Vérité et Poésie/Troisième partie

La bibliothèque libre.
Traduction par Jacques Porchat.
Librairie de L. Hachette et Cie (Œuvres VIII. Mémoires de Goethep. 389-569).


TROISIÈME PARTIE.


On a pourvu à ce que les arbres ne s’élèvent pas jusqu’au ciel.


LIVRE XI.


Après que j’eus achevé dans ce berceau mon conte, où l’ordinaire alternait assez agréablement avec l’impossible, je vis mes auditrices, qui m’avaient paru y prendre jusque-là un intérêt tout particulier, enchantées au plus haut point de mon singulier récit. Elles me prièrent instamment de leur écrire ce conte, afin de pouvoir le relire souvent entre elles et de le lire à d’autres. Je le promis d’autant plus volontiers que j’espérais m’assurer par là un prétexte à répéter ma visite et l’occasion de faire plus intime connaissance. La société se sépara un moment, et chacun sentait, je crois, qu’après une journée si vive, la soirée pourrait être un peu languissante. Mon ami m’ôta ce souci en demandant pour nous la permission de prendre congé sur-le-champ : comme étudiant appliqué et régulier, il désirait passer la nuit à Drousenheim, et se trouver le lendemain de bonne heure à Strasbourg.

Nous gagnâmes notre gîte en silence ; moi, parce que je me sentais dans le cœur un hameçon qui me tirait en arrière, lui, parce qu’il avait dans l’esprit une autre idée, dont il me fit part dès notre arrivée. « C’est singulier, dit-il, que tu sois justement tombé sur ce conte ! As-tu remarqué qu’il faisait une impression toute particulière ? — Sans doute ! Comment n’aurais-je pas remarqué qu’à certains endroits, l’aînée riait plus que de raison, que la cadette secouait la tête, que vous vous adressiez des regards significatifs, et que tu semblais prêt à perdre contenance ? J’avoue que j’ai failli en être déconcerté, car je me suis figuré qu’il n’était peut-être pas convenable de conter à ces bonnes jeunes filles de telles balivernes, qu’il vaudrait mieux leur laisser ignorer, et de leur donner des hommes des idées aussi mauvaises que celles qu’elles doivent se former nécessairement d’après la figure de l’aventurier. — Nullement, répliqua-t-il, tu ne devines pas. Et comment devinerais-tu ? Ces bonnes jeunes filles ne sont pas si ignorantes de ces choses que tu le crois ; car la nombreuse société qui les entoure leur donne lieu de faire bien des réflexions, et il existe justement, au delà du Rhin, un couple tel que tu l’as dépeint, mais avec l’exagération du conte. Le mari est grand, robuste et pesant, la femme si mignonne et si délicate, qu’il pourrait la porter sur la main. Le reste de leur histoire s’accorde à tel point avec ton récit que les jeunes filles m’ont demandé sérieusement si tu connaissais ces personnes, et si c’est par malice que tu en as fait la peinture. Je leur ai assuré que non, et tu feras bien de ne pas écrire ton conte. Avec des délais et des prétextes nous trouverons une excuse. » Je fus bien surpris, car je n’avais eu en vue aucun couple de la rive gauche ou de la rive droite ; je n’aurais même pas su dire comment cette idée m’était venue. J’aimais à occuper ma pensée de ces badinages, sans aucune allusion, et je croyais qu’il devait en être de même de mes auditeurs.

Revenu dans la ville à mes études, je les trouvai plus pénibles qu’auparavant, car l’homme né pour l’activité entreprend trop de choses et se surcharge de travaux : cela réussit parfaitement jusqu’à ce qu’un obstacle physique ou moral survienne, pour rendre manifeste la disproportion des forces et de l’entreprise. Je poursuivais mes études de droit avec l’application nécessaire pour être en état de prendre mes degrés avec quelque honneur. La médecine m’attirait, parce qu’elle me dévoilait ou du moins me montrait la nature sous toutes ses faces, et l’habitude et mon entourage m’enchaînaient à cette étude. Je devais aussi à la société une part de mon temps et de mon attention, car j’avais eu avec plusieurs familles des rapports aussi doux qu’honorables. Mais j’aurais porté et continué tout cela, si Herder ne m’avait imposé un fardeau qui me pesait outre mesure. Il avait déchiré le rideau qui cachait à mes yeux la pauvreté de la littérature allemande ; il avait détruit impitoyablement mes préjugés ; je ne voyais plus dans le ciel de ma patrie qu’un petit nombre d’étoiles marquantes, car il traitait toutes les autres de lueurs passagères ; il avait même tellement réduit ce que je pouvais attendre et présumer de moi, que je commençais à désespérer de mes forces. Toutefois il m’entraînait en même temps sur la route large et belle qu’il se disposait lui-même à parcourir ; il attirait mon attention sur ses auteurs favoris, parmi lesquels Swift et Hamann étaient au premier rang, et il me secouait plus fortement qu’il ne m’avait abaissé. À ces diverses causes de trouble venait s’ajouter une passion naissante, qui, en menaçant de m’absorber, pouvait bien me distraire de cette situation, mais non me la faire surmonter. De plus, je souffrais d’un mal corporel : après le repas, je me sentais la gorge comme étranglée, et je ne fus délivré de cette gêne que plus tard, mais très-aisément, en renonçant à un vin rouge que nous buvions d’ordinaire et très-volontiers dans notre pension. Cette incommodité insupportable m’avait aussi quitté à Sesenheim, en sorte que je m’y trouvais doublement heureux. Quand je retournais à mon régime de la ville, elle revenait aussitôt, à mon vif chagrin. Tout cela me rendait rêveur et morose, et mon extérieur répondait sans doute à l’état de mon âme.

Plus chagrin que jamais, parce que mon mal m’avait pris violemment en sortant de table, j’assistais au cours de clinique. La sérénité, la bonne humeur, avec laquelle notre maître vénéré nous conduisait d’un lit à l’autre, son exacte observation des symptômes marquants, ses jugements sur la marche générale de la maladie, sa belle méthode hippocratique, par laquelle, sans théorie, se développaient de son expérience propre les formes de la science ; les discours par lesquels il terminait d’ordinaire ses leçons : tout cela m’attirait vers lui, et me rendait plus cher et plus intéressant un domaine étranger, dans lequel je ne portais la vue, pour ainsi dire, que par un jour dérobé. Mon horreur des malades diminuait insensiblement, à mesure que j’apprenais à transformer ces situations en idées, par lesquelles apparaissaient comme possibles la guérison, le rétablissement de la figure et de l’être humain. Il m’avait sans doute observé particulièrement, comme un jeune homme bizarre, et m’avait pardonné la singulière anomalie qui m’attirait à ses leçons. Cette fois, il ne termina pas son exposition comme à l’ordinaire par une instruction qui eût rapport à quelqu’une des maladies observées, mais il nous dit gaiement : « Messieurs, nous avons devant nous quelques jours de vacances : profitez-en pour vous divertir. Les études veulent sans doute de l’ardeur et du zèle, mais elles veulent aussi un esprit libre et serein. Donnez à votre corps du mouvement, parcourez à pied et à cheval ce beau pays. L’Alsacien reverra avec plaisir ce qu’il connaît, et l’étranger y trouvera des impressions nouvelles, avec un trésor d’agréables souvenirs. »

Nous n’étions proprement que deux à qui cette exhortation pouvait s’adresser. Puisse cette ordonnance avoir eu pour mon camarade la même évidence que pour moi ! Je crus entendre une voix du ciel. Je me hâtai de louer un cheval, et de m’habiller proprement. Je fis appeler Weyland : il n’était pas chez lui. Cela ne m’arrêta point. Malheureusement les préparatifs tirèrent en longueur, et je ne partis pas aussitôt que je l’avais espéré. J’eus beau presser mon cheval, la nuit me surprit. Je ne pouvais me tromper de route, et la lune éclairait ma fougueuse entreprise. La nuit était orageuse et sombre ; je poussais mon cheval au galop, afin de n’être pas obligé d’attendre au lendemain matin pour voir Frédérique. Il était déjà tard, quand je logeai mon cheval à Sesenheim. Je demandai à l’aubergiste s’il y avait encore de la lumière à la cure : il m’assura que les demoiselles venaient seulement de rentrer ; il croyait avoir ouï dire qu’elles attendaient un étranger. Cela me fâcha, car j’aurais désiré être le seul. Je courus, voulant du moins, si tard qu’il fût, arriver le premier. Je trouvai les deux sœurs assises devant la porte. Elles ne semblèrent pas trop surprises, mais, moi, je le fus quand Frédérique dit à l’oreille d’Olivia, de façon toutefois que je pus l’entendre : « Ne l’ai-je pas dit ? C’est lui ! » Elles me firent entrer, et je trouvai une petite collation servie. La mère me salua comme une vieille connaissance. Mais quand l’aînée me vit à la lumière, elle éclata de rire, car elle avait de la peine à se contenir. Après cette réception un peu singulière, la conversation devint tout de suite franche et gaie, et, ce qui me resta caché le soir, je l’appris le lendemain. Frédérique avait prédit que je viendrais : et qui ne sent pas quelque satisfaction à voir se réaliser un présage, même fâcheux ? Tous les pressentiments que l’événement confirme donnent à l’homme une plus haute idée de lui-même ; qu’il se puisse croire une sensibilité assez délicate pour être affecté d’un rapport éloigné, ou assez pénétrante pour apercevoir des enchaînements nécessaires, mais incertains. Les rires d’Olivia me furent aussi expliqués : elle avoua qu’elle avait trouvé fort plaisant de me voir cette fois paré et bien équipé. Frédérique aima mieux ne pas attribuer cette toilette à la vanité, et y voir plutôt le désir de lui plaire.

De bon matin, elle me proposa une promenade. La mère et la sœur étaient occupées à tout préparer pour recevoir une nombreuse compagnie. Je passai à côté de l’aimable jeune fille une de ces magnifiques matinées du dimanche à la campagne, telles que l’inestimable Hébel nous les a représentées. Elle me dépeignit la société qu’on attendait, et me pria de la seconder, afin que tous les divertissements fussent, autant que possible, pris en commun et dans un certain ordre. « Le plus souvent, dit-elle, on se disperse ; les jeux et les amusements ne sont goûtés qu’à la volée, en sorte qu’il ne reste plus à la fin, pour une partie de la société, qu’à prendre les cartes, et, pour l’autre, qu’à se livrer à la danse avec frénésie. » Nous traçâmes donc notre plan, ce qu’on ferait avant et après le dîner ; nous nous enseignâmes l’un à l’autre de nouveaux jeux de société ; nous étions d’accord et satisfaits, quand la cloche nous appela à l’église, où je ne trouvai pas trop long, assis à côté de Frédérique, un sermon un peu sec du papa.

Le voisinage de ceux qu’on aime abrège toujours le temps : néanmoins cette heure s’écoula pour moi au milieu de réflexions particulières. Je passai en revue les avantages que Frédérique venait de déployer si ingénument devant moi, sa sérénité prudente, sa naïveté réfléchie, sa gaieté prévoyante, qualités qui semblent inconciliables, mais qui se trouvaient réunies chez elle, et qui donnaient à sa personne le plus charmant caractère. Cependant j’avais aussi à faire sur moi-même de sérieuses réflexions, qui étaient plutôt de nature à troubler ma gaieté. Depuis qu’une jeune fille passionnée avait maudit et sanctifié mes lèvres (car toute consécration renferme l’un et l’autre), je m’étais gardé, assez superstitieusement, d’embrasser aucune jeune fille, de peur d’exercer sur elle quelque influence fatale. Je surmontais donc tout désir par lequel un jeune homme se sent pressé de ravir à une charmante jeune fille cette faveur, qui dit tant ou si peu de choses. Mais, au sein même de la société la plus décente, une épreuve pénible m’attendait. Ces petits jeux, plus ou moins spirituels, par lesquels est rassemblée et réunie une jeune et joyeuse société, reposent en grande partie sur des gages, dans le rachat desquels les baisers jouent un rôle assez grand. J’avais résolu, une fois pour toutes, de ne pas donner de baisers, et comme une privation ou un obstacle excite chez nous une activité à laquelle nous n’aurions pas été disposés sans cela, je mis en œuvre tout ce que j’avais de bonne humeur et d’adresse pour me tirer d’affaire, de manière à y gagner plutôt que d’y perdre aux yeux de la société et pour elle. Si, pour le rachat d’un gage on demandait des vers, le plus souvent c’était à moi qu’on s’adressait. J’étais toujours prêt, et, dans ces occasions, je savais produire quelque chose a la louange de la maîtresse de la maison ou d’une dame qui avait été particulièrement aimable avec moi. S’il arrivait qu’un baiser me fût imposé, je cherchais à m’en tirer par un faux-fuyant, dont on se contentait également, et, comme j’avais eu le temps d’y penser, je ne manquais pas de trouver quelque gentillesse : cependant l’impromptu était toujours ce qui réussissait le mieux.

Quand nous revînmes à la maison, les hôtes, arrivés de divers côtés, prenaient déjà confusément leurs joyeux ébats ; Frédérique les rassembla, les invita à faire une promenade et les conduisit dans sa jolie retraite. On y trouva une ample collation, et, en attendant l’heure du dîner, les jeux de société commencèrent. D’accord avec Frédérique, qui pourtant ne soupçonnait pas mon secret, je sus arranger et mener jusqu’au bout des jeux sans gages et des rachats de gages sans baisers. Mon adresse et mon habileté m’étaient d’autant plus nécessaires, que la société, qui m’était d’ailleurs tout à fait étrangère, eut bientôt soupçonné une intelligence entre l’aimable jeune fille et moi, et se donnait malicieusement toute la peine possible pour m’imposer ce que je tachais secrètement d’éviter. Car, dans ces assemblées, si l’on remarque une inclination naissante entre deux jeunes gens, on cherche à les embarrasser ou à les rapprocher davantage, tout comme, dans la suite, quand une passion s’est déclarée, on s’efforce de les éloigner l’un de l’autre, car il est tout à fait indifférent à l’homme du monde de servir ou de nuire, pourvu qu’il s’amuse.

Dans cette matinée, je pus observer avec quelque attention tout le caractère de Frédérique, en sorte que je la vis toujours la même. Déjà les salutations amicales des paysans, adressées à elle de préférence, donnaient à entendre qu’elle était bienfaisante pour eux et qu’ils étaient réjouis à sa vue. L’aînée aidait sa mère dans la maison ; ce qui exigeait des efforts corporels, on ne le demandait pas à Frédérique ; on l’épargnait, disait-on, à cause de sa poitrine. Il y a des femmes qui nous plaisent mieux dans la maison ; il y en a d’autres qui sont mieux en plein air. Frédérique était de celles-ci. Ses manières, sa tournure, ne paraissaient jamais plus ravissantes que lorsqu’elle cheminait sur un haut sentier : la grâce de son maintien semblait rivaliser avec la terre fleurie, l’inaltérable sérénité de son visage avec le ciel azuré. Ce délicieux éther qui l’entourait, elle le portait avec elle au logis, et l’on remarquait bientôt qu’elle savait lever les embarras et effacer aisément les impressions des petits incidents désagréables.

La joie la plus pure que l’on puisse éprouver au sujet d’une personne aimée est de voir qu’elle charme les autres. En société, la conduite de Frédérique était généralement bienfaisante. A la promenade, comme un esprit vivifiant, elle voltigeait ça et là, et savait combler les vides qui pouvaient se faire quelque part. J’ai déjà signalé la légèreté de ses mouvements ; elle était surtout ravissante quand elle courait. Comme le chevreuil semble accomplir sa destinée quand il vole sur les moissons naissantes, elle semblait aussi exprimer plus clairement sa façon d’être quand elle s’élançait, d’une course légère, à travers les prairies, pour aller quérir un objet oublié, chercher une chose perdue, rappeler un couple écarté. Cependant elle n’était jamais hors d’haleine, et restait dans un parfait équilibre : aussi la vive inquiétude de ses parents pour sa poitrine devait-elle sembler exagérée.

Le père, qui nous accompagnait quelquefois dans les champs et les prairies, était souvent mal associé : je me joignais donc à lui, et il ne manquait pas de reprendre son thème favori, m’entretenant avec détail de la reconstruction projetée du presbytère. Il se plaignait surtout de ce que les plans, tracés avec soin, ne lui étaient pas rendus, afin qu’il pût les étudier et réfléchir à telle ou telle réparation. Je lui fis observer qu’il était facile de les remplacer, et j’offris mes services pour faire un tracé, ce qui était, pour le moment, l’essentiel. Il accepta avec plaisir ; le maître d’école m’aiderait à prendre les mesures nécessaires, et le pasteur courut l’avertir aussitôt de tenir pour le lendemain matin la toise prête.

Quand il se fut éloigné, Frédérique me dit : « Vous êtes bien bon d’entretenir le faible de mon père, et de ne pas faire comme les autres, qui, lassés de cette conversation, le fuient ou changent de discours. Je dois vous avouer pourtant que, nous autres, nous ne désirons point de bâtisse. Elle coûterait trop cher à la paroisse et à nous aussi : nouvelle maison, nouveaux meubles. Nos hôtes ne s’en trouveraient pas mieux ; ils sont accoutumés à la vieille maison. Nous pouvons les y traiter largement. Dans la maison neuve nous serions à l’étroit avec plus de place. Voilà la chose comme elle est, mais ne laissez pas d’être obligeant ; je vous en remercie de tout mon cœur. »

Une jeune personne s’approcha de nous, et, ayant parlé de divers romans, demanda à Frédérique si elle les avait lus. Frédérique répondit que non. En général, elle avait peu lu ; elle avait grandi et s’était formée en jouissant gaiement et innocemment de la vie. J’étais sur le point de nommer le Vicaire de Wakefield, mais je n’osai le lui offrir : la ressemblance des situations était trop frappante et trop significative. « J’aime beaucoup à lire les romans, dit-elle, on y trouve des gens tout aimables, auxquels on voudrait bien ressembler. »

Le lendemain, eut lieu le mesurage de la maison. L’opération fut assez lente, car je n’y étais pas plus habile que le maître d’école. Enfin nous arrivâmes à une esquisse passable. Le bon père me dit son projet, et ne fut pas fâché de me voir prendre congé pour aller exécuter le plan à la ville plus commodément. Frédérique me congédia le cœur joyeux. Elle était sûre de mon amour comme je l’étais du sien, et six lieues ne nous semblaient pas une distance. On pouvait bien aisément venir à Drousenheim par la diligence, et, par cette voiture, comme par des messagers, ordinaires et extraordinaires, entretenir la correspondance. Georges devait nous servir de facteur.

Arrivé à la ville, comme il n’était plus question pour moi de longs sommeils, je m’occupai dans mes heures matinales du plan, que je dessinai avec tout le soin possible. Cependant j’avais envoyé des livres à Frédérique, et j’y avais joint un petit billet amical. Je reçus sa réponse sur-le-champ, et je fus charmé de son écriture, légère, jolie et familière. Les idées et le style étaient également naturels, bons, aimables, sincères. Ainsi fut entretenue et renouvelée l’agréable impression qu’elle avait faite sur moi. Je n’avais que trop de plaisir à me représenter les avantages de cet être charmant, et je nourrissais l’espérance de la revoir bientôt pour un plus long temps. Je n’avais plus besoin des exhortations du bon professeur. Ses paroles m’avaient guéri à propos si radicalement, que je n’avais plus guère envie de le revoir, lui et ses malades. Ma correspondance avec Frédérique devint plus vive. Elle m’invita à une fête où devaient se trouver aussi des amis d’outre-Rhin. Je devais m’équiper pour un temps plus long. Je chargeai donc la diligence d’une grosse valise, et, en quelques heures, je me vis près de Frédérique. Je trouvai une nombreuse et joyeuse société. Je pris à part le père ; je lui montrai le plan, dont il témoigna une grande joie. Je lui lis part des idées qui m’étaient venues pendant mon travail. Il était transporté de plaisir ; il loua particulièrement la propreté du dessin. Je m’y étais exercé dès mon enfance, et, cette fois, j’avais pris le plus beau papier et je m’étais appliqué d’une façon toute particulière. Mais le plaisir de notre bon hôte fut bientôt troublé, lorsque, dans la joie de son cœur, il montra, contre mon avis, le plan à la société. Bien loin de témoigner l’intérêt qu’il désirait, les uns ne firent aucune attention à ce précieux travail ; les autres, qui croyaient y entendre quelque chose, firent pis encore : ils condamnèrent le projet, comme n’étant pas conforme aux règles de l’art, et, dans un moment où le vieillard fut distrait, ils traitèrent ces jolies feuilles comme des brouillons, et l’un d’eux traça à coups de crayon si durs, sur le papier délicat, ses projets de correction, qu’on ne pouvait songer à lui rendre sa première propreté.

Le pasteur fut vivement affligé de voir son plaisir si outrageusement anéanti, et je pus à peine le consoler en lui protestant que j’avais regardé moi-même ces feuilles comme de simples ébauches, sur lesquelles nous voulions nous entendre et faire de nouveaux dessins. En dépit de tout cela, il s’éloigna fort mécontent, et Frédérique ne me remercia pas moins de mon attention pour son père que de la patience avec laquelle je souffrais la malhonnêteté de leurs hôtes. Pour moi, je ne connaissais ni chagrin ni douleur auprès d’elle. La société se composait de jeunes gens assez bruyants, qu’un vieux monsieur s’efforçait encore de surpasser, proposant des choses plus folles que les autres n’en exécutaient. Dès le déjeuner, on n’avait pas épargné le vin ; au dîner, qui fut très-bien servi, on se livrai tous les plaisirs de la table, avec un appétit aiguisé par l’exercice qu’on avait pris par une chaleur assez forte, et, si le vieux bailli avait un peu dépassé les bornes de la tempérance, la jeunesse n’était pas restée trop en arrière.

Je goûtais auprès de Frédérique un bonheur infini ; j’étais expansif, joyeux, spirituel, et pourtant contenu par le sentiment, le respect et l’affection. Frédérique, de son côté, se montrait ouverte, gaie, amicale et communicative. Nous paraissions ne vivre que pour la société, et nous-vivions uniquement l’un pour l’autre. Après dîner, on chercha l’ombre. Les jeux de société commencèrent, et les jeux à gages eurent leur tour. Quand il s’agit de retirer les gages, on fit mille folies. Les gestes qu’on demanda, les actes qu’il fallut accomplir, les tâches dont il fallut s’acquitter, tout témoignait une gaieté sans bornes et sans frein. J’excitai moi-même ces badinages fous par mes bouffonneries ; Frédérique brilla par de piquantes saillies. Elle me parut plus aimable que jamais. Tous mes rêves hypocondres, superstitieux, étaient évanouis, et, quand l’occasion se présenta d’embrasser tendrement ma bien-aimée, je n’hésitai pas, et je me refusai moins encore la répétition de ce plaisir.

On attendait la musique, et ce désir fut enfin satisfait ; elle se fit entendre et tout le monde courut à la danse. Les allemandes, les valses, furent le commencement, le milieu et la fin. Tous étaient exercés à ces danses nationales. De mon côté, je fis assez honneur à mes secrètes institutrices, et Frédérique, qui dansait comme elle marchait, sautait et courait, fut charmée de trouver en moi un cavalier très-exercé. Nous dansâmes presque toujours ensemble, mais nous dûmes bientôt nous arrêter, parce qu’on l’exhortait de toutes parts à ne pas s’échauffer davantage. Notre dédommagement fut une promenade solitaire, la main dans la main, et, dans la place secrète, l’embrassement le plus tendre et la plus fidèle assurance d’un ardent amour.

Les personnes âgées, qui avaient quitté le jeu, nous entraînèrent avec elles. Pendant la collation du soir, on ne se posséda pas davantage. On dansa fort tard, et les santés, comme les autres invitations à boire, firent aussi peu défaut qu’au dîner.

J’eus à peine dormi quelques heures d’un profond sommeil, qu’un sang échauffé et bouillonnant m’éveilla. C’est dans ces heures et ces situations, que le souci, le repentir, ont coutume de saisir l’homme, couché sans défense. Mon imagination me présenta soudain les plus vives peintures. Je vois Lucinde, après le plus ardent baiser, s’éloigner de moi hors d’elle-même ; les joues brûlantes, les yeux étincelants, elle prononce l’imprécation qui semble ne menacer que sa sœur, et par laquelle, sans le savoir, elle menace des femmes étrangères, innocentes. Je vois Frédérique devant elle, glacée d’horreur à son aspect, pâle, et ressentant les suites de cette imprécation qu’elle ignore. Je me trouve entre elles, aussi peu en état de prévenir l’effet moral de cette aventure, que d’éviter ce baiser, présage de malheur. La santé délicate de Frédérique paraissait hâter le mal dont elle était menacée, et maintenant son amour pour moi me semblait funeste : j’aurais voulu être bien loin. Mais je ne veux pas dissimuler ce qu’il y avait encore de plus douloureux pour moi au fond de tout cela. Une certaine vanité entretenait chez moi cette superstition. Mes lèvres, consacrées ou maudites, me semblaient avoir acquis une puissance nouvelle, et je n’avais pas éprouvé une médiocre satisfaction dans le sentiment de ma retenue, quand je me refusais d’innocents plaisirs, soit pour conserver ce magique privilège, soit pour ne pas nuire à l’innocence en le sacrifiant. Maintenant tout était perdu irrévocablement ; j’étais revenu à un état ordinaire ; je croyais avoir nui à la plus aimable créature, lui avoir fait un tort irréparable, et cette malédiction, au lieu de s’éloigner de moi, était tombée de mes lèvres sur mon cœur. Tout cela faisait bouillonner mon sang enflammé par l’amour et la passion, le vin et la danse ; cela troublait ma pensée, tourmentait mon cœur, et, surtout avec le contraste des plaisirs de la veille, je sentais un désespoir qui semblait sans bornes. Heureusement la lumière du jour brilla à travers une fente des volets, et, surmontant toutes les puissances de la nuit, le soleil levant me remit sur pied ; je fus bientôt en plein air et promptement apaisé, si non tout à fait remis.

La superstition, comme tant d’autres chimères, perd aisément de sa force, lorsque, au lieu de flatter notre vanité, elle la traverse, et veut faire passer à cette délicate personne une heure désagréable. Nous voyons alors très-bien que nous pouvons nous délivrer de la superstition aussitôt qu’il nous plaît ; nous y renonçons d’autant plus facilement, que tout ce que nous lui retranchons tourne à notre avantage. La vue de Frédérique, le sentiment de son amour, la gaieté de son entourage, tout me reprochait d’avoir pu, au milieu des plus heureux jours, héberger chez moi de si tristes oiseaux de nuit. Je croyais les avoir chassés pour jamais. Les manières toujours plus amicales et plus familières de l’aimable jeune fille me comblaient de joie, et je me trouvai bien heureux quand, cette fois, au moment de partir, elle me donna, comme aux autres amis et parents, un baiser devant tout le monde.

Je trouvai à la ville beaucoup d’affaires et de distractions, auxquelles je me dérobais souvent pour revenir à ma bien-aimée par une correspondance désormais régulière. Dans ses lettres, elle se montrait encore la même. Qu’elle racontât quelque nouvelle, ou qu’elle fît allusion à des événements connus, qu’elle traçât une peinture légère ou une réflexion en passant, à son style, on croyait toujours la voir aller et venir, courir et sauter, d’une marche sûre et légère. De mon côté, j’aimais beaucoup à lui écrire ; car, à me représenter ses charmes, je sentais mon amour croître même pendant l’absence, tellement que cet entretien le cédait peu à une conversation véritable, et me fut même dans la suite plus agréable et plus cher.

Ma superstition avait fini par céder tout à fait. Elle se fondait, il est vrai, sur des impressions d’enfance, mais l’esprit du temps, la fougue de la jeunesse, la fréquentation de personnes froides et raisonnables, tout lui était contraire, au point qu’il ne se serait pas trouvé peut-être, parmi mes connaissances, une seule personne à qui l’aveu de ma chimère n’eût semblé parfaitement ridicule. Mais, le plus fâcheux, c’est que cette rêverie, en se dissipant, faisait place à une appréciation véritable de la situation dans laquelle se trouvent toujours les jeunes gens dont les inclinations précoces ne peuvent se promettre un résultat durable. J’avais si peu gagné à me tirer d’erreur, que la raison et la réflexion me tourmentaient davantage encore dans cette circonstance. Ma passion croissait à mesure que j’apprenais à mieux connaître le mérite de l’excellente Frédérique, et le temps approchait où je devais peut-être perdre pour toujours tant de grâce et de bonté.

