l’unique émotion qui pût tirer Rachel de la torpeur résignée où elle avait fini par vivre. Sa grande beauté n’était plus qu’une ruine, ravagée de larmes. Seuls, ses enfants la rattachaient à la vie : Sarah, fillette encore, qu’elle gardait près d’elle, n’osant l’exposer aux outrages des mauvaises gens, Joseph, grand déjà, comprenant tout, et que Marc défendait à son école. Longtemps, on était parvenu à leur cacher l’histoire effroyable de leur père. Puis, il avait bien fallu les instruire, leur dire la vérité, afin d’éviter à leurs petites têtes un travail douloureux. Et maintenant, quand une lettre arrivait du bagne, on la lisait devant eux : épreuve amère, virile éducation, où se mûrissait leur intelligence naissante. À chacune de ces lectures héroïques, leur mère les prenait dans ses bras, en leur répétant qu’il n’y avait pas, sous le ciel, d’homme plus honnête, plus noble, plus grand que leur père. Elle leur jurait son innocence, elle leur disait l’atroce martyre qu’il endurait, elle leur annonçait qu’il serait libre un jour, réhabilité, acclamé, et, pour ce jour-là, elle leur demandait de l’aimer, de le vénérer, de l’entourer d’un culte dont la douceur lui fit oublier tant d’années de tortures. Mais vivrait-il jusqu’à ce jour de vérité et de justice ? C’était un miracle déjà qu’il n’eût pas succombé, parmi les brutes qui le crucifiaient. Il lui avait fallu une énergie morale extraordinaire, sa résistance froide, son heureux tempérament d’équilibre et de logique. Pourtant, les dernières lettres se faisaient plus inquiétantes, il était à bout de force, brisé, fiévreux. Et les craintes de Rachel en vinrent au point que, sans consulter personne, elle si peu active, osa prendre la décision de se rendre un matin auprès du baron Nathan, en villégiature chez les Sanglebœuf, à la Désirade. Elle avait emporté la dernière lettre de son mari, elle voulait la communiquer au baron, en le suppliant d’user de sa haute influence, d’obtenir, lui, le juif triomphal, roi de l’argent, un peu de pitié pour le misérable pauvre, le juif crucifié, qui agonisait là-bas. Et elle revint en larmes, frissonnante, comme au sortir d’un lieu éblouissant et redoutable. Elle ne se souvenait même plus bien. Le baron l’avait reçue avec un visage sévère, l’air irrité de son audace. Peut-être l’avait-elle trouvé avec sa fille, la comtesse de Sanglebœuf, une dame au visage blanc et glacé. Elle n’aurait pas su dire au juste comment on s’était débarrassé d’elle, ainsi que d’une pauvresse, avec des paroles de refus. Puis, elle s’était retrouvée dehors, les yeux aveuglés de tant de richesses entassées, cette Désirade merveilleuse, aux somptueux salons, aux eaux vives, aux claires statues. Et, depuis cette tentative avortée, elle était retombée dans son attente morne, elle n’était plus, toujours en deuil, sous la persécution des hommes et des choses, que la protestation vivante et silencieuse de la douleur.

Marc, dans cette maison de misère et de souffrance, ne comptait que sur David, d’une raison si nette, d’un cœur si droit et si solide. Depuis la condamnation de son frère, depuis dix ans bientôt, il le voyait à l’œuvre, sans impatience ni défaillance, ne désespérant jamais, malgré la difficulté de la tâche. Il gardait sa foi entière, la conviction de l’innocence de Simon, la certitude de la faire éclater un jour ; et il poursuivait son œuvre, dans une discrétion absolue, avec une limpidité, une déduction admirables, mettant des semaines, des mois pour avancer d’un pas, ne se laissant distraire par rien. Tout de suite il avait compris que, pour une telle besogne, quelque argent lui était nécessaire. Aussi avait-il fait deux parts de sa vie, en reprenant ostensiblement la direction de la carrière de cailloux et de sable, dont il tenait le fermage du baron Nathan. Aux yeux de tout le monde, il l’exploitait en personne, tandis qu’un homme dévoué, son contremaître, en avait en réalité le gros souci. Et les bénéfices, prudemment employés, lui suffisaient pour son autre œuvre, sa vraie mission, la continuelle enquête poursuivie sans relâche. Même on le croyait avare, on l’accusait de gagner des sommes considérables et de ne pas venir en aide à sa belle-sœur, dans ce pauvre logis des Lehmann, où tant de travail aboutissait à tant de privations. Un instant, il faillit être dépossédé de sa carrière, les Sanglebœuf menaçaient de lui faire un procès, poussés évidemment par le père Crabot, qui aurait voulu chasser du pays, ou tout au moins priver de ressources, ce David si muet et si actif, dont il sentait le continuel cheminement dans l’ombre. Heureusement, il avait un bail de trente années consenti autrefois par le baron, et il put continuer l’extraction des cailloux et du sable, qui lui assurait l’argent dont il avait besoin. Son gros effort portait depuis longtemps sur la communication illégale qu’il soupçonnait, faite par le président Gragnon au jury, dans la chambre des délibérations, après la clôture des débats. À la suite de recherches sans fin, il avait à peu près reconstitué la scène : le président appelé par les jurés, pris de scrupules, désireux de le questionner sur l’application de la peine ; et l’ancienne lettre de Simon qu’il avait alors cru pouvoir leur montrer, pour calmer leurs scrupules, lettre remise entre ses mains à l’instant même ; et cette lettre à un ami, d’un texte insignifiant, mais qui était suivie d’un post-scriptum signé d’un paraphe absolument semblable, disait-on, à celui du modèle d’écriture. Ce document singulier, produit ainsi au dernier moment, en dehors de l’accusé et de la défense, avait à coup sûr entraîné la condamnation. Seulement, de quelle façon établir la vérité ? comment amener un des jurés à témoigner du fait, qui aurait provoqué la révision immédiate, d’autant plus que David était convaincu que le post-scriptum et le paraphe étaient faux ? Longtemps, il avait tâché d’agir sur le chef du jury, l’architecte Jacquin, homme d’une honnêteté stricte, catholique pratiquant ; et il venait enfin, croyait-il, de soulever en lui un grand trouble de conscience, en lui faisant savoir l’illégalité d’une pareille communication, dans les circonstances où elle s’était passée. Le jour où il lui prouverait le faux, cet homme parlerait.

Lorsque Marc vint, rue du Trou, au rendez-vous qu’il avait donné à David, il trouva la petite boutique close, la maison morte. Pour plus de prudence, la famille s’était réfugiée dans l’arrière-boutique, où Lehmann et sa femme travaillaient encore sous la lampe ; et ce fut là que l’émouvante scène eut lieu, devant Rachel frémissante et les deux enfants dont les yeux étincelaient.

Avant de parler, Marc voulut savoir où David en était de son enquête.

— Eh bien ! les choses marchent, dit celui-ci, mais toujours si lentement ! Jacquin est un de ces bons chrétiens qui adorent un Jésus de tendresse et d’équité ; et, si j’ai eu peur un instant, en apprenant la pression dont le père Crabot l’accable, par tous les intermédiaires imaginables, je suis maintenant tranquille, il obéira à sa seule conscience… Le difficile est d’obtenir l’expertise du document communiqué.

— Mais, demanda Marc, Gragnon ne l’a donc pas détruit, ce document ?

— Il paraît que non. L’ayant montré aux jurés, il n’a point osé le faire disparaître, et il l’aurait simplement joint au dossier, où il doit être encore. C’est ce dont Delbos est convaincu, d’après certains renseignements. Il faudrait donc l’exhumer du greffe, ce qui ne lui paraît pas commode… Enfin, nous avançons.

Puis, après un lourd silence :

— Et vous, mon ami, avez-vous donc quelque bonne nouvelle ?

— Oui, une bonne et grosse nouvelle.

Lentement Marc leur conta toute l’aventure, la maladie du petit Sébastien, le désespoir de Mme Alexandre, puis son remords terrifié, et comment elle lui avait remis le modèle d’écriture, et comment ce modèle portait le cachet de l’école des frères et le paraphe indéniable du frère Gorgias.

— Tenez ! le voici… Le cachet est là, dans cet angle, qui a été arraché de l’exemplaire trouvé près du petit Zéphirin. Nous avions cru à un coup de dents possible de la victime. Et c’est le père Philibin qui a eu le temps de déchirer cet angle-là, mon adjoint Mignot en a le souvenir très net… Maintenant, regardez le paraphe. Il est, sur cet exemplaire, beaucoup plus lisible, tout en étant identique. Aussi distingue-t-on très bien un F et un G enlacés, les initiales du frère Gorgias que les extraordinaires experts, les sieurs Badoche et Trabut, par une aberration incroyable, se sont obstinés à prendre pour un L et un S, les initiales de votre frère… Ma conviction est aujourd’hui absolue, c’est le frère Gorgias qui est le coupable.

Passionnément, tous regardaient l’étroit papier jauni, à la clarté pâle de la lampe. Les deux vieux Lehmann, quittant leur couture, avançaient leurs visages ravagés, comme ressuscités à un peu de vie. Mais Rachel, surtout, sortie de son engourdissement, frémissait, tandis que les deux enfants, Joseph et Sarah, debout, se poussaient pour mieux voir, avec des yeux de flamme. Et David prit le papier, dans le grand silence de la maison en deuil, le retourna, l’examina.

— Oui, oui, répéta-t-il, ma conviction est faite comme la vôtre. Ce que nous avions soupçonné devient aujourd’hui certain. Le frère Gorgias est le coupable.

Une longue discussion suivit, où tous les faits furent rappelés, rapprochés, réunis en un faisceau complet, d’une force irrésistible d’évidence. Ils s’éclairaient les uns les autres, ils aboutissaient tous à la même conclusion. En dehors même des preuves matérielles qu’on commençait à posséder, il y avait là une certitude, comme la démonstration d’un problème de mathématique, que le raisonnement suffisait à résoudre. Deux ou trois points cependant restaient obscurs, la présence du modèle dans la poche du frère, la disparition du coin où se trouvait le cachet, détruit sans doute. Mais avec quelle limpidité tout le reste se déroulait, le retour de Gorgias, le hasard qui l’amenait devant la fenêtre éclairée, la tentation, le meurtre, puis le lendemain l’autre hasard, le père Philibin et le frère Fulgence passant là, mêlés au drame, forcés d’agir, afin de sauver un des leurs ! Et quel aveu devenait aujourd’hui ce coin déchiré, de quelle indéniable façon il désignait le coupable, dont la féroce campagne qui avait suivi criait aussi le nom, tout cet effort de l’Église pour le couvrir et faire condamner un innocent à sa place ! Chaque jour amenait une clarté nouvelle, l’énorme édifice du mensonge allait bientôt crouler.

— C’est donc la fin de la misère ! dit le vieux Lehmann, pris de gaieté. On n’a qu’à montrer ce papier-là, et on nous rendra tout de suite Simon.

Déjà, les deux enfants dansaient de joie, chantaient sur un rythme d’allégresse :

— Oh ! papa va revenir ! papa va revenir !

Mais David et Marc restaient graves. Eux, renseignés, savaient combien la situation restait difficile et dangereuse. Les questions les plus redoutables se posaient, comment utiliser le nouveau document, par quelle voie introduire la demande en révision ? Et ce fut Marc qui murmura : — Il faut réfléchir, il faut attendre.

Alors, Rachel, reprise par les larmes, bégaya dans un sanglot :

— Attendre quoi ? que le pauvre homme soit mort là-bas, dans les tortures dont il se plaint !

Et la petite maison noire retomba dans sa détresse. Tous sentirent que le malheur n’était point fini. La grosse joie d’un moment faisait place de nouveau à l’anxiété affreuse du lendemain.

— Delbos seul peut nous guider, conclut David. Si vous le voulez bien, Marc, nous irons le voir jeudi.

C’est cela, venez me prendre jeudi.

Beaumont, la situation de l’avocat Delbos, en dix années, avait grandi singulièrement. L’affaire Simon avait décidé de son avenir, cette affaire compromettante refusée prudemment par tous ses confrères, acceptée et plaidée si bravement par lui. Il n’était alors qu’un fils de paysan, d’instincts démocratiques, doué d’éloquence. Mais, en étudiant l’affaire, en devenant peu à peu le défenseur passionné de la vérité, il s’était trouvé en présence de tous les pouvoirs bourgeois coalisés au profit du mensonge, pour le maintien des iniquités sociales, et il avait fini par être un socialiste militant, convaincu que l’unique salut du pays était dans le peuple. Tout le parti révolutionnaire de la ville s’était peu à peu groupé autour de lui, il avait un instant, aux dernières élections, mis en ballottage le radical Lemarrois, député depuis vingt ans. Et, s’il souffrait encore dans ses intérêts immédiats d’avoir défendu le juif, chargé de tous les crimes, il conquérait lentement une situation admirable par la solidité de sa foi et par la vaillance tranquille de ses actes, souriant et fort, certain de la victoire.

Dès que Marc lui eut montré le modèle d’écriture, remis par Mme Alexandre, Delbos eut un cri de joie.

— Enfin, nous les tenons !

Et, se tournant vers David :

— Cela nous donne un second fait nouveau… Le premier est la lettre qui a été communiquée illégalement au jury et qui doit être un faux. Nous verrons à la retrouver dans le dossier.. Et le second est ce modèle, avec le cachet de l’école des frères et le paraphe évident du frère Gorgias. Je crois ce fait d’un emploi plus facile et plus direct.

— Alors, reprit David, que me conseillez-vous ? Ma pensée était d’écrire une lettre au ministre, au nom de ma belle-sœur, une dénonciation en règle contre le frère Gorgias, l’accusant du viol et du meurtre du petit Zéphirin, et demandant la révision du procès de mon frère.

Mais Delbos était redevenu soucieux.

— Sans doute, ce serait la marche à suivre. Mais la question reste bien délicate, il ne faut pas nous hâter.. Je reviens à la communication illégale de la lettre, qu’il sera si difficile d’établir, tant que nous n’aurons pas décidé l’architecte Jacquin à soulager sa conscience. Vous vous souvenez de la déposition du père Philibin, de la pièce dont il a parlé vaguement, signée du paraphe de votre frère, semblable à celui du modèle, et que le secret confessionnel lui empêchait de désigner d’une façon précise. Je suis convaincu qu’il risquait une allusion à la lettre qui a été remise entre les mains du président Gragnon, au dernier instant, et c’est pourquoi je soupçonne un faux. Mais ce ne sont toujours là que des suppositions, des raisonnements, et il serait nécessaire de donner une preuve… Or, si nous nous contentons pour le moment du fait que nous fournit cet exemplaire du modèle, avec son cachet et le paraphe plus lisible, nous sommes encore devant des obscurités inquiétantes. Sans trop m’arrêter à la présence un peu inexplicable d’un pareil papier dans la poche du frère, au moment du crime, je suis très ennuyé de la disparition du coin où devait être le cachet, et c’est ce coin que je voudrais tâcher de retrouver, avant d’agir, car je sens toutes les raisons qu’on va opposer et dont on s’efforcera d’embrouiller l’affaire.

Marc le regarda avec étonnement.

— Comment, retrouver ce coin ? Ce serait un bien grand hasard. Nous avions même admis qu’il avait pu être arraché par les dents de la victime.

— Oh ! cela n’est pas croyable, répondit Delbos. Et puis, on aurait ramassé le fragment par terre. Si l’on n’a rien ramassé, c’est que le coin a été déchiré volontairement. D’ailleurs, ici encore, le père Philibin intervient, puisque votre adjoint Mignot se rappelle que le modèle lui avait d’abord paru intact et qu’il a eu une sensation de surprise, en le revoyant incomplet aux mains du père, après l’avoir perdu de vue un instant. Il n’y a aucun doute, c’est le père Philibin qui l’a fait disparaître. Lui, toujours lui, aux moments décisifs, lorsqu’il s’agit de sauver le coupable !… Et voilà pourquoi je voudrais ravoir la preuve totale, le petit fragment qu’il a emporté.

À son tour, David se récria de surprise.

— Vous croyez qu’il l’a gardé ?

— Mais certainement, je le crois. En tout cas, il a pu le garder. Ce Philibin est un silencieux, un homme d’une adresse profonde sous son apparente lourdeur. Il a dû garder le coin comme une arme de défense personnelle, un moyen de tenir en respect ses complices. Je finis par le soupçonner d’avoir été le grand artisan de l’iniquité, dans un but qui reste obscur, peut-être fidélité à son chef, le père Crabot, peut-être cadavre commun, cette affaire si louche de la donation de Valmarie, peut-être même simple foi militante travaillant au salut de l’Église. Enfin, c’est un terrible homme, l’homme qui veut et qui agit, à côté de ce frère Fulgence, vide et bruyant, la vanité imbécile !

Marc était tombé dans une rêverie.

— Le père Philibin, le père Philibin… Oui, je me suis radicalement trompé sur son compte. Même après le procès, je le croyais encore un brave homme, une nature fruste, mais droite, dévoyée par le milieu… Oui, oui, le grand coupable alors, le terrible ouvrier de faux et de mensonges.

De nouveau, David questionna Delbos.

— Mettons qu’il ait gardé le coin déchiré, vous n’espérez pas qu’il vous le remettra, si vous lui en faites la demande ?

— Ah ! non, répondit l’avocat en riant. Mais avant de rien tenter de définitif, je voudrais réfléchir, voir si nous n’avons pas un moyen de nous assurer la preuve irréfutable. D’ailleurs, l’introduction d’une demande en révision est une chose bien grave, il ne faut rien laisser au hasard… Laissez-moi compléter le dossier, donnez-moi quelques jours, deux ou trois semaines, s’il est nécessaire, et nous agirons.

Dès le lendemain, Marc comprit, à l’attitude de sa femme, que ces dames avaient parlé et que la congrégation, depuis le père Crabot jusqu’au damier des ignorantins, était avertie. Ce fut tout d’un coup un réveil de l’affaire, une agitation croissante, terrifiée, dont il subit autour de lui le sourd ébranlement. Prévenus de la trouvaille d’un exemplaire du modèle, voyant désormais la famille de l’innocent en marche vers la vérité, s’attendant d’une heure à l’autre à ce que le frère Gorgias fût dénoncé, les coupables, et le frère Fulgence, et le père Philibin, et le père Crabot lui-même, rentraient en campagne, s’efforçaient de couvrir leur ancien crime par de nouveaux crimes. Ce chef-d’œuvre d’iniquité, si laborieusement construit, si âprement défendu jusque-là, ils le devinaient en grand péril, ils étaient prêts aux pires actions pour le sauver, par la fatalité qui, d’un mensonge, fait naître sans fin les mensonges. Et il n’y avait pas que leurs personnes à sauvegarder, le salut de l’Église ellemême allait dépendre de la victoire. Sous l’effondrement des ignominies entassées, la congrégation ne se trouverait-elle pas ensevelie ? C’était l’école des frères ruinée, fermée, en face de l’école laïque réhabilitée, triomphante ; c’étaient les capucins atteints dans leur négoce, ne réalisant plus que des recettes dérisoires, avec leur saint Antoine de Padoue, c’était le collège de Valmarie menacé, les jésuites forcés de quitter le pays, où ils continuaient à enseigner sous le masque ; et c’était davantage encore le catholicisme diminué, la brèche élargie au flanc de l’Église, la pensée libre déblayant la route de l’avenir. Aussi, quelle résistance désespérée, et comme toute l’armée cléricale se levait pour ne rien céder des misérables terres d’erreurs et de souffrances, où elle faisait la nuit depuis des siècles !

Immédiatement, avant même que le frère Gorgias fût dénoncé, ses chefs cédèrent à la nécessité de le défendre. Il fallait le couvrir à tout prix, prévenir l’attaque, en lui composant une innocence. Dans le premier moment, il y eut pourtant un terrible désarroi, on vit le frère éperdu battre Maillebois et les chemins d’alentour de ses grandes jambes maigres. Avec son nez en bec d’aigle, entre ses pommettes saillantes, et ses profonds yeux noirs aux épais sourcils, il ressemblait à un oiseau de proie, d’air farouche et goguenard. On l’aperçut, le même jour, sur la route de Valmarie, puis sortant de chez le maire Philis, puis descendant d’un train qui le ramenait de Beaumont. On remarqua aussi beaucoup de soutanes et de frocs par la ville et les campagnes, dont les courses affolées témoignaient d’une véritable panique. Et, le lendemain seulement, on eut le mot de cette agitation, un article parut dans Le Petit Beaumontais, où toute l’affaire Simon était reprise pour annoncer, en phrases violentes, que les amis de l’ignoble juif allaient recommencer à bouleverser le pays, en dénonçant un digne religieux, le plus saint des hommes. Le frère Gorgias n’était pas nommé mais, à partir de ce moment, chaque jour, il y eut un article et, peu à peu, toute la version imaginée par les supérieurs du frère se déroula, en opposition avec la version de David, déjà prévue, sans que celui-ci l’eût fait connaître. Il s’agissait de la ruiner à l’avance. Carrément, on niait tout : le frère Gorgias n’avait pu s’arrêter devant la fenêtre de Zéphirin, des témoins ayant établi sa rentrée à l’établissement dès dix heures et demie, le paraphe du modèle n’était pas de lui, puisque les experts y avaient formellement reconnu l’écriture et la main de Simon. Et, dès lors, c’était bien simple. Simon, après s’être procuré un modèle, avait imité le paraphe du frère, pris sur le cahier de Zéphirin. Puis, sachant que les modèles étaient timbrés, il avait déchiré le coin, avec une astuce vraiment diabolique, afin de faire croire à une précaution de l’assassin. Tout cela dans le but infernal de rejeter son crime sur un serviteur de Dieu pour assouvir sa haine de damné contre l’Église. Et cette histoire extravagante, répétée chaque matin par le journal, ne tarda pas à devenir l’acte de foi des lecteurs abêtis, empoisonnés de mensonges.