Notre liaison avait continué quelque temps de la sorte, agréable et paisible, quand notre ami Weiland eut la malice d’apporter à Sesenheim le Vicaire de Wakefield et de me le présenter à l’improviste, comme si de rien n’était, quand il fut question de faire une lecture. Je sus me posséder, et je lus avec autant d’aisance et d’enjouement qu’il me fut possible. Les physionomies de mes auditeurs s’épanouirent aussi sur-le-champ, et il ne leur sembla nullement désagréable de se voir de nouveau obligés à faire une comparaison. S’ils avaient trouvé des ressemblances comiques à Raimond et à Mélusine, ils se voyaient cette fois eux-mêmes dans un miroir qui n’enlaidissait point. On ne se l’avoua pas expressément, mais on ne dissimulait pas qu’on se trouvait là en famille pour l’esprit et pour le cœur.

Toutes les bonnes natures sentent, à mesure qu’elles sont plus cultivées, qu’elles ont dans ce monde deux rôles à remplir, l’un réel, l’autre idéal, et c’est dans ce sentiment qu’il faut chercher la base de toute noblesse. Quel rôle réel nous est tombé en partage, nous ne l’apprenons que trop clairement par l’expérience : il est rare que nous soyons éclairés sur le second. Que l’homme cherche sa plus haute destination sur la terre ou dans le ciel, dans le présent ou dans l’avenir, il reste par là exposé intérieurement à une fluctuation perpétuelle, extérieurement, à une influence constamment perturbatrice, jusqu’à ce qu’il ait pris une bonne fois la résolution de reconnaître que le bien est ce qui se trouve à sa mesure.

Parmi les tentatives les plus excusables pour se rattacher, pour s’égaler, à quelque chose de plus élevé, on peut ranger l’inclination des jeunes gens à se comparer avec des personnages de roman. Elle est tout à fait inoffensive et, quoi qu’on puisse dire, tout à fait innocente ; elle nous occupe dans un temps où nous serions condamnés à périr d’ennui ou à chercher des passe-temps passionnés. Combien de fois n’a-t-on pas répété la litanie des maux que font les romans ! Et quel mal y a-t-il à ce qu’une jolie jeune fille, un agréable jeune homme, se mettent à la place d’un personnage plus heureux ou plus malheureux qu’eux-mêmes ? La vie bourgeoise est-elle donc si considérable, ou les besoins journaliers absorbent-ils un homme si complètement, qu’il doive écarter toute noble aspiration ? Il faut considérer sans doute comme de petits rejetons de ces fictions poétiques et romanesques les noms de baptême poétiques et historiques, qui ont pénétré dans l’Église allemande à la place de ceux des saints, et assez souvent en dépit des ecclésiastiques qui administrent le baptême. Il est louable aussi en lui-même, le penchant d’un père à anoblir son enfant par un nom sonore, et cette association d’un monde imaginaire avec le monde réel répand même sur toute la vie de la personne un agréable éclat. Une belle enfant, que nous nommons Berthe avec plaisir, nous croirions l’offenser, si nous devions la nommer Urselblandine. Assurément un pareil nom s’arrêterait sur les lèvres d’un homme bien élevé, et bien plus encore sur celles d’un amant. Laissons un monde froid et exclusif juger ridicule et blâmable toute manifestation de la fantaisie : le sage, qui connaît les hommes, doit savoir l’estimer à sa valeur. Cette comparaison, à laquelle un fripon les avait contraints, eut les suites les plus agréables pour la position des deux amants sur la belle rive du Rhin. On n’arrête pas la pensée sur soi, quand on se regarde au miroir, mais on se sent et l’on s’accepte. Il en est de même de ces images morales dans lesquelles on reconnaît, comme dans une esquisse, et l’on s’efforce de saisir et d’embrasser, avec une tendresse fraternelle, ses mœurs et ses inclinations, ses habitudes et ses particularités.

On s’accoutuma de plus en plus à être ensemble. On ne savait plus voir en moi qu’un ami de la famille. On laissait aller les choses, sans trop se demander ce qui en résulterait. Et quels parents ne se trouvent pas obligés de laisser ainsi quelque temps leurs filles et leurs fils dans une situation flottante, jusqu’à ce qu’un hasard les établisse pour la vie, mieux que n’aurait pu faire un plan longuement combiné ! On croyait pouvoir se fier entièrement aux sentiments de Frédérique aussi bien qu’à ma loyauté, dont on s’était fait une idée favorable, à cause de la réserve singulière avec laquelle j’évitais même des caresses innocentes. On nous laissait sans surveillance, selon l’usage du temps et du pays, et nous étions libres de parcourir la contrée en compagnie, petite ou grande, et de visiter les amis du voisinage. En deçà et au delà du Rhin, à Haguenau, à Fort-Louis, à Philippsbourg, à Ortenau, je trouvai dispersées les personnes que j’avais vues réunies à Sesenheim, partout des hôtes bienveillants, qui nous ouvraient volontiers leurs cuisines et leurs caves, leurs jardins et leurs vignes, enfin toute la campagne. Les îles du Rhin furent souvent aussi le but de nos promenades. Là nous mettions sans pitié dans la poêle, sur le gril, dans la graisse bouillante, les froids habitants du fleuve limpide, et nous nous serions peut-être établis plus longtemps que de raison dans les cabanes hospitalières des pêcheurs, si les abominables mouches du Rhin ne nous avaient pas chassés au bout de quelques heures. Cet insupportable fléau d’une des plus belles parties de plaisir, où tout nous avait réussi, où la tendresse des amants semblait croître avec l’heureux succès de l’entreprise, m’arracha, en présence du bon pasteur, quand nous fûmes rentrés à la maison trop tôt, sottement et à contre-temps, des discours blasphématoires, et j’assurai que ces moucherons seuls pourraient m’ôter la pensée qu’un Dieu sage et bon ait créé le monde. Le pieux vieillard me rappela sérieusement à l’ordre, et m’expliqua que ces mouches et toute espèce de vermine n’étaient nées qu’après la chute de nos premiers parents, ou que, s’il yen avait dans le paradis, elles ne faisaient que bourdonner doucement et ne piquaient point. Je me sentis apaisé sur-le-champ, car nous parvenons toujours à calmer un homme en colère quand nous réussissons à le faire sourire. Je lui assurai cependant que l’ange armé du glaive flamboyant n’était point nécessaire pour chasser du jardin les époux coupables, et je lui demandai la permission de me figurer que les grands moucherons du Tigre et de l’Euphrate auraient bien suffi. Par là je le fis rire à mon tour ; car le bon pasteur entendait la plaisanterie ou du moins la laissait passer.

Mais toutes les heures du jour, toutes les saisons, dans ce pays magnifique, procuraient des jouissances plus sérieuses et plus sublimes. Il suffisait de se livrer à la sensation du moment, pour goûter, à côté de la bien-aimée ou dans son voisinage, la clarté du ciel pur, l’éclat de la terre féconde, ces tièdes soirées, ces douces nuits. Durant des mois entiers, nous eûmes des matinées pures, éthérées, ravissantes, où le ciel se montrait dans toute sa magnificence, après avoir abreuvé la terre d’une abondante rosée. Et pour que ce spectacle ne devînt pas trop uniforme, des nuages s’amoncelaient souvent sur les montagnes lointaines, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Ils restaient des jours, des semaines, sans troubler le ciel pur, et même les orages passagers rafraîchissaient la campagne, embellissaient la verdure, qui, tout humide encore, brillait de nouveau aux rayons du soleil. Le double arc-en-ciel, les bordures bicolores d’un ruban céleste, d’un gris sombre, presque noir, étaient plus magnifiques, plus colorés, mais aussi plus fugitifs que je ne les ai observés nulle part. Dans ces circonstances, se réveilla à l’improviste ma verve poétique, depuis longtemps endormie. Je composai pour Frédérique bien des chansons sur des airs connus ; elles auraient formé un joli petit volume : il n’en est veste qu’un petit nombre. On les reconnaîtra aisément parmi les autres.

Comme j’étais souvent rappelé à la ville par mes singulières études et par d’autres affaires, notre tendresse en prenait une nouvelle vie, qui nous préservait de tous les désagréments, conséquences fâcheuses qui accompagnent d’ordinaire ces petits commerces d’amour. Éloignée de moi, elle travaillait pour moi, et méditait quelque nouvelle récréation pour mon retour ; éloigné d’elle, je m’occupais pour elle, afin de lui paraître nouveau par un nouveau don, une nouvelle idée. Les rubans peints étaient alors à la mode ; je lui en peignis aussitôt quelques-uns, et je les lui envoyai avec une petite poésie, ayant dû rester cette fois à la ville plus longtemps que je ne l’avais supposé. Pour tenir aussi au père, au delà de mon engagement, la promesse que je lui avais faite d’un nouveau plan, je persuadai à un jeune architecte de travailler à ma place. Aussi charmé de la commission que plein d’obligeance pour moi, il fut encore plus excité par l’espérance de trouver un bon accueil dans une si agréable famille. Il exécuta le plan, l’élévation et la coupe de la maison ; la cour et le jardin ne furent pas oubliés ; il y ajouta une estimation détaillée, mais très-modérée, afin de présenter comme facile et praticable l’exécution d’une grande entreprise.

Ces témoignages de nos tentatives amicales nous valurent la plus gracieuse réception, et le bon père, voyant que nous étions parfaitement disposés à le servir, exprima un autre vœu : c’était de voir décorée de fleurs et d’autres ornements sa chaise, qui était jolie, mais d’une seule couleur. Nous assurâmes que nous étions à ses ordres. On fit acheter chez les droguistes des villes voisines les couleurs, les pinceaux et les autres choses nécessaires. Mais, afin qu’il n’y manquât pas une mésaventure à la manière de Wakefield, quand, à force de peine, nous eûmes tout couvert de peintures bigarrées, nous finîmes par nous apercevoir que nous avions pris un mauvais vernis, qui ne voulait pas sécher : soleil et courant d’air, température humide ou sereine, tout fut inutile. Il fallut, dans l’intervalle, se servir d’un vieux véhicule, et il ne nous resta plus qu’à gratter la décoration avec plus de peine que nous ne l’avions peinte. Le désagrément de ce travail s’augmenta encore des instances des jeunes filles, qui nous suppliaient de procéder lentement et avec précaution pour ménager le fond, qui, après cette opération, ne put recouvrer son premier poli. Cependant ces petits incidents désagréables nous troublèrent aussi peu dans notre vie sereine que le révérend Primerose et son aimable famille : des joies inattendues arrivaient à nous, à nos amis et à nos voisins ; on se communiquait mutuellement et l’on fêtait ensemble mariages et baptêmes, achèvement d’une bâtisse, héritages, gains à la loterie. Nous jouissions ensemble de tous les plaisirs, comme d’un bien commun, et nous savions les rehausser par l’esprit et l’amour. Ce ne fut pas la première ni la dernière fois que je me trouvai au sein d’une famille dans le moment de sa plus belle floraison, et, si j’ose me flatter d’avoir contribué en quelque chose à l’éclat de ces moments, je dois, en revanche, me reprocher de les avoir par là même précipités et fait plus tôt disparaître.

Mais notre amour eut encore une étrange épreuve à subir. Je dis une épreuve, et ce n’est pourtant pas le mot propre. La champêtre famille avec laquelle je m’étais lié avait à la ville des parents honorables et vivant dans l’aisance. Les jeunes gens de ces familles s’étaient rendus souvent à Sesenheim. Les personnes âgées, les tantes et les mères, moins allantes, entendaient dire tant de choses de la vie qu’on y menait, de la grâce croissante des jeunes filles et même de mon influence, qu’elles voulurent d’abord me connaître, et, après que je leur eus fait de nombreuses visites et que j’eus reçu d’elles aussi un bon accueil, elles demandèrent de nous voir tous ensemble, d’autant plus qu’elles croyaient devoir offrir à leur tour l’hospitalité à leurs amis de Sesenheim. La négociation fut longue. Il était difficile à la mère de quitter son ménage ; Olivia avait horreur de la ville, pour laquelle elle n’était pas faite ; Frédérique ne se sentait pour elle aucune inclination ; et la chose traîna en longueur, jusqu’à ce qu’enfin elle fut résolue, parce qu’il me devint impossible de me rendre de quinze jours à la campagne, et qu’où aima mieux se voir à la ville, avec quelque contrainte, que de ne pas se voir du tout. Ainsi donc mes jeunes amies, que j’étais accoutumé à voir sur une scène champêtre ; elles, dont l’image ne m’était jusqu’alors apparue que sur un fond de rameaux vacillants, de ruisseaux mobiles, de prairies ondoyantes, entourées d’un immense horizon : je les vis alors, pour la première fois, dans des chambres de ville, spacieuses, il est vrai, mais enfin je les vis en lieu clos, en rapport avec des tapis, des glaces, des pendules et des magots de porcelaine.

La relation qui nous lie avec ceux que nous aimons est si prononcée, que l’entourage signifie peu de chose ; mais le cœur demande que ce soit l’entourage convenable, naturel, accoutumé. Tout ce qui est présent m’affecte d’une manière si vive, que j’eus d’abord de la peine à me faire aux discordances du moment. La tenue décente, noble et tranquille de la mère convenait parfaitement pour cette société ; elle ne se distinguait pas des autres femmes. Olivia, au contraire, se montrait impatiente comme un poisson sur la rive. De même qu’elle m’appelait d’ordinaire dans le jardin, ou qu’elle m’attirait à l’écart dans la campagne, quand elle avait à me dire quelque chose de particulier, ici, elle suivait ses habitudes ; elle m’entraînait dans l’embrasure d’une fenêtre ; elle le faisait avec embarras et maladresse, parce qu’elle sentait que la chose n’était pas convenable, et pourtant elle la faisait. C’était pour me dire la chose la plus insignifiante du monde, tout ce que je savais déjà : qu’elle souffrait horriblement, qu’elle voudrait être au bord du Rhin, au delà du Rhin, même en Turquie. En revanche, Frédérique, dans cette situation, était extrêmement remarquable. A vrai dire, ce milieu ne lui convenait pas non plus, mais ce qui témoignait en faveur de son caractère, c’est qu’au lieu de se conformer à cette situation, elle modelait sans le savoir la situation sur elle. Ce qu’elle était pour la société à la campagne, elle l’était aussi à la ville. Elle savait animer chaque moment sans gêner personne, elle savait tout mettre en mouvement, et, par là même, elle mettait à l’aise la société, qui n’est proprement gênée que par l’ennui. De la sorte, elle remplissait parfaitement le désir de ses tantes, qui avaient voulu assister une fois, de leur canapé, à ces jeux et ces amusements champêtres. Frédérique avait-elle satisfait à leur désir, elle examinait et admirait sans envie la garderobe, les parures et les belles toilettes des cousines de la ville, habillées à la française. Elle n’était pas moins à son aise avec moi et me traitait comme toujours. Elle semblait ne me donner d’autre préférence que de m’adresser ses désirs et ses vœux plutôt qu’à un autre et de me reconnaître par là comme son serviteur.

Un des jours suivants, elle réclama ces services avec assurance, et me dit à part que ces dames désiraient m’entendre lire. Les demoiselles de la maison avaient beaucoup parlé de la chose, car, à Sésenheim, je lisais ce qu’on voulait et quand on voulait. Je fus bientôt prêt : seulement, je réclamai quelques heures de calme et d’attention. On les promit, et, dans une soirée, je lus sans interruption Hamlet tout entier, en me pénétrant du sens de la pièce autant que je sus faire, et en m’exprimant d’une manière vive et passionnée, comme il est donné à la jeunesse. Je recueillis beaucoup de louanges. Frédérique avait de temps en temps poussé de profonds soupirs, et une rougeur fugitive avait coloré ses joues. Ces deux symptômes d’un cœur tendre et agité, sous une sérénité et une paix apparentes, ne m’échappèrent point, et c’était l’unique récompense que j’avais souhaitée. Elle recueillit avec joie les remercîments qu’on lui adressa pour m’avoir décidé à lire, et, avec sa grâce accoutumée, elle ne se refusa pas la petite satisfaction d’avoir brillé en moi et par moi.

Cette visite à la ville ne devait pas durer longtemps, mais le départ fut retardé. Frédérique fit ce qu’elle put pour amuser la société ; je m’employai aussi de mon mieux. Mais les abondantes ressources qu’on trouve sans cesse à la campagne tarirent bientôt à la ville, et la situation devint d’autant plus pénible que peu à peu la sœur aînée perdit toute contenance. Elles étaient les seules de la société qui fussent habillées à l’allemande. Frédérique ne s’était jamais imaginée autrement, et se croyait partout assez bien comme cela : elle ne se comparait point ; mais Olivia trouvait insupportable de se montrer ainsi en habits de servante dans une société si distinguée. À la campagne, elle remarquait à peine chez les autres la toilette de la ville ; elle ne la désirait point : à la ville, elle ne pouvait souffrir celle de la campagne. Tout cela, joint aux autres avantages des demoiselles de la ville, à mille bagatelles d’un monde tout opposé, fermenta à tel point, pendant quelques jours, dans son cœur passionné, que je dus lui témoigner toutes les attentions les plus caressantes pour l’apaiser selon le vœu de Frédérique. Je craignais une scène passionnée. Je voyais le moment où elle se jetterait à mes pieds, pour me conjurer, partout ce qu’il y a de plus saint, de l’arracher à cette situation. Elle était d’une bonté céleste, quand elle pouvait se conduire à sa manière : mais une pareille contrainte la mettait d’abord mal à son aise et pouvait enfin la pousser au désespoir. Je cherchai donc à accélérer ce que la mère et Olivia désiraient et ce qui n’était pas désagréable à Frédérique. Je ne manquai pas de louer sa conduite opposée à celle de sa sœur ; je lui dis combien je me félicitais de la trouver toujours la même, et, dans cet entourage encore, aussi libre que l’oiseau sous la ramée. Elle me répondit avec grâce que j’étais là, et qu’elle ne demandait rien de plus quand j’étais auprès d’elle. Enfin je les vis partir et mon cœur fut bien soulagé, car j’avais partagé les impressions de Frédérique et celles d’Olivia ; je n’éprouvais pas, il est vrai, autant d’angoisses que l’une, mais j’étais loin de me sentir aussi à mon aise que l’autre.

Comme j’étais venu proprement à Strasbourg pour prendre mes degrés, c’était assurément une des irrégularités de ma vie, que je considérasse cette affaire essentielle comme un accessoire. Je m’étais fort aisément délivré du souci de l’examen : il fallait maintenant songer à la thèse, car, en partant de Francfort, j’avais promis a mon père et je m’étais fermement proposé d’en écrire une. C’est le défaut de ceux qui ont des aptitudes diverses et même marquées, de se croire capables de tout, et il faut même que telles soient les dispositions de la jeunesse, pour qu’elle arrive à quelque chose. J’avais acquis une idée générale de la jurisprudence et de tout son ensemble ; je trouvais assez d’intérêt à quelques parties de la science, et, prenant pour modèle le brave Leyser, je croyais pouvoir me tirer d’affaire avec mon petit bon sens. Il se produisait de grands mouvements dans la jurisprudence ; il fallait surtout juger selon l’équité ; tous les droits coutumiers étaient journellement menacés, et une grande révolution était surtout imminente dans le droit criminel. Je sentais bien que, pour remplir cette topique juridique que je m’étais faite, il me manquait infiniment de choses ; je n’avais pas le savoir véritable, et aucune direction intérieure ne me portait vers ces matières. Je manquais aussi d’impulsion extérieure, et même je m’étais vu entraîner vers une tout autre faculté. En général, pour trouver de l’intérêt à une chose, il fallait que je pusse en tirer quelque avantage ; j’avais besoin d’y découvrir un point de vue qui me parût fécond et qui offrît des perspectives. C’est ainsi que j’avais remarqué quelques sujets, que j’avais même recueilli des notes. Je pris donc mes extraits ; je réfléchis encore à ce que je voulais affirmer, au plan d’après lequel j’ordonnerais les détails, et je travaillai ainsi quelque temps. Mais je sus bientôt m’apercevoir que je ne pouvais réussir ; que, pour traiter un sujet particulier, il fallait aussi une application particulière et soutenue, et qu’on ne pouvait même en venir à bout heureusement, si l’on n’était pas maître dans l’ensemble ou du moins premier ouvrier.

Les amis auxquels je confiai mon embarras me trouvèrent ridicule, parce qu’on pouvait aussi bien, et mieux encore, disputer sur des thèses que sur un traité. A Strasbourg, la chose n’avait rien du tout d’extraordinaire. J’inclinais fort pour cet expédient ; mais mon père, à qui j’écrivis à ce sujet, demanda un travail régulier, qu’à son avis j’étais bien capable de faire, si je le voulais et si je prenais le temps nécessaire. Je fus donc forcé de me jeter dans quelque matière générale, et de choisir quelque chose qui me fût familier. L’histoire ecclésiastique m’était peut-être plus connue que l’histoire générale, et je m’étais toujours vivement intéressé au conflit dans lequel l’Église, le culte publiquement reconnu, se trouvent et se trouveront constamment engagés d’un côté et de l’autre. Car l’Église est en lutte perpétuelle soit avec l’État, au-dessus duquel elle veut s’élever, soit avec les individus, qu’elle veut tous rassembler dans son sein. D’un autre côté, l’État ne veut pas lui accorder la suprématie, et les individus s’opposent à son droit de contrainte. L’État ne se propose que des fins générales, publiques ; l’individu, des fins particulières, affectueuses, senti-’mentales. J’avais été, dès mon enfance, témoin de pareils mouvements, où le clergé se brouillait, tantôt avec ses supérieurs, tantôt avec la paroisse. Aussi m’étais-je confirmé dans mon opinion de jeune homme, que l’État, le législateur, a le droit d’établir un culte, auquel le clergé doit conformer son enseignement et sa conduite, et les laïques toute leur vie extérieure et publique, sans qu’on eût d’ailleurs à s’occuper des pensées et des sentiments de chacun. Par là, je croyais avoir mis fin d’un seul coup à toutes les collisions. Je choisis donc pour ma thèse la première partie de ce thème, savoir que le législateur n’est pas seulement autorisé mais obligé à établir un certain culte, dont les ecclésiastiques, non plus que les laïques ne peuvent se séparer. Je traitai cette question d’une manière soit historique soit raisonnée, et je faisais voir que toutes les religions publiques avaient été établies par des conquérants, des rois et des hommes puissants, et que cela était vrai même de la religion chrétienne. L’exemple du protestantisme était même tout près. Je traitai mon sujet d’autant plus hardiment qu’à proprement parler, je n’écrivais ma thèse que pour contenter mon père, et mon espoir, mon désir le plus vif, était que la censure ne la laisserait point passer. Je tenais toujours de Behrisch une horreur insurmontable de me voir imprimé, et ma liaison avec Herder m’avait trop clairement révélé mon insuffisance ; j’en avais même contracté une certaine défiance de moi-même, qui était alors à son comble.

Comme je tirai ce travail presque entièrement de mon cerveau et que j’écrivais et parlais le latin couramment, je passai très-agréablement le temps que je consacrai à cette dissertation. La chose avait du moins quelque fondement ; le style, au point de vue oratoire, n’était pas mal ; l’ensemble avait une certaine rondeur. Aussitôt que je fus au bout, je relus mon travail avec un bon latiniste, qui, sans pouvoir améliorer l’ensemble du style, fit disparaître d’une main légère toutes les fautes choquantes, en sorte qu’il en résulta quelque chose qui pouvait se produire. J’en fis parvenir aussitôt une belle copie à mon père, qui n’approuva pas, il est vrai, qu’aucun des sujets entrepris auparavant n’eût été achevé, mais qui, en bon protestant, applaudit à l’audace de mon entreprise. Mes étrangetés furent souffertes, mes efforts loués, et il se promit de la publication de ce petit ouvrage un excellent effet.

Je présentai mon travail à la faculté, qui, par bonheur, montra autant de sagesse que d’obligeance. Le doyen, homme habile et vif, commença par donner à mon travail de grands éloges ; il passa ensuite aux points délicats, qu’il sut insensiblement présenter comme dangereux, et il finit par conclure qu’il serait peut-être imprudent de publier ce travail comme dissertation académique. L’aspirant s’était montré à la faculté comme un jeune homme qui savait penser, et de qui elle pouvait concevoir les meilleures espérances ; elle voulait bien, pour ne pas retarder l’affaire, me permettre de disputer sur des thèses. Plus tard, je pourrais publier ma dissertation, en latin ou dans une autre langue, telle qu’elle était ou avec de nouveaux développements. Comme simple particulier et comme protestant, la chose me serait partout facile, et je recueillerais alors une approbation plus générale et plus pure. J’eus de la peine à cacher au brave homme combien je me sentais le cœur soulagé par son conseil. A chaque nouvel argument qu’il présentait pour ne pas m’affliger ou me fâcher par son refus, je me sentais plus à l’aise, et lui-même aussi à la fin, quand il vit, contre son attente, que je n’opposais rien à ses raisons, qu’au contraire je les trouvais tout à fait évidentes, et que je promis de me conduire en tout selon ses avis et ses directions. Je recommençai à travailler avec mon répétiteur. Des thèses furent choisies et imprimées, et la dispute, où nos convives me servirent d’opposants, se passa d’une manière fort gaie et même assez folle. Ma vieille habitude de feuilleter le Corpus juris m’y fut une grande ressource, et je pus passer pour un homme bien instruit. Un joyeux banquet termina, selon l’usage, la solennité.

Cependant mon père fut très-mécontent que cet opuscule n’eût pas été tout de bon imprimé comme thèse, parce qu’il avait espéré qu’à mon retour à Francfort, cela nie ferait honneur. Il voulait donc le voir publier, mais je lui représentai que le sujet était simplement esquissé, et qu’il avait besoin de nouveaux développements. Dans ce dessein, il garda soigneusement le manuscrit, et, bien des années après, je le retrouvai parmi ses papiers.

Je fus reçu docteur le 6 août 1771. Le lendemain Schœpflin mourut dans sa soixante quinzième année. Sans que je l’eusse approché, il avait exercé sur moi une influence marquée : car les hommes éminents, nos contemporains, se peuvent comparer aux étoiles de première grandeur, vers lesquelles, aussi longtemps qu’elles se trouvent sur l’horizon, notre œil se dirige, et se sent fortifié et ennobli, quand il lui est permis de recevoir en lui de telles perfections. La nature libérale avait donné à Schœpflin un extérieur avantageux, une taille élancée, des yeux caressants, une parole facile : enfin toute sa personne était parfaitement agréable. La nature n’avait pas non plus dispensé d’une main avare à son favori les dons de l’intelligence, et, sans qu’il eût fait des efforts pénibles, ses succès furent la conséquence de talents naturels, paisiblement développés. Il était de ces hommes heureux qui sont enclins à réunir le passé et le présent, qui savent rattacher aux intérêts actuels les connaissances historiques. Né dans le duché de Bade, élevé à Bâle et à Strasbourg, il appartenait proprement à ce paradis qu’on nomme la vallée du Rhin, comme à une patrie vaste et bien située. Voué aux matières d’histoire et d’archéologie, il les saisissait vivement avec une heureuse imagination, et les retenait à l’aide de la plus facile mémoire. Désireux, comme il l’était, d’apprendre et d’enseigner, il poursuivit du même pas ses études et sa vie. Il se distingue, et il excelle bientôt sans interruption d’aucune sorte ; il se répand avec facilité dans le monde littéraire et dans la vie civile : car les connaissances historiques arrivent partout, et l’affabilité s’attache partout. Il voyage en Allemagne, en Hollande, en France, en Italie ; il entre en rapport avec tous les savants de son temps ; il converse avec les princes, et c’est seulement quand il prolonge par ses vives causeries les heures de la table et de l’audience qu’il est incommode aux courtisans. En revanche, il gagne la confiance des hommes d’État ; il rédige pour eux les déductions les plus solides, et trouve partout un théâtre pour ses talents. En beaucoup de lieux on désire le fixer, mais il reste fidèle à Strasbourg et à la cour de France. Là aussi, on reconnaît son inaltérable loyauté allemande ; on le protège même contre le puissant préteur Kinglin, son ennemi secret. Sociable et communicatif par nature, il se répand dans le monde comme dans la science et les affaires, et l’on aurait peine à comprendre où il trouvait tout ce temps, si l’on ne savait pas que son invariable éloignement pour les femmes lui a fait gagner bien des heures et des jours que leurs amis dissipent avec bonheur.