Mais, cependant, il y avait eu un peu de flottement d’abord, d’autres explications avaient circulé, le frère Gorgias lui-même semblait s’être abandonné à des confidences inquiétantes. C’était une extraordinaire figure que ce frère Gorgias, jusque-là resté dans l’ombre, tout d’un coup jeté au plein jour. Il avait eu pour père un braconnier, Jean Plumet, dont la comtesse de Quédeville, l’ancienne propriétaire de Valmarie, s’était ingéniée à faire un garde-chasse ; et il n’avait jamais connu sa mère, une rôdeuse de bois, ramassée un soir, puis disparue après ses couches. L’enfant, Georges, allait avoir douze ans, lorsqu’il avait perdu son père, abattu d’un coup de feu, par un ancien compagnon de braconnage. Il était resté à Valmarie, en faveur près de la comtesse, compagnon de jeu de son petit-fils Gaston, sans doute très renseigné sur tout ce qui s’était passé au moment de la mort accidentelle du jeune homme, pendant une promenade avec son précepteur, le père Philibin, ainsi que sur les événements qui avaient suivi, lors de la mort de la dernière des Quédeville et de la donation du domaine à son confesseur, le père Crabot. Les deux pères, en tout cas, n’avaient pas cessé depuis cette époque de s’intéresser à lui, et c’était grâce à eux qu’il avait fini par se faire ignorantin, malgré de graves empêchements, disait-on ; ce qui induisait certains mauvais esprits à soupçonner l’existence de quelque cadavre entre les deux supérieurs et ce subalterne compromettant. On donnait toutefois le frère Gorgias comme un religieux admirable, selon l’esprit de Dieu. Il avait la foi, cette foi sombre et sauvage, qui remet entre les mains d’un maître absolu, roi de colère et de châtiment, l’homme faible, en proie au continuel péché. Dieu seul régnait, l’Église devait être l’exécutrice de ses vengeances, le reste de la terre n’avait qu’à courber la tête, sous une servitude sans fin jusqu’au jour de la résurrection, parmi les délices du royaume céleste. Lui-même péchait souvent, mais il confessait alors sa faute avec une grande véhémence de repentir, se frappant des deux poings la poitrine, s’humiliant dans la boue ; et, ensuite, il se relevait, absous, tranquille, d’une sérénité provocante de conscience pure. Il avait payé, il ne devait plus rien, jusqu’à la faute prochaine, où la fragilité de sa chair le faisait bientôt retomber. Enfant, il galopait à travers bois, grandissait dans la maraude, culbutait déjà les filles. Plus tard, entré chez les ignorantins, il était devenu d’appétits exaspérés, gros mangeur, gros buveur, hanté de lubricité et de violence. Mais, comme il le disait au père Philibin et au père Crabot, d’un air humble, goguenard et menaçant, quand ceux-ci lui reprochaient quelque frasque trop rude : tout le monde ne péchait-il pas ? tout le monde n’avait-il pas besoin de pardon ? Il les amusait, il les terrorisait aussi, trouvait grâce auprès d’eux, tant son remords paraissait énorme et sincère, jusqu’à se condamner à huit jours de jeûne et à porter sur le bas-ventre des cilices garnis de clous. Et c’était pour ces raisons que ses supérieurs l’avaient toujours bien noté, reconnaissant en lui le véritable esprit religieux, les vices déchaînés du moine se rachetant sous le fouet vengeur de la pénitence.

Dans ses premières confidences aux rédacteurs du Petit Beaumontais, le frère Gorgias eut donc le tort de trop parler. Sans doute, ses supérieurs ne lui avaient point encore imposé leur version, et il était trop intelligent pour ne pas en sentir la parfaite absurdité. Désormais, devant le nouveau modèle découvert, avec son paraphe, il lui semblait inepte de nier que ce paraphe était de son écriture. Tous les experts du monde n’empêcheraient pas l’aveuglante clarté de se faire sur ce point. Et il avait donc laissé percer sa version à lui, plus raisonnable, avouant une partie de la vérité, sa halte d’un instant devant la fenêtre de Zéphirin, sa causerie amicale avec le petit infirme, qu’il avait même grondé, en apercevant sur sa table le modèle d’écriture, emporté de l’école sans permission ; puis, le mensonge reprenait, lui s’en allait, l’enfant fermait la fenêtre, Simon venait commettre l’immonde crime, se servait du modèle grâce à une brusque inspiration de Satan, rouvrait la fenêtre, afin de faire croire que le meurtrier s’était échappé par là. Mais cette version, indiquée le premier jour dans le journal, comme sortant d’une source sûre, fut énergiquement démentie le lendemain, et par le frère Gorgias en personne, qui prit la peine de protester lui-même aux bureaux de la rédaction. Sur l’Évangile, il y jura qu’il était rentré directement, le soir du crime, et que le paraphe était un faux, ainsi que les experts l’avaient démontré. Il se trouvait bien forcé d’accepter l’invention de ses supérieurs, s’il voulait être soutenu et sauvé par eux. Il en maugréait, en haussait les épaules, tant c’était bête ; et il ne s’en inclinait pas moins, tout en prévoyant l’effondrement inévitable, plus tard. À ce moment, le frère Gorgias fut vraiment beau d’impudence railleuse, de mensonge héroïque. Dieu n’était-il pas derrière lui ? ne montait-il pas pour le salut de la sainte Église, certain que l’absolution laverait ses péchés ? Même il rêvait les palmes du martyre, chacune de ses pieuses ignominies lui vaudrait une joie au ciel. Et, dès lors, il ne fut plus qu’un instrument docile aux mains du frère Fulgence, derrière lequel agissait dans l’ombre le père Philibin, sous les ordres discrets du père Crabot. Leur tactique était de tout nier, même l’évidence, dans la crainte que la moindre brèche, au mur sacré de la congrégation, ne devînt le commencement de l’inévitable ruine ; et leur version absurde pouvait paraître imbécile à des cerveaux logiques, elle n’en constituerait pas moins longtemps encore la seule et l’unique pour le peuple abêti de leurs fidèles, avec lequel ils se permettaient de tout oser, connaissant sa crédulité sans bornes, insondable.

La congrégation ayant ainsi pris l’offensive, sans attendre la dénonciation dont le frère Gorgias était menacé, ce fut surtout le directeur de l’école, le frère Fulgence, qui se montre d’un zèle intempérant. Aux heures de grande émotion, son père, le médecin aliéniste mort dans une maison de fous, semblait renaître en lui. Il cédait à l’impulsion première, cervelle brouillée et fumeuse, détraqué de vanité et d’ambition, rêvant de rendre quelque éclatant service à l’Église, qui le ferait monter à la tête de son ordre. Aussi, depuis l’affaire, avait-il achevé de perdre son peu de sens commun, dans l’espérance d’y trouver la gloire attendue ; et, la voyant renaître, il délirait de nouveau. On n’apercevait plus que lui dans les rues de Maillebois, petit, noir et chafouin, laissant voler les plis de sa robe, comme emporté par un vent de tempête. Il défendait passionnément son école, prenait Dieu à témoin de la pureté angélique des frères, ses adjoints. Les abominables bruits qui avaient couru jadis, les deux frères ignoblement compromis qu’on avait dû se hâter de faire disparaître, toutes ces infamies étaient des inventions du diable. Et, dans ses affirmations véhémentes, contraires à la vérité, peut-être avait-il commencé par être de bonne foi, tellement il vivait autre part, hors de la simple raison. Mais il s’était trouvé pris sous la meule du mensonge, il lui fallait bien continuer à mentir sciemment, et il y mettait à cette heure une sorte de rage dévote, mentant avec excès pour l’amour de Dieu. Lui-même n’était-il pas un chaste ? N’avait-il pas toujours lutté contre les tentations honteuses ? Alors, il se donnait le devoir de jurer l’absolue chasteté de son ordre, il répondait des frères défaillants, il niait aux laïques le droit de les juger, ceux-ci n’étant que du troupeau, ignorant le temple. Si le frère Gorgias avait péché, il en devait compte à Dieu seul, et non aux hommes. Religieux, il n’était plus fait pour la justice humaine. Et, dévoré du besoin de se mettre en avant, le frère Fulgence allait ainsi, poussé par des mains savantes et discrètes, accumulant sur lui les responsabilités.

Derrière lui, dans l’ombre, il n’était point difficile de soupçonner le père Philibin, qui lui-même était l’instrument du père Crabot. Mais quel instrument souple et fort à la fois, gardant sa personnalité jusque dans l’obéissance ! Il exagérait volontairement son origine paysanne, affectait l’épaisse bonhomie d’un enfant de la terre à peine dégrossi ; et il était plein de l’astuce la plus déliée, de la patience des longs projets, menés avec une sûreté de main extraordinaire. Toujours il était en marche pour quelque but ténébreux, mais sans fracas, sans ambition personnelle, ne goûtant que l’âpre joie solitaire de voir son œuvre réussir. Homme de foi peut-être, il se serait alors battu en soldat obscur et sans scrupule, dans l’unique besoin de servir ses supérieurs et l’Église. À Valmarie, préfet des études, il surveillait tout, s’occupait de tout, voyait tout, alerte malgré sa carrure, d’une gaieté de gros homme roux, aux épaules solides, à la face large. Mêlé sans cesse aux élèves, jouant avec eux, les guettant, les fouillant, les pénétrant à fond jusque dans leur parenté et leurs amitiés, il était l’œil qui savait, l’intelligence qui dénudait les cerveaux et les cœurs. Puis, disait-on, il s’enfermait en compagnie du père Crabot, le recteur, dont l’attitude affectée était de diriger la maison de haut, sans jamais s’occuper directement des élèves ; et il lui communiquait ses notes, ses rapports, des dossiers sur chacun, nourris des détails les plus complets, les plus intimes. On prétendait même que le père Crabot qui avait pour principe prudent de ne garder aucun papier, de tout détruire, n’approuvait pas cette méthode d’amasser, de cataloguer les documents. Il laissait faire pourtant, devant les grands services rendus, et il se croyait la main directrice, l’intelligence supérieure qui utilisait le père Philibin. De sa cellule austère, grâce à ses succès mondains, ne régnait-il pas sur la belle société du département ? Les dames qu’il confessait, les familles dont il instruisait les enfants, ne lui appartenaient-elles pas, grâce à la toute-puissance de son caractère sacré ? Et il se flattait d’ourdir les trames, le vaste filet où il espérait prendre le pays entier, lorsqu’en réalité c’était le plus souvent le père Philibin qui préparait sourdement les campagnes et assurait les victoires. Dans l’affaire Simon surtout, il semblait bien être le grand ouvrier caché, l’homme à qui ne répugnait aucune besogne, les basses, les souterraines, le politique sans dégoût resté l’ami du gamin vicieux et renseigné d’autrefois, du terrible frère Gorgias d’aujourd’hui, le suivant dans la vie, le protégeant en créature aussi dangereuse qu’utile, et veillant à le tirer d’une effroyable histoire, afin de ne pas y culbuter avec lui, en compagnie de son supérieur, le triomphant père Crabot, une des gloires de l’Église.