Au reste, comme écrivain, il appartient à la chose publique, et comme orateur à la foule. Ses programmes, ses discours et ses allocutions sont voués au jour particulier, à la solennité actuelle ; son grand ouvrage, Alsatia illustrata, appartient lui-même à la vie, car il évoque le passé, il rafraîchit des figures décolorées, il fait revivre la pierre taillée, sculptée ; il remet devant les yeux, dans l’esprit du lecteur des inscriptions effacées, morcelées. C’est ainsi que son activité remplit l’Alsace et le voisinage ; il conserve dans le pays de Bade et le Palatinat, jusqu’à son plus grand âge, une influence non interrompue ; il fonde à Manheim l’académie des sciences, et il en reste président jusqu’à sa mort.

Je n’ai approché de cet homme éminent que dans une nuit où nous lui donnâmes une sérénade aux flambeaux. Nos torches répandaient plus de fumée que de clarté dans la cour du vieux bâtiment claustral ombragée de tilleuls. Quand la musique eut cessé son vacarme, il descendit, se mêla parmi nous, et là il était vraiment à sa place. Ce joyeux vieillard, à la taille élancée et bien prise, se présenta devant nous avec dignité, sans gêne et sans contrainte, et nous fit l’honneur de nous adresser, avec une grâce paternelle, un discours bien pensé, sans aucune trace d’effort et de pédantisme, si bien que nous étions assez flattés, dans le moment, de nous voir traités par lui comme les rois et les princes, qu’il était souvent appelé à haranguer publiquement. Nous fîmes éclater à grand bruit notre joie ; les trompettes et les timbales retentirent une seconde fois, et l’aimable et intéressante plèbe universitaire se dispersa, pour rentrer chez elle avec une satisfaction secrète.

Ses disciples et ses émules, Koch et Oberlin, m’approchèrent davantage de leur personne. Mon goût pour les restes de l’antiquité était extrême. Ils me montrèrent plusieurs fois le musée, qui renfermait en nombre les pièces justificatives du grand ouvrage de Schœpflin sur l’Alsace. Je n’avais appris à connaître cet ouvrage qu’après la promenade où j’avais trouvé sur place des antiquités, et dès lors, parfaitement préparé, je pus, dans mes excursions, grandes et petites, me représenter la vallée du Rhin comme une possession romaine, et me retracer, en veillant, bien des songes du temps passé.

J’eus à peine fait quelques progrès dans cette carrière, que Oberlin attira mon attention sur les monuments du moyen âge, et me fit faire connaissance avec les ruines et les restes, les sceaux et les documents qui subsistent encore ; il chercha même à m’inspirer du goût pour les minnesinger et les poètes épiques. J’eus beaucoup d’obligations à cet excellent homme, de même qu’à M. Koch ; et, si les choses avaient été selon leur volonté et leur désir, je leur aurais dû ma fortune. Voici ce qui arriva :

Schœpflin, qui avait toujours vécu dans la haute sphère du droit public, et qui connaissait bien la grande influence que cette étude et les études voisines doivent procurer dans les cours et les cabinets à un homme capable, sentait une répugnance insurmontable, injuste, pour la condition du légiste, et il avait inspiré les mêmes sentiments à ses disciples. Koch et Oberlin, amis de Salzmann, lui avaient demandé avec bienveillance des informations sur moi. Ils appréciaient plus que moi-même mon ardeur à saisir les objets extérieurs, la manière dont je savais en faire valoir les avantages et leur prêter un intérêt particulier ; ils n’avaient pas manqué d’observer la faible, je puis dire, la chétive attention que je donnais au droit civil ; ils me connaissaient suffisamment pour savoir combien il était facile de me déterminer ; je n’avais d’ailleurs point dissimulé mon goût pour la vie universitaire, et ils eurent l’idée, d’abord en passant, puis d’une manière plus décidée, de me consacrera l’histoire, au droit public et à l’éloquence. Strasbourg même offrait assez d’avantages ; la perspective de la chancellerie allemande à Versailles, l’exemple de Schœpflin, dont le mérite, à vrai dire, me semblait inaccessible, devaient m’exciter, sinon à l’imitation, du moins à l’émulation, et peut-être me faire acquérir par la culture un talent semblable, qui pourrait être avantageux à celui dont il ferait la gloire, et utile aux hommes qui songeraient à l’employer pour eux. Ces bienveillants amis, et Salzmann avec eux, attachaient un grand prix à ma bonne mémoire et à ma faculté de saisir le génie des langues, et c’est principalement là-dessus qu’ils motivaient leurs desseins et leurs projets. Comment tout cela resta sans effet, et comment il se fit que je quittai la rive française pour repasser sur la rive allemande, c’est ce que je me propose de développer ici. Qu’on me permette, comme auparavant, quelques réflexions générales pour servir de transition.

Il y a peu de biographies qui puissent présenter un progrès pur, paisible, continuel, de l’individu. Notre vie est, comme l’univers dans lequel nous sommes renfermés, un incompréhensible mélange de liberté et de nécessité. Notre vouloir est un pronostic de ce que nous ferons dans toutes les circonstances ; mais ces circonstances nous saisissent d’une manière qui leur est propre. Le quoi est en nous, le comment dépend rarement de nous, nous ne devons pas demander le pourquoi, et c’est à cause de cela qu’on nous renvoie justement à quia. J’avais aimé la langue française dès mon enfance ; j’avais appris à la connaître dans une vie plus animée, et, par elle, une vie plus animée m’était apparue ; elle m’était devenue familière sans grammaire et sans leçons, par la conversation et par la pratique, comme une seconde langue maternelle. Après cela, j’avais désiré m’en rendre l’usage plus facile, et j’avais préféré Strasbourg à d’autres universités pour mon second séjour scolaire. Mais je devais, par malheur, y éprouver le contraire de ce que j’avais espéré, et être détourné de cette langue et de ces mœurs plutôt qu’attiré vers elles.

Les Français, qui, en général, se piquent de bonnes manières, sont indulgents pour les étrangers qui commencent à parler leur langue ; ils ne raillent personne pour une faute, ou ne l’en reprennent pas tout crûment. Cependant, comme ils ne souffrent guère qu’on pèche contre leur idiome, ils ont l’habitude de répéter, avec un autre tour, la même chose qu’on a dite, comme pour la confirmer poliment, mais de se servir pour cela du mot propre, qu’on aurait dû employer, et de signaler de la sorte le bon usage aux personnes intelligentes et attentives. Quelque utile et profitable que cela puisse être, si l’on est résigné à se donner pour un écolier, on se sent toujours un peu humilié, et comme, après tout, on parle aussi pour la chose, on se trouve souvent par trop interrompu et même détourné, et, d’impatience, on laisse tomber la conversation. Cela m’arrivait plus qu’à d’autres, parce que je croyais toujours dire quelque chose d’intéressant, et que je voulais en échange entendre aussi quelque chose de marquant, et ne pas être ramené uniquement à l’expression ; or, j’y étais fort exposé, parce que mon français était beaucoup plus bigarré que celui de tout autre étranger. J’avais retenu les expressions, comme l’accentuation, des domestiques, des valets de chambre et des sentinelles, des comédiens jeunes et vieux, des amoureux de théâtre, des paysans et des héros, et cet idiome babylonien se brouilla plus encore par un étrange ingrédient : j’aimais à entendre les prédicateurs français réformés, et je visitais d’autant plus volontiers leurs églises, que cela me permettait, m’imposait même, une promenade à Bockenheiin. Mais cela ne devait pas suffire encore. Devenu un jeune homme, je portai toujours plus mon attention sur l’Allemagne du seizième siècle, et je compris bientôt dans cette inclination les Français de cette grande époque. Montaigne, Amyot, Rabelais, Marot, furent mes amis ; ils excitèrent ma sympathie et mon admiration. Tous ces éléments divers se mêlaient confusément dans mon langage, en sorte qu’il devenait le plus souvent inintelligible pour l’auditeur par l’étrangeté de l’expression, et qu’un Français bien élevé au lieu de me corriger poliment, devait me condamner et me régenter sans façon. Je me trouvais dans la même situation qu’à Leipzig ; seulement, je ne pouvais plus me retrancher dans le droit que ma ville natale avait, aussi bien que d’autres provinces, d’employer ses idiotismes ; ici, sur terre étrangère, je devais me plier à des lois traditionnelles et définitives.

Peut-être encore nous serions-nous résignés, si un mauvais génie ne nous avait pas soufflé à l’oreille que tous les efforts d’un étranger pour parler français resteraient toujours inutiles, car une oreille exercée distinguait fort bien l’Allemand, l’Italien, l’Anglais, sous son masque français ; on pouvait être souffert : on ne serait jamais reçu dans le sein de l’unique Église bien disante. On n’accordait qu’un petit nombre d’exceptions. On nous citait un M. de Grimm ; mais Schœpflin lui-même n’avait pas atteint le sommet. Ils accordaient qu’il avait bien senti de bonne heure la nécessité de s’exprimer parfaitement en français ; ils approuvaient son penchant à communiquer avec tout le monde, et surtout son commerce avec les grands ; ils le louaient même de ce que, sur le théâtre où il se trouvait, il avait cherché à s’approprier la langue nationale, et à faire de lui, autant que possible, un causeur et un orateur français. Mais que lui sert-il de renier sa langue maternelle, d’en cultiver avec zèle une étrangère ? Il n’est approuvé de personne. Dans le monde, on l’accuse de vanité : comme si, sans amour-propre et sans estime de soi-même, personne voulait et pouvait se communiquer aux autres ! Ensuite les gens qui se piquent de bon ton et de beau langage prétendent qu’il disserte, qu’il dialogue, plutôt qu’il ne converse : l’un est le défaut héréditaire et fondamental des Allemands, l’autre est généralement reconnu comme la vertu cardinale des Français. Comme orateur, il n’est pas plus heureux. Fait-il imprimer un discours bien travaillé, qu’il adresse au roi ou aux princes, les jésuites, qui le haïssent comme protestant, sont aux aguets et signalent ses barbarismes. Au lieu de nous résigner à cela et de supporter, comme bois vert, ce qui pesait sur le bois sec, nous nous révoltâmes contre cette injustice pédantesque, nous désespérâmes du succès, et, par cet exemple frappant, nous nous persuadâmes que ce serait un effort inutile de vouloir satisfaire les Français par le fond, puisqu’ils sont trop attachés aux formes rigoureusement extérieures, sous lesquelles tout doit se manifester. Nous prîmes donc la résolution inverse, de renoncer tout à fait à la langue française et de nous consacrer avec plus de force et de zèle qu’auparavant à la langue maternelle.

La vie même nous y conduisait et nous y encourageait. Il n’y avait pas encore assez longtemps que l’Alsace était réunie à la France, pour qu’un affectueux attachement à l’ancienne constitution, aux mœurs, à la langue, au costume, ne subsistât pas toujours chez les jeunes et les vieux. Quand un peuple subjugué perd, par contrainte, la moitié de son existence, il se croirait déshonoré d’abandonner volontairement l’autre moitié ; il tient donc fermement à tout ce qui peut lui rappeler le bon temps passé et nourrir l’espérance du retour d’une heureuse époque. Bien des habitants de Strasbourg formaient de petites sociétés séparées, il est vrai, mais réunies par l’esprit ; elles étaient sans cesse augmentées et recrutées par les nombreux sujets de princes allemands qui possédaient des terres considérables sous la suzeraineté de la France ; car les pères et les fils séjournaient plus ou moins longtemps à Strasbourg pour leurs affaires ou leurs études.

À notre table aussi, on ne parlait guère qu’allemand. Salzmann s’exprimait en français avec beaucoup de facilité et d’élégance, mais incontestablement, par ses tendances et sa vie, il était un parfait Allemand ; on aurait pu présenter Lerse aux jeunes Allemands comme un modèle ; Meyer, de Lindau, se mettait trop volontiers à son aise en bon allemand pour consentir à se composer en bon français ; et si, parmi les autres convives, quelques-uns inclinaient pour la langue et les mœurs françaises, aussi longtemps qu’ils étaient avec nous, ils se soumettaient eux-mêmes au ton général.

De la langue nous passions aux affaires d’État. Nous ne pouvions, il est vrai, beaucoup vanter notre constitution de l’Empire ; nous accordions qu’elle se composait uniquement d’abus légitimes, mais nous nous élevions d’autant plus contre la constitution française, qui n’était qu’un amalgame confus d’abus illégitimes ; dont le gouvernement ne déployait son énergie que mal à propos, et devait souffrir qu’une révolution totale fût déjà prophétisée publiquement dans un noir avenir. Si au contraire nous portions nos regards vers le Nord, nous y voyions briller Frédéric, l’étoile polaire, autour de laquelle l’Allemagne, l’Europe, le monde entier, semblaient tourner. La marque la plus forte de sa prépondérance en toutes choses, c’est qu’on introduisait dans l’armée française l’exercice à la prussienne et même le bâton prussien. Nous lui pardonnions d’ailleurs sa préférence pour une langue étrangère, ayant la satisfaction de voir ses poètes, ses philosophes et ses littérateurs français le tourmenter et redire sans cesse qu’on ne devait le regarder et le traiter que comme un intrus.

Mais ce qui nous éloignait des Français plus que tout le reste, c’était l’assertion impolie et souvent répétée que les Allemands, en général, et le roi lui-même, malgré ses prétentions à la culture française, manquaient de goût. Cette phrase revenait comme un refrain après chaque jugement, et, pour nous tranquilliser là-dessus, nous avions recours au dédain. Nous n’en étions pas moins fort embarrassés pour nous expliquer la chose, car on nous assurait qu’au dire de Ménage, les écrivains français avaient tout en partage excepté le goût ; le Paris vivant nous apprenait à son tour que les auteurs modernes, pris en masse, manquaient de goût, et Voltaire lui-même ne pouvait échapper tout à fut à cette critique souveraine. Déjà auparavant, et à diverses reprises, ramenés à la nature, nous ne voulûmes donc rien admettre que la vérité et la sincérité du sentiment, et son expression vive et forte.

L’amitié, l’amour, la fraternité,
Ne se produisent-ils pas d’eux-mêmes ?

Tel fut le mot d’ordre et le cri de guerre, avec lequel les membres de notre petite bande universitaire avaient coutume de se reconnaître et de s’encourager. Cette maxime régnait dans tous nos banquets fraternels, où le cousin Michel[1], avec sa nationalité bien connue, venait souvent égayer nos soirées.


Si l’on ne veut voir dans ce que je viens d’exposer que des mobiles extérieurs, accidentels, et des particularités personnelles, je dirai que la littérature française avait en elle certaines qualités qui devaient moins attirer que repousser un jeune homme plein d’ardeur. Elle était vieille et aristocratique, et ces deux caractères ne peuvent charmer la jeunesse, qui cherche autour d’elle la jouissance et la liberté. Depuis le seizième siècle, on n’avait jamais vu la marche de la littérature française complètement interrompue ; les troubles intérieurs, politiques et religieux, aussi bien que les guerres extérieures, avaient même hâté ses progrès ; mais on affirmait généralement qu’il y avait déjà cent ans qu’elle avait brillé dans tout son éclat. Par l’effet de circonstances favorables, une riche moisson avait mûri tout à coup et avait été heureusement récoltée, en sorte que les plus grands talents du dix-huitième siècle devaient se contenter modestement d’un glanage.

Cependant beaucoup de choses avaient vieilli, et d’abord la comédie, qui avait besoin d’être renouvelée sans cesse, pour se plier, moins parfaite, il est vrai, mais avec un intérêt nouveau, à la vie ri aux mœurs. Pour les tragédies, un grand nombre avaient disparu du théâtre, et Voltaire ne laissa pas échapper l’occasion solennelle qui lui fut offerte de donner une édition des œuvres de Corneille, pour montrer les nombreux défauts de son devancier, que, selon l’opinion générale, il n’avait pas atteint. Et ce Voltaire lui-même, la merveille de son temps, était maintenant vieilli comme la littérature, qu’il avait, vivifiée et dominée pendant près d’un siècle. À côté de lui existaient et végétaient encore de nombreux littérateurs, d’âge plus ou moins actif, plus ou moins heureux, qui disparaissaient peu à peu. L’influence de la société sur les écrivains augmentait sans cesse ; car la bonne société, composée des nobles, des grands et des riches, choisissait pour un de ses principaux amusements la littérature, qui en était devenue tout à fait mondaine et aristocratique. Les grands seigneurs et les lettrés se formaient mutuellement, et ils devaient mutuellement se déformer : car tout ce qui est distingué est proprement dédaigneux, et elle devint aussi dédaigneuse, la critique française, négative, dénigrante, médisante. C’est ainsi que la haute classe jugeait les écrivains ; les écrivains, avec un peu moins de bienséance, agissaient de même entre eux, et même envers leurs protecteurs. Ne pouvait-on imposer au public, on cherchait à le surprendre ou à le gagner par l’humilité. Ainsi se développa (sans parler de ce qui agitait dans leurs profondeurs l’Église et l’État) une telle fermentation littéraire, que Voltaire lui-même eut besoin de toute son activité, de toute sa prééminence, pour surnager dans le courant de l’irrévérence universelle. Déjà on l’appelait tout haut un vieil enfant opiniâtre ; ses travaux, poursuivis sans relâche, étaient considérés comme le vain effort d’une vieillesse usée ; certains principes, qu’il avait professés toute sa vie, à la propagation desquels il avait consacré ses jours, n’obtenaient plus ni estime ni respect ; son Dieu même, par la profession duquel il continuait à se séparer de tout athéisme, on ne le lui passait plus ; et lui-même, le vieux patriarche, il était contraint, comme le plus jeune de ses rivaux, de guetter le moment, de poursuivre une faveur nouvelle, de montrer à ses amis trop de bienveillance, à ses ennemis trop de méchanceté, et, sous l’apparence d’un ardent amour pour la vérité, d’agir sans vérité et sans franchise. Était-ce donc la peine d’avoir mené une vie si active et si grande, pour la finir d’une manière plus dépendante qu’il ne l’avait commencée ? Combien une pareille situation était insoutenable, son grand esprit, sa délicate irritabilité, le sentaient parfaitement. Il se soulageait quelquefois par des élans et des secousses ; il lâchait la bride à son humeur, passait les bornes et portait quelques bottes, qui, le plus souvent, provoquaient lu mauvaise humeur de ses amis et de ses ennemis ; car chacun se croyait au-dessus de lui, bien que nul ne fût son égal. Un public qui n’entend jamais que les jugements des vieillards ne devient que trop aisément sage à leur manière, et rien n’est plus insuffisant qu’un jugement mûr accepté par un esprit qui ne l’est pas.

Pour nous, jeunes hommes, qui, dans notre amour germanique de la nature et de la vérité, voyions toujours planer devant nos yeux, comme le meilleur guide dans la vie et dans l’étude, la loyauté envers nous-mêmes et envers les autres, nous trouvions toujours plus choquante la partiale déloyauté de Voltaire et l’altération de tant d’objets respectables, et notre aversion pour lui se fortifiait de jour en jour. Pour combattre les bigots, il n’avait jamais assez rabaissé la religion et les saints livres sur lesquels elle est fondée, et, par là, il avait souvent blessé mes sentiments. Mais, lorsque j’appris que, pour discréditer la tradition d’un déluge, il niait tous les coquillages fossiles et n’y voulait voir que des jeux de la nature, il perdit absolument ma confiance, car j’avais vu de mes yeux assez clairement sur le Baschberg, que je me trouvais sur un ancien lit de mer desséché, parmi les dépouilles de ses antiques habitants. Oui, ces montagnes avaient été un jour couvertes par les flots. Si ce fut avant ou pendant le déluge, c’était pour moi une question indifférente. Il me suffisait de savoir que la vallée du Rhin avait été un vaste lac, un golfe immense ; on ne pouvait m’en ôter la conviction. Je songeais plutôt à m’avancer dans la connaissance des terres et des montagnes, quel que put être le résultat de mes recherches.

La littérature française était donc vieille et aristocratique en elle-même et par Voltaire. Ajoutons encore quelques réflexions sur cet homme remarquable. Une vie active et répandue, la politique, la richesse, des relations avec les dominateurs du monde, pour le dominer à son tour au moyen de ces relations : tel avait été dès sa jeunesse l’objet des vœux et des efforts de Voltaire. Rarement un homme se soumit à une telle dépendance pour être indépendant. Il réussit même à subjuguer les esprits : la nation fut à lui. Vainement ses adversaires déployèrent-ils de médiocres talents et une prodigieuse haine : rien ne lui put nuire. Il ne réussit jamais, il est vrai, à gagner la faveur de la cour, mais, en revanche, des monarques étrangers furent ses tributaires ; la grande Catherine et le grand Frédéric, Gustave de Suède, Christian de Danemark, Poniatowski de Pologne, Henri de Prusse, Charles de Brunswyk, se reconnurent ses vassaux ; des papes même crurent devoir l’apprivoiser par quelque condescendance. Si Joseph II se tint éloigné de lui, cela ne fit pas trop d’honneur à ce prince, car ses entreprises n’en auraient pas plus mal tourné, si, avec sa belle intelligence, avec ses nobles sentiments, il eût été un peu plus spirituel et meilleur juge de l’esprit.

Ce que je présente ici en abrégé, et dans un-certain enchaînement, retentissait alors sans liaison et sans utilité à nos oreilles, comme le cri du moment, comme une discordante cacophonie. On n’entendait jamais que l’éloge des morts. On demandait, du bon, du nouveau, mais, les choses les plus nouvelles, on n’en voulait jamais. À peine un patriote français eut-il présenté sur la scène, dès longtemps glacée, de nobles sujets ; à peine le Siège de Calais eut-il remporté un sucées d’enthousiasme, que cette pièce patriotique, avec toutes ses pareille, fut déclarée creuse et mauvaise à tous égards. Les peintures de mœurs de Destouches, aux-quelles, jeune garçon, j’avais pris plaisir si souvent, étaient jugées faibles ; le nom de cet honorable auteur était oublié. Et combien d’autres écrivains ne devrais-je pas nommer, au sujet desquels j’essuyais le reproche de juger en provincial, lorsque, en présence de personnes entraînées par le nouveau courant littéraire, j’avais montré quelque sympathie pour ces auteurs et leurs ouvrages !

Aussi, nous autres jeunes Allemands, nous étions plus mécontents tous les jours. Selon notre manière de sentir, selon notre nature propre, nous aimions à fixer les impressions des objets, à les mûrir lentement, et, s’il fallait absolument les laisser échapper, que ce fût le plus tard possible. Nous étions persuadés que, par une attention fidèle, par une application soutenue, on peut tirer quelque chose de tout, et qu’à force de persévérance, on doit enfin arriver à un point où, en même temps que le jugement, on en peut exprimer aussi la raison. Nous savions reconnaître que la grande et admirable société française nous offrait bien des avantages et des conquêtes. Rousseau nous avait charmés. Cependant, quand nous considérions sa vie et son sort, nous le voyions, pour suprême récompense de tout ce qu’il avait produit, contraint de vivre inconnu et oublié dans Paris.

Si nous entendions parler des encyclopédistes, et si nous ouvrions un volume de leur immense ouvrage, nous ressentions une impression pareille à celle qu’on éprouve, lorsque, au milieu d’innombrables bobines et métiers en mouvement, on parcourt une grande fabrique, et que ce rondement et ce tintamarre, ce mécanisme qui trouble l’œil et l’esprit, ce mystère incompréhensible d’un appareil dont les parties s’enchevêtrent avec une variété infinie, enfin la vue de tout ce qui est nécessaire pour fabriquer une pièce de drap, font prendre en dégoût l’habit même qu’on porte sur le corps.

Diderot avait avec nous assez d’affinité, car, en tout ce que les Français blâment chez lui, il est un véritable Allemand. Mais son point, de vue était déjà trop élevé, son horizon trop vaste, pour qu’il nous eût été possible de nous associer à lui et de nous placer à son côté. Toutefois ses enfants de la nature, qu’il savait relever et ennoblir avec un grand art oratoire, nous plaisaient infiniment ; nous étions ravis de ses hardis braconniers et contrebandiers ; et, depuis, cette canaille n’a que trop pullulé sur le Parnasse allemand. C’était donc lui encore, comme Rousseau, qui répandait le dégoût de la vie sociale, secret acheminement à ces révolutions effroyables dans lesquelles tout ce qui existait parut s’abîmer.

Mais nous devons écarter pour le moment ces considérations et remarquer l’influence que ces deux hommes ont exercée sur l’art. Là encore, ils furent nos guides, et, de l’art, ils nous entraînèrent vers la nature. Dans tous les arts, l’objet suprême est de produire par l’apparence l’illusion d’une réalité supérieure. Mais c’est une fausse tendance que de réaliser l’apparence au point qu’il ne reste à la fin qu’une réalité vulgaire.

L’application des lois de la perspective aux coulisses, placées les unes en arrière des autres, avait assuré au théâtre, comme lieu idéal, le plus grand avantage, et maintenant on voulait, par caprice, sacrifier ce progrès, fermer les côtés du théâtre et former de véritables chambres. Il fallait donc aussi que la pièce elle-même, que le jeu des acteurs, que tout en un mot, fût mis d’accord avec une scène pareille, et qu’il en sortit un théâtre tout nouveau.

Les acteurs français avaient atteint dans la comédie le plus haut degré de vérité idéale. Le séjour à Paris, l’observation des manières des courtisans, les liaisons amoureuses des acteurs et des actrices avec des personnes du grand monde, tout contribuait à transplanter sur la scène ce que l’élégance et la politesse de la vie sociale ont de plus relevé, et, à cet égard, les amis de la nature avaient peu de chose à reprendre. Mais ils crurent faire un grand progrès, en choisissant pour leurs pièces des sujets sérieux et tragiques, dont la vie bourgeoise ne manque pas non plus, et en se servant également de la prose pour le style élevé, bannissant ainsi par degrés les vers, qui ne sont pas naturels, avec la déclamation et les gestes, qui le sont aussi peu.

C’est une chose très-remarquable, et qui fixa peu l’attention générale, que, dans ce temps même, la vieille tragédie, sévère, rhythmique, savante, fut menacée d’une révolution, qui ne put être détournée que par de grands talents et par la force de l’habitude. L’acteur Le Kain, qui jouait ses héros avec une dignité théâtrale particulière, avec élévation et avec force, et se tenait éloigné du naturel et de l’ordinaire, vit se produire devant lui un nommé Aufresne, qui déclara la guerre à tout ce qui n’était pas nature, et qui cherchait à exprimer dans son jeu tragique la plus haute vérité. Ce système ne pouvait cadrer avec le reste du personnel théâtral de Paris. Aufresne était seul de son côté : les autres se groupèrent ; et lui, assez obstiné dans ses idées, il aima mieux quitter Paris et il passa à Strasbourg. Là nous le vîmes jouer le rôle d’Auguste dans Cinna, celui de Mithridate et quelques autres du même genre, avec la dignité la plus vraie et la plus naturelle. C’était un grand et bel homme, plus élancé que, fort, qui avait l’air, sinon imposant, du moins noble et gracieux. Son jeu était calme et réfléchi, sans être froid, et assez énergique, quand la situation le demandait. C’était un artiste fort exercé et du petit nombre de ceux qui savent transformer complètement l’art en nature et la nature en art. Ce sont eux proprement dont les avantages mal compris accréditent sans cesse la doctrine du faux naturel.

Je ferai encore mention d’un petit ouvrage qui fit une grande sensation : c’est le Pygmalion de Rousseau. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, car cette production étrange flotte également entre la nature et l’art, avec la fausse prétention de résoudre l’ait dans la nature. Nous voyons un artiste qui a produit une œuvre parfaite et qui ne se trouve pas satisfait pour avoir présenté, selon les règles de l’art, son idée, et lui avoir donné une vie supérieure ; non, il faut qu’elle dépende jusqu’à lui dans la vie terrestre ; ce que l’esprit et la main ont produit de plus sublime, il veut le détruire par l’acte le plus vulgaire de la sensualité.