De nouveau, Maillebois se passionna. Mais ce n’étaient encore que des rumeurs rasant le sol, tout un effroi semé par la congrégation, au sujet des criminelles manœuvres que les juifs préparaient pour substituer à l’infâme Simon l’admirable frère Gorgias, le saint homme vénéré du pays entier. Il se faisait un travail extraordinaire autour des parents des élèves, on les amenait à exprimer, même ceux dont les enfants suivaient l’école laïque, leur réprobation. Tous parlaient comme si les rues se trouvaient minées par une bande secrète de scélérats, les ennemis de Dieu et de la France, résolus un beau matin à faire sauter les maisons, sur un signal venu de l’étranger. Le maire Philis, dans une séance du conseil municipal, se permit une allusion au danger vague, qui menaçait la ville ; et il dénonça même l’or des juifs, une caisse mystérieuse où s’entassaient les millions, pour l’œuvre diabolique. Plus clairement, il se remit à flétrir les agissements impies de l’instituteur, ce Marc Froment dont il n’avait pu encore débarrasser ses administrés. Il le guettait toujours, il espérait cette fois forcer l’inspecteur d’académie à une exécution exemplaire. Les versions successives données par Le Petit Beaumontais avaient troublé les esprits. Il était bien question d’un document retrouvé chez les dames Milhonime, les papetières ; mais les uns parlaient d’un autre faux abominable de Simon, les autres d’une pièce écrasante, prouvant la complicité du père Crabot. Et la seule chose certaine était une nouvelle visite du général Garous à sa petite-cousine, madame Édouard, cette parente pauvre dont il oubliait volontiers l’existence. On l’avait vu arriver un matin, s’engouffrer violemment dans l’étroite boutique, puis en ressortir une demi-heure plus tard, très rouge. Et le résultat de cette intervention tempétueuse fut, le lendemain, le départ pour le Midi de Mme Alexandre, avec son fils Sébastien, en convalescence de sa terrible fièvre typhoïde, tandis que Mme Édouard, avec son fils Victor, continuait à gérer la boutique, donnant une complète satisfaction à la clientèle cléricale, expliquant l’absence de sa belle-sœur par le souci de son amour maternel, toute prête d’ailleurs à la rappeler, dans l’intérêt de leur commerce, si l’école laïque sortait victorieuse de la grande lutte prochaine.

Au milieu de ces grondements, annonçant le furieux orage qui montait, Marc s’appliquait à remplir son rôle d’instituteur avec une correction parfaite. L’affaire était désormais dans les mains de David, il attendait de pouvoir l’aider de son témoignage. Jamais encore il ne s’était donné plus entièrement à sa classe, à ces enfants dont il voulait faire des hommes de raison et de bonté, comme exalté davantage vers la divine solidarité humaine par son rôle actif dans la réparation d’une des plus monstrueuses iniquités du siècle. Avec Geneviève surtout, il évitait d’aborder les sujets de leur désunion, très tendre, l’air uniquement occupé des petits riens si importants de chaque jour. Mais, lorsque sa femme revenait de chez ces dames, il la sentait nerveuse, impatiente, de plus en plus exaspérée contre lui, la tête visiblement pleine des histoires contées par ses ennemis. Et il ne pouvait toujours éviter les querelles, qui peu à peu s’empoisonnaient, devenaient meurtrières.

Un soir, la guerre éclata, au sujet du lamentable Férou. Dans la journée, Marc avait appris une nouvelle tragique, l’assassinat de Férou, abattu d’un coup de revolver par un sergent, contre lequel il s’était révolté. Et il était monté chez Mme Férou, qu’il avait trouvée dans les larmes, au milieu de son atroce misère, souhaitant que la mort la prît elle-même avec ses deux filles cadettes, comme elle avait déjà fait la grâce d’emporter l’aînée. C’était l’effroyable et logique dénouement, l’instituteur pauvre, méprisé, aigri jusqu’à la rébellion, chassé de son poste, désertant pour ne pas payer à la caserne la dette acquittée en partie déjà à l’école, puis vaincu par la faim, incorporé de force le jour où l’appel désespéré des siens le rappelait, et finissant comme un chien pris de rage, là-bas sous le ciel de flammes, dans les tortures d’une compagnie de discipline. Et, devant cette femme sanglotante et ces deux filles hébétées, devant ces pauvres loques que l’iniquité sociale jetait à l’agonie dernière, Marc avait senti se soulever toute son humanité fraternelle, en une furieuse protestation.

Il n’était pas calmé le soir, il s’oublia, parla devant Geneviève, comme celle-ci vaquait encore par la chambre commune, avant de se retirer dans la petite pièce voisine, où elle s’était décidée à coucher.

— Sais-tu la nouvelle ? dans une révolte, en Algérie, un sergent a cassé la tête de ce malheureux Férou.

— Ah !

— J’ai vu Mme Férou cette après-midi, elle en devient folle… Et c’est vraiment un assassinat voulu, prémédité. Je ne sais si le général Garous, qui s’est montré si dur dans cette histoire, dormira tranquille cette nuit. Il a sur les mains un peu du sang de ce pauvre grand fou, dont on a fait une bête fauve.

Vivement, comme attaquée dans ses idées, Geneviève répondit :

— Le général serait bien bon de mal dormir, Férou ne pouvait finir autrement.

Marc eut un geste douloureux et indigné. Mais il se contint, revenant à lui, regrettant d’avoir nommé le général, un des pénitents les plus chers du père Crabot, et auquel on avait même songé un moment pour un coup d’État militaire. Bonapartiste, disait-on, il était d’une corpulence décorative, très sévère à l’égard de ses hommes, jovial au fond, aimant la table et les filles, ce qui ne gâtait rien ; mais, décidément, après des pourparlers, on l’avait trouvé trop bête. Et il restait simplement, pour l’Église, un pis-aller qu’on ménageait encore.

— Au Moreux, reprit Marc doucement, nous avons connu les Férou si pauvres, si écrasés de travail et de soucis, dans leur misérable école, que je ne puis songer à cet homme, à ce maître, traqué et supprimé comme un loup, sans me sentir au cœur une infinie souffrance d’angoisse et de pitié.

Alors, Geneviève, bouleversée, tombant de l’irritation à une sorte d’exaspération nerveuse, éclata en larmes.

— Oui, oui, je t’entends bien, je suis une sans-cœur, n’est-ce pas ? Tu m’as cru une sotte et maintenant tu me crois une méchante. Comment veux-tu que nous puissions nous aimer encore, si tu me traites en femme stupide et mauvaise ?

Il voulut l’apaiser, stupéfait et très malheureux d’avoir déterminé une telle crise. Mais elle s’affolait de plus en plus.

— Non, non, c’est bien fini entre nous. Puisque tu m’exècres chaque jour davantage, il vaudrait mieux, vois-tu, nous séparer tout de suite, sans attendre d’en venir à des choses indignes.

Et, violemment, elle passa dans la pièce où elle couchait, elle s’y enferma d’une main rude, à double tour. Lui, devant cette porte ainsi close, resta désespéré, gagné par les larmes. D’habitude, jusque-là, la porte restait chaque nuit grande ouverte, les deux époux causaient, continuaient à être ensemble, bien que faisant deux lits. Et, désormais, c’était la séparation totale, le mari et la femme allaient vivre en étrangers.

Les nuits suivantes, Geneviève s’obstina de la sorte à s’enfermer chez elle. Puis, l’habitude prise, elle ne se montra plus à Marc que vêtue, coiffée, comme si la moindre intimité de toilette l’eût gênée à présent. Elle était enceinte de sept mois, elle avait d’abord profité de son état pour rompre tous rapprochements conjugaux ; et, à mesure qu’elle approchait de ses couches, elle témoignait une répugnance croissante des caresses, le plus léger effleurement la faisait se reculer, inquiète et maussade, elle si tendre, si passionnée autrefois. Étonné, il mettait cela, les premières semaines, sur le compte de ces perversions singulières qui accompagnent parfois certaines grossesses, se soumettant d’ailleurs, attendant le réveil du désir, avec une fraternelle affection. Il avait cependant senti sa surprise croître, en la voyant arriver à la répulsion, presque à la haine, car il lui semblait que la naissance d’un nouvel enfant aurait au contraire dû la rapprocher de lui, les unir l’un à l’autre plus étroitement. Et, d’autre part, son inquiétude augmentait, il savait le terrible danger des querelles, des malentendus d’alcôve : tant que la femme et l’homme demeurent aux bras l’un de l’autre, ils sont une même chair, il n’y a pas de rupture possible, les pires sujets de dispute se fondent chaque nuit dans un baiser ; mais, dès que l’étreinte a cessé, dès qu’il y a divorce consenti, le moindre conflit devient mortel, sans réconciliation possible. Aussi, dans la débâcle de certains ménages qui étonne souvent, inexplicable, la cause profonde est toujours l’arrachement charnel, le lien de chair coupé à jamais. Tant que sa Geneviève était restée à son cou, l’adorant, le voulant, Marc n’avait pas tremblé de la campagne qu’on menait pour la lui reprendre. Il la savait profondément à lui, aucune force au monde ne vaincrait le tout-puissant amour. Mais, si elle ne l’aimait plus, si elle ne le désirait plus, le furieux effort de ses adversaires n’allait-il pas la lui arracher enfin ? Et, à mesure qu’il la voyait se glacer, il sentait la catastrophe devenir possible, il avait son pauvre cœur serré d’une anxiété croissante, intolérable.

Un fait éclaira Marc un instant, dans l’obscur problème de cette femme adorée, de nouveau mère, et qui semblait cesser d’être amante. Il apprit qu’elle avait changé de directeur, quittant l’abbé Quandieu, le doux prêtre, pour passer au père Théodose, le supérieur des capucins, l’apôtre, l’admirable metteur en scène des miracles de saint Antoine de Padoue. La raison donnée en était l’état de malaise, la faim inapaisée où la laissait le curé de Saint-Martin, trop tiède maintenant pour sa foi ardente ; tandis que le père Théodose, si beau, si grand de ferveur, devait la nourrir du fort pain mystique, dont elle avait le besoin de se rassasier. En réalité, c’était le père Crabot, maître souverain chez ces dames, qui avait décidé le changement, afin de hâter sans doute la victoire certaine, après tant de savante lenteur. Marc ne songeait pas à soupçonner Geneviève d’une intrigue basse avec le capucin superbe, un Christ brun, dont les grands yeux de flammes et la barbe frisée faisaient pâmer les dévotes : il la savait trop loyale, trop digne, de cette dignité du corps qu’il avait reconnue en elle, même aux heures voluptueuses où elle donnait tout son être. Mais, sans pousser les choses à ce point, n’était-il pas admissible, dans l’influence grandissante du père Théodose sur une femme jeune encore, de faire une part à la domination du beau mâle, à la souveraineté sensuelle de l’homme devenu Dieu, parlant en Dieu obéi ? Après les entretiens dévots, surtout après les heures prolongées de confessionnal, elle revenait à son mari toute frissonnante, é perdue, comme jamais il ne l’avait sentie, quand elle rentrait de ses anciennes visites à l’abbé Quandieu. Elle nouait certainement là quelque passion mystique, elle trouvait un aliment nouveau à son besoin d’aimer, qui remplaçait pour un temps les caresses conjugales, grâce à la crise de trouble étrange où la jetait sa grossesse.

Peut-être aussi le moine agissait-il contre cette fécondité, agenouillée si près de lui, la terrorisant avec l’enfant du damné qu’elle portait. À plusieurs reprises, elle parla désespérément du pauvre petit être qui allait naître, prise d’une sorte de terreur, ainsi qu’il arrive à certaines mères hantées de la crainte d’accoucher d’un monstre. Et, s’il naissait normal, comment le protégerait-elle du péché environnant, où l’emporterait-elle, afin de le soustraire à la demeure sacrilège de son père ? Cela faisait un peu de lumière sur la rupture d’alcôve exigée par elle, sans doute le remords d’avoir enfanté d’un incroyant, le serment de ne plus enfanter jamais, l’amour perverti, exaspéré, rêvant de se satisfaire désormais dans l’au-delà du désir. Et pourtant que d’obscurité encore, et quelle souffrance était celle de Marc de ne pas comprendre, de sentir à chaque heure lui échapper cette femme adorée, que l’Église lui reprenait pour l’anéantir, lui et son œuvre de libération humaine, en le torturant !