Toutes ces choses et bien d’autres, sages et folles, vraies et demi-vraies, qui agissaient sur nous, contribuaient plus encore à confondre les idées ; nous suivions au hasard mille chemins écartés et détournés, et c’est ainsi que se préparait de divers côtés cette révolution littéraire de l’Allemagne, dont nous avons été témoins, et à laquelle, sciemment et à notre insu, volontairement ou involontairement, nous travaillions d’une manière irrésistible. Nous ne sentions ni le besoin ni le désir d’être éclairés et avancés en matière de philosophie ; nous croyions nous être instruits nous-mêmes sur les matières religieuses, et la violente querelle des philosophes français avec les prêtres nous était assez indifférente. Des livres défendus, condamnés au feu, qui faisaient alors un grand vacarme, n’exerçaient sur nous aucun effet. Je nie bornerai à citer le Système de la nature, que nous ouvrîmes par curiosité. Nous ne comprîmes pas comment un pareil livre pouvait être dangereux. Il nous parut si pâle, si ténébreux, si cadavéreux, que nous avions peine à en soutenir la vue et qu’il nous faisait horreur comme un fantôme. L’auteur croit recommander son livre en assurant dans la préface que, vieillard épuisé, sur le point de descendre dans la fosse, il veut annoncer la vérité à ses contemporains et à la postérité. Il nous fit rire à ses dépens, car nous croyions avoir observé que les vieilles gens n’estiment proprement dans ce monde rien de ce qu’il a d’aimable et de bon. « Les vieilles églises ont les vitres sombres… Le goût des cerises et des groseilles, c’est aux enfants et aux moineaux qu’il faut le demander. » C’étaient là nos proverbes favoris, et ce livre, véritable quintessence de la vieillesse, nous parut fade et même insipide. Tout devait être nécessairement, et, par conséquent, il n’y avait point de Dieu. Mais, demandions-nous, un Dieu ne pourrait-il pas aussi être nécessairement ? Nous accordions, il est vrai, que nous ne pouvions guère nous soustraire aux nécessités des jours et des nuits, des saisons, des influences du climat, des circonstances physiques et animales : cependant nous sentions en nous quelque chose qui apparaissait comme volonté parfaite, et quelque chose encore qui cherchait à se mettre en équilibre avec cette volonté. L’espérance de devenir toujours plus raisonnables, de nous rendre toujours plus indépendants des objets extérieurs et aussi de nous-mêmes, nous ne pouvions y renoncer. Le mot de liberté sonne si bien, qu’on ne pourrait s’en passer, lors même qu’il n’exprimerait qu’une erreur.

Aucun de nous n’avait lu le livre jusqu’au bout, car nous trouvions déçue l’attente dans laquelle nous l’avions ouvert. On nous annonçait un système de la nature, et nous espérions, par conséquent, apprendre quelque chose sur la nature, notre idole ; la physique et la chimie, l’astronomie et la géographie, l’histoire naturelle et l’anatomie, d’autres sciences encore, avaient, depuis des années et jusqu’à ce jour, porté notre attention sur le magnifique et vaste univers, et nous aurions recueilli avec joie des notions, soit détaillées soit générales, sur les soleils et les astres, les planètes et les satellites, les montagnes, les vallées, les fleuves et les mers, et sur tous les êtres qui y vivent et respirent. Nous ne doutions point qu’il ne se trouvât dans cet ouvrage bien des choses que le commun des hommes pouvait juger nuisibles, le clergé, dangereuses, l’État, intolérables, et nous espérions que ce petit livre aurait supporté dignement l’épreuve du feu. Mais quel désert, quel vide nous sentîmes dans ce triste et nébuleux athéisme, où disparaissait la terre avec toutes ses figures, le ciel avec toutes ses étoiles ! Il y aurait eu une matière de toute éternité, et, de toute éternité, en mouvement ; et, par ce mouvement à droite et à gauche et de tous côtés, elle aurait, sans autre secours, produit les immenses phénomènes de l’être. Tout cela, nous aurions pu à la rigueur l’accepter, si l’auteur, avec sa matière en mouvement, avait en effet construit le monde devant nos yeux. Mais il paraissait en savoir aussi peu que nous sur la nature ; car, après avoir établi, comme des jalons, quelques idées générales, il les abandonne aussitôt, pour transformer ce qui apparaît comme plus élevé que la nature, ou du moins comme une nature plus élevée dans la nature, en une nature matérielle, pesante, qui se meut, il est vrai, mais sans direction et sans forme, et, par là, il croit avoir beaucoup gagné. Si pourtant ce livre nous causa quelque tort, ce fut celui de nous faire prendre à jamais en aversion toute philosophie et particulièrement la métaphysique, et de nous porter, avec une vivacité et une ardeur nouvelles, vers la science vivante, l’expérience, l’action et la poésie.

C’est ainsi qu’à la frontière de la France, nous fûmes tout d’un coup affranchis et dégagés de l’esprit français. Nous trouvions leur manière de vivre trop arrêtée et trop aristocratique, leur poésie froide, leur critique négative, leur philosophie abstruse et pourtant insuffisante, en sorte que nous étions sur le point de nous abandonner, du moins par manière d’essai, à l’inculte nature, si une autre influence ne nous avait préparés depuis longtemps à des vues philosophiques et des jouissances intellectuelles plus élevées, plus libres, et non moins vraies que poétiques, et n’avait pas exercé sur nous une autorité, d’abord modérée et secrète, puis toujours plus énergique et plus manifeste.

J’ai à peine besoin de dire qu’il s’agit ici de Shakspeare, et, après cette déclaration, tous les développements sont inutiles. Shakspeare est admiré des Allemands plus que des autres peuples, plus peut-être que de ses compatriotes eux-mêmes. Il a trouvé chez nous en abondance la justice, l’équité et les ménagements que nous nous refusons les uns aux autres. Des hommes éminents se sont appliqués à présenter son génie sous le jour le plus favorable, et j’ai toujours souscrit volontiers à ce qu’on a dit en son honneur, à son avantage et même pour son apologie. J’ai déjà exposé l’influence que ce génie extraordinaire a exercée sur moi, et j’ai fait sur ses travaux quelques essais qui ont trouvé de l’approbation. Je puis donc me borner ici à celle déclaration générale, jusqu’à ce que je sois en mesure de communiquer à des amis qui veuillent m’entendre quelques réflexions que j’ai recueillies encore sur de si grands mérites et que j’avais envie d’insérer ici. Pour le moment, je me bornerai adiré comment je fis connaissance avec lui. Ce fut d’assez bonne heure à Leipzig, par les Beauties of Shakspeare de Dodd. Quoiqu’on puisse dire contre de pareils recueils, qui nous présentent les auteurs en lambeaux, ils produisent pourtant quelques bons effets. Nous ne sommes pas toujours assez préparés et assez intelligents pour nous approprier, selon son mérite, un ouvrage tout entier. Ne soulignons-nous pas dans un livre les endroits qui se rapportent à nous directement ? Les jeunes gens surtout qui manquent d’une culture approfondie, reçoivent des passages brillants une très-heureuse impulsion, et je me rappelle encore comme une des plus belles époques de ma vie, celle que ce livre marqua chez moi. Ces admirables particularités, ces grandes maximes, ces peintures saisissantes, ces traits humoristiques, tout m’intéressait en détail et puissamment.

Ensuite parut la version de Wieland. Elle fut dévorée, puis communiquée et recommandée aux amis et aux connaissances. Les Allemands ont eu l’avantage de posséder d’abord des traductions agréables et faciles de plusieurs ouvrages marquants des littératures étrangères. Shakspeare, traduit en prose, d’abord par Wieland, puis par Eschenbourg, a pu se répandre promptement, comme un livre généralement facile à entendre et à la portée de tous les lecteurs, et produire un grand effet. J’honore le rhythme comme la rime, sans eux il n’est pas de poésie ; mais ce qui exerce proprement une action essentielle et profonde, ce qui véritablement développe et cultive, c’est ce qui reste du poëte quand il est traduit en prose : alors subsiste, dans son entière pureté, le fonds, qu’un dehors éclatant sait souvent nous figurer lorsqu’il manque, et nous cache lorsqu’il existe. Je crois donc, pour la première éducation de la jeunesse, les traductions en prose préférables aux traductions en vers, car on peut observer que les écoliers, à qui tout doit servir de jouet, s’amusent du son des mots, de la chute des syllabes, et, par une sorte de parodie folâtre, détruisent le fonds du plus noble ouvrage. C’est pourquoi je demande s’il ne conviendrait pas d’entreprendre d’abord une traduction en prose des poëmes d’Homère ; mais il faudrait qu’elle fût digne du degré où se trouve actuellement la littérature allemande. J’abandonne cette idée et tout ce que j’ai dit aux méditations de nos dignes pédagogues, qui ont là-dessus les lumières d’une expérience étendue. Je citerai seulement, à l’appui de ma proposition, la traduction de la Bible par Luther : car cet homme excellent, en nous donnant dans la langue maternelle, et comme d’un seul jet, cet ouvrage écrit du style le plus divers, avec le ton poétique, historique, législatif et didactique, a plus avancé la religion que s’il avait voulu reproduire en détail les particularités de l’original. C’est en vain qu’on s’est efforcé plus tard de nous faire goûter dans leur forme poétique le livre de Job, les Psaumes et les autres ouvrages lyriques. Pour la foule, sur laquelle il faut agir, une traduction coulante est toujours la meilleure. Ces traductions critiques, qui rivalisent avec l’original, ne servent proprement qu’à amuser les savants entre eux.

C’est ainsi que, dans les traductions et dans l’original, par des fragments et par l’ensemble, par des extraits et des passages, Shakspeare exerça sur noire société de Strasbourg une telle influence, que, de même qu’en a des hommes forts sur la Bible, nous nous rendîmes peu à peu forts sur Shakspeare ; nous imitions dans nos conversations les qualités et les défauts de son temps, qu’il nous fait connaître ; nous prenions le plus grand plaisir à ses Quibbles, et nous rivalisions avec lui, soit en les traduisant, soit par des boutades originales. Je fus pour beaucoup dans l’affaire par mon enthousiasme, qui surpassait encore celui des autres. La joyeuse profession de foi que quelque chose de sublime plane au-dessus de moi fut contagieuse pour mes amis, qui s’abandonnèrent tous à ce sentiment. Nous ne contestions pas qu’il était possible de mieux connaître de tels mérites, de les comprendre, de les juger avec discernement, mais nous nous réservions ce travail pour la suite. En attendant, nous ne voulions autre chose qu’une joyeuse sympathie, une imitation vivante, et, au milieu de si grandes jouissances, nous ne voulions pas fouiller et critiquer l’homme qui nous les donnait ; nous étions heureux, au contraire, de l’honorer sans réserve.

Si l’on veut apprendre directement ce qui fut pensé, exprimé et débattu dans cette société vivante, on devra lire le mémoire de Herder sur Shakspeare, dans la brochure De la manière et de l’art allemands et les Remarques sur le théâtre par Lenz, auxquelles fut jointe une traduction des Lovels labours lost. Herder pénètre dans les profondeurs du génie de Shakspeare et les expose admirablement ; Lenz se comporte plutôt en iconoclaste envers la tradition du théâtre, et il ne veut plus entendre parler que de Shakspeare. Puisque je suis amené à faire ici mention de cet homme, aussi distingué que bizarre, c’est le moment d’en dire quelques mots par forme d’essai.

Je ne fis sa connaissance que vers la fin de mon séjour à Strasbourg. Nous nous vîmes rarement ; sa société n’était pas la mienne, mais nous cherchions l’occasion de nous rencontrer, et nous aimions il converser ensemble, parce que nos âges et nos sentiments étaient les mêmes. Il était petit, mais bien fait, une tête mignonne et charmante, à la délicatesse de laquelle répondaient parfaitement de jolis traits un peu émoussés ; des yeux bleus, des cheveux blonds, bief un petit personnage comme j’en ai rencontré de temps en temps parmi les jeunes hommes du Nord ; une démarche douce et comme circonspecte, une parole agréable, sans être tout à fait coulante, et des manières qui, nuancées de réserve et de timidité, convenaient parfaitement à un jeune homme. Il lisait fort bien de petits poëmes, particulièrement les siens ; son écriture était fort courante. Pour exprimer son caractère, je ne trouve que le mot anglais Whimsical, lequel, ainsi qu’on le voit dans le dictionnaire, renferme en une seule idée bien des singularités. Par cela même, personne peut-être n’était plus capable que lui de sentir et d’imiter les écarts et les extravagances du génie de Shakspeare. Sa traduction en est ! a preuve. Il traite son auteur avec une grande liberté ; il n’est rien moins que serre et fidèle ; mais il sait si bien s’ajuster l’équipement ou plutôt la jaquette bouffonne de son modèle, imiter ses gestes d’une manière si humoristique, qu’il ne manqua pas d’obtenir les applaudissements de tout homme qui se plaisait à ces choses.

Les absurdités des Clowns faisaient surtout nos délices et nous trouvions Lenz un homme privilégié de savoir les imiter[2]. Le goût de l’absurde, qui se manifeste librement et sans détour dans la jeunesse, mais qui, plus tard, se dissimule toujours davantage, sans se perdre tout à fait, était parmi nous en pleine fleur, et nous cherchions aussi à fêler notre grand maître par des bouffonneries originales. Puis nous disputions très-sérieusement sur la question de savoir si elles étaient ou n’étaient pas dignes des Clowns, et si elles coulaient de la véritable et pure source des fous, ou s’il ne s’y était point mêlé, contre la convenance et la règle, quelque sens et quelque raison. En général, les idées bizarres pouvaient se répandre sans retenue, et chacun était libre d’y prendre part, depuis que Lessing, qui jouissait d’une si grande confiance, en avait donné le premier signal dans sa dramaturgie.


J’eus le plaisir de faire avec cette joyeuse société plusieurs agréables promenades dans la haute Alsace, mais je n’en rapportai aucune instruction de quelque valeur. Les petites poésies que chaque occasion faisait éclore, en grand nombre, et qui formaient une assez joyeuse description de voyage, se sont toutes perdues. Dans le cloître de l’abbaye de Molsheim, nous admirâmes les peintures sur verre ; dans la fertile contrée entre Colmar et Schelestadt, retentirent des hymnes folâtres à Cérés, dans lesquels était exposée en détail et célébrée la consommation de tant de fruits, et traitée fort plaisamment l’importante question du commerce libre ou restreint de ces denrées. A Ensisheim, nous vîmes l’énorme aérolithe suspendu dans l’église, et, selon la manie sceptique de l’époque, nous tournâmes en ridicule la crédulité des hommes, ne prévoyant pas qu’un jour nous verrions tomber dans nos propres champs de ces corps aériens, ou que du moins nous les garderions dans nos cabinets. Je me rappelle encore avec plaisir un pèlerinage à Ottilienberg, entrepris avec cent ou même avec mille croyants. Dans ce lieu, où se voient encore les fondements d’un castellum romain, une jeune et belle comtesse s’était, disait-on, retirée, par une pieuse inclination, au milieu des crevasses et des ruines. Non loin de la chapelle où les pèlerins font leurs dévotions, on montre sa fontaine et l’on conte de gracieuses légendes. L’image que je me faisais d’elle et son nom se gravèrent profondément dans ma mémoire. Ils m’accompagnèrent longtemps : enfin je donnai ce nom à l’une de mes filles tard venues, mais non pas moins chéries, qui fut accueillie avec une grande faveur par les cœurs pieux et purs.

De cette hauteur encore se développe au regard la magnifique Alsace, toujours la même et toujours nouvelle ; tout comme, dans l’amphithéâtre, où que l’on se place, on voit rassemblée tout entière, mais, d’une manière distincte, ses voisins seulement, il en est de même ici des bocages, des rochers, des collines, des bois, des champs, des prairies, des villages, rapprochés et lointains. On voulut même nous montrer Bâle à l’horizon. Que nous l’ayons vu, je ne voudrais pas en jurer ; mais l’azur lointain des montagnes de la Suisse exerça aussi sur nous son prestige, en nous appelant à lui, et, comme nous ne pouvions obéir à cette impulsion, il nous laissa un sentiment douloureux.

Je m’abandonnais volontiers et même avec ivresse à ces distractions et ces plaisirs, d’autant plus que mes amours avec Frédérique commençaient à me causer de vives inquiétudes. Ces inclinations de jeunesse, nourries à l’aventure, peuvent se comparer à la bombe lancée de nuit, qui monte en décrivant une ligne gracieuse et brillante, se mêle aux étoiles, semble même s’arrêter un moment au milieu d’elles, et, descendant ensuite, trace de nouveau le même sillon, mais en sens inverse, et porte enfin la ruine au lieu où elle achève sa course. Frédérique était toujours la même ; elle semblait ne pas penser, ne pas vouloir penser, que cette liaison pût si tôt finir. Olivia, au contraire, qui ne savait pas non plus se passer de-moi sans regret, mais qui perdait cependant moins que sa sœur, fut plus prévoyante ou plus franche. Elle m’entretint quelquefois de mon départ probable, et elle cherchait, pour elle-même et pour sa sœur, des sujets de consolation. Une jeune fille qui renonce à un homme à qui elle n’avait pas caché sa tendresse est loin de se trouver dans la pénible situation d’un jeune homme qui s’est autant avancé dans ses déclarations à l’égard d’une jeune fille. Il joue toujours un fâcheux personnage, car on attend de lui, qui commence à être un homme, une certaine connaissance de sa position, et une légèreté décidée lui sied mal. Les raisons d’une jeune fille qui se retire paraissent toujours valables, celles d’un homme jamais.

Mais comment une passion qui nous flatte nous laisserait-elle prévoir où elle peut nous conduire, puisqu’alors même qu’avec toute notre raison nous y avons déjà renoncé, nous ne pouvons encore nous en affranchir, nous nous livrons avec délice à la douce habitude, lors même que la position est changée ? C’est aussi ce qui m’arriva. La présence de Frédérique m’était douloureuse, et pourtant je ne savais rien de plus agréable que de penser à elle en son absence et de m’entretenir avec elle. J’allais plus rarement la voir, mais notre correspondance n’en était que plus animée. Elle savait me peindre sa situation avec sérénité, ses sentiments avec grâce ; et moi je me représentais ses mérites avec passion, avec tendresse. L’absence me rendait libre, et toute ma flamme prenait une vie jusqu’alors inconnue par ces entretiens à distance. Je pouvais, dans ces moments, m’aveugler tout à fait sur l’avenir ; j’étais assez distrait par le cours du temps et par des affaires pressantes. J’avais fait jusqu’alors mon possible pour répondre aux exigences les plus diverses, en prenant toujours un vif intérêt à ce qui touchait le présent et le moment ; mais, vers la fin, elles se précipitèrent les unes sur les autres, comme il arrive d’ordinaire lorsqu’on doit changer de séjour.

Un incident qui survint me déroba encore les derniers jours. Je me trouvais, avec une société distinguée, dans une maison de campagne d’où l’on voyait admirablement la façade de la cathédrale et le clocher. « Quel dommage, dit quelqu’un, que l’ouvrage ne soit pas achevé et que nous n’ayons qu’une des tours ! » Je répliquai : « Je ne suis pas moins fâché de voir que cette tour unique ne soit pas terminée, car les quatre tourelles sont beaucoup trop écourtées ; il fallait là encore quatre flèches légères et une plus haute au milieu, à la place de cette lourde croix. » Comme j’avais ainsi parlé avec ma vivacité ordinaire, un petit monsieur, fort éveillé, m’adressa la parole et me demanda qui m’avait dit cela. « La tour elle-même, répondis-je : je l’ai observée si longtemps et si attentivement, et je lui ai voué une si grande affection, qu’elle s’est enfin résolue à m’avouer ce secret manifeste. — Elle ne vous a pas mal informé. Je puis le savoir mieux que personne, car je suis l’administrateur préposé aux bâtiments. Nous avons encore dans nos archives les plans originaux, qui disent la même chose, et je puis vous les montrer. »

Je le priai, vu mon prochain départ, de hâter l’effet de sa complaisance. Il me fit voir les inestimables rouleaux. Je dessinai bien vite, au moyen de papier huilé, les flèches qui manquaient dans l’édifice, et je regrettai de n’avoir pas connu plus tôt ce trésor. Mais c’est là ce qui devait m’arriver toujours ; je devais m’élever péniblement, par la contemplation et la méditation des objets, à une idée qui n’aurait été peut-être ni aussi surprenante ni aussi féconde pour moi, si on me l’avait communiquée.

Au milieu de la presse et des embarras où je me trouvais, je ne pus négliger d’aller voir Frédérique encore une fois. Ce furent de pénibles jours, dont je n’ai pas conservé le souvenir. Lorsque, monté à cheval, je lui tendis encore la main, elle avait les larmes aux yeux, et je soutirais beaucoup. Je suivis le sentier qui mène à Drousenheim, et j’y fus saisi du plus étrange pressentiment. Je me vis, non pas avec les yeux du corps, mais avec ceux de l’esprit, je me vis revenir à cheval par le même chemin, avec un habillement tel que je n’en avais jamais porté : il était d’un gris bleuâtre, avec quelque dorure. Aussitôt que j’eus secoué ce rêve, l’image disparut. C’est pourtant singulier que, huit ans après, sous l’habit que j’avais rêvé, et que je portais, non par choix, mais par hasard, je me trouvai sur le même chemin pour aller voir encore une fois Frédérique. On pensera de ces visions ce qu’on voudra : l’image fantastique me rendit un peu de calme dans les moments de la séparation. La douleur de quitter pour toujours la belle Alsace, avec tout ce qu’elle m’avait donné, en fut adoucie ; enfin, échappé au trouble de l’adieu, je me retrouvai dans un état passable durant un paisible et riant voyage.

Arrivé à Mannheim, je m’empressai de courir à la salle des antiques, dont la renommée était grande. Dès mon séjour à Leipzig, j’avais beaucoup entendu parler de ces excellents ouvrages, à l’occasion des écrits de Lessing et de Winckelmann, mais j’en avais peu vu ; car, outre le Laocoon (le père seulement) et le Faune aux crotales, il ne se trouvait aucuns plâtres à l’Académie ; et ce que Œser voulait bien nous dire au sujet de ces statues devait être assez énigmatique. Comment donner à des commençants une idée de la fin de l’art ? Le directeur Berschaffeldt me fit un gracieux accueil. Un de ses aides me mena à la salle, et, après me l’avoir ouverte, il me laissa à mes inclinations et à mes pensées. J’étais là livré aux plus merveilleuses impressions, dans une salle spacieuse, carrée, et, vu sa hauteur extraordinaire, presque cubique, dans un espace bien éclairé d’en haut par des fenêtres ouvertes sous la corniche : les plus admirables statues de l’antiquité, non-seulement rangées le long des murs, mais érigées pêle-mêle dans toute la salle, une forêt de statues, à travers laquelle il fallait se glisser, une grande foule idéale, parmi laquelle il fallait s’ouvrir un passage. Toutes ces belles images, on pouvait, en ouvrant ou fermant les rideaux, les placer dans le jour le plus avantageux ; de plus, elles étaient mobiles sur leurs piédestaux et l’on pouvait les tourner à volonté.

Après m’être abandonné quelque temps à la première impression de cet ensemble irrésistible, je m’approchai des figures qui m’attiraient le plus ; et qui j eut nier que l’Apollon du Belvédère, par sa grandeur demi-colossale, sa taille élancée, son libre mouvement, son regard vainqueur, ne remporte aussi, avant tous les autres, la victoire sur notre sentiment ? Ensuite je me tournai vers le Laocoon, que je voyais là pour la première fois avec ses fils. Je me rappelai, aussi bien que possible, les dissertations et les débats dont il avait été l’objet, et je cherchai à me faire un point de vue particulier ; mais j’étais entraîné tantôt d’un côté tantôt de l’autre. Le gladiateur mourant m’arrêta longtemps ; je passai surtout des moments délicieux devant le groupe de Castor et Pollux, restes précieux, quoique problématiques. Je ne savais pas encore qu’il est impossible de se rendre compte sur-le-champ d’une contemplation qui charme. Je me contraignais de réfléchir et, malgré l’inutilité de mes efforts pour arriver à une sorte de clarté, je sentais pourtant que, dans ce grand nombre d’ouvrages, chacun, pris à part, était saisissable, chaque objet, naturel et marquant. Cependant mon attention était principalement dirigée sur le Laocoon, et je résolus pour moi la fameuse question de savoir pourquoi il ne crie pas, en concluant qu’il ne peut crier. Toutes les actions et tous les mouvements du groupe s’expliquèrent pour moi par la première conception. Toute l’attitude, aussi violente qu’ingénieuse, de la figure principale, était composée de deux mouvements, la lutte contre les serpents et la fuite devant la morsure actuelle. Pour adoucir cette douleur, le bas-ventre devait se contracter et rendait le cri impossible. Je me convainquis également que le plus jeune des fils n’est pas mordu, et c’est ainsi que je cherchai à m’expliquer encore les beautés de ce groupe. J’écrivis sur ce sujet une lettre à Œser, qui n’accorda pas à mes explications une attention bien particulière, et se contenta de donner à ma bonne volonté de vagues encouragements. Mais je fus assez heureux pour retenir cette pensée et la laisser dormir plusieurs années, jusqu’au moment où elle se rattacha à l’ensemble de mes expériences et de mes convictions, et c’est dans ce sens que je la produisis plus tard en publiant les Propylées.

Après avoir contemplé avec amour tant de sublimes œuvres plastiques, je devais avoir un avant-goût de l’architecture antique. Je trouvai le plâtre d’un chapiteau de la Rotonde et je ne nierai pas qu’à l’aspect de ces feuilles d’acanthe, tout ensemble gracieuses et colossales, ma foi à l’architecture du Nord fut un peu ébranlée.

Ce grand spectacle offert à ma première jeunesse, et dont je ressentis l’influence toute ma vie, eut cependant peu de conséquences pour le temps qui suivit d’abord. Je voudrais avoir commencé un livre avec cet exposé au lieu de le finir. Car, à peine la porte de la salle magnifique se fut-elle fermée derrière moi, que j’aspirai à me retrouver moi-même ; je cherchai même à éloigner de mon imagination ces figures, comme importunes, et ce fut seulement par un long détour que je revins plus tard à ce domaine. Elle est cependant inestimable, la fécondité secrète de ces impressions que l’on reçoit avec jouissance, sans que le jugement les disperse. La jeunesse est capable de ce suprême avantage, si elle veut ne pas être critique, et, sans recherche, sans analyse, laisser le bon et l’excellent agir sur elle.




LIVRE XII.

Le voyageur était enfin revenu dans ses foyers, mieux portant et plus joyeux que la première fois ; mais on remarquait pourtant dans sa manière d’être une certaine exaltation, qui n’annonçait pas une parfaite santé morale. Dès l’abord, ma mère dut s’occuper de chercher, pour les incidents qui survenaient, certains tempéraments entre la sage régularité de mon père et mes nombreuses excentricités. A Mayence, un jeune garçon, joueur de harpe, m’avait tellement plu, que je lui avais proposé de venir à Francfort, la foire étant près de s’ouvrir ; je lui avais promis de le loger et de lui être utile. Dans cette occasion se produisit de nouveau cette singularité, qui m’a coûté si cher dans le cours de ma vie, je veux dire mon penchant a m’entourer de jeunes êtres et à me les attacher, d’où il résulte à la fin que je suis chargé de leur sort. Une suite d’expériences fâcheuses n’a pu changer mon inclination naturelle, qui, malgré les raisons les plus claires, menace encore aujourd’hui de me séduire de temps en temps. Ma mère, plus clairvoyante, sentit combien il paraîtrait bizarre à mon père de voir un musicien, coureur de foires, sortir d’une maison respectable pour aller dans les auberges et les cabarets gagner son pain ; c’est pourquoi elle lui procura dans le voisinage un logement et une pension ; je le recommandai à mes amis, et l’enfant ne s’en trouva pas mal. Je le revis plusieurs années après. Il était devenu gros et grand, sans avoir fait beaucoup de progrès dans son art. La bonne mère, satisfaite de son premier essai de conciliation et d’accommodement, ne songeait pas qu’elle aurait prochainement grand besoin de cette adresse.

Mon père, qui menait une heureuse vie, livré à ses fantaisies et à ses occupations surannées, était satisfait, en homme qui poursuit ses plans malgré tous les retards et les obstacles. J’étais reçu docteur ; le premier pas était fait pour suivre désormais de proche en proche le cours de la vie civile. Ma thèse avait eu son approbation ; il s’occupait à la revoir, avec plus de soin, à en préparer la publication. Pendant mon séjour en Alsace, j’avais écrit beaucoup de petites poésies, de mémoires, d’observations de voyage, et bien des feuilles volantes : il s’amusait à les étiqueter, à les classer, me pressait de les compléter, et il se flattait de voir bientôt cesser ma répugnance, jusqu’alors invincible, à laisser imprimer quelques-unes décès choses.

Ma sœur s’était entourée d’un cercle de jeunes personnes aimables et intelligentes. Sans être impérieuse, elle exerçait sur toutes de l’empire, parce que son esprit savait voir bien des choses et sa bonne volonté les accommoder ; d’ailleurs elle était en position de jouer le rôle de confidente plus que celui de rivale.

Parmi mes anciennes connaissances et mes anciens amis, je trouvai Horn toujours le même fidèle et joyeux camarade ; je me liai de même avec Riese, qui ne manquait pas d’exercer et de mettre à l’épreuve ma pénétration, en opposant, par une contradiction soutenue, le doute et la négation à un enthousiasme dogmatique, auquel je m’abandonnais trop volontiers. À ces amis s’en joignirent d’autres peu à peu, dont je parlerai plus tard ; mais, parmi les personnes qui me rendirent utile et agréable ce nouveau séjour dans ma ville natale, les frères Schlosser occupent le premier rang. L’aîné, Jérôme, jurisconsulte élégant et profond, jouissait, comme avocat, de la confiance générale. Il ne se trouvait nulle part aussi bien qu’au milieu de ses livres et de ses papiers, dans des chambres où régnait un ordre parfait. Je ne l’y ai jamais trouvé autrement que joyeux et sympathique. En nombreuse compagnie, il se montrait de même agréable et intéressant, car une vaste lecture avait orné son esprit de toutes les beautés des anciens. Il ne dédaignait pas, dans l’occasion, d’augmenter nos plaisirs, en composant des vers latins pleins d’agrément. Je conserve encore de lui plusieurs distiques badins, écrits de sa main sous les portraits, que j’avais dessinés, de bizarres caricatures franc-fortoises, généralement connues. Je conférais souvent avec lui sur la carrière que je devais suivre, et, si des penchants, des passions et des entraînements sans nombre ne m’avaient pas détourné de cette voie, il eût été mon guide le plus sûr. Son frère Georges était d’un âge plus rapproché du mien ; il avait quitté Treptow et le service du duc Frédéric-Eugène de Wurtemberg. Il avait acquis plus de connaissance du monde, plus d’habileté pratique, et avait fait aussi des progrès dans l’étude générale des littératures allemande et étrangères. Comme auparavant, il aimait à écrire dans toutes les langues ; mais, par là, il ne provoquait pas mon émulation, parce que, me vouant exclusivement à la langue allemande, je ne cultivais les autres qu’autant qu’il fallait pour lire avec quelque facilité les meilleurs écrivains dans l’original. Sa droiture se montrait toujours la même ; et peut-être la connaissance du monde l’avait-elle disposé à persister avec plus de rigueur et même de roideur dans ses honnêtes sentiments.

Par ces deux amis, je fis bientôt la connaissance de Merck, à qui Herder m’avait annoncé de Strasbourg assez favorablement. Cet homme singulier, qui a exercé sur ma vie la plus grande influence, était originaire de Darmstadt. Je sais peu de chose de sa première éducation. Ses études achevées, il accompagna un jeune homme en Suisse ; il y séjourna quelque temps et il en revint marié. Quand je fis sa connaissance, il était trésorier de la guerre à Darmstadt. Né avec du sens et de l’esprit, il avait acquis de très-belles connaissances, surtout dans les littératures modernes, et il avait porté son attention sur l’histoire du monde et des hommes de tous les temps et de tous les lieux. Il était doué d’un jugement vif et pénétrant. On estimait en lui l’homme d’affaires actif et résolu et le calculateur habile. Il était partout bien reçu, son commerce paraissant fort agréable aux personnes dont il ne s’était pas fait craindre par des traits mordants. Il était grand et maigre, remarquable par son nez pointu ; ses yeux bleu clair, peut-être gris, donnaient à son regard mobile quelque chose du tigre. La Physiognomonie de Lavater nous a conservé son profil. Son caractère offrait une singulière discordance : naturellement loyal, noble et sûr, il s’était aigri contre le monde, et il se laissait tellement dominer par son humeur morose, qu’il éprouvait un penchant irrésistible à se montrer, de propos délibéré, rusé et même narquois. Raisonnable, calme et bon, dans un moment donné, il pouvait, dans un autre, comme le limaçon déploie ses cornes, s’aviser de faire une chose de nature à blesser, à offenser ou même à nuire. Mais, tout comme on manie volontiers un instrument dangereux, quand on croit n’en avoir rien à craindre, je me sentais d’autant plus disposé à le fréquenter et à jouir de ses bonnes qualités, qu’une secrète confiance me faisait pressentir qu’il ne me ferait jamais éprouver les mauvaises. Tandis que, d’un côté, par cette inquiétude morale, par ce besoin de se montrer sournois et malin, il troublait les relations de société, une autre inquiétude, qu’il nourrissait en lui avec le même soin, s’opposait à son propre contentement. Je veux parler d’un certain besoin de produire, qu’il sentait à la manière des amateurs et auquel il devait céder volontiers, car il s’exprimait en prose et en vers avec bonheur et facilité, et il aurait fort bien pu essayer de jouer un rôle parmi les beaux esprits du temps. Je possède même encore de lui des épîtres en vers d’une hardiesse et d’une âpreté extraordinaires, et d’une amertume digne de Swift, qui se distinguent à un haut degré par des vues originales sur les hommes et les choses ; malheureusement, elles sont écrites avec une vigueur si blessante, que je ne voudrais pas les publier même aujourd’hui ; mais je devrais ou bien les détruire, ou bien les tenir en réserve pour la postérité, comme d’étranges documents des dissensions secrètes de notre littérature. Toutefois le caractère négatif et destructeur de tous ses travaux lui était désagréable à lui-même, et il m’enviait, disait-il souvent, ma verve naïve, qui naissait du plaisir que je prenais au modèle et à l’objet représenté.

Au reste son dilettantisme littéraire lui aurait été moins nuisible que profitable, s’il n’avait senti un irrésistible désir de s’essayer dans la carrière de l’industrie et du commerce. En effet, lorsqu’une fois il commençait à maudire ses facultés, et qu’il s’indignait de ne pouvoir satisfaire d’une manière assez originale ses prétentions à un talent pratique, il abandonnait tour à tour l’art plastique et la poésie, et méditait des entreprises industrielles et commerciales, qui devaient rapporter de l’argent en même temps qu’elles l’amuseraient.

Au reste, il y avait à Darmstadt une société d’hommes très-instruits. Parmi ceux du pays, figuraient le conseiller intime de Hesse, ministre du landgrave, le professeur Petersen, le recteur Wenck ; à ces hommes de mérite se joignaient tour à tour quelques voisins et nombre de voyageurs. Mme de Hesse et sa sœur, Mlle Flachsland, étaient des femmes d’un rare mérite : la dernière, fiancée de Herder, était doublement intéressante par ses belles qualités et par son amour pour un homme si éminent. Je ne saurais dire combien je fus animé et soutenu par cette société. On écoutait avec plaisir la lecture de mes ouvrages achevés ou commencés ; on m’encourageait, quand j’exposais sans réserve et en détail ce que je méditais ; on me grondait, quand je laissais en arrière, à la première occasion, le travail entrepris. Faust était déjà avancé, Gœtz de Berlichingen se construisait peu à peu dans mon esprit ; l’étude du quinzième et du seizième siècle m’occupait, et la cathédrale de Strasbourg m’avait laissé une très-grave impression, qui pouvait fort bien servir de fond à ces poèmes.

Ce que j’avais pensé et imaginé sur cette architecture, je le mis par écrit. Le premier point sur lequel j’insistai, c’est qu’il fallait l’appeler allemande et non gothique, la tenir pour nationale et non pour étrangère ; je disais ensuite qu’on ne devait pas la comparer avec l’architecture des Grecs et des Romains, parce qu’elle procédait d’un tout autre principe. Quand ces peuples, sous un ciel plus doux, faisaient reposer leur toit sur des colonnes, il en résultait déjà, en soi, un mur à jour ; mais nous, qui sommes contraints à nous défendre absolument contre la température et à nous entourer de murs de toutes parts, nous devons honorer le génie qui trouva le moyen de donner de la variété à des murailles massives, de les transpercer en apparence, et d’occuper l’œil dignement et agréablement sur la grande surface. Il en est de même des tours, qui ne représentent pas, comme les coupoles, un ciel en dedans, mais qui s’élancent au dehors vers le ciel, et qui doivent annoncer de loin aux pays d’alentour la présence du sanctuaire placé à leur base. Quant à l’intérieur de ces vénérables édifices, je ne hasardais d’y toucher que par la contemplation poétique et par de pieux sentiments. S’il m’avait plu d’exprimer clairement et distinctement, dans un style intelligible, ces vues, dont je ne veux pas contester le mérite, la brochure De l’architecture allemande, M. Ervini a Steinbach aurait produit plus d’effet dès son apparition, et éveillé plus tôt l’attention des amis de l’architecture nationale ; mais, séduit par l’exemple de Hamann et de Herder, j’enveloppai ces idées et ces considérations toutes simples dans un poudreux nuage de paroles et de phrases étranges, et j’obscurcis, pour les autres et pour moi, la lumière qui m’était apparue. Néanmoins ces feuilles furent bien reçues, et réimprimées dans la brochure de Herder Sur la manière et l’art allemand.

Si, par inclination ou dans un but poétique et par d’autres vues, je m’occupais avec plaisir des antiquités nationales et cherchais à les faire revivre devant moi, j’en étais toutefois détourné de temps en temps par les études bibliques et par les émotions religieuses ; la vie et les actes de Luther, qui jettent dans le seizième siècle un éclat si magnifique, devaient toujours me ramener aux Saintes Écritures et à la méditation des idées et des sentiments religieux. Je me complaisais, dans mon petit orgueil, à considérer la Bible comme une œuvre collective, formée peu à peu, remaniée à diverses époques : car cette conception n’était point encore dominante, et surtout elle n’était point admise dans la société au milieu de laquelle je vivais. Pour le sens général, je m’en tenais à la version de Luther ; pour les détails, je recourais à la traduction littérale de Schmid, et je m’aidais, aussi bien que possible, du peu d’hébreu que je savais. Qu’il se trouve dans la Bible des contradictions, personne aujourd’hui ne le contestera. On cherchait à les lever en prenant pour base le passage le plus clair, et en s’efforçant de concilier avec celui-là le passage qui l’était moins et qui le contredisait. Moi, je voulais découvrir, par l’examen, l’endroit qui exprimait le mieux l’idée de la chose ; je m’attachais à ces passages, et je rejetais les autres comme interpolés.

Car dès lors s’était affermie chez moi, sans que je pusse dire si elle m’avait été inspirée ou insinuée, ou si elle était née de mes propres réflexions, cette idée fondamentale, que, dans toute tradition et particulièrement dans la tradition écrite, l’essentiel est le fonds, l’intérieur, le sens, la direction de l’ouvrage ; là se trouve ce qui est originel, divin, efficace, inviolable, inaltérable ; ni le temps ni aucune influence, aucune condition extérieure, n’ont de prise sur ce fonds intime, du moins pas plus que la maladie du corps n’en a sur une âme bien faite. La langue, le dialecte, les idiotismes, le style et enfin l’écriture, devaient donc être considérés comme le corps de tout ouvrage d’esprit. Ce corps, assez intimement uni, il est vrai, avec l’intérieur, est toutefois exposé aux altérations, aux détériorations, car, en général, aucune tradition ne peut, par sa nature, être transmise dans une pureté parfaite, et, quand elle le serait, elle ne pourrait, dans la suite, être toujours parfaitement intelligible : l’un est impossible à cause de l’insuffisance des organes par lesquels elle est transmise ; l’autre, à cause de la différence des temps et des lieux, mais particulièrement à cause de la différence des facultés et des opinions humaines, et c’est pourquoi les interprètes ne s’accorderont jamais. Rechercher la nature intime, le caractère propre d’un livre qui nous plaît particulièrement, est donc l’affaire de chacun, et, pour cela, il faut, avant toute chose, examiner dans quels rapports le livre est avec notre propre nature et à quel point cette force vivante anime et féconde la nôtre ; en revanche, tout l’extérieur, qui est sans action sur nous ou sujet à un doute, on doit l’abandonner à la critique, qui, fût-elle même en état de morceler et de disperser l’ensemble, ne parviendrait jamais à nous ravir le fonds véritable, auquel nous tenons fermement, et même ne troublerait pas un moment notre conviction, une fois qu’elle s’est formée.

Cette conviction, née de la contemplation et de la foi, qui trouve son usage et qui fortifie dans tous les cas que nous regardons comme les plus importants, est à la base de ma vie morale aussi bien que littéraire, et doit être considérée comme un capital bien placé et à gros intérêt, quoique nous puissions, dans des cas particuliers, être induits à une fausse application. Ce fut par cette idée que la Bible me devint entièrement abordable. Je l’avais parcourue plusieurs fois, comme il arrive dans l’enseignement religieux des protestants ; je me l’étais même rendue familière par des lectures détachées du commencement à la fin, et réciproquement. Le naturel énergique de l’Ancien Testament et la tendre naïveté du Nouveau m’avaient captivé en détail ; la Bible ne s’offrait jamais à moi comme un tout, mais les divers caractères des divers livres ne m’embarrassaient plus ; je savais me représenter fidèlement la signification de chacun à son tour, et j’avais trop donné de mon âme à ce livre pour qu’il me devînt jamais possible de m’en passer. Précisément par ce côté sentimental, j’étais en garde contre toutes les moqueries, parce que j’en voyais d’abord la déloyauté. Je les détestais, et même elles pouvaient me mettre en fureur ; je me souviens parfaitement que, dans mon fanatisme enfantin, si j’avais pu tenir Voltaire, je l’aurais étranglé à cause de son Saül. Au contraire, toute espèce de recherche consciencieuse me causait une grande satisfaction ; j’accueillais avec joie toutes les explications relatives à la topographie et aux costumes de l’Orient, lesquelles répandaient toujours plus de lumière, et je continuais à exercer ma sagacité sur de si respectables traditions.

On sait comme je cherchai de bonne heure à m’initier dans l’état du monde primitif, que nous retrace le premier livre de Moïse. Songeant à procéder désormais avec ordre et pas à pas, après une longue interruption je passai au second livre. Mais quelle différence ! Tout comme s’étaient évanouis pour moi les trésors de l’enfance, je trouvai le second livre séparé du premier par un abîme. L’oubli absolu du temps passé s’exprime déjà par ce peu de mots significatifs : « Alors parut en Égypte un nouveau roi, qui n’avait pas connu Joseph. « Mais le peuple même, innombrable comme les étoiles du ciel, semblait presque avoir oublié l’ancêtre à qui Jéhova avait fait, sous le ciel étoile, cette même promesse désormais accomplie. Avec une peine incroyable, avec des forces et des secours insuffisants, je vins à bout des cinq livres, et ce travail me suggéra les plus singulières idées ; je crus avoir trouvé que les dix commandements n’avaient pas été écrits sur les tables ; que les Israélites n’avaient pas erré quarante années, mais un temps très-court, dans le désert, et je m’imaginai pouvoir donner sur le caractère de Moïse des éclaircissements tout nouveaux.

Le Nouveau Testament ne fut pas non plus à l’abri de mes recherches ; avec mon goût pour les distinctions, je ne le ménageai pas ; mais, par affection et par amour, j’adhérai à ces paroles salutaires : « Que les Évangélistes se contredisent, pourvu que l’Évangile ne se contredise pas. » Dans ce domaine encore, je crus avoir fait toutes sortes de découvertes. Ce don des langues, communiqué au milieu des flammes, le jour de la Pentecôte, je me l’expliquais d’une manière un peu abstruse, qui n’était pas propre à se concilier beaucoup de partisans.

Une des doctrines fondamentales du luthéranisme, que les frères moraves avaient encore exagérée, était de croire l’homme sous l’empire du péché : j’essayai de m’accommoder à cette idée, mais avec peu de succès. Cependant je m’étais assez bien approprié la terminologie de cette doctrine, et je m’en servis dans une lettre qu’il me plut d’adresser, sous le masque d’un pasteur de campagne, à un nouveau confrère. Le thème principal de cet écrit était le mot d’ordre de l’époque, je veux dire la tolérance, alors admise par les meilleurs esprits.


Ces productions écloses peu à peu, je les fis publier à mes frais l’année suivante pour tâter le public ; j’en fis cadeau ou je les remis à la librairie d’Eschenberg, pour les vendre aussi bien que possible. Je n’en retirai aucun profit. Ça et là une revue critique en fit une mention favorable ou défavorable ; mais elles furent aussitôt oubliées. Mon père les conserva soigneusement dans ses archives ; sans lui, je n’en aurais plus aucun exemplaire. Je les joindrai à la nouvelle édition de mes œuvres, avec quelques travaux du même genre, que j’ai retrouvés manuscrits.

Comme c’est par l’influence de Hamann que je m’étais laissé entraîner à écrire ces compositions sibyllines et à les publier, il me semble que le moment est venu de mentionner cet homme respectable, influent, et qui était alors pour nous un aussi grand mystère qu’il l’est encore aujourd’hui pour sa patrie. Ses Mémoires socratiques firent sensation, et furent particulièrement appréciés des personnes qui ne pouvaient s’accommoder de l’éblouissant esprit du temps. On devinait ici un penseur profond et solide, qui connaissait bien le monde extérieur et la littérature, mais qui admettait aussi quelque chose de mystérieux, d’insondable, et s’exprimait là-dessus d’une façon toute particulière. Ceux qui dominaient la littérature du jour le tenaient, il est vrai, pour un nébuleux enthousiaste, mais une jeunesse ardente se laissait attirer par lui. Les Stillen im Lande[3], ainsi nommés moitié par plaisanterie moitié sérieusement, âmes pieuses, qui, sans se déclarer pour une congrégation, formaient une église invisible, fixèrent sur lui leur attention, et mon amie Klettenberg, non moins que son ami Moser, vit avec joie apparaître le Mage du Nord. On fut bien plus empressé de se mettre en relation avec lui, quand on sut que c’était au milieu d’une gêne pénible qu’il savait nourrir ces beaux et nobles sentiments. Avec la grande influence qu’il exerçait, le président de Moser aurait aisément procuré à un homme si modéré une position suffisante et commode. On s’en occupa et l’on s’était déjà si bien mis d’accord, que Hamann entreprit le long voyage de Kœnigsberg à Darmstadt. Mais, le président s’étant trouvé par hasard absent, cet homme bizarre s’en retourna sur-le-champ, on ne sait pour quel motif : cependant on continua d’entretenir avec lui une correspondance amicale. Je possède encore deux lettres de Hamann à son bienveillant ami qui attestent les sentiments élevés et affectueux de leur auteur.

Une si bonne intelligence ne pouvait pas durer longtemps. Ces pieuses personnes avaient cru Hamann pieux à leur manière ; elles l’avaient traité avec respect comme le Mage du Nord et elles croyaient qu’il continuerait à se montrer d’une manière respectable ; mais il avait déjà causé quelque scandale par les Nuées, Supplément aux Mémoires socratiques, et, lorsqu’il en vint à publier les Croisades du philologue, dont le litre présentait le profil d’un Pan cornu, et l’une des premières pages, un coq dont nantie ton fort plaisamment à de jeunes poulettes, debout devant lui avec des notes dans leurs pattes, allusion railleuse à certaines musiques d’église que Hamann ne pouvait approuver, il en résulta, chez ces personnes bien intentionnées et délicates, un mécontentement que l’on fit sentir à l’auteur, et lui, blessé à son tour, il évita une liaison plus intime. Cependant nous fûmes toujours occupés de lui, parce que Herder, qui restait en correspondance avec nous et avec sa fiancée, nous faisait savoir d’abord tout ce qui paraissait de ce remarquable esprit. Dans le nombre, étaient ses critiques et ses comptes rendus, insérés dans la Gazette de Kœnigsberg, et qui offraient tous un caractère extrêmement singulier. Je possède une collection assez complète de ses ouvrages, et un travail manuscrit très-remarquable sur la dissertation de Herder concernant l’origine des langues, où il répand, d’une manière tout à fait originale, sur l’essai de Herder, des traits de lumière étonnants.

Je ne renonce pas à l’espérance de publier une édition des ouvrages de Hamann, ou du moins de l’encourager. Et quand ces importants documents seront sous les yeux du public, il sera temps de parler plus en détail de l’auteur, de son esprit et de son caractère. En attendant, je veux ajouter ici quelques réflexions, car il existe encore des hommes éminents qui lui ont aussi voué leur affection et dont l’adhésion ou les avis me seront très-agréables. Le principe auquel peuvent se réduire toutes les assertions de Hamann est celui-ci : tout ce que l’homme entreprend de produire, que ce soit par l’action ou par le langage, doit résulter de tout l’ensemble des forces ; toute œuvre isolée est mauvaise. Maxime admirable, mais difficile à suivre. Elle peut être observée dans la vie et dans les arts, mais, dans toute production littéraire, qui n’est pas précisément poétique, la difficulté est grande ; car le langage doit se décomposer, il doit se démembrer, pour exprimer, pour signifier quelque chose. L’homme, lorsqu’il parle, doit, pour le moment, devenir exclusif : point de communication, point d’enseignement, sans analyse. Or, comme Hamann répugnait absolument à cette séparation et qu’il voulait parler comme il sentait, imaginait et pensait, dans l’unité, et qu’il demandait aux autres la même chose, il se trouvait en contradiction avec son propre style et avec tout ce que les autres pouvaient produire. Aussi, pour faire l’impossible, s’empare-t-il de tous les éléments ; les plus profondes et les plus mystérieuses contemplations, où la nature et l’esprit se rencontrent en secret, de brillants éclairs de sagesse, qui reluisent de ce concours, des images frappantes, qui planent dans ces régions, des maximes pressantes, empruntées aux écrivains sacrés et profanes, et tout ce qu’on peut ajouter encore d’humoristique, tout cela compose le merveilleux ensemble de son style, de ses écrits. Si l’on ne peut le suivre dans la profondeur, se promener avec lui sur les cimes, se saisir des figures qui planent devant lui, deviner exactement le sens d’un simple renvoi à un passage tiré d’une lecture immense : plus nous l’étudierons, plus nous serons enveloppés d’une obscurité profonde, qui ne fera que s’accroître avec le temps, parce que les allusions de Hamann étaient principalement dirigées sur certaines particularités qui dominaient momentanément dans la société et dans la littérature. Ma collection renferme quelques-unes de ses brochures, où il a cité en marge, de sa main, les endroits auxquels se rapportent ses allusions. Si l’on y recourt, cela produit une double lumière chatoyante d’un effet extrêmement agréable, mais il faut renoncer absolument à ce qu’on appelle d’ordinaire « comprendre. » Ces feuilles méritent encore le nom de sibyllines, parce qu’on ne peut les considérer en elles-mêmes et pour elles-mêmes, mais qu’il faut attendre l’occasion où peut-être on aura lieu de recourir à leurs oracles. Chaque fois qu’on les parcourt, on croit y trouver quelque chose de nouveau, parce que le sens inhérent à chaque passage nous frappe et nous impressionne diversement.

Je n’ai pas connu Hamann personnellement, et je n’ai jamais été avec lui en correspondance directe. Il était, me semble-t-il, d’une netteté parfaite dans ses relations de société et d’amitié, et avait un sentiment très-juste des rapports des hommes entre eux et avec lui. Toutes les lettres que j’ai lues de lui sont excellentes et bien plus intelligibles que ses écrits, parce que les rapports au temps et aux circonstances, comme aux liaisons personnelles, y ressortent plus clairement. Toutefois il me parut évident que, sentant d’une manière toute naïve la supériorité de son esprit, il s’estimait toujours un peu plus avisé et plus sage que ses correspondants, auxquels il montrait plus d’ironie que d’affection. Ce n’était, à vrai dire, que dans certains cas particuliers, mais, pour moi, c’était le grand nombre, et cela m’ôta le désir de rechercher son intimité.

En revanche, nous avions toujours avec Herder une amicale correspondance littéraire ; nous regrettions seulement qu’elle ne put jamais se maintenir paisible et sereine : Herder ne renonçait pas à ses railleries et à ses querelles. Il n’était pas nécessaire de provoquer Merck bien vivement, et il savait aussi exciter mon impatience. Comme, entre tous les écrivains et tous les hommes, Swift était celui que Herder honorait le plus, nous l’appelions lui-même le doyen, et ce fut le sujet de plusieurs brouilleries. Néanmoins ce nous fut une grande joie d’apprendre qu’il était placé à Buckebourg : nomination doublement honorable pour lui, parce que son nouveau patron s’était fait, malgré ses singularités, une grande réputation par son esprit et son courage. Thomas Abbt s’était rendu célèbre dans ce poste ; la patrie déplorait sa mort et voyait avec sympathie le monument que lui avait élevé son protecteur. Herder allait remplacer l’homme qu’on avait trop tôt perdu et remplir toutes les espérances que son prédécesseur avait si glorieusement éveillées. L’époque de l’événement releva l’éclat et l’importance de cette nomination : plusieurs princes allemands suivaient déjà l’exemple du comte de la Lippe, en recevant à leur service, non pas seulement des hommes savants et habiles en affaires, mais des hommes d’esprit et d’avenir. On rapportait que Klopstock avait été appelé par le margrave Charles de Bade, non pour un service proprement dit, mais pour donner par sa présence de l’agrément et de l’intérêt à la haute société. En même temps que cela augmentait la considération de cet excellent prince, attentif à tout ce qui était utile et beau, la vénération pour Klopstock devait s’en accroître sensiblement. Tout ce qui émanait de lui était précieux et chéri. Nous avions grand soin de copier ses odes et ses élégies, à mesure que chacun de nous pouvait se les procurer. Aussi fûmes-nous charmés, quand la landgrave Caroline de liesse. Darmstadt en fit publier un recueil, et que nous eûmes en main un des rares exemplaires, sur lequel nous pûmes compléter nos recueils manuscrits. Aussi cette première forme nous est-elle restée longtemps la plus chère, et nous avons lu souvent encore avec délices des poésies que l’auteur a rejetées plus tard. Tant il est vrai que l’impulsion qui part d’une belle âme exerce plus librement son influence, à proportion qu’elle semble moins avoir été entraînée par la critique dans le domaine de l’art.

Klopstock avait su par sa conduite et son caractère assurer à lui-même et à d’autres hommes de talent considération et dignité ; ils allaient lui devoir aussi, autant que possible, la sécurité et l’amélioration de leur fortune. Jusqu’alors le commerce des livres avait eu pour objet d’importants ouvrages scientifiques, des articles de fonds, qui étaient modestement payés. Mais la production des œuvres poétiques était considérée comme quelque chose de sacré, et l’on regardait presque comme une simonie de se les faire payer. Les auteurs et les éditeurs étaient dans les relations les plus singulières. Ils semblaient être, de part et d’autre, selon qu’on voulait le prendre, patrons et clients. Les auteurs qui, à côté de leur talent, étaient d’ordinaire considérés et honorés par le public comme des hommes d’une haute culture morale, avaient la supériorité intellectuelle, et se sentaient récompensés par la jouissance du travail ; les éditeurs se contentaient de la seconde place et faisaient des bénéfices considérables. Mais bientôt l’opulence éleva le riche libraire au-dessus du pauvre poète, et tout se trouva dans le plus bel équilibre. Les échanges de générosité et de reconnaissance n’étaient pas rares. Breitkopf et Goltsched logèrent toute leur vie sous le même toit. La lésinerie et la bassesse, surtout des contrefacteurs, n’étaient pas encore à l’ordre du jour.

Néanmoins il s’était produit parmi les auteurs allemands un mouvement général. Ils comparaient leur situation très-modeste, et même pauvre, avec la richesse des libraires en renom ; ils considéraient combien était grande la renommée d’un Gellert, d’un Rabener, et dans quelle gêne domestique devait végéter en Allemagne un écrivain universellement aimé, s’il ne se créait par quelque industrie une existence plus facile. Les médiocres et les petits esprits sentaient eux-mêmes un vif désir de voir leur position améliorée et de se rendre indépendants des éditeurs. C’est alors que Klopstock offrit par souscription sa République des lettres. Quoique les derniers chants de la Messiade, soit à cause du fond soit à cause de la forme, n’eussent pu produire le même effet que les premiers, qui, naïfs et purs eux-mêmes, avaient paru dans une époque naïve et pure, le respect pour le poète était toujours le même et la publication de ses Odes lui avait gagné les cœurs et les esprits de beaucoup de monde. Nombre d’hommes bien pensants, parmi lesquels plusieurs exerçaient une grande influence, offrirent de recevoir d’avance le prix, qui fut fixé à un louis d’or, car, disait-on, il ne s’agissait pas tant de payer le livre que de récompenser l’auteur à cette occasion, pour ses mérites envers la patrie. L’empressement fut général. Des jeunes gens, des jeunes filles, qui n’avaient guère à dépenser, ouvrirent leur épargne ; hommes et femmes, la haute classe, la classe moyenne, contribuèrent à cette sainte largesse, et mille personnes peut-être payèrent d’avance. L’attente était au comble, la confiance absolue.