Ce fut au retour d’un de ses longs entretiens avec le père Théodose que Geneviève, l’air exalté et brisé à la fois, dit à Louise, qui rentrait de l’école :

— Demain, tu iras te confesser chez les capucins, à cinq heures. Si tu ne te confessais pas, on ne te recevrait plus au catéchisme.

Résolument, Marc intervint. Il avait laissé Louise suivre le catéchisme. Mais, jusque-là, il s’était opposé à ce qu’elle se confessât.

— Louise n’ira pas chez les capucins, dit-il avec fermeté. Tu le sais, ma chère, j’ai cédé sur tout, je ne céderai pas sur la confession.

Se contenant encore, Geneviève demanda :

— Et pourquoi ne veux-tu pas céder.

— Je ne puis le dire devant cette enfant. Mais tu connais mes raisons, je n’entends pas qu’on salisse l’esprit de ma fille, sous le prétexte de l’absoudre de fautes puériles, que la famille suffit à connaître et à corriger.

Il s’en était en effet expliqué avec elle, trouvant abominable cette initiation d’une fillette aux fièvres de la chair, par un homme que son vœu de chasteté peut conduire à toutes les curiosités, à toutes les aberrations sexuelles. Sur dix prêtres prudents, il suffit d’un détraqué, et la confession n’est plus qu’une ordure, dont il ne voulait pas laisser courir le risque à sa Louise. Puis, cette promiscuité troublante, ce colloque secret dans l’ombre et l’énervement mystique d’une chapelle, n’étaient pas seulement un outrage, une démoralisation possible, pour une petite femme de douze ans, âge inquiet où les sens s’éveillaient à la vie ; il y avait encore là comme une prise de possession de la jeune fille, de l’amante et de la mère à venir, qui à jamais restait ensuite l’initiée, la déflorée de ce ministre sacré, dont les questions, en violentant sa pudeur, la fiançaient à son Dieu jaloux. Dès lors, par ses aveux, la femme appartenait au confesseur, devenait sa chose tremblante et obéissante, toujours prête à être, dans ses mains, un instrument d’enquête et de servage.

— Si notre fille a commis quelque faute, répéta Marc, c’est à toi ou à moi qu’elle s’en confessera, le jour où elle en éprouvera le besoin. Ce sera plus logique et plus propre.

Geneviève haussa les épaules, en femme qui trouvait cette solution blasphématoire et grotesque.

— Je ne veux plus discuter avec toi, mon pauvre ami… Seulement, dis-moi, si tu empêches Louise d’aller à confesse, comment pourra-t-elle faire sa première communion ?

— Sa première communion ? mais n’est-il pas convenu qu’elle attendra d’avoir vingt ans, pour en décider elle-même ? Je l’ai laissée aller au catéchisme, comme elle va à son cours d’histoire et de sciences, simplement afin qu’elle sache, de façon à pouvoir juger et prendre un parti plus tard.

La colère, alors, emporta Geneviève. Elle se tourna vers l’enfant :

— Et toi, Louise, c’est ce que tu penses, C’est ce que tu veux ?

Immobile, avec son gai visage déjà grave, la fillette avait écouté, silencieuse, entre son père et sa mère. Quand de pareilles querelles éclataient, elle s’efforçait visiblement de rester neutre, par crainte de les aggraver. Ses yeux intelligents allaient de l’un à l’autre, comme pour les supplier de ne pas se faire de la peine, à cause d’elle, désespérée d’être aussi devenue une cause continuelle de désunion. Elle demeurait très déférente, très tendre pour sa mère ; et celle-ci, pourtant, la sentait pencher vers son père, qu’elle adorait, dont elle avait la raison solide, la passion du vrai et du juste.

Un instant, Louise, combattue, continua de les regarder, de son air de grande affection. Puis, doucement :

— Ce que je pense, ce que je veux, maman, ce serait si volontiers ce que vous penseriez et ce que vous voudriez tous les deux !… Est-ce que le désir de papa te semble si déraisonnable ? Pourquoi ne pas attendre un peu ?

La mère, hors d’elle, ne put en entendre davantage.

— Ce n’est pas répondre, ma fille… Reste avec ton père, puisque tu n’as plus pour moi ni respect, ni obéissance. Vous finirez par me chasser d’ici.

Et elle s’en alla, elle s’enferma violemment dans sa chambre, ainsi qu’elle le faisait désormais, aux moindres contrariétés. C’était sa façon de terminer les querelles ; et, chaque fois, elle paraissait s’éloigner davantage, mettre plus d’espace entre elle et le cher foyer domestique d’autrefois.

Un événement acheva de lui faire croire qu’on agissait sur sa fille, pour la soustraire à son autorité. Mlle Rouzaire, grâce à ses longues et savantes pratiques, venait enfin d’obtenir à Beaumont le poste de première adjointe, qu’elle ambitionnait depuis si longtemps. L’inspecteur d’académie Le Barazer avait cédé aux instances des députés et des sénateurs cléricaux, en tête desquels le comte Hector de Sanglebœuf marchait avec des allures bruyantes de grand capitaine. Mais, par compensation politique, et avec une malice dont il était coutumier, Le Barazer avait fait nommer, au poste de directrice devenu vacant à Maillebois, Mlle Mazeline, l’institutrice de Jonville, l’ancienne collaboratrice de Marc, dont celui-ci estimait si haut la claire raison, la belle passion de vérité et d’équité. Peut-être aussi l’inspecteur d’académie, qui soutenait toujours ce dernier sourdement, avait-il voulu mettre à son côté une amie, travaillant à la même œuvre, ne l’entravant plus à chaque heure, comme faisait Mlle Rouzaire ; et il affecta de s’étonner, lorsque le maire Philis, au nom du conseil municipal, osa se plaindre d’un tel choix, qui allait mettre les filles de Maillebois entre les mains d’une incroyante : n’avait-il pas fait ce que demandait le comte Hector de Sanglebœuf ? pouvait-on s’en prendre à lui, si le roulement administratif du personnel l’avait amené à choisir une personne des plus méritantes, dont les familles ne s’étaient jamais plaintes jusque-là ? Et, en effet, ses débuts à Maillebois furent très heureux, elle plut beaucoup par sa gaieté sereine, par la façon maternelle dont elle sut gagner l’affection de ses élèves, dès le premier jour. Elle était admirable de douceur et de zèle, travaillant surtout à faire de ses filles, comme elle les nommait, de braves femmes, des épouses et des mères, libres et enfantant des hommes libres. Mais elle ne conduisait plus les fillettes à la messe, elle avait supprimé les processions, les prières, le catéchisme, de sorte que Geneviève, qui la connaissait bien, depuis leur voisinage à l’école de Jonville, s’irritait, protestait, avec les quelques parents faisant partie de la faction cléricale. Tout en n’ayant pas eu à se louer de Mlle Rouzaire, dont les sourdes intrigues avaient troublé la paix de son ménage, elle semblait maintenant la regretter, elle parlait de la nouvelle institutrice comme d’une femme suspecte, capable des plus noirs desseins.

— Entends-tu, Louise, si Mlle Mazeline vous tenait des discours inconvenants, tu me le dirais. Je ne veux pas qu’on me vole l’âme de ma fille.

Impatienté, Marc ne pouvait s’empêcher d’intervenir.

— Voyons, c’est fou, Mlle Mazeline volant les âmes ! Tu l’admirais comme moi, il n’est pas de raison plus haute, ni de cœur plus tendre.

— Oh ! naturellement, mon ami, tu la soutiens. Vous êtes bien faits pour vous entendre. Va donc la retrouver, donne-lui notre fille, puisque moi je ne compte plus.

Et, une fois encore, Geneviève courait sangloter dans sa chambre, où la petite Louise devait aller pleurer avec elle, la supplier pendant des heures, avant de la décider à se remettre aux soins de son ménage.

Brusquement, une incroyable nouvelle circula, souleva une émotion considérable. L’avocat Delbos s’était rendu à Paris, avait agi dans les ministères, en promenant le fameux modèle d’écriture, remis par Mme Alexandre Milhomme ; et, on ne savait grâce à quelle haute influence, il avait enfin obtenu qu’une perquisition judiciaire serait faite à Valmarie, chez le père Philibin. Mais l’extraordinaire était cette perquisition exécutée en coup de foudre, le commissaire de police tombant là sans être attendu, commençant à fouiller, parmi les dossiers si nombreux du préfet des études, découvrant dans la seconde chemise qu’il ouvrait une enveloppe déjà jaunie, où se trouvait, précieusement conservé, le coin déchiré autrefois. Il n’y avait d’ailleurs pas à nier, le fragment se rapportait exactement à la déchirure du modèle ramassé près de la victime. On ajoutait que le père Philibin, interrogé tout de suite par son supérieur, le père Crabot, éperdu d’une telle aventure, avait avoué carrément. Il donnait pour unique explication une sorte de mouvement instinctif, une telle inquiétude à voir, sur le modèle, le cachet de l’école des frères, que sa main avait agi, plus prompte que sa pensée. Et si, plus tard, il avait gardé le silence, c’était dans la conviction absolue, après une étude approfondie de l’affaire, que Simon était bien le coupable, dont l’intention, en laissant en évidence ce faux grossier, avait dû être de nuire à la religion. Le père Philibin se faisait donc gloire de son acte, car son geste et plus tard son silence était d’un héros, qui mettait l’Église au-dessus de la justice des hommes. Un complice vulgaire n’aurait-il pas détruit le fragment ? et, du moment où il l’avait conservé, ne comprenait-on pas sa volonté de tout rétablir, le jour où il l’aurait fallu ? À la vérité, dans cette singulière imprudence, certains voyaient sa manie de classer les moindres bouts de papier, peut-être aussi le désir de se réserver une arme. On disait le père Crabot, lui qui détruisait jusqu’aux cartes de visite reçues, affolé, exaspéré contre cet imbécile besoin de dossiers, de fiches, de répertoires. On allait jusqu’à répéter son premier cri de surprise furieuse : « Comment ! je lui avais donné l’ordre de tout brûler, et il a gardé ça ! » D’ailleurs, dès le soir de la trouvaille, le père Philibin, qui ne tombait encore sous le coup d’aucun mandat d’arrestation, disparut. Et, comme des âmes pieuses s’informaient de son sort avec sollicitude, il leur fut répondu que le père Poirier, provincial de Beaumont, avait décidé de l’envoyer en retraite dans un couvent d’Italie, où d’un coup, et ainsi qu’en un gouffre, il se trouva enseveli sous l’éternel silence.