Par là, l’ouvrage dut trouver, à son apparition, l’accueil le plus étrange du monde. Il était toujours d’un mérite marquant, mais il n’était nullement d’un intérêt général. Les idées de Klopstock sur la poésie et la littérature étaient exposées sous la forme d’une ancienne république druidique allemande, et ses principes sur le vrai et le faux, exprimés en adages laconiques, où l’instruction était parfois sacrifiée à l’étrangeté de la forme. Pour les écrivains et les littérateurs, ce livre était et il est encore inestimable, mais c’est dans cette sphère seulement qu’il pouvait être efficace et utile. Qui avait pensé lui-même suivait le penseur ; qui savait chercher et estimer le vrai se trouvait instruit par cet honnête et solide esprit : quant au simple amateur, il n’était pas éclairé ; le livre restait scellé pour lui, et pourtant on l’avait mis dans toutes les mains ; et, tandis que chacun attendait un livre parfaitement usuel, la plupart en reçurent un auquel ils ne pouvaient prendre le moindre goût. La stupéfaction fut générale, toutefois le respect pour l’homme était si grand, qu’on n’entendit aucun murmure ; il s’éleva à peine un léger bourdonnement. La belle jeunesse se consola de sa perte, et donna, en badinant, les exemplaires chèrement payés. J’en reçus moi-même plusieurs de bonnes amies : il ne m’en est resté aucun.

Cette entreprise, heureuse pour l’auteur, malheureuse pour le public, eut cette fâcheuse conséquence, qu’on ne dut pas songer de sitôt aux souscriptions et aux payements anticipés. Mais le vœu s’en était trop généralement répandu pour qu’on n’essayât pas d’y revenir. La librairie de Dessau offrit de faire la chose en granit et au complet. Les lettrés et l’éditeur devaient s’associer pour jouir proportionnellement du bénéfice qu’on pouvait espérer. La gêne pénible, si longtemps éprouvée, éveilla encore ici une grande confiance, qui, du reste, ne se soutint pas longtemps. Après quelques efforts, les intéressés se séparèrent bientôt avec une perte mutuelle.


Cependant une communication rapide s’était déjà établie entre les amis de la littérature ; les Almanachs des Muses réunissaient tous les jeunes poètes ; les journaux, le poète avec les autres écrivains. Mon goût de produire était sans bornes ; à l’égard de ce que j’avais produit, j’étais indifférent : toutefois, quand je le faisais revivre gaiement pour d’autres et pour moi, dans une compagnie, j’y reprenais goût. De nombreux amis s’associaient aussi à mes travaux, grands et petits, parce que, par mes instances, quiconque se sentait un peu de disposition et de facilité a composer était obligé de nous donner, à sa façon, quelque chose qui vînt de lui : et, à leur tour, ils me demandaient tous de nouvelles compositions et de nouvelles poésies.

Ces excitations mutuelles, poussées jusqu’à l’excès, donnèrent à chacun, dans son genre, une joyeuse influence, et, de ce tourbillon et de cette activité, de ce faire et laisser faire, de ces emprunts et de ces largesses, auxquels se livraient aveuglément, librement, sans aucune direction théorique, tant de jeunes gens, chacun selon son caractère naturel, surgit cette fameuse époque littéraire de si glorieux et si fâcheux renom, dans laquelle une foule de jeunes hommes de talent se produisirent avec toute l’ardeur et toute la présomption qui n’appartiennent qu’à cet âge, et, par l’emploi de leurs forces, firent beaucoup de plaisir et de bien, et, par l’abus, beaucoup de chagrins et de mal ; et l’action et la réaction émanées de cette source sont justement l’objet principal de ce volume.

Mais à quoi des jeunes gens prendront-ils le plus grand intérêt, comment éveilleront-ils l’intérêt parmi leurs égaux, si l’amour ne les anime pas, si les affaires de cœur, de quelque nature qu’elles soient, ne sont pas en eux vivantes ? J’avais à déplorer en secret un amour perdu. Cela me rendait indulgent et doux, et plus agréable à la société que dans l’époque brillante où je n’avais à me reprocher aucun tort, aucun faux pas, et où je m’élançais dans la vie, libre de tout engagement. La réponse de Frédérique à une lettre d’adieux me déchira le cœur. C’était la même main, la même pensée, le même sentiment, qui s’étaient développés pour moi et par moi. Alors seulement, je compris la perte qu’elle faisait, et je ne voyais aucune possibilité de la réparer ni même de l’adoucir. Frédérique m’était toujours présente. Je sentais constamment qu’elle me manquait, et, ce qui était le plus douloureux, je ne pouvais me pardonner mon propre malheur. On m’avait ôté Marguerite, Annette m’avait quitté : ici j’étais coupable pour la première fois ; j’avais blessé profondément le plus noble cœur, et cette époque d’un sombre repentir, auquel se joignait la privation d’un amour accoutumé, délices de ma vie, me fut extrêmement pénible et même insupportable. Mais l’homme veut vivre : je prenais donc aux autres un intérêt sincère ; je cherchais à les tirer de leurs embarras, à rejoindre ce qui voulait se séparer, afin de leur épargner mon sort. C’est pourquoi on avait coutume de m’appeler le confident, et aussi le pèlerin, à cause de mes courses vagabondes dans la contrée. Cet apaisement de mon cœur, je ne le trouvais qu’en plein air, dans les vallées, sur les hauteurs, dans les campagnes et les bois, et je l’avais à ma portée, grâce à la position de Francfort entre Darmstadt et Hombourg, deux séjours agréables, qui étaient en bonne intelligence à cause de la parenté des deux cours. Je m’accoutumai à vivre sur la route, allant et venant, comme un messager, de la montagne à la plaine. Seul ou en compagnie, il m’arrivait souvent de traverser ma ville natale, comme si elle m’eût été étrangère ; je dînais dans une des grandes auberges de la Fahrgasse, après quoi, je poursuivais ma route. Plus que jamais, je cherchais le vaste monde et la libre nature. Chemin faisant, je chantais des hymnes et des dithyrambes étranges, dont un s’est conservé sous le titre de Chant d’orage du pèlerin[4]. J’allais chantant avec entraînement cette demi-extravagance, surpris en chemin par un temps affreux, qu’il me fallait braver.

Mon cœur était libre et désoccupé ; j’évitais scrupuleusement toute liaison intime avec les femmes, et c’est pourquoi, ignorant et inattentif, je ne sus pas voir un amoureux génie qui planait autour de moi secrètement. Une aimable et tendre femme nourrissait pour moi un attachement silencieux, que je n’aperçus point, et, par là même, je me montrais plus agréable et plus gai dans sa société bienfaisante. Ce fut seulement plusieurs années après, seulement après sa mort, que j’appris cet amour secret et céleste, d’une manière propre à m’émouvoir ; du moins, irréprochable moi-même, je pus verser des larmes pures et sincères sur un être irréprochable, avec d’autant plus de douceur que cette découverte tombait sur une époque où j’étais absolument sans passion et où j’avais le bonheur de vivre pour moi et pour mes goûts intellectuels.

Dans le temps où la situation de Frédérique me causait une douleur cruelle, suivant mon ancienne habitude, je cherchai de nouveau mon recours dans la poésie. Je continuai ma confession poétique accoutumée, pour mériter par cette expiation volontaire l’absolution de ma conscience. Les deux Marie, dans Gœtz de Berlichingen et dans Clavijo, et les deux tristes rôles que jouent leurs amants, pourraient bien avoir dû la naissance à ces pensées de repentir.

Mais, comme les blessures et les maladies se guérissent promptement dans la jeunesse, parce qu’une organisation saine peut soutenir l’état morbide et laisser à la guérison le temps d’arriver, ainsi, dans plusieurs occasions favorables, les exercices corporels produisirent heureusement leurs effets salutaires, et je fus porté de mille manières à une courageuse résolution, à des joies et des jouissances nouvelles. Le cheval remplaça peu à peu les promenades à pied, nonchalantes, mélancoliques, pénibles et pourtant lentes et sans objet : on allait plus vite, plus gaiement et plus commodément à son but. Les jeunes camarades revinrent à l’escrime ; mais surtout il s’ouvrit à nous un monde nouveau à l’entrée de l’hiver. Je me décidai tout à coup à patiner, ce que je n’avais jamais essayé, et, en peu de temps, par l’exercice, la réflexion et la persévérance, je fis les progrès nécessaires pour prendre avec la foule mes ébats sur la plaine de glace, sans vouloir précisément me distinguer.

Cette nouvelle et joyeuse activité, nous en étions aussi redevables à Klopstock, à son enthousiasme pour cet heureux mouvement ; enthousiasme que des renseignements particuliers confirmaient, et dont ses odes présentaient l’irrécusable témoignage. Je me rappelle fort bien que, par une claire matinée d’un froid glacial, sautant à bas du lit, je déclamai ces passages : « Déjà, dans le joyeux sentiment de la santé, bien loin, le long du rivage, j’ai tracé un blanc sillon sur la plaine de cristal… Comme le jour d’hiver, qui se lève, éclaire le lac doucement ! La nuit a semé sur son étendue un givre étincelant, pareil aux étoiles. »

Ma résolution, indécise et chancelante, fut fixée sur le-champ, et je courus tout droit à la place où un si vieux commençant pouvait entreprendre avec quelque convenance ses premiers exercices. Et certes il méritait bien d’être recommandé par Klopstock, ce déploiement de forces qui nous met en contact avec la plus vive enfance, qui provoque le jeune homme à jouir de toute sa souplesse, et qui est fait pour prévenir l’engourdissement de la vieillesse. Aussi ce plaisir devint-il pour nous une passion. Un beau dimanche passé sur la glace ne nous suffisait pas ; nous poursuivions nos promenades bien tard dans la nuit. Car, tandis que les autres exercices fatiguent le corps, celui-ci lui imprime un élan toujours nouveau. La pleine lune, se montrant des nuages sur les vastes prairies nocturnes, converties en plaines de glace ; la brise de la nuit, murmurant à l’encontre de notre course, le grave tonnerre de la glace, qui s’affaissait quand l’eau venait à décroître, le retentissement étrange de nos propres mouvements, nous représentaient avec une vérité parfaite les scènes d’Ossian. Tantôt l’un tantôt l’autre de ; amis faisait entendre, dans un demi-chant déclamatoire, une ode de Klopstock, et, quand nous nous retrouvions dans la lueur crépusculaire, nous faisions retentir la louange sincère de l’auteur de nos plaisirs.

« Et ne doit-il pas être immortel, celui qui nous a trouvé la santé avec des jouissances que le cheval ne donna jamais dans sa course hardie, et que la balle même n’offre pas ? »

Telle est la reconnaissance que s’assure un homme qui sait ennoblir et populariser dignement, par l’impulsion de l’esprit, un acte terrestre. Et comme des enfants bien doués, dont les facultés intellectuelles sont de bonne heure merveilleusement développées, reviennent, dès qu’ils l’osent, aux plus simples jeux de leur âge, nous n’oubliions que trop aisément que nous étions appelés à des choses plus sérieuses ; toutefois ce mouvement, souvent solitaire, ce doux balancement dans le vague, réveillait en foule mes besoins intimes, qui avaient sommeillé quelque temps, et j’ai dû à ces heures le développement plus rapide d’anciens projets.

Les siècles ténébreux de l’histoire d’Allemagne avaient dès longtemps occupé ma curiosité et mon imagination. L’idée de dramatiser Goetz de Berlichingen au milieu de son époque avait pour moi infiniment de charmes et d’intérêt. Je lus soigneusement les principaux écrivains ; l’ouvrage de Datt de Pace publica fixa toute mon attention ; je l’avais étudié assidûment et m’étais représenté de mon mieux ces singulières particularités. Ces travaux, poursuivis dans un but moral et poétique, je pouvais encore en tirer un autre parti, et, comme je me disposais à visiter Wetzlar, j’étais historiquement assez préparé ; car la Chambre impériale avait pris naissance à la suite de la paix publique, et l’histoire de ce tribunal pouvait être un précieux fil conducteur à travers le labyrinthe de l’histoire d’Allemagne. L’organisation des tribunaux et des armées donne, après tout, l’idée la plus juste de l’organisation d’un État. Les finances mêmes, dont on regarde l’influence comme si importante, méritent beaucoup moins d’attention : car, si la fortune publique est insuffisante, on n’a qu’à prendre à l’individu ce qu’il a péniblement amassé et recueilli, et, comme cela, l’État est toujours assez riche.


Ce qui m’arriva à Wetzlar n’est pas d’une grande importance, mais on y trouvera peut-être un plus haut intérêt, si l’on ne dédaigne pas de jeter un coup d’œil rapide sur la Chambre impériale, pour se représenter le moment défavorable dans lequel j’y arrivai. Les maîtres du monde le sont principalement parce que, tout comme ils peuvent, en temps de guerre, s’entourer des plus vaillants et des plus résolus, en temps de paix, ils peuvent appeler autour de leur personne les plus sages et les plus justes. À la maison d’un empereur d’Allemagne était attaché un pareil tribunal, qui l’accompagnait toujours dans ses courses à travers l’Empire ; mais ni celle précaution, ni le droit de Souabe, qui était en vigueur dans l’Allemagne du Sud, ni le droit saxon, qui régnait dans celle du Nord, ni les juges établis pour le maintien de ces lois, ni les commissions arbitrales des pairs, ni les arbitres acceptés par convention, ni les transactions amiables, instituées par le clergé, ne purent apaiser l’humeur guerroyante des chevaliers, excitée, nourrie et passée en coutume par les querelles intérieures, par les expéditions étrangères, surtout par les croisades et même par les usages des tribunaux. L’empereur et les princes les plus puissants voyaient avec un extrême déplaisir les vexations que les petits faisaient souffrir à leurs pareils et même aux grands, en se liguant entre eux. Toute force pour agir au dehors était paralysée, de même que l’ordre était troublé au dedans. De plus, une grande partie du pays était sous le joug de la cour vehmique, institution terrible, dont on peut se faire une idée, si l’on songe qu’elle dégénéra en une police secrète, qui Gnit même par tomber dans les mains de simples particuliers.

Pour réprimer en quelque mesure ces iniquités, on fit inutilement plusieurs tentatives ; enfin les États proposèrent avec insistance d’établir un tribunal à leurs frais. Ce projet, si louable que fût la pensée, tendait néanmoins à étendre les droits des États, à restreindre la puissance impériale. Sous Frédéric III, la chose est différée ; son fils Maximilien, pressé du dehors, doit céder. Il nomme le président ; les États envoient les assesseurs. Ils devaient être au nombre de vingt-quatre : on se contente d’abord de douze. Une faute que les hommes commettent généralement dans leurs entreprises fut aussi le vice originel et perpétuel, le vice fondamental de la Chambre impériale : on employa pour un grand but des moyens insuffisants. Les assesseurs étaient trop peu nombreux. Comment auraient-ils pu suffire à une tâche si difficile et si vaste ? Mais qui aurait réclamé une organisation suffisante ? L’empereur ne pouvait favoriser un établissement qui semblait agir contre lui plutôt que pour lui : il avait de bien plus fortes raisons pour développer son propre tribunal, son propre conseil aulique. Si, d’un autre côté, on considère l’intérêt des États, ils ne pouvaient proprement avoir en vue que d’arrêter le sang ; ils s’inquiétaient moins de savoir si la blessure était guérie. Et puis c’était encore une nouvelle dépense ! Il semble qu’on ne sut pas voir bien clairement que, par cette institution, chaque prince augmentait le nombre de ses serviteurs. C’était, il est vrai, pour un but bien déterminé : mais qui donne volontiers de l’argent pour le nécessaire ? Chacun voudrait recevoir l’utile pour l’amour de Dieu.

Au commencement, les assesseurs durent vivre d’épices ; puis ils reçurent des États une modeste rétribution : tout cela était misérable. Mais, afin de pourvoir à ce grand et manifeste besoin, il se trouva des homme capables, zélés, laborieux, et le tribunal fut établi. Si l’on comprit qu’il s’agissait seulement de pallier le mal et non de le guérir, et si l’on se flatta, comme il arrive en pareil cas, de pouvoir faire beaucoup avec peu, c’est ce qu’on ne saurait décider. En somme, le tribunal servit plutôt de prétexte pour punir les perturbateurs qu’il ne fut un préservatif assuré contre l’injustice. Mais, à peine est-il constitué, qu’il se développe chez lui une force propre ; il voit la hauteur où il est placé ; il reconnaît sa grande importance politique. Il cherche, par une activité surprenante, à conquérir une autorité plus marquée. Les juges expédient tout ce qui peut et qui doit être promptement terminé, ce qui peut être décidé au moment même ou qui est d’ailleurs facile à juger, et, par là, ils se montrent à tout l’Empire actifs et respectables. En revanche, les affaires plus graves, les véritables questions de droit, restaient en arrière, et ce n’était pas un malheur. Ce qui importe à l’État, c’est seulement que la possession soit certaine et assurée ; de savoir si l’on possède légitimement, il en prendra moins de souci. C’est pourquoi le nombre immense et toujours croissant des procès arriérés ne causait aucun tort à l’Empire. On avait pris des mesures contre les gens qui employaient la violence, et l’on pouvait en finir avec eux ; quant aux autres, qui se disputaient juridiquement la possession, ils vivaient, jouissaient ou végétaient comme ils pouvaient ; ils mouraient, se ruinaient, s’accommodaient ; mais tout cela n’était que le bien ou le mal de quelques familles ; peu à peu l’Empire s’était pacifié. Car on avait remis à la Chambre impériale un certain droit manuaire contre les rebelles. Si l’on avait pu prononcer l’anathème, il aurait été plus efficace.

Mais, à l’époque où nous étions arrivés, le nombre des assesseurs ayant tantôt augmenté tantôt diminué, le tribunal ayant éprouvé plusieurs interruptions, ayant été transporté d’un lieu dans un autre, l’arriéré, les pièces, durent s’accroître à l’infini. Dans un péril de guerre, on transporta une partie des archives de Spire à Aschaffenbourg, une autre à Worms ; la troisième tomba dans les mains des Français, qui crurent avoir conquis des archives d’État, et qui se seraient ensuite débarrassés volontiers de ce fatras, si quelqu’un avait voulu seulement fournir les voitures.

Pendant les négociations de la paix de Westphalie, les hommes habiles qu’elles avaient réunis virent bien quel levier était nécessaire pour remuer ce rocher de Sisyphe. On décida de nommer cinquante assesseurs, mais ce nombre ne fut jamais atteint. On se contenta encore une fois de la moitié, parce que la dépense parut trop grande. Cependant, si tous les intéressés avaient compris leur intérêt dans l’affaire, on aurait fort bien pu suffire à tout. Pour les honoraires de vingt-cinq assesseurs, il fallait environ cent mille florins. L’Allemagne aurait bien aisément fourni le double. La proposition de doter la Chambre impériale avec les biens ecclésiastiques confisqués ne put passer. Comment les deux partis religieux se seraient-ils entendus pour ce sacrifice ? Les catholiques ne voulaient pas faire des pertes nouvelles, elles protestants voulaient employer, chacun pour l’avantage de son État, ce qu’ils avaient gagné. La division de l’Empire en deux partis religieux eut encore ici, sous plusieurs rapports, la plus fâcheuse influence. Les États prirent toujours moins d’intérêt au tribunal qu’ils avaient fondé ; les plus puissants cherchèrent à se détacher de l’union ; on sollicita toujours plus vivement le privilège de ne pouvoir tire poursuivi devant aucune haute cour de justice ; les grands ne payaient pas, et les petits, qui se croyaient d’ailleurs lésés dans la matricule, payaient le plus tard qu’ils pouvaient.

Il était donc bien difficile de recueillir les contributions nécessaires pour les traitements. Ce fut une nouvelle affaire, une nouvelle perte de temps, pour la Chambre impériale. Dans l’origine, les inspections annuelles y avaient pourvu. Les princes, en personne, ou leurs conseillers se rendaient, seulement pour quelques semaines ou quelques mois à la résidence du tribunal, visitaient les caisses, s’enquéraient de l’arriéré et se chargeaient de le faire rentrer. En même temps, si le cours de la justice éprouvait quelque arrêt, si quelque abus s’y glissait, ils étaient compétents pour y porter remède. Ils devaient rechercher et faire disparaître les vices de l’institution, mais leur office ne s’étendit que plus tard à la recherche et à la répression des délits des membres eux-mêmes. Cependant, comme les plaideurs sont toujours enclins à prolonger un moment de plus leurs espérances, et cherchent et provoquent par conséquent des juridictions plus élevées, ces inspecteurs devinrent aussi un tribunal de révision, devant lequel on espérait d’obtenir d’abord, dans des cas déterminés, manifestes, une réintégration, puis enfin, dans tous les cas, un délai et la perpétuation du procès. L’appel à la diète de l’Empire et les efforts des deux partis religieux pour se surmonter ou du moins se balancer l’un l’autre contribuèrent encore à ce résultat.

Mais, quand on réfléchit à ce que pouvait être ce tribunal, sans ces obstacles, sans toutes ces causes de perturbation et de ruine, on ne peut se le figurer assez remarquable et assez important. Si, dès l’origine, on l’avait composé d’un assez grand nombre de juges ; si on leur avait assuré un traitement suffisant, la solidité du caractère allemand aurait procuré à cette compagnie une influence sans bornes. Ce titre honorable d’Amphictyons, qu’on ne leur donnait que par forme oratoire, ils l’auraient réellement mérité ; ils auraient pu même s’élever à une puissance intermédiaire, respectable à la fois au chef et aux membres de l’Empire. Bien loin de produire de si grands effets, le tribunal ne fit que traîner une existence misérable, sauf peut-être pendant une courte période sous Charles-Quint et avant la guerre de Trente ans. Il est difficile de comprendre comment il se trouva des hommes pour cette ingrate et triste besogne. Mais, ce que l’homme pratique chaque jour, il y prend goût, s’il y est habile, dût-il même ne pas voir clairement qu’il en résultera quelque chose. Ce caractère persévérant appartient surtout à notre nation, et c’est ainsi que, durant trois siècles, les hommes les plus respectables se sont occupés de ces affaires et de ces travaux. Une galerie caractéristique de pareilles figures éveillerait encore aujourd’hui la sympathie et inspirerait le courage. Car c’est justement dans ces temps d’anarchie que l’homme de mérite se montre avec plus de vigueur, et que celui qui veut le bien se trouve parfaitement à sa place. C’est ainsi, par exemple, que la direction de Furstenberg était restée on bénédiction dans toutes les mémoires ; et c’est de la mort de cet homme excellent que date une foule d’abus pernicieux.

Mais tous ces vices, anciens et nouveaux, découlaient de la source première et unique, d’un personnel insuffisant. Il était réglé que les assesseurs feraient leurs rapports dans une certaine série et d’après un ordre déterminé. Chacun pouvait savoir quand son tour viendrait et lequel de ses procès il aurait à exposer. Il pouvait y travailler, il pouvait se préparer. Cependant le malheureux arriéré s’amoncelait toujours : il fallut se résoudre à choisir les affaires les plus importantes et à les rapporter hors de tour. Le jugement de l’importance supérieure d’une affaire est difficile, quand il y a une foule de cas graves, et le choix prête à la faveur. Un autre écueil se présentait : le rapporteur fatiguait et lui-même et le tribunal avec une affaire difficile et embrouillée, et, à la fin, il ne se trouvait personne qui voulût retirer le jugement. Les parties avaient transigé, elles s’étaient accommodées, elles étaient mortes, elles avaient changé d’avis. On résolut donc de n’examiner que les affaires qui seraient rappelées par les intéressés. On voulait être assuré de leur persévérance, et, par là, on donna l’entrée aux plus grands désordres : car celui qui recommande son affaire doit la recommander à quelqu’un, et à qui la recommanderait-il mieux qu’à celui qui l’a dans les mains ? Tenir secret, selon l’ordonnance, le nom du rapporteur devenait impossible. En effet, au milieu de tant de subalternes qui le savaient, comment serait-il resté ignoré ? Quand on sollicite l’accélération, on peut solliciter aussi la faveur : car, par cela même qu’on presse la solution de sa cause, on montre qu’on la croit juste. On ne le fera peut-être pas d’une manière directe, mais assurément on le fera d’abord par des subalternes. Il faut les gagner, et voilà toutes les intrigues et les corruptions introduites.

L’empereur Joseph, de son propre mouvement et à l’imitation de Frédéric, dirigea d’abord son attention sur l’armée et sur la justice. Il porta ses regards sur la Chambre impériale. Les injustices traditionnelles, les abus introduits, ne lui étaient pas restés inconnus. Là aussi il y avait un mouvement, une secousse, à imprimer, une action à exercer : sans demander si c’était l’avantage de l’empereur, sans prévoir la possibilité d’un heureux succès, il proposa l’inspection et en précipita l’ouverture. Depuis cent soixante-six ans, on n’avait fait aucune inspection régulière ; un énorme fatras d’écritures était amoncelé et grossissait chaque année, les dix-sept assesseurs n’étant pas même en état d’expédier les affaires courantes. Vingt mille procès s’étaient accumulés ; on en pouvait régler soixante par année et il en survenait le double. Un nombre assez respectable de révisions attendait aussi les inspecteurs : on disait cinquante mille. D’ailleurs plus d’un abus gênait la marche de la justice. Mais, ce qui était plus grave que tout le reste, on entrevoyait dans le fond les malversations de quelques assesseurs.

Quand je dus me rendre à Wetzlar, l’inspection suivait son cours depuis quelques années ; les coupables étaient suspendus, l’information très-avancée ; et les hommes versés dans le droit public allemand ne voulurent pas laisser échapper cette occasion de montrer leurs lumières et de les vouer au bien général. Il parut nombre d’écrits solides et sages, dans lesquels ceux qui possédaient quelques connaissances préalables pouvaient puiser une instruction substantielle. Si, à cette occasion, on revenait sur la constitution de l’Empire et sur les ouvrages qui en traitent, on s’étonnait que l’état monstrueux de ce corps, profondément malade, qui ne vivait encore que par un miracle, eût toutes les sympathies des savants. C’est que la respectable assiduité allemande, qui s’attache plus à rassembler et à développer les détails qu’à poursuivre les résultats, trouvait là un fonds inépuisable d’occupations toujours nouvelles : et soit qu’on opposât l’Empire à l’empereur, les petits États aux grands, les catholiques aux protestants, il y avait toujours nécessairement, selon les divers interdis, des opinions diverses, et toujours des occasions de luttes et de controverses nouvelles.


Comme je m’étais représenté de mon mieux toutes ces situations anciennes et nouvelles, je ne pouvais me promettre beaucoup de jouissances de mon séjour à Wetzlar. Ce n’était pas une perspective attrayante de trouver dans une ville bien située, il est vrai, mais petite et mal bâtie, un double monde : d’abord le monde indigène, ancien, traditionnel, puis un monde étranger, nouveau, chargé d’examiner sévèrement le premier ; un tribunal jugeant et jugé ; plus d’un habitant dans la crainte et le souci de se voir peut-être aussi impliqué dans l’enquête pendante ; des personnes considérables, si longtemps regardées comme dignes d’estime, convaincues des plus honteux méfaits, et réservées à un châtiment ignominieux : tout cela formait le tableau le plus triste, et ne pouvait engager à approfondir une affaire embrouillée par elle-même et sur laquelle le crime répandait une nouvelle confusion.

Je supposais qu’à l’exception du droit civil et du droit public allemand, je ne trouverais là aucun élément scientifique bien remarquable ; que j’y serais privé de tout commerce poétique, lorsque, après quelque hésitation, le désir de changer de situation, plus que la soif de la science, me conduisit dans ce pays. Mais quelle fut ma surprise, lorsqu’au lieu d’une société morose, s’offrit à moi une troisième vie universitaire ! À une grande table d’hôte, je trouvai réunis presque tous les attachés aux ambassades, jeunes gens éveillés. Ils me firent un gracieux accueil, et, dès le premier jour, je m’aperçus qu’ils égayaient leur dîner par une fiction romanesque : ils représentaient en effet, avec esprit et gaieté, une table de chevaliers. Au haut bout siégeait le commandeur, à côté de lui le chancelier, puis les officiers les plus importants ; venaient ensuite les chevaliers, rangés selon l’ancienneté ; les étrangers en passage devaient se contenter du bas bout, et la conversation était, le plus"souvent, inintelligible pour eux, parce que, indépendamment des expressions chevaleresques, la langue de la société s’était enrichie de nombreuses allusions. Chacun recevait un nom de chevalier, avec un surnom. Ils me nommèrent Gœtz de Berlichingen, le loyal. Je méritais le nom par l’attention que j’avais vouée à ce brave patriarche allemand, et le surnom par mon attachement et mon dévouement sincère aux hommes éminents dont je fis la connaissance. Pendant ce séjour, j’eus de grandes obligations au comte de Kielmannsegg : c’était le plus sérieux de tous, un homme très-capable et très-sûr. De Goué était un personnage difficile à déchiffrer et à décrire, une figure âpre, large, hanovrienne, un esprit renfermé en lui-même ; il ne manquait pas de talents en divers genres. On soupçonnait qu’il était enfant naturel. Il se plaisait dans une certaine manière mystérieuse, et dissimulait sous diverses bizarreries ses désirs et ses projets véritables. C’est ainsi qu’il était vraiment l’âme de cette société chevaleresque, sans avoir prétendu à la place de commandeur. Au contraire, ce chef de l’ordre étant venu à manquer dans ce temps-là, il en fit nommer un autre, et il exerça par lui son influence. Il savait aussi tirer parti de petits incidents pour les faire paraître considérables, et les rendre susceptibles d’être développés sous forme de fictions. Mais, dans tout cela, on ne pouvait remarquer aucun but sérieux ; il ne songeait qu’à charmer l’ennui que devaient lui causer, comme à ses collègues, ces affaires qui traînaient en longueur; il ne voulait que remplir le vide, fût-ce avec des toiles d’araignée. Au reste, cette comédie était traitée de l’air le plus sérieux du monde, sans que personne dût trouver ridicule qu’un moulin fût qualifié de château, et le meunier de burgrave, que l’on déclarât les Quatre fils Aymon un livre canonique, et qu’on en lût avec respect des passages dans les cérémonies. L’accolade même était donnée avec les symboles traditionnels, empruntés à divers ordres de chevalerie. Une des principales plaisanteries consistait à traiter mystérieusement ce qui était manifeste. Tout ce manège était public, et il ne fallait pas en parler. La liste de tous les membres de l’ordre fut imprimée avec autant de cérémonie qu’un almanach impérial ; et, si quelques familles s’en moquaient, et osaient déclarer toute l’affaire absurde et ridicule, on intriguait, pour les punir, tant et si bien, qu’on parvenait à décider un sérieux époux ou un proche parent à entrer dans la société et à recevoir l’accolade ; et le chagrin de ses proches devenait le sujet d’une maligne joie.

Dans cette chevalerie se perdait encore un ordre bizarre qui devait être philosophique et mystique, et qui n’avait point de nom particulier. Le premier degré s’appelait le passage ; le second, le passage du passage ; le troisième, le passage du passage au passage ; et le quatrième, le passage du passage au passage du passage. Expliquer le sens profond de cette suite de degrés était le devoir des initiés, et l’on y procédait en se réglant sur un petit livre imprimé, dans lequel ces expressions étranges étaient expliquées, ou plutôt amplifiées d’une manière plus étrange encore. S’occuper de ces choses était le passe-temps favori. La folie de Behrisch et la déraison de Lenz semblaient réunies : je me borne à répéter qu’il n’y avait pas derrière ces symboles l’apparence d’un dessein.

Je m’étais associé très-volontiers à ces badinages ; j’avais même eu l’idée, le premier, de mettre en ordre les fragments des Quatre fils Aymon, et proposé la manière en laquelle ils seraient lus dans les fêtes et les solennités ; je savais moi-même les débiter avec emphase : cependant je m’étais bientôt lassé de tout cela, et, comme je regrettais ma société de Francfort et de Darmstadt, je fus charmé d’avoir trouvé Gotter, qui me voua une sincère affection, que je lui rendis de bon cœur. Son esprit était délicat, clair et serein, son talent exercé et réglé ; il s’attachait à l’élégance française, et il aimait la partie de la littérature anglaise qui s’occupe d’objets agréables et moraux. Nous passâmes ensemble beaucoup de belles heures à nous communiquer mutuellement nos connaissances, nos projets et nos goûts. Il m’excita à divers petits travaux, et, comme il était lié avec les littérateurs de Gœtlingue, il me demanda particulièrement quelques-unes de mes poésies pour l’almanach de Boie.

Par là, je formai quelques relations avec ces jeunes hommes pleins de talent, qui s’étaient groupés, et qui exercèrent plus tard une action si marquée et si diverse. Les deux comtes de Stolberg, Burger, Voss, Hoelty et d’autres étaient réunis par la foi et l’esprit autour de Klopstock, dont l’influence s’exerçait de toutes parts. Dans ce cercle de poètes allemands, qui s’étendait toujours davantage, se développait en même temps, avec des talents poétiques si divers, un autre esprit, auquel je ne saurais donner un nom tout à fait particulier. On pourrait l’appeler le besoin d’indépendance, qui s’éveille toujours dans la paix, c’est-à-dire lorsqu’en réalité on n’est pas dépendant. Durant la guerre, on supporte la force brutale aussi bien qu’on peut ; on se sent lésé dans son corps et dans ses biens, mais non dans son être moral ; la contrainte n’humilie personne, et ce n’est pas une concession honteuse que de céder au temps ; on s’accoutume à souffrir de la part des amis et des ennemis ; on a des désirs et non des sentiments. Dans la paix, au contraire, le sentiment de la liberté humaine se manifeste de plus en plus, et plus on est libre plus on veut l’être ; on ne veut rien souffrir au-dessus de soi ; nous ne voulons pas être opprimés ; nul ne doit être opprimé, et ce sentiment délicat, et même maladif, apparaît dans les belles âmes sous la forme de la justice. Cet esprit se montrait alors partout, et précisément parce que peu de gens étaient opprimés, on voulait les délivrer aussi de cette oppression accidentelle. Ainsi prit naissance une sorte d’opposition morale, une intervention des individus dans le gouvernement, qui, avec des commencements louables, amena d’épouvantables malheurs.

Voltaire, en prenant la défense des Calas, avait produit une grande sensation et s’était fait beaucoup d’honneur. L’entreprise de Lavater contre le bailli Grebel avait été peut-être plus surprenante et plus grave encore pour l’Allemagne. Le sentiment esthétique, joint à l’ardeur juvénile, se poussait en avant, et, tout comme naguère encore on étudiait pour arriver aux offices, on commençait à se faire surveillant des officiers, et le temps approchait où les poètes dramatiques et les romanciers allaient prendre de préférence leurs scélérats parmi les ministres et les fonctionnaires. De là résulta un monde, moitié imaginaire, moitié réel, d’action et de réaction, dans lequel nous avons pu voir plus tard les dénonciations et les excitations les plus violentes, que les gazetiers et les journalistes se permettaient, avec une sorte de fureur, sous l’apparence de la justice, et ils exerçaient une action irrésistible, parce qu’ils faisaient croire au public qu’il était le véritable tribunal : pure folie, car le public n’a point de pouvoir exécutif, et, dans l’Allemagne morcelée, l’opinion publique ne faisait ni bien ni mal à personne. Chez nous autres jeunes gens, on n’apercevait rien de pareil, qui eût mérité le blâme : nous étions dominés par une idée voisine qui, formée de poésie, de moralité et d’un noble zèle, était innocente mais inféconde.

Klopstock, en publiant sa Bataille de Hermann et en la dédiant à l’empereur Joseph II, avait produit un mouvement merveilleux. Les Germains se délivrant de la tyrannie romaine offraient une magnifique et puissante peinture, bien propre à réveiller le sentiment national. Mais, comme, en temps de paix, le patriotisme ne consiste proprement qu’à balayer chacun devant sa porte, à remplir son office, à apprendre sa leçon, pour que tout aille bien au logis, le sentiment national éveillé par Klopstock ne trouvait aucun objet sur lequel il pût s’exercer. Frédéric avait sauvé l’honneur d’une partie des Allemands contre une ligue générale, et il était permis à chaque membre de la nation, en applaudissant et honorant ce grand prince, de prendre part à ses victoires. Mais que faire maintenant de cette bravoure guerrière qu’on provoquait ? Quelle direction devait-elle prendre et quels effets produirait-elle ? Ce fut d’abord une simple forme poétique, et les chants des bardes, si souvent critiqués dans la suite, et trouvés même ridicules, s’amoncelèrent par cette impulsion, par ce choc. On n’avait point d’ennemis extérieurs à combattre : on imagina des tyrans, et les princes et leurs serviteurs durent prêter à cet effet leurs figures, d’abord en général, puis peu à peu même en particulier, et la poésie se joignit avec violence à ce mouvement que nous avons signalé, à cette intervention dans l’administration de la justice, et c’est une chose remarquable de voir, de ce temps-là, des poésies dont la tendance générale est de détruire toutes les sommités, monarchiques ou aristocratiques.

Pour moi, je continuais à me servir de la poésie pour exprimer mes sentiments et mes rêveries. De petits poèmes, tels que le Voyageur[5], sont de cette époque ; ils furent insérés dans l’Almanach des Muses de Goettingue. Mais ce qui avait pu pénétrer en moi de cette contagion, je m’efforçai bientôt après de m’en délivrer dans Gœtz de Berlichingen, en faisant voir comment, dans les époques d’anarchie, l’homme loyal et bien intentionné se résout, au besoin, à prendre la place de la loi et du pouvoir exécutif, mais tombe dans le désespoir, quand il vient à paraître suspect et même rebelle au souverain qu’il reconnaît et qu’il révère.

Les odes de Klopstock avaient aussi introduit dans la littérature allemande la mythologie du Nord ou plutôt la nomenclature de ses divinités ; et, tout disposé que j’étais à me servir de ce qui m’était présenté, je ne pus toutefois me résoudre à faire usage de cette mythologie, et cela par les raisons suivantes. J’avais appris depuis longtemps à connaître les fables de l’Edda par la préface que Mallet avait mise en tête de son Histoire de Danemark, et je m’en étais emparé sur-le-champ. Elles étaient au nombre des contes que j’aimais le mieux à débiter, quand une compagnie me le demandait. Herder me fit lire Résénius, et me rendit plus familières les légendes des héros. Toutefois, quelle que fût à mes yeux la valeur de ces choses, je ne pus les. admettre, dans mon trésor poétique ; elles agissaient puissamment sur mon imagination, mais elles échappaient absolument à la perception sensible, tandis que la mythologie des Grecs, transformée par les plus grands artistes du monde en figures visibles, qu’il était facile de se représenter, étaient encore en foule devant nos yeux. En général, je ne mettais pas beaucoup les dieux en scène, parce que, pour moi, ils résidaient encore hors de la nature que je savais imiter. Qu’est-ce donc qui aurait pu me décider à mettre Wodan pour Jupiter et Thor pour Mars, à introduire dans mes poésies, au lieu des figures méridionales, nettement dessinées, des images nébuleuses ou plutôt des mots sonores ? D’un côté, elles se rattachaient plutôt aux héros d’Ossian, sans forme comme elles, mais plus rudes et plus gigantesques ; de l’autre, je les rapprochais de la légende badine, car le trait humoristique qui circule dans toute la mythologie du Nord me paraissait infiniment agréable et digne de remarque. Elle me semblait la seule qui joue sans cesse avec elle-même, qui oppose à une étrange dynastie de dieux d’aventureux géants, des enchanteurs et des monstres, uniquement occupés à dérouter les augustes personnages pendant qu’ils gouvernent, à se moquer d’eux et à les menacer ensuite d’une chute ignominieuse, inévitable.

Je trouvai un intérêt semblable, si ce n’est égal, dans les fables indiennes, que j’appris à connaître d’abord par les voyages de Dapper, et que je serrai aussi avec grand plaisir dans mon magasin de contes. L’Autel de Ram est celui que je réussis le mieux à reproduire, et, malgré la grande variété des personnages de ce conte, le singe Hannemann resta le favori de mon public. Mais ces figures monstrueuses, informes, colossales, ne pouvaient satisfaire mon sentiment poétique : elles étaient trop éloignées du vrai, auquel ma pensée aspirait sans cesse.

Cependant une force admirable allait protéger mon sentiment du beau contre tous ces fantômes que le goût désavoue. C’est toujours une heureuse époque pour une littérature, que celle où de grandes œuvres du passé reprennent une vie nouvelle et reviennent à l’ordre du jour, parce qu’elles produisent alors un effet tout nouveau. L’astre d’Homère se releva pour nous, et ce fut tout à fait dans l’esprit du temps, qui favorisa puissamment cette apparition : appelés sans cesse vers la nature, nous apprîmes à considérer aussi de ce côté les ouvrages des anciens. Ce que plusieurs voyageurs avaient fait pour l’explication de l’Écriture sainte, d’autres le firent pour Homère. Guys ouvrit la carrière, Wood donna l’impulsion. Un compte rendu, publié à Goettingue, de l’ouvrage original, d’abord très-rare, nous en fit connaître le but, et nous apprit à quel point l’exécution était avancée. Nous ne vîmes plus dès lors dans ces poèmes un héroïsme tendu et boursouflé, mais le miroir fidèle d’un âge primitif, et nous cherchâmes à le rapprocher de nous autant que possible. À la vérité, nous ne pouvions en même temps admettre sans réserve que, pour bien comprendre la nature homérique, il fallût apprendre à connaître les peuples sauvages et leurs mœurs, telles que nous les retracent les voyageurs des nouveaux mondes, car on ne peut nier que les Européens, comme les Asiatiques,ne soient déjà représentés dans les poèmes homériques à un haut degré de culture, plus haut peut-être que celui dont on jouissait aux temps de la guerre de Troie ; mais cette maxime était d’accord avec, le culte de la nature, alors dominant, et, dans ce sens, nous pouvions l’admettre.

Au milieu de toutes ces occupations, qui se rapportaient à l’étude de l’homme dans un sens élevé, tout comme à la poésie dans le sens le plus intime et le plus aimable, j’étais pourtant forcé de m’apercevoir chaque jour que je me trouvais à Wetzlar. A chaque heure, la conversation revenait sur l’état de l’inspection, sur les obstacles toujours croissants qu’elle rencontrait, sur la découverte de nouvelles malversations. Je voyais encore le saint Empire romain rassemblé, non pas pour de simples solennités extérieures, mais pour une affaire qui pénétrait dans les dernières profondeurs. Toutefois je dus me rappeler encore le jour du couronnement et cette salle à manger à moitié vide, où les convives invités ne parurent pas, parce qu’ils étaient de trop grands personnages. Ils s’étaient rendus à Wetzlar, mais on dut reconnaître des symptômes plus fâcheux encore. L’incohérence de l’ensemble, l’opposition des parties, ne cessaient pas de se révéler, et l’on savait fort bien que des princes s’étaient dit en confidence les uns aux autres, qu’il fallait voir si l’on ne pourrait pas, à cette occasion, enlever au chef quelque prérogative.

Quelle fâcheuse impression le minutieux récit de toutes les négligences, les injustices et les corruptions, devait produire sur un jeune homme qui voulait le bien et qui s’efforçait d’y former son cœur, tous les gens honnêtes le sentiront. De quelle source naîtra, dans de pareilles circonstances, le respect de la loi et du juge ? Mais, lors même qu’on aurait attendu avec la plus grande confiance les effets de l’inspection ; qu’on aurait pu croire qu’elle remplirait entièrement sa haute destination, il n’y avait rien là de salutaire pour un jeune homme qui marchait en avant d’un cœur joyeux. En elles-mêmes, les formalités de ce procès tendaient toutes à.traîner le temps en longueur. Voulait-on déployer quelque action et produire quelque effet, il fallait toujours servir celui qui avait tort, toujours l’accusé, et savoir, en escrimeur habile, bien esquiver et détourner les coups. Aussi, aucun travail esthétique ne voulant me réussir au milieu de ces distractions, je me perdis à diverses reprises en spéculations esthétiques : en effet, si l’on théorise, c’est que la force créatrice fait défaut ou est arrêtée. J’avais déjà essayé avec Merck, et j’essayai alors avec Gotter, de trouver des principes propres à diriger dans la composition ; mais aucun de nous n’y réussit. Merck était sceptique et éclectique ; Gotter s’attachait aux modèles qui lui plaisaient le mieux. On annonçait la théorie de Soulzer, que l’on disait faite pour l’amateur plus que pour l’artiste. Dans cette sphère, on demande avant tout des effets moraux, ce qui amène aussitôt un désaccord entre ceux qui produisent et ceux qui jouissent : car une bonne œuvre d’art peut avoir et aura sans doute des suites morales ; mais imposer à l’artiste un but moral, c’est proprement gâter son métier.

Depuis quelques années, sans me livrer à cette étude d’une manière suivie, j’avais lu à bâtons rompus ce que les anciens ont dit sur ces sujets importants. Aristote, Cicéron, Quintilien, Longin, m’avaient tous occupé, mais inutilement. Car tous ces écrivains supposaient une expérience que je n’avais pas. Ils m’introduisaient dans un monde infiniment riche en œuvres d’art ; ils développaient les mérites de poètes et d’orateurs accomplis, dont il ne nous est resté, le plus souvent, que les noms, et ils me fournissaient la preuve trop claire qu’il faut avoir devant soi une foule d’objets avant de pouvoir en juger ; qu’il faut d’abord produire soi-même quelque chose, qu’il faut même s’être égaré, pour apprendre à connaître ses propres talents et ceux des autres. Ma connaissance de tous ces trésors de l’antiquité était uniquement une affaire d’école et de bibliothèque ; elle n’était point vivante, tandis qu’on voyait évidemment, surtout pour les orateurs les plus célèbres, qu’ils s’étaient formés entièrement dans la vie, et qu’on ne pouvait jamais parler du caractère de leur talent sans parler aussi de leur caractère personnel. Cela était moins frappant chez les poètes, mais partout la nature et l’art n’étaient mis en contact que par la vie : aussi le résultat de toutes mes réflexions et de tous mes efforts fut toujours mon ancienne résolution d’observer la nature intérieure et extérieure, et de la laisser agir elle-même en l’imitant avec amour.

À cette activité, qui ne cessait en moi ni jour ni nuit, il s’offrait deux grands sujets, deux sujets immenses, tels qu’il me suffisait d’en apprécier un peu la richesse pour produire quelque chose de marquant. C’était l’époque ancienne, dans laquelle tombe la vie de Gœtz de Berlichingen, et la nouvelle, dont le malheureux épanouissement est retracé dans Werther. J’ai déjà parlé de mes préparations historiques au premier travail ; je dois exposer maintenant les causes morales du second.

La résolution que j’avais prise de laisser agir selon ses tendances particulières ma nature intérieure, et de laisser la nature extérieure agir sur moi selon ses qualités, me plongea dans le milieu étrange dans lequel Werther fut conçu et fut écrit. Je cherchais à me dégager intérieurement de toute influence étrangère, à observer le monde extérieur avec amour, et à laisser tous les êtres agir sur moi chacun à sa manière, depuis l’homme jusqu’aux plus infimes qui nous soient encore perceptibles. Il en résulta une merveilleuse parenté avec chaque objet de la nature et un accord intime, une si parfaite harmonie avec l’ensemble, que tout changement, qu’il eût pour objet les lieux, les heures et les saisons ou tout ce qui pouvait arriver, m’affectait profondément. Le regard du peintre s’unissait au regard du poëte. La belle contrée champêtre, animée par la douce rivière, augmentait mon inclination pour la solitude, et favorisait mes méditations secrètes, qui s’étendaient de tous côtés. Mais, depuis que j’avais quitté le cercle de famille de Sesenheim, et ensuite mon cercle d’amis de Francfort et de Darmstadt, il m’était resté dans le cœur un vide que je ne pouvais remplir : je me trouvais donc dans un état où une inclination, pourvu qu’elle se produise un peu déguisée, peut nous surprendre à l’improviste et anéantir toutes nos bonnes résolutions.

Arrivé à ce point de son entreprise, l’auteur se sent, pour la première fois, le cœur à l’aise dans son travail : car c’est d’ici seulement que ce livre devient ce qu’il doit être. Il ne s’est pas annoncé comme une œuvre indépendante ; il est plutôt destiné à combler les lacunes d’une vie d’auteur, à compléter divers fragments et à conserver le souvenir de tentatives perdues et oubliées. Mais, ce qui est déjà fait, on ne peut, on ne doit pas le répéter. D’ailleurs le poète invoquerait vainement aujourd’hui ses facultés obscurcies ; vainement il leur demanderait de faire revivre ces relations aimables qui lui rendirent si doux le séjour de Lahnthal. Heureusement le génie propice s’était chargé d’y pourvoir, et le porta pendant sa florissante jeunesse à fixer un passé récent, à le peindre et à le publier, assez hardiment, à l’heure favorable. Que je fasse allusion dans ce moment à mon petit roman de Werther, on le devine sans autre explication : mais j’en donnerai peu à peu quelques-unes sur les personnages comme sur les sentiments.

Parmi les jeunes hommes, attachés aux ambassades, qui se. préparaient à leur carrière future, il s’en trouvait un que nous appelions tout simplement le fiancé. On remarquait sa conduite calme et posée, la clarté de son esprit, la précision de ses actes et de son langage. Son activité, sa bonne humeur, son application soutenue, le recommandaient tellement à ses supérieurs, qu’on lui promit de le placer bientôt. Là-dessus, il n’hésita pas à se fiancer avec une demoiselle qui satisfaisait parfaitement son cœur et ses vœux. Après la mort de sa mère, elle avait déployé, à la tête d’une jeune et nombreuse famille, une rare activité ; elle seule avait soutenu le courage de son père ; en sorte qu’un époux pouvait espérer d’elle les mêmes soins pour lui et pour ses enfants, et en attendre infailliblement le bonheur domestique. Chacun avouait, même sans nourrir pour soi ces projets intéressés, qu’elle était digne d’être aimée. Elle était de ces femmes qui, sans inspirer des passions violentes, sont faites pour tenir chacun sous le charme. Une taille légère, des formes élégantes, une belle et pure santé, et la joyeuse activité qui en est la conséquence ; l’accomplissement facile des devoirs de chaque jour : tous ces dons étaient son partage. Observer ces qualités était aussi pour moi une jouissance toujours nouvelle, et je me rapprochais avec plaisir de ceux qui la possédaient. Si je ne trouvais pas toujours l’occasion de leur rendre de véritables services, je partageais plus volontiers avec eux qu’avec d’autres ces innocents plaisirs qui sont toujours à la portée de la jeunesse, et qu’on peut se procurer sans beaucoup d’efforts et de frais. Au reste, comme il est convenu que les femmes ne se parent que pour les autres femmes, et qu’elles sont infatigables à rivaliser entre elles de parure, celles-là m’étaient les plus agréables, qui, par une simple toilette, donnent à leur ami, à leur fiancé, la secrète assurance qu’elles n’ont pris ce soin que pour lui, et que, sans beaucoup d’embarras et de frais, les choses pourront continuer ainsi toute la vie.

Les personnes de ce caractère ne sont pas trop occupées d’elles-mêmes ; elles ont le temps d’observer le monde extérieur, et la patience nécessaire pour se régler sur lui, s’accommoder à lui ; elles deviennent habiles et sages sans efforts ; peu de livres suffisent à leur culture. Le fiancé, d’un caractère parfaitement loyal et confiant, mettait bientôt en relation avec sa fiancée tous ceux qu’il estimait, et, comme il se livrait assidûment aux affaires, la plus grande partie du jour, il la voyait avec plaisir, après qu’elle avait vaqué aux occupations domestiques, prendre quelque récréation, et faire avec leurs amis et leurs amies des promenades et des parties de campagne. Charlotte était sans prétention, d’abord parce qu’elle était naturellement disposée à une bienveillance générale plutôt qu’aux inclinations particulières ; ensuite elle s’était destinée à un homme digne d’elle, qui se déclarait prêt à s’unir avec elle pour la vie. Autour d’elle régnait la sérénité la plus pure. C’est déjà un charmant spectacle de voir des parents voués sans relâche au soin de leur famille, mais il y a quelque chose de plus aimable encore dans le dévouement d’un frère ou d’une sœur. Dans le premier cas, nous croyons voir plutôt l’instinct et la coutume civile ; dans le second, le choix et le libre sentiment.

Le nouveau venu, complètement affranchi de tous liens, tranquille en présence d’une jeune fille, qui, déjà promise, ne pouvait s’expliquer comme une recherche les attentions les plus empressées, et n’en pouvait être que plus flattée, s’abandonna sans trouble à ses sentiments ; mais il fut bientôt tellement enveloppé et enchaîné, et traité en même temps par le jeune couple avec tant de confiance et d’amitié, qu’il ne se reconnaissait plus. Oisif et rêveur, parce que nul objet ne pouvait lui suffire, il trouva ce qui lui manquait dans une amie qui, en même temps qu’elle vivait pour l’année entière, semblait ne vivre que pour le moment. Elle aimait sa société ; il ne put bientôt se passer d’elle, parce qu’elle lui rendait agréable la vie journalière, et, au milieu d’un ménage considérable, dans les champs et les prés, dans le potager comme au jardin, ils furent bientôt inséparables. Quand ses affaires le lui permettaient, le fiancé était de la partie. Sans le vouloir, ils s’étaient accoutumés tous trois les uns aux autres, et ne savaient pas comment ils en étaient venus à ne pouvoir vivre séparés. C’est ainsi qu’ils passèrent un été magnifique, véritable idylle allemande, où une fertile contrée fournissait la prose, et une pure affection la poésie. En se promenant à travers les blés mûrs, ils se récréaient à la fraîcheur matinale ; le chant de l’alouette, le cri de la caille, étaient une ravissante musique ; puis venaient les heures brûlantes ; de violents orages éclataient : on s’en rapprochait d’autant plus les uns des autres, et plus d’un petit chagrin domestique était dissipé aisément par un amour fidèle. C’est ainsi qu’un jour ordinaire succédait à l’autre, et tous semblaient être des jours de fête ; il aurait fallu imprimer en rouge tout le calendrier. Il me comprendra, celui qui se rappelle la prédiction de l’heureux infortuné, ami de la nouvelle Héloïse : « Et assis aux pieds de sa bien-aimée, il teillera du chanvre, et il souhaitera de teiller du chanvre aujourd’hui, demain, après-demain et toute sa vie. »

Je puis maintenant dire quelques mots, en me bornant au nécessaire, sur un jeune homme dont le nom n’a été que trop souvent prononcé dans la suite. Il s’agit de, Jérusalem, le fils du théologien, ce libre et subtil penseur. Il était aussi attaché à une ambassade. D’un extérieur agréable, de taille moyenne et bien fait, il avait le visage assez rond, des traits délicats et doux, et tous les avantages d’un joli blondin, des yeux bleus, plus agréables qu’expressifs. Il portait l’habillement traditionnel de la basse Allemagne, à l’imitation des Anglais, le frac bleu, la veste et le gilet jaunes, les bottes à revers bruns. L’auteur ne lui a jamais fait de visite, n’en a jamais reçu de lui ; il l’a rencontré quelquefois chez des amis. Le langage de ce jeune homme était modéré, mais bienveillant. Il s’intéressait aux productions les plus diverses ; il aimait surtout les dessins et les esquisses où l’on avait conservé aux paysages solitaires leur caractère tranquille. À ce sujet, il montrait des eaux-fortes de Gessner, et il encourageait les amateurs à les choisir pour modèles. Il prenait peu ou point d’intérêt à toute cette chevalerie et à ces mascarades, vivait pour lui et pour ses pensées. On le disait passionnément épris de la femme d’un ami. On ne les voyait jamais ensemble. En somme, on avait peu de chose à dire de lui, sinon qu’il s’occupait de la littérature anglaise. Son père étant riche, il n’avait pas besoin de s’appliquer péniblement aux affaires ni de solliciter vivement un emploi.

Ces gravures de Gessner augmentèrent notre goût pour les objets champêtres, et un petit poème que nous lûmes dans notre cercle intime, avec le plus vif plaisir, ne nous permit plus de considérer autre chose. Le Deserted village de Goldsmith devait nous charmer tous, au degré de culture et avec les sentiments qu’on nous connaît. On y trouvait retracé, non pas comme vivant et agissant, mais comme passé et disparu, tout ce qu’on voyait si volontiers de ses yeux, ce qu’on aimait, qu’on estimait, qu’on recherchait avec passion dans la réalité, pour y prendre part avec la joie de la jeunesse : les jours de fête à la campagne, les consécrations d’églises et les foires, la grave assemblée des vieillards sous le tilleul du village, bientôt remplacée par la danse des jeunes gens, à laquelle même les élégants prenaient part. Que ces plaisirs paraissaient convenables, modérés par un honnête pasteur de campagne, qui savait d’abord aplanir et régler ce qui pouvait dépasser les bornes ou donner lieu à des noises et des querelles ! Là encore, nous retrouvions notre vénérable vicaire de Wakefield dans sa société bien connue, mais non plus agissant et vivant. C’était comme une ombre évoquée par les doux gémissements du poète élégiaque. La seule idée de ce tableau est des plus heureuses, une fois qu’on a résolu de ressusciter, avec une gracieuse tristesse, un passé innocent. Et comme cette œuvre sentimentale du poète anglais est à tous égards heureusement accomplie ! Je partageais l’enthousiasme de Gotter pour ce délicieux poëme. Nous entreprîmes tous deux de le traduire. Son travail vaut mieux que le mien, parce que je m’étais efforcé trop scrupuleusement d’imiter dans notre langue la délicate énergie de l’original, et, par là, j’avais fidèlement reproduit quelques passages, mais non pas l’ensemble.