Maintenant, la révision du procès Simon paraissait inévitable. Delbos, triomphant, appela tout de suite David et Marc, afin d’arrêter la façon dont la demande serait lancée au ministre de la Justice. C’était Delbos qui avait soupçonné l’existence possible du fragment portant le cachet de l’école des frères, et c’était lui qui venait de provoquer la trouvaille, fait nouveau suffisant pour faire casser l’arrêt de la cour de Beaumont. Il fut même d’avis de se contenter de ce fait, en laissant de côté, pour le moment, la communication illégale du président Gragnon aux membres du jury, difficile encore à prouver, et sur laquelle l’enquête ferait sûrement la lumière. La meilleure tactique à suivre lui semblait être de marcher droit au frère Gorgias, maintenant que la vérité éclatait, ruinant le rapport des experts, apportant des certitudes indiscutables, la provenance du modèle, timbré, paraphé, à ce point accusateur que le père Philibin s’était rendu complice, par la dissimulation et le mensonge. Et, quand David et Marc sortirent de chez Delbos, la décision était prise, David écrivit dès le lendemain au ministre une lettre de dénonciation formelle, dans laquelle il accusait le frère Gorgias d’avoir violé et assassiné le petit Zéphirin, crime pour lequel son frère Simon était au bagne depuis dix ans.

Alors, l’émotion fut à son comble. Le lendemain de la trouvaille du fragment, parmi les dossiers du père Philibin, il y avait eu une heure de lassitude et de défaite, même chez les plus ardents soutiens de l’Église. Cette fois, la partie semblait perdue, et l’on put lire, dans Le Petit Beaumontais, un article où l’action du père jésuite se trouvait nettement blâmée. Mais, deux jours plus tard, la faction s’était ressaisie, le même journal inventa la canonisation du vol et du mensonge, saint Philibin, héros et martyr. Des portraits furent publiés, avec une auréole et des palmes. Une légende se créa, le père dans un couvent ignoré des Apennins, au milieu de forêts sauvages, portant un cilice, priant les jours et les nuits, s’offrant en holocauste pour les péchés du monde ; et de petites images pieuses circulèrent, le représentant à genoux, avec une prière au verso, qui gagnait des indulgences. L’accusation publique, retentissante, lancée contre le frère Gorgias, acheva de rendre aux cléricaux leur furieuse rage d’attaque, dans leur conviction que la victoire du juif serait l’ébranlement fatal de la congrégation, une brèche au cœur même de l’Église. Tous les anti-simonistes d’autrefois se retrouvèrent debout, plus intransigeants, plus âpres à vaincre ou à disparaître. Et, à Maillebois, à Beaumont, d’un bout à l’autre du pays, ce fut la même bataille qui recommença, d’un côté tous les esprits libérés, les cerveaux de vérité et de justice allant à l’avenir, de l’autre tous les hommes de réaction, les croyants de l’autorité, qui s’attardaient au passé d’un Dieu de colère, faisant le salut du monde à coups de soldats et de prêtres. On revit le conseil municipal de Maillebois se quereller violemment au sujet de l’instituteur, les familles se déchirer entre elles, les élèves de Marc et les élèves des frères se jeter des cailloux, sur la place de la République, au sortir de l’école. On revit surtout la belle société de Beaumont bouleversée, sous le souffle d’inquiétude qui enfiévrait les acteurs du premier procès, les fonctionnaires, les magistrats, les simples comparses, dont la peur était de se trouver compromis, si l’on fouillait le monstrueux entassement, enterré dans l’ombre. Pour un Salvan qui se réjouissait avec Marc, à chacune de leurs entrevues, que d’autres ne dormaient plus la nuit, devant la menace de tant de cadavres gênants, près de sortir de terre ! À la veille des élections prochaines, les hommes politiques tremblaient d’y laisser leur mandat : le radical Lemarrois, l’ancien maire, indispensable jadis, regardait avec terreur monter la popularité de Delbos ; l’aimable Marcilly, toujours aux aguets de la victoire, perdait pied, ne savait plus de quel parti être ; les députés et les sénateurs réactionnaires, avec le farouche Hector de Sanglebœuf à leur tête, résistaient désespérément, en sentant monter l’orage qui devait les balayer. Dans l’Administration, dans l’Université, l’anxiété n’était pas moins grande, le préfet Hennebise se lamentait de ne pouvoir étouffer l’affaire, le recteur Forbes débordé se déchargeait sur l’inspecteur d’académie Le Barazer, le seul calme et souriant au milieu de la tourmente, tandis que le proviseur Depinvilliers continuait à mener ses filles à la messe comme on se jette à l’eau, et que l’inspecteur Mauraisin, angoissé, étonné de la façon dont tournaient les choses, se demandait si l’heure n’était pas venue de passer à la franc-maçonnerie. Mais, surtout, l’émoi était grand parmi la magistrature, car l’ancien procès révisé n’était-ce pas un procès nouveau fait aux premiers juges, et si l’on rouvrait le dossier, quelles révélations terribles allait-il en sortir ? Le juge d’instruction Daix, l’honnête malchanceux qui promenait le remords d’avoir cédé à l’âpre ambition de sa femme, ne se rendait plus que livide et muet à son cabinet du palais de justice. Le fringant procureur de la République, Raoul de La Bissonnière, s’y montrait au contraire d’une belle humeur, d’une liberté d’esprit excessives, où l’on devinait le désir torturé de ne rien laisser voir de ses craintes. Quant au président Gragnon, le plus compromis, il semblait avoir vieilli tout d’un coup, traînant son grand corps, la face épaissie et lourde, courbant les épaules sous un poids invisible, se redressant avec un regard oblique, lorsqu’il se sentait regardé. Et les dames de ces messieurs, elles aussi, avait recommencé à faire de leurs salons des foyers d’intrigues, de marchandages, d’effrénée propagande. Et des familles bourgeoises aux domestiques, des domestiques aux fournisseurs, des fournisseurs aux ouvriers, toute la population suivait, s’affolait, dans la tempête de démence générale qui emportait les hommes et les choses.

On remarqua le brusque effacement du père Crabot, dont la haute taille élégante, les belles robes fines étaient bien connues, aux heures mondaines, avenue des Jaffres. Il ne s’y montra plus, et l’on vit une preuve de bon goût, de piété profonde, dans ce besoin de retraite, dont ses amis parlèrent avec un attendrissement dévot. Le père Philibin avait disparu, il ne restait que le frère Fulgence, toujours compromettant, s’agitant trop, si maladroit à chacune de ses démarches, que de vilains bruits commençaient à courir, parmi les cléricaux, sans doute un mot d’ordre venu de Valmarie, sacrifiant le frère. Mais le héros, l’extraordinaire figure qui se dressait plus étonnante chaque jour, était le frère Gorgias, qui tenait tête à l’accusation, avec une prodigieuse audace. Le soir même du jour où l’on avait publié la lettre de David le dénonçant, il était accouru au Petit Beaumontais, pour répondre, insultant les juifs, inventant d’extravagantes histoires, habillant les vérités de mensonges de génie, capables de troubler les plus solides têtes ; et il goguenardait, il demandait si les instituteurs avaient l’habitude de se promener avec des modèles d’écriture dans leurs poches ; et il niait tout, le paraphe, le cachet, expliquant comment Simon, qui avait imité son écriture, pouvait très bien s’être procuré un cachet de l’école, ou même en avoir fait fabriquer un. C’était fou, il n’en criait pas moins cette version d’une voix si tonnante, avec des gestes si rudes, que la version nouvelle était acceptée, devenait la officielle. Dès lors, Le Petit Beaumontais n’hésita plus, il adopta l’histoire du cachet faux, comme du paraphe faux, de cette préméditation abominable de Simon, qui, en commettant son crime, avait eu l’infernale ruse de le mettre au compte d’un saint religieux, pour salir l’Église. Et l’imbécile invention passionna les pauvres cerveaux du moyen peuple abêti par des siècles de catéchisme et de servitude, le frère Gorgias monta au rang des martyrs de la foi, à côté du père Philibin. Il ne pouvait plus paraître sans qu’on l’acclamât, des femmes baisaient le bord de sa robe, des enfants se faisaient bénir, tandis que lui, impudent, triomphant, haranguait les foules, se livrait à d’extravagantes parades, en idole populaire, certaine d’être applaudie. Mais, cependant, derrière cette assurance, les gens avertis, sachant la vérité, voyaient la détresse éperdue du misérable, forcé de jouer un rôle dont il sentait le premier l’inepte fragilité ; et il était bien évident qu’il y avait simplement là, sur la scène, un acteur, une tragique marionnette, que des mains invisibles faisaient mouvoir. Le père Crabot avait eu beau disparaître, se cloîtrer avec humilité dans sa cellule de Valmarie, froide et nue, son ombre noire passait sans cesse sur la scène, ses mains souples se devinaient, tirant les fils, poussant les pantins, travaillant au triomphe de la congrégation.

Au milieu des plus rudes secousses, et malgré l’opposition de toutes les forces réactionnaires coalisées, le ministre de la Justice dut saisir la Cour de cassation de la demande de révision, lancée par David, au nom de Mme Simon et de ses enfants. Il y eut là une première victoire de la vérité, dont la faction cléricale parut accablée un moment. Dès le lendemain, d’ailleurs, la lutte recommença, la Cour de cassation elle-même fut jetée à la boue, outragée chaque matin, accusée de s’être vendue aux juifs. Le Petit Beaumontais indiquait nettement les sommes, diffamait le président, le procureur général, les conseillers, en racontant d’abominables histoires intimes, inventées de toutes pièces. Pendant les deux mois que dura l’instruction de l’affaire, le fleuve d’immondices ne cessa de couler, il n’y eut pas d’iniques manœuvres, de mensonges et même de crimes, qui ne furent tentés, pour arrêter dans sa marche l’inexorable justice. Enfin, après des débats mémorables, où quelques magistrats donnèrent un grand exemple de saine raison et d’équité courageuse, au-dessus des passions, l’arrêt fut rendu, et bien que prévu à l’avance, il éclata en coup de foudre. La Cour retenait la demande, disait qu’il y avait lieu à réviser et concluait à la nécessité d’une enquête, dont elle-même se chargeait.

Ce soir-là, Marc, ayant fini sa classe, se trouvait seul dans son petit jardin, par un doux crépuscule de printemps. Louise n’était pas revenue encore de l’école, où Mlle Mazeline la retenait parfois, en élève préférée. Geneviève, depuis le déjeuner, était partie chez sa grand-mère, près de laquelle, désormais, elle passait ses journées presque entièrement. Et, malgré le frais parfum des lilas, dans l’air si tiède, Marc promenait le long des allées l’amère torture de son ménage dévasté. Il n’avait pas cédé sur la confession, sa fille venait même de quitter le catéchisme, le prêtre n’ayant plus voulu l’y admettre, si elle ne passait point par le confessionnal. Mais il lui fallait batailler, matin et soir, sous les attaques de sa femme, exaspérée, affolée à l’idée de la damnation de Louise, dont elle se rendait complice, en ne trouvant pas la force de la prendre dans ses bras, de la porter elle-même au tribunal de la pénitence. Elle se rappelait son adorable communion à elle, ce plus beau jour de sa vie, avec la robe blanche, l’encens, les cierges, le doux Jésus qu’elle choisissait si délicieusement pour fiancé, et qui était resté son seul, son unique époux, l’amour divin dont elle jurait, à cette heure, de ne plus goûter que les délices. Sa fille allait donc être privée d’une telle félicité, comme déchue, tombée au rang des bêtes qui n’ont pas de religion ? Et elle profitait des moindres occasions pour arracher un consentement à son mari, changeant le foyer domestique en un terrain de combat, où les plus futiles circonstances donnaient naissance à des querelles sans fin.

La nuit lente tombait, pleine d’apaisement, et Marc, dans une heure de grande lassitude, s’étonnait de résister de la sorte, avec un courage si cruel pour eux trois. Toute son ancienne tolérance lui revenait, il avait bien laissé baptiser sa fille, ne pouvait-il lui laisser faire sa première communion ? Les raisons que lui donnait sa femme, ces raisons devant lesquelles il s’était longtemps incliné, n’étaient pas sans force : le respect de la liberté individuelle, les droits de la mère, les droits de la conscience. Au foyer, la mère était forcément l’éducatrice, l’initiatrice, surtout lorsqu’il s’agissait des filles. Et ne tenir aucun compte de ses idées, agir contre son esprit et son cœur, c’était vouloir la rupture même du ménage. Plus rien ne restait du lien nécessaire, le bonheur était détruit, les parents et l’enfant tombaient à cette affreuse guerre intime, dont sa pauvre maison, si unie et si douce autrefois, souffrait maintenant. Et il marchait toujours, par les allées étroites du petit jardin, envahi d’ombre, en se demandant de quelle façon il pourrait bien céder encore, pour avoir un peu de paix et de bonheur.

Mais, surtout, un remords l’angoissait, n’était-il pas coupable de ce grand malheur ? Déjà, sa part de responsabilité lui était apparue, il s’était parfois demandé pourquoi, dès le lendemain du mariage, il n’avait pas tenté de conquérir Geneviève à ses croyances. Alors, dans la révélation de l’amour, elle lui appartenait toute, elle s’abandonnait entre ses bras, si confiante, si prête à ne faire qu’une avec lui, chair et pensée. Lui seul aurait eu le pouvoir, à cette heure unique, d’arracher la femme au prêtre, en faisant de l’éternelle enfant, courbée sous la peur de l’enfer, la compagne consciente de sa vie, une intelligence libérée, capable de vérité et de justice. Dans leurs premières querelles, Geneviève le lui avait crié : « Si tu souffres de voir que nous ne pensons pas de même, c’est ta faute. Il fallait m’instruire. Je suis ce qu’on m’a faite, et le malheur est que tu n’as pas su me refaire. » Désormais, elle n’en était plus là, elle ne lui accordait pas qu’il pût agir sur elle, dans l’inébranlable orgueil de sa foi. Seulement, il se souvenait amèrement de l’occasion perdue, il déplorait son adoration égoïste, en ce délicieux printemps de leur ménage, toujours à s’émerveiller de sa beauté, à la trouver parfaite, sans que l’inquiétude le prît de descendre en sa conscience et de l’éclairer. Puis, à cette époque-là, il ne songeait point encore à être l’artisan de vérité qu’il était devenu, il acceptait certains compromis, en se croyant assez aimé, assez fort, pour rester le maître. Et toute sa torture, aujourd’hui, venait de sa vanité d’homme, des faiblesses aveugles de son amour.

Marc s’arrêta devant un lilas fleuri de la veille, d’un parfum pénétrant, tandis qu’une flamme, un besoin de lutte remontait en lui. S’il n’avait pas fait son devoir, autrefois, en agissant, en s’efforçant de libérer cette intelligence qu’on lui livrait, si imprégnée d’erreurs, était-ce donc une raison pour ne pas le faire aujourd’hui, en empêchant la fille de se perdre après la mère ? La faute allait devenir d’autant plus impardonnable, qu’il s’était maintenant donné une tâche. Il avait accepté de sauver du mensonge séculaire les enfants des autres, et il offrirait le lâche exemple de ne pouvoir en préserver sa propre enfant ! Qu’un père de famille obscur, pour avoir la paix, s’accommodât d’une femme dévote, s’obstinant à hébéter sa fille dans de basses et dangereuses pratiques, cela s’excusait encore. Mais lui ! lui qui avait enlevé le crucifix de sa classe, qui s’en tenait au strict enseignement laïque, qui professait hautement la nécessité d’arracher la femme à l’Église, si l’on voulait bâtir enfin la Cité heureuse ! Ne serait-ce pas le pire aveu d’impuissance, la pire des défaites ? Toute sa mission en serait comme niée, contredite, anéantie. Il perdrait toute puissance, il n’aurait plus l’autorité de demander aux autres, ce qu’il était incapable de réaliser lui-même à son foyer, où sa raison et son cœur devaient vaincre d’abord. Puis, quelle éducation d’hypocrisie, d’égoïste faiblesse, pour sa fille, au courant de ses idées, de ses croyances, le sachant contraire à la confession, à la communion, et se demandant alors pourquoi il laissait accomplir chez lui des actes qu’il condamnait absolument chez le voisin ! Il pensait donc d’une façon et il agissait d’une autre ? Non, non ! la tolérance lui était impossible, il ne pouvait céder de nouveau, sans que son œuvre de délivrance croulât sous le mépris universel.

Et Marc se remit à marcher sous le ciel pâlissant, où s’allumaient les premières étoiles. Un des triomphes de l’Église était de voir que les parents libres penseurs n’osaient lui reprendre leurs enfants, dans la peur du scandale, liés par les habitudes mondaines. Qui donc commencerait, sans craindre de ne pas établir son fils, de ne pas marier sa fille, s’ils ne passaient point par les sacrements, même réduits à de simples formalités ? Il faudrait certainement attendre longtemps encore, le temps indéterminé que la science mettra à détruire le dogme, à ruiner dans l’usage ce qu’elle a ruiné déjà dans la raison. Mais les esprits braves devaient commencer à donner l’exemple, et Marc était surtout frappé de l’effort considérable tenté par l’Église actuelle sur les femmes, qu’elle a pendant des siècles brutalisées, outragées, traitées en filles du diable, coupables de tous les péchés du monde. Les jésuites, avec leur coup de génie d’accommoder Dieu aux nécessités des passions, lui paraissaient être les ouvriers de ce grand mouvement qui a mis les femmes, aux mains des prêtres, comme des instruments de conquête politique et sociale. Ils avaient foudroyé l’amour, et ils l’utilisent. Ils avaient traité la femme en bête de luxure, à laquelle les saints ne devaient point toucher, et ils la caressent, la comblent de flatteries, en font l’ornement et le soutien du temple, le jour où l’idée leur vient d’exploiter sa toute-puissance sexuelle sur l’homme. Le sexe flamboie parmi les cierges de l’autel, ils l’acceptent comme une voie de la grâce, ils s’en servent comme du piège où ils espèrent reprendre et dompter l’homme. Toute la désunion, toute la douloureuse querelle de la société contemporaine ne venait-elle pas de là, de ce divorce entre l’homme à demi libéré et la femme restée serve, esclave adulée, hallucinée, du catholicisme agonisant ? Le problème n’était pas ailleurs, ne point laisser à l’Église le profit de la tendresse tardive dont elle endort nos filles et nos épouses, lui enlever le mérite de la fausse délivrance qu’elle leur apporte, les délivrer réellement et les lui reprendre, puisqu’elles sont à nous, comme nous sommes à elles. Trois forces se trouvaient en présence, l’homme, la femme, l’Église ; et il ne fallait pas que l’Église et la femme fussent contre l’homme, il fallait que l’homme et la femme fussent contre l’Église. Le couple, d’ailleurs, n’était-il pas un ? Ni l’époux ni l’épouse ne pouvaient rien l’un sans l’autre. Unis, chair et intelligence, ils devenaient invincibles, la force même de la vie, le bonheur enfin réalisé dans la nature conquise. Et, brusquement, Marc vit éclater la vérité, la solution unique : instruire la femme, lui donner près de nous sa vraie place d’égale et de compagne, car, seule, la femme libérée peut libérer l’homme.

Au moment où Marc, calmé, réconforté, reprenait tout son courage pour lutter encore, il entendit Geneviève qui rentrait, il la rejoignit dans la classe, vaguement éclairée d’un reste de jour. Et il la trouva debout, la taille épaissie par sa grossesse à terme bientôt, mais grande et redressée, les yeux si brillants, l’attitude si agressive, qu’il sentit monter un suprême orage.

— Eh bien, lui demanda-t-elle d’une voix brusque, tu es content ?

— Content de quoi, ma chérie ?

— Ah ! tu ne sais pas… Je vais donc avoir le plaisir d’être la première à te donner la grande nouvelle… Vos héroïques efforts ont réussi, et la dépêche en arrive à l’instant. La Cour de cassation vient de décider la révision de l’affaire.

Il eut un cri d’immense joie, sans vouloir remarquer le ton de furieuse ironie dont le triomphe lui était annoncé.

— Enfin, il y a donc des juges ! l’innocent ne souffrira plus !… Mais la nouvelle est-elle bien certaine ?

— Oui, oui, tout à fait certaine, je la tiens d’honnêtes gens à qui elle a été télégraphiée. Va, va, l’abomination est complète, et tu peux te réjouir !

Et on retrouvait, dans cet amer frémissement, l’écho de la scène violente à laquelle sans doute elle venait d’assister chez ces dames, quelque saint personnage, prêtre ou religieux, un familier du père Crabot accouru pour dire la catastrophe, qui mettait Dieu en péril.

Gaiement, s’obstinant à ne pas vouloir comprendre, Marc tendit les bras à sa femme.

— Merci, il ne pouvait y avoir pour moi de bonne messagère plus aimée. Embrasse-moi.

Geneviève, immobile, l’écarta d’un geste de haine.

— T’embrasser, pourquoi ? parce que tu as été l’ouvrier d’un acte infâme, parce que tu es heureux de cette victoire criminelle contre la religion ? C’est ton pays, c’est ta famille, c’est toi-même que tu jettes à la ruine, à la boue, pour sauver ton juif immonde, le plus grand scélérat de la terre.

Avec douceur encore, il tâcha de l’apaiser.

— Voyons, ma chérie, ne dis pas ces choses. Toi si intelligente, si bonne autrefois, comment peux-tu répéter de pareilles monstruosités ? C’est donc vrai, que l’erreur est contagieuse, au point d’obscurcir les plus solides raisons ?… Réfléchis, tu connais l’affaire, Simon est innocent, le laisser au bagne est une iniquité affreuse, un poison de pourriture sociale dont la nation finirait par mourir.

— Non, non ! cria-t-elle, dans une sorte d’exaltation mystique, Simon est coupable, il a été condamné irrévocablement, des hommes d’une sainteté reconnue l’ont accusé et l’accusent encore, et pour qu’il fût innocent, il faudrait donc ne plus croire à la religion, croire capable d’erreur Dieu lui-même. Non, non ! il doit rester au bagne, le jour où il en sortirait serait la fin de tout ce qu’il y a ici-bas de vénérable et de divin.

Peu à peu, Marc était pris d’impatience.

— Je ne comprends pas qu’une question de vérité et de justice si claire puisse nous séparer. Le ciel n’a rien à voir en tout ceci.

— Pardon, il n’y a ni vérité ni justice en dehors du ciel.

— Ah ! tu viens de dire le grand mot, voilà qui explique notre désaccord et notre torture. Tu penserais encore comme moi, si tu n’avais pas mis le ciel entre nous deux, et tu me reviendras, le jour où tu consentiras à redevenir, sur cette terre, une intelligence saine, un cœur fraternel. Il n’est qu’une vérité, il n’est qu’une justice, celles que la science établit, sous le contrôle de la certitude et de la solidarité humaines.

Geneviève elle-même s’exaspéra.

— Expliquons-nous donc une bonne fois, c’est ma religion, c’est mon Dieu que tu veux détruire.

— Oui ! cria-t-il. C’est le catholicisme que je combats, l’imbécillité de son enseignement, l’hypocrisie de sa pratique, la perversion de son culte, et son action meurtrière sur l’enfant, sur la femme, et sa nuisance sociale. L’Église catholique, voilà l’ennemie, dont nous devons d’abord débarrasser la route. Avant la question sociale, avant la question politique, il y a la question religieuse, qui barre tout. Jamais nous ne ferons un pas en avant, si nous ne commençons point par abattre l’Église, la corruptrice, l’empoisonneuse, l’assassine… Et, entends-moi bien ! telle est la raison de ma volonté formelle à ne pas laisser notre Louise se confesser et communier. Je croirais ne pas faire mon devoir, je me mettrais en contradiction complète avec mes idées et mes leçons ; et, le lendemain, il me faudrait quitter cette école, cesser d’instruire les enfants des autres, puisque je n’aurais ni la loyauté ni la force de conduire mon enfant à moi vers la vérité, la seule vraie, la seule bonne… Je ne céderai pas, notre fille elle-même jugera, prendra un parti, quand elle aura vingt ans.

Hors d’elle, Geneviève allait répondre, lorsque Louise entra. Après la classe, Mlle Mazeline l’avait longtemps retenue, et même elle la ramenait pour expliquer gaiement comment elle lui avait appris un point difficile de crochet. Petite et mince, sans beauté, mais d’un charme profond, avec sa face large où s’ouvrait une grande bouche tendre, où ses yeux noirs admirables brûlaient d’ardente sympathie, l’institutrice cria dès la porte :

— Quoi donc ? vous n’avez pas de lumière… Et moi qui voulais vous montrer le beau travail d’une petite fille bien sage !

Mais, tout de suite, Geneviève, sans écouter, appela l’enfant d’une voix rude.

— Ah ! c’est toi, Louise. Avance un peu… Ton père me brutalise encore à ton sujet. Il s’oppose définitivement à ce que tu fasses ta première communion… Moi, j’exige que tu la fasses cette année. Tu as douze ans, tu ne peux tarder davantage, sans scandale… Et, avant de prendre un parti, je veux connaître ton avis, à toi.

Grande pour son âge, formée déjà, Louise était presque une petite femme, avec son visage intelligent, où les traits fins de sa mère semblaient se fondre dans une expression de tranquille bon sens, qu’elle tenait de son père. Elle répondit sans hâte, d’un air d’affectueuse déférence :

— Mon avis à moi, oh ! maman, je ne peux pas en avoir. Seulement, je croyais la chose arrangée, puisque le désir de papa est uniquement qu’on attende ma majorité… Alors, je te dirai mon avis.

— Est-ce ta réponse, malheureuse enfant ? s’exclama la mère, dont l’irritation croissait. Attendre, lorsqu’il est évident pour moi que les affreuses leçons de ton père te corrompent et t’enlèvent un peu chaque jour à mon cœur !

À ce moment, Mlle Mazeline eut le tort d’intervenir, en bonne âme qui souffrait de ce drame intime, dans un ménage dont le bonheur autrefois l’attendrissait.

— Oh ! chère madame Froment, votre Louise vous adore, et ce qu’elle vient de dire est bien raisonnable.

Violemment, Geneviève se tourna vers elle.

— Vous, mademoiselle, mêlez-vous de vos affaires. Je ne veux pas chercher votre part, dans tout ceci ; mais enseignez donc à vos élèves le respect de Dieu et de leurs parents… Chacun chez soi, n’est-ce pas ?

Et, comme l’institutrice, le cœur gros, se retirait, sans une parole, désireuse surtout de ne pas aggraver la querelle, la mère revint à sa fille.

— Tu m’écoutes, Louise… Et toi, Marc, écoute-moi bien aussi… J’en ai assez, je vous jure que j’en ai assez, et ce qui se passe ce soir, ce qui vient de se dire achève de combler la mesure… Vous ne m’aimez plus, vous me torturez dans ma foi, vous voulez me chasser de la maison.

Au fond de la grande salle pleine d’ombre, la fille pleurait, désolée, bouleversée, tandis que le mari, immobile, saignait de cet arrachement suprême. Une même protestation leur échappa.

— Te chasser de la maison !

— Oui ! vous faites tout pour me la rendre insupportable… Eh bien ! il m’est impossible de rester davantage dans ce lieu de scandale, d’erreur et d’impiété, où chaque parole, chaque geste me blessent et me révoltent. On me l’a répété vingt fois, que ce n’était pas ma place, et je ne veux pas me damner avec vous, et je m’en vais, je retourne d’où je viens.

Elle avait mis une force extraordinaire dans ce cri.

— Chez ta grand-mère, n’est-ce pas ?

— Chez ma grand-mère, oui ! C’est l’asile, le refuge de souveraine paix. On sait au moins m’y comprendre et m’y aimer. Jamais je n’aurais dû quitter cette maison sainte de ma jeunesse… Adieu ! ni mon âme ni mon corps n’ont plus rien qui les retienne ici !

Et, farouche, elle se dirigea vers la porte, d’une marche un peu vacillante, alourdie par sa grossesse. Louise pleurait toujours à gros sanglots. Mais, résolument, Marc fit un dernier effort, en essayant de barrer le passage.

— À mon tour, je te prie de m’écouter… Que tu veuilles retourner d’où tu viens, cela ne me surprend pas, car, je le sais, on y a tout fait pour te reprendre, pour t’arracher de moi. C’est une maison de deuil et de vengeance… Seulement, tu n’es pas seule, il y a l’enfant que tu portes et que tu ne peux m’enlever ainsi, pour le donner à d’autres.

Geneviève s’était arrêtée devant son mari, adossé à la porte. Elle sembla grandir, plus haute, plus têtue, et elle lui jeta dans la face :

— Je pars justement afin de te l’enlever, de le soustraire à ton abominable influence. Je n’entends pas que tu en fasses aussi un païen, de celui-là, que tu le perdes d’esprit et de cœur, comme cette malheureuse enfant. Il est encore à moi, je pense, et tu ne vas pas me battre, sous prétexte de le garder… Allons, ôte-toi de cette porte, laisse-moi partir.

Il ne répondit pas, il faisait un effort surhumain pour ne pas employer la force, en cédant à la colère. Un instant, ils se regardèrent, dans la faible lueur qui achevait de s’éteindre.

— Ôte-toi de cette porte, répéta-t-elle durement. Comprends donc que ma résolution est formelle. Tu ne veux pas d’un scandale, n’est-ce pas ? Tu n’aurais rien à y gagner, on te révoquerait, on t’empêcherait de poursuivre ce que tu appelles ton œuvre, ces enfants que tu m’as préférés et dont tu feras des bandits, avec tes belles leçons… Va, va, ménage-toi, conserve-toi pour ton école de damnés, et laisse-moi retourner à mon Dieu, qui te châtiera un jour.

— Ah ! ma pauvre femme, murmura-t-il très bas, blessé au cœur, ce n’est pas toi, qui parles, heureusement ; ce sont les tristes gens qui t’emploient contre moi, comme une arme meurtrière ; et je reconnais bien leurs paroles, l’espoir d’un drame, le désir ardent de ma révocation, mon école fermée, mon œuvre morte. C’est toujours le justicier, n’est-ce pas ? c’est l’ami de Simon, dont il est sur le point de faire éclater l’innocence, qu’il s’agit d’abattre… Et, tu as raison, je ne veux pas d’un scandale, qui ferait plaisir à trop de monde.

— Alors, laisse-moi partir, dit-elle encore avec obstination.

— Oui, tout à l’heure… Auparavant, sache bien que je t’aime toujours, davantage même, comme une pauvre enfant souffrante, prise d’une de ces fièvres contagieuses, dont la guérison est si longue. Mais je ne désespère pas, car tu es au fond une bonne et saine créature, une raisonnable et une amoureuse, qui forcément se réveillera un jour de son cauchemar… Et puis, nous avons vécu près de quatorze ans ensemble, c’est moi qui t’ai faite femme, épouse et mère, et même si j’ai eu le tort de ne pas te refaire toute, j’ai mis pourtant trop de choses nouvelles en toi, pour qu’elles ne continuent pas d’agir… Tu me reviendras, Geneviève.

Elle eut un rire de bravade.

— Je ne crois pas.

— Tu me reviendras, reprit-il d’une voix convaincue ; Quand tu sauras la vérité, l’amour que tu as eu pour moi fera le reste ; et tu es une tendre, tu n’es pas capable d’une longue injustice… Jamais je ne t’ai fait violence, j’ai toujours respecté ta volonté, va donc à la folie, épuise-la jusqu’au bout puisqu’il n’y a pas d’autre façon de t’en guérir.

Il s’était écarté de la porte, il lui livrait passage. Un instant, elle parut hésiter, sous toute l’ombre frissonnante qui envahissait cette maison chère, le foyer domestique en larmes. On ne voyait plus son visage, que les paroles de son mari avaient bouleversé. Et elle se décida, brusquement, ce fut d’une voix étranglée qu’elle cria :

— Adieu !

Mais Louise, perdue dans les ténèbres, s’élança, voulut à son tour l’empêcher de partir.

— Oh ! maman, maman, tu ne peux pas nous quitter ainsi. Nous qui t’aimons tant, qui ne voulons que ton bonheur !

La porte s’était refermée, il ne vint plus qu’un dernier cri lointain, étouffé dans un bruit de pas rapides.

— Adieu ! adieu !

Alors, Louise, chancelante, sanglotante, alla s’abattre entre les bras de son père, et longtemps, tombés tous les deux sur un banc de la classe, ils pleurèrent ensemble. La nuit s’était complètement faite, on n’entendait plus que le petit bruit de leurs sanglots, dans la vaste salle obscure. De la maison vide, venait un grand silence d’abandon et de deuil. L’épouse, la mère, s’en était allée, on l’avait volée à l’homme et à l’enfant, pour les torturer, les jeter au désespoir. Toute la longue machination venait d’apparaître à Marc, l’hypocrite travail souterrain qui lui faisait saigner le cœur, en lui arrachant sa Geneviève adorée, dans le but de l’affaiblir, de le pousser à quelque brusque révolte, qui les emporterait, lui et son œuvre. Et il avait eu la force d’accepter son supplice, et personne au monde ne saurait son tourment, car personne ne le voyait sangloter avec sa fille dans les ténèbres de son foyer désert, en pauvre homme qui n’avait plus que cette enfant, pris de terreur à l’idée de se la voir, elle aussi, arracher un jour.

Puis, le soir même, comme Marc devait faire un cours d’adultes, les quatre becs de gaz flambèrent, la classe s’éclaira, s’emplit de monde. Plusieurs de ses anciens élèves, des ouvriers, des jeunes gens du petit commerce, suivaient très assidûment ces cours d’histoire, de géographie, de science physique et naturelle. Marc, installé à son bureau, parla pendant une heure et demie, très clairement, combattant l’erreur, apportant aux cerveaux confus des humbles un peu de vérité. Et une douleur affreuse le suppliciait, son foyer était saccagé, détruit, son amour pleurait l’amante, l’épouse perdue, qu’il ne retrouverait plus là-haut, dans la chambre froide, autrefois si tiède de tendresse. Mais, brave, en héros obscur, il continuait son œuvre.