Or, si le bonheur suprême réside dans la mélancolie, et si la vraie mélancolie ne doit avoir pour objet que l’inaccessible, tout concourait pour faire du jeune homme que nous suivons ici dans ses égarements le plus heureux des mortels. Son amour pour une femme promise et fiancée, ses efforts pour donner et approprier à notre littérature des chefs-d’œuvre étrangers, son application à peindre la nature, non-seulement avec le langage, mais aussi avec le burin et le pinceau, et cela sans véritable technique : chacune de ces choses eût été suffisante pour gonfler le cœur et serrer la poitrine ; mais, pour arracher à cette situation celui qui éprouvait de si douces souffrances, pour lui préparer de nouvelles relations, et, par là, de nouvelles inquiétudes, voici ce qui arriva. A Giessen se trouvait Hœpfner, professeur de droit. Merck et Schlosser reconnaissaient en lui un jurisconsulte habile, un penseur, un homme de mérite, et ils l’honoraient infiniment. Il y avait longtemps que je désirais faire sa connaissance, et, ces deux amis ayant résolu de lui faire une visite pour conférer sur des sujets littéraires, nous convînmes qu’à cette occasion je me rendrais aussi à Giessen. Mais, comme il arrive dans l’intempérance des époques de joie et de paix, nous avions de la peine à faire quelque chose tout uniment, et, en véritables enfants, nous tachions de faire jaillir même du nécessaire quelque plaisanterie. Il fut donc convenu que je me présenterais comme un inconnu, sous une forme étrangère, et que je satisferais encore une fois mon goût de paraître sous un déguisement. Par une belle matinée, avant le lever du soleil, je partis de Wetzlar et remontai l’agréable vallée en côtoyant la Lahn. Ces promenades faisaient aussi mon bonheur. J’inventais, j’enchaînais, je travaillais à fond, et, dans la solitude, livré à moi-même, j’étais joyeux et content ; je réduisais à sa valeur ce que le monde, contradicteur éternel, m’avait mal à propos et confusément imposé. Arrivé au terme de mon voyage, je cherchai la demeure de Hœpfner, et je frappai à la porte de son cabinet. Quand il m’eut crié : « Entrez ! » je me présentai modestement, comme un étudiant qui retournait de l’université dans la maison paternelle, et qui voulait faire en chemin la connaissance des hommes les plus distingués. J’étais préparé à ses questions sur mes relations personnelles ; je lui fis un conte croyable, vulgaire, dont il parut satisfait. Après cela, je me donnai pour un étudiant en droit, et je ne soutins pas mal l’épreuve, car je connaissais son mérite dans ce domaine, et je savais qu’il s’occupait justement du droit naturel. Cependant la conversation languit quelquefois, et le savant semblait attendre mon album ou ma révérence : je sus temporiseï’, car j’étais sûr que Schlosser, dont je connaissais la ponctualité, ne tarderait pas à paraître. Il arriva en effet ; il fut reçu à bras ouverts, et, après m’avoir regardé de côté, il parut faire peu d’attention à moi. Hœpfner, au contraire, m’associa à la conversation, et montra une véritable bienveillance. Enfin je pris congé, et je courus à l’auberge, où j’échangeai à la hâte quelques mots avec Merck, pour nous entendre sur la suite.

Les amis étaient convenus d’inviter Hœpfner à dîner, et, avec lui, Chrétien-Henri Schmid, qui jouait un rôle, mais très-subordonné, dans la littérature allemande. C’était proprement contre lui que l’affaire était dirigée, et il allait être joyeusement châtié pour maint péché dont il s’était rendu coupable. Quand les convives furent réunis dans la salle à manger, je fis demander parle sommelier si ces messieurs me permettraient de dîner avec eux. Schlosser, à qui une certaine gravité allait fort bien, fit résistance, ne voulant pas que leur conversation familière fût troublée par un tiers. Cependant, sur les instances du sommelier, et grâce à l’intercession de Hœpfner, qui assura que j’étais un homme supportable, je fus admis, et je me comportai d’abord avec réserve et modestie. Schlosser et Merck ne se gênèrent point, et parlèrent sur divers sujets aussi ouvertement que s’il n’y avait eu là aucun étranger. On mit sur le tapis les questions littéraires les plus importantes et les hommes les plus marquants. Alors je me montrai un peu plus hardi, et je ne me laissais point déconcerter, quand Schlosser me décochait quelque trait d’un air sérieux et Merck avec ironie. Cependant je dirigeai sur Schmid tous les miens, qui tombaient sûrement et vivement sur ses côtés faibles, à moi bien connus.

Je m’en étais tenu modérément à ma chopine de vin ordinaire, mais ces messieurs s’en firent servir de meilleur, et ils ne manquèrent pas de m’en faire part. Après avoir discouru sur beaucoup d’affaires du jour, la conversation passa aux matières générales, et l’on traita la question, qui reviendra toujours, aussi longtemps qu’il y aura des auteurs, de savoir si la littérature était en progrès ou en décadence. Cette question, sur laquelle les vieux et les jeunes, les débutants et les émérites, s’entendent rarement, on l’a traita gaiement, sans avoir trop l’intention de se mettre sérieusement d’accord. Enfin je pris la parole et je dis : « Il me semble que les littératures ont leurs saisons, qui, se succédant, comme dans la nature, produisent certains phénomènes et se répètent successivement. Je ne crois donc pas qu’on puisse louer ou blâmer absolument aucune époque d’une littérature. Surtout je n’aime pas à voir qu’on exalte et qu’on glorifie et que, d’un autre côté, on critique et l’on rabaisse certains talents que la saison fait naître. Le gosier du rossignol est animé par le printemps, mais il en est de même de la gorge du coucou. Les papillons, qui sont le plaisir des yeux, et les moucherons, si importuns, sont éveillés également par la chaleur du soleil. Si l’on se pénétrait bien de cette vérité, on ne répéterait pas tous les dix ans les mêmes plaintes, et l’on ne prendrait pas si souvent la peine inutile d’extirper tel ou tel mal. »

La société me regardait avec étonnement, se demandant d’où me venait tant de sagesse et de tolérance ; mais je continuai, avec une tranquillité parfaite, à comparer les phénomènes littéraires aux productions matérielles, et je ne sais comment j’arrivai même aux mollusques, et sus débiter sur leur compte mille excentricités. « C’étaient des créatures, disais-je, auxquelles on ne pouvait contester une espèce de corps et même une certaine forme ; mais, comme elles n’ont point d’os, on ne sait proprement qu’en faire, et ce n’est qu’une mucosité vivante : il faut cependant que la mer ait aussi de pareils habitants. » Comme je poursuivais la comparaison au delà des bornes convenables, pour désigner Schmid et cette race de littérateurs sans caractère, on me fit observer qu’une comparaison poussée trop loin finissait par n’être plus rien. « Eh bien, je reviens sur terre, répliquai-je, et je parlerai du lierre. Comme les mollusques n’ont point d’os, il n’a point de tige, et pourtant, où qu’il soit, où qu’il s’attache, il aime à jouer le premier rôle. Il appartient aux vieilles murailles, ruinées sans ressource ; on l’éloigné sagement des constructions neuves ; il suce les arbres à fond, et je le trouve surtout insupportable quand il grimpe sur un poteau, et nous assure que c’est une tige vivante, parce qu’il l’a couvert de son feuillage. » On eut beau m’objecter que mes comparaisons étaient obscures et inapplicables, je devins toujours plus vif contre toutes les créatures parasites, et, pour autant que j’en savais alors en histoire naturelle, je soutins ma thèse assez joliment. Je finis par entonner un vivat en l’honneur des hommes indépendants, un pereat pour les intrus ; je pris, en sortant de table, la main de Hœpfner, je la secouai rudement, je le déclarai le premier homme du monde, je l’embrassai, ainsi que les autres, de tout mon cœur. L’excellent homme, mon nouvel ami, croyait rêver ; enfin Schlosser et Merck lui dirent le mot de l’énigme, et la plaisanterie découverte répandit une allégresse générale, à laquelle Schmid lui-même s’associa, car nous l’apaisâmes en reconnaissant ses mérites réels et en nous intéressant à ses fantaisies.

Cette introduction badine ne pouvait qu’animer et favoriser le congrès littéraire qu’elle avait proprement en vue. Merck, adonné tour à tour à l’esthétique, à la littérature et au commerce, avait décidé le sage et savant Schlosser, dont l’instruction était si riche et si variée, à publier cette année les Annonces littéraires de Francfort. Ils s’étaient associé Hœpfner et d’autres professeurs de Giessen, à Darmstadt un excellent pédagogue, le recteur Wenck, et d’autres hommes de mérite. Chacun avait, dans son domaine, assez de connaissances historiques et théoriques, et l’esprit du temps fit agir ces hommes dans un même esprit. Les deux premières années de ce journal, qui passa ensuite en d’autres mains, rendent un beau témoignage à l’étendue de la science, à la pureté des vues, à la loyauté des intentions des collaborateurs. Le point de vue humain et cosmopolite est encouragé ; des hommes distingués et justement renommés sont soutenus contre les attaques de tout genre ; on prend leur défense contre leurs ennemis, et particulièrement contre les écoliers qui abusent, au détriment de leurs maîtres, de la science qu’ils leur doivent. Au nombre des morceaux les plus intéressants, sont les comptes rendus d’autres journaux, la Bibliothèque de Berlin, le Mercure allemand, dans lesquels on admire à bon droit l’habileté en tant de branches diverses, les lumières et la bienveillance.

Pour ce qui me concernait, les rédacteurs virent fort bien que tout me manquait pour être un véritable critique. Mes connaissances historiques étaient sans cohérence ; l’histoire du monde, celle des sciences et de la littérature, avaient fixé mon attention par époques seulement, et les objets mêmes, partiellement et en gros. La faculté que j’avais d’animer et de me rendre présentes les choses, même hors de leur enchaînement, me permettait de me familiariser avec un siècle, avec une portion de la science, sans que j’eusse aucune connaissance de ce qui avait précédé et suivi. Il s’était de même développé chez moi un sens théorique et pratique, qui me mettait en mesure d’exposer plutôt comment les choses devaient être que comment elles étaient, et qui, sans véritable enchaînement philosophique, rencontrait juste par saillies. À cela se joignait une conception très-facile et l’empressement à accueillir les opinions des autres, pourvu qu’elles ne fussent pas en contradiction directe avec mes convictions.

Cette union littéraire fut en outre favorisée par une active correspondance et par de fréquentes conférences, que le voisinage des lieux rendait faciles. Qui avait lu un livre le premier en rendait compte ; quelquefois il se trouvait deux critiques pour un ; l’affaire était discutée, rattachée à d’autres, qui y touchaient, et, quand on était parvenu à un résultat certain, quelqu’un se chargeait de la rédaction. C’est pourquoi plusieurs comptes rendus sont aussi solides que vifs, aussi agréables que satisfaisants. Je fus très-souvent chargé du rôle de secrétaire. Mes amis me permettaient aussi d’entremêler mes badinages à leurs travaux et de me produire librement dans les matières que je sentais à ma portée et qui me tenaient particulièrement au cœur. J’essayerais inutilement, par des tableaux ou par des réflexions, de reproduire dans toute sa vérité l’esprit qui nous animait alors, si les deux années du journal ne m’offraient pas les documents les plus positifs. Plus tard, des extraits de passages auxquels je me reconnais trouveront peut-être leur place avec d’autres écrits.

Dans cet échange si vif de connaissances, d’opinions et de convictions, j’appris bientôt à connaître Hcepfner intimement et à l’aimer. Aussitôt que nous étions seuls, je le mettais sur les objets de ses études, qui devaient être aussi les miennes, et j’en retirais, dans un enchaînement très-naturel, des lumières et des connaissances. Je n’avais pas encore clairement reconnu que je pouvais fort bien puiser l’instruction dans les livres et les conversations, mais non dans les leçons suivies. Le livre me permettait de m’arrêter sur un endroit, de revenir même en arrière, ce que l’exposition orale et le professeur ne pouvaient me permettre. Quelquefois, au début de la leçon, j’étais saisi d’une pensée, à laquelle je m’attachais et qui me faisait perdre la suivante et toute la liaison. C’est aussi ce qui m’était arrivé aux cours de droit, et c’est pourquoi je saisissais toutes les occasions de m’entretenir avec Hœpfner, qui entrait volontiers dans mes doutes et mes incertitudes et comblait bien des lacunes. Cela me fit concevoir le désir de rester à Giessen auprès de lui, pour m’instruire dans son commerce sans trop m’éloigner de Wetzlar et de mes affections. Mes deux amis s’opposèrent à mes désirs, d’abord sans le savoir, et ensuite avec connaissance de cause ; car ils avaient hâte de partir l’un et l’autre, et de plus ils étaient intéressés à me faire quitter ce lieu.

Schlosser me découvrit qu’il aimait ma sœur, qu’il en était aimé, et qu’il n’attendait qu’une position qui lui permît de s’unir avec elle. Cette déclaration me surprit un peu, et pourtant les lettres de ma sœur auraient dû me la faire deviner depuis longtemps. Mais nous passons légèrement sur ce qui pourrait offenser la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes, et je m’aperçus enfin que j’étais réellement jaloux de ma sœur : sentiment que je me dissimulai d’autant moins, que, depuis mon retour de Strasbourg, notre liaison était devenue toujours plus intime. Combien de temps avions-nous passé à nous confier mutuellement nos petites affaires d’amour et tout ce qui nous était arrivé pendant l’intervalle ! Et ne s’était-il pas ouvert à moi, dans le champ de l’imagination, un nouveau monde, où je devais aussi l’introduire ? Mes petites compositions, une poésie universelle, qui embrassait un vaste horizon, lui devaient être peu à peu révélées. C’est ainsi que j’improvisais pour elle la traduction des passages d’Homère auxquels elle pouvait prendre un intérêt particulier. Je lisais de mon mieux, en allemand, la traduction littérale de Clarke ; ma lecture prenait d’ordinaire les formes et les terminaisons métriques, et la vivacité avec laquelle j’avais saisi les images, la force avec laquelle je les exprimais, levaient tous les obstacles d’une construction entrelacée ; ce que l’esprit présentait, elle le suivait avec l’esprit. Nous passions bien des heures dans ces amusements. Quand sa société était réunie, c’était le loup Fenris et le singe Hannemann qu’on demandait d’une voix unanime. Combien de fois n’ai-je pas dû répéter en détail la fameuse histoire de Thor et de ses compagnons, singés par les géants magiques ! Aussi m’est-il resté de toutes ces fictions une impression si agréable, qu’elles sont encore au nombre des plus précieux souvenirs que mon imagination se puisse représenter. J’avais aussi initié ma sœur à mes liaisons avec mes amis de Darmstadt ; mes courses et mes absences devaient même rendre notre liaison plus étroite, car je m’entretenais avec elle par lettres de tout ce qui m’arrivait ; je lui envoyais chaque petit poëme, se fût-il même borné à un point d’exclamation, et je lui faisais voir tout d’abord les lettres que je recevais ainsi que mes réponses. Tout ce mouvement, si vif, s’était arrêté depuis mon départ de Francfort ; il n’y avait pas dans mon séjour à Wetzlar de quoi fournir à un pareil commerce, et puis mon affection pour Charlotte put bien nuire à mes attentions pour ma sœur. Elle se sentit seule, peut-être négligée, et prêta plus aisément l’oreille aux loyales poursuites d’un galant homme, qui, sérieux et concentré, estimable et sûr, lui avait voué, avec passion, une tendresse dont il était d’ailleurs très-avare. Il fallut me résigner et me réjouir du bonheur de mon ami, non sans me dire à moi-même avec confiance, que, si le frère n’avait pas été absent, l’ami n’aurait pas eu un si beau succès. Il importait donc à mon ami et futur beau-frère que je retournasse à la maison, parce que mon entremise permettrait une fréquentation plus libre, qui paraissait extrêmement nécessaire à ce cœur, touché à l’improviste d’une tendre inclination. A son départ, qui ne tarda pas, il prit de moi la promesse que je le suivrais bientôt.

J’espérais du moins que Merck, qui avait alors du loisir, prolongerait son séjour à Giessen, et qu’il me serait permis de passer chaque jour quelques heures avec mon bon Hœpfner, tandis que notre ami travaillerait aux Annonces littéraires de Francfort : Merck fut inébranlable, et la haine le chassa de l’université, comme l’amour en avait chassé mon beau-frère. En effet, comme il y a des antipathies natives ; comme certaines gens ne peuvent souffrir les chats ; que d’autres ont une secrète répugnance pour ceci ou pour cela, Merck était l’ennemi mortel de tout le peuple universitaire, qui, il faut le dire, se complaisait alors à Giessen dans la plus profonde barbarie. Pour moi, je m’en accommodais fort bien ; je les fuirais fort bien mis en œuvre, comme masques, dans un de mes divertissements de carnaval ; mais leur vue pendant le jour, et pendant la nuit leur vacarme, ôtaient à Merck toute espèce de bonne humeur. Il avait passé ses plus belles années dans la Suisse française, et vécu dès lors dans l’agréable société des hommes de cour, des gens du monde, d’administrateurs ou de littérateurs cultivés ; beaucoup de militaires, chez lesquels s’était éveillé le goût de la culture intellectuelle, le recherchaient, et, de la sorte, il passait sa vie au milieu d’un monde fort poli. Il ne fallait donc pas s’étonner que ce désordre le choquât. Mais son aversion pour les étudiants était véritablement plus furieuse qu’il ne convenait à un homme posé ; et pourtant ses-spirituelles peintures de leurs manières et de leur tenue extravagantes me donnaient souvent à rire. Les invitations de Hœpfner et mes exhortations furent inutiles : il me fallut, aussitôt que possible, l’accompagner à Wetzlar.

Je pouvais à peine attendre le moment de l’introduire auprès de Charlotte, mais je n’eus pas à me féliciter de sa présence dans ce cercle : car, de même que Méphistophélès, où qu’il se montre, n’apporte guère la bénédiction, l’indifférence de Merck pour cette personne aimée, si elle n’ébranla pas mes sentiments, ne me fit du moins aucun plaisir. J’aurais pu le prévoir, si je m’étais rappelé que ces femmes sveltes, élégantes, qui répandent autour d’elles une vive gaieté, sans élever d’autres prétentions, étaient peu de son goût. Il donna tout de suite la préférence à une des amies de Charlotte, une beauté majestueuse, et, comme le temps lui manquait pour s’engager dans une liaison, il me fit des reproches amers de n’avoir pas offert mes hommages à cette femme superbe, qui se trouvait libre et sans attachement. Je ne comprenais pas mon avantage, disait-il, et il voyait encore ici, avec infiniment de regret, ma singulière manie de perdre mon temps.

S’il est dangereux de faire connaître à un ami les perfections de la femme qu’on aime, parce qu’il peut bien aussi la trouver charmante et digne de ses vœux, d’un autre côté, nous devons craindre aussi qu’il ne nous déconcerte par sa désapprobation. Il n’en fut rien cette fois : l’amabilité de Charlotte avait fait sur moi une impression assez profonde pour qu’il ne fût pas si facile de la détruire ; mais la présence de Merck, ses exhortations, hâtèrent ma résolution de quitter ce lieu. Il me présenta de la manière la plus attrayante un voyage du Rhin, qu’il était sur le point de faire avec sa femme et son fils, et il éveilla mon désir devoir enfin de mes yeux ces merveilles, dont la description avait souvent excité mon envie. Quand il se fut éloigné, je me séparai de Charlotte, la conscience plus libre qu’en me séparant de Frédérique, mais non pas sans douleur. Grâce à l’habitude et à l’indulgence, cette liaison était aussi devenue, de mon côté, plus passionnée qu’elle n’aurait dû l’être ; en revanche, Charlotte et son fiancé gardaient, avec sérénité, une telle mesure, qu’il ne se pouvait rien de plus beau et de plus aimable ; et la sécurité même qu’elle me donnait m’avait fait oublier tout péril. Cependant je ne pus me dissimuler que cette aventure touchait à sa fin, car on attendait d’un jour à l’autre la nomination de laquelle dépendait l’union du jeune homme avec l’aimable Charlotte, et, comme tout caractère un peu résolu sait se déterminer à vouloir lui-même ce qui est nécessaire, je pris la résolution de m’éloigner volontairement, avant d’être chassé par un spectacle que je n’aurais pu supporter.



LIVRE XIII.


C’était une chose convenue avec Merck, que nous nous trouverions dans la belle saison à Coblentz chez Mme de La Roche. J’avais expédié mes effets à Francfort et embarqué sur la Lahn, par une occasion, les objets dont je pouvais avoir besoin en route, et maintenant je descendais le long de cette belle rivière, aux agréables contours, aux rives variées, libre par la volonté, enchaîné par le sentiment, dans une situation où l’aspect de la nature vivante et muette nous est salutaire. Mon œil, exercé à découvrir les beautés du paysage qui appellent ou qui défient le pinceau, s’enivrait à contempler le voisinage et le lointain, les roches buissonneuses, les cimes éclairées, les humides profondeurs, les châteaux triomphants et les montagnes bleues, qui m’appelaient de loin. Je suivais la rive droite, et je voyais, à quelque profondeur et à quelque distance au-dessous de moi, la rivière, couverte ça et là de riches saussaies, glisser aux rayons du soleil. Alors se réveilla en moi mon ancien désir de pouvoir peindre dignement de tels objets. Je tenais par hasard un couteau de poche à la main, et, à l’instant même, partit du fond de mon âme comme un ordre de lancer sans hésiter ce couteau dans le courant. Si je le voyais plonger dans l’eau, mon vœu artiste serait comblé ; si l’immersion du couteau était cachée par les branches surplombantes, je devais renoncer à mes vœux et à mes efforts. A peine conçue, cette fantaisie fut exécutée, car, sans considérer l’utilité du couteau, qui renfermait plusieurs pièces, je le lançai vivement dans la rivière. Malheureusement, cet te fois encore, je devais éprouver la trompeuse ambiguïté des oracles, sur laquelle on fait dans l’antiquité des plaintes si amères. L’immersion du couteau me fut cachée par les derjiiers rameaux des saules, mais l’eau rejaillit sous le choc comme une forte fontaine, et me fut parfaitement visible. Je n’expliquai pas la chose à mon avantage, et le doute qu’elle éveilla dans mon esprit eut dans la suite cette fâcheuse conséquence, que je me livrai à ces exercices d’une manière plus décousue et plus négligée, et donnai ainsi moi-même à l’oracle l’occasion de s’accomplir. Du moins cela me dégoûta pour le moment du monde extérieur ; je m’abandonnai à mes imaginations et à mes sentiments, et, tantôt seul, tantôt, pour quelques moments, en compagnie d’un voyageur, je laissai peu à peu derrière moi les châteaux et les villages bien situés, Weilbourg, Limbourg, Diez et Nassau.

Au bout de quelques jours d’une si agréable promenade, j’arrivai à Ems, où je pris quelques bains agréables, puis je descendis la rivière en bateau. Alors se produisit devant moi le vieux Rhin. La belle situation d’Oberlahnstein me ravit ; mais je trouvai surtout magnifique et majestueux le château d’Ehrenbreistein, qui se dressait là, complètement armé, dans sa force et sa puissance. Dans un contraste infiniment aimable, s’étendait à ses pieds le petit village de Thaï, aux jolies maisons, où je sus trouver aisément la demeure du conseiller intime, M. de La Roche. Annoncé par Merck, je reçus un accueil très-amical de cette noble famille, qui me traita sur-le-champ comme un des siens. Mes inclinations littéraires et sentimentales me lièrent avec la mère, ma joyeuse mondanité avec le père, et ma jeunesse avec les filles.

La maison, située au bout du village, peu élevée au-dessus du fleuve, jouissait, en aval, d’une libre perspective. Les chambres étaient hautes et spacieuses, et les murs couverts de tableaux, qui se touchaient comme dans les galeries. De toutes parts, chaque fenêtre formait le cadre d’un tableau naturel, que l’éclat d’un soleil propice faisait très-vivement ressortir. Je ne croyais pas avoir jamais vu des matinées aussi sereines et des soirées aussi magnifiques.

Je ne fus pas longtemps le seul hôte de la maison. Au congrès, moitié artiste, moitié sentimental, qui devait se tenir chez Mme de La Roche, était aussi invité Leuchsenring, qui arriva de Dusseldorf. Très-instruit dans la littérature moderne, il avait fait beaucoup de connaissances dans plusieurs voyages, surtout pendant un séjour en Suisse, et, comme il était agréable et insinuant, il s’était fait aussi beaucoup d’amis. Il portait avec lui plusieurs cassettes, qui renfermaient sa correspondance familière avec de nombreuses relations : car, en général, il régnait dans la société une franchise si universelle, qu’on ne pouvait parler ni écrire à personne, sans regarder la communication comme adressée à plusieurs. On épiait son propre cœur et celui des autres, et l’indifférence des gouvernements pour ce genre de correspondances, la célérité des postes Taxis, la sûreté du sceau, la modicité des ports, favorisèrent le prompt développement de ce commerce moral et littéraire. Ces correspondances, surtout avec des personnes marquantes, étaient soigneusement recueillies et lues par extraits dans les réunions d’amis, et, les discussions politiques offrant d’ailleurs peu d’intérêt, on était ainsi assez au courant de l’état du monde moral.

Les cassettes de Leuchsenring renfermaient dans ce genre plus d’un trésor. Les lettres d’une Julie Bondelli étaient fort estimées ; elle avait de la réputation comme femme d’esprit et de mérite et comme amie de Rousseau. Quiconque avait eu quelques relations avec cet homme extraordinaire était éclairé d’un rayon de sa gloire, et une communauté secrète était au loin répandue à l’abri de son nom,

J’assistais volontiers à ces lectures, parce qu’elles me transportaient dans un monde inconnu, et que j’apprenais à connaître le secret de choses récemment arrivées. Assurément tout n’était pas substantiel, et M. de La Roche, homme du monde et homme pratique, d’humeur joyeuse, qui, tout catholique qu’il était, s’était déjà égayé dans ses écrits sur la moinerie et la prêtraille, croyait voir encore ici une confrérie, dans laquelle tel ou tel individu sans valeur se parait de sa liaison avec des hommes marquants, ce qui, en fin de compte, lui était profitable, mais ne leur servait de rien à eux-mêmes. Cet homme diligent se dérobait le plus souvent quand on ouvrait les cassettes. S’il assistait par hasard à la lecture de quelques lettres, on pouvait s’attendre à une réflexion maligne. Il dit entre autres choses, un jour, que cette correspondance le confirmait de plus en plus dans son opinion que les dames pourraient épargner absolument la cire à cacheter ; qu’elles devraient se borner à fermer leurs lettres avec des épingles, et se persuader que leurs missives arriveraient toujours intactes à leur destination. C’est ainsi qu’il avait coutume de badiner sur tout ce qui sortait du cercle de la vie et des affaires, suivant en cela le sentiment de son seigneur et maître, le comte Stadion, ministre de l’électeur de Mayence, qui, certes, n’était pas fait pour donner à la mondanité et à l’indifférence de son élève un contre-poids dans le respect de quelque mystère.

Je rapporterai, en revanche, un trait du grand sens pratique du comte. Lorsqu’il eut pris en amitié le jeune de La Roche, devenu orphelin, et qu’il l’eut adopté pour son élève, il lui demanda tout d’abord les services d’un secrétaire. Il lui donnait des réponses à faire, des dépêches à rédiger, qu’il devait aussi mettre au net, chiffrer assez souvent, sceller et adresser. Cela dura plusieurs années. Quand l’adolescent fut devenu un jeune homme, et fit réellement le service qu’il avait cru faire jusque-là, le comte le mena à un grand bureau dans lequel étaient conservés, comme exercices du premier temps, toutes les lettres et tous les paquets intacts.

Un autre exercice, que le comte avait imposé à son élève, ne trouvera pas une approbation aussi générale. De La Roche avait dû s’exercer à imiter parfaitement la main de son seigneur et maître, pour lui épargner la fatigue d’écrire lui-même. Mais ce n’est pas seulement dans les affaires qu’il lui fallut exercer ce talent : le jeune homme dut aussi tenir la place de son maître dans ses galanteries. Le comte était passionnément épris d’une spirituelle et noble dame. Tandis qu’il veillait auprès d’elle, bien avant dans la nuit, son secrétaire était à la maison, occupé à forger de brûlantes lettres d’amour ; le comte choisissait dans le nombre, et envoyait sur-le-champ la lettre à sa bien-aimée, qui devait être convaincue de l’impérissable flamme d’un adorateur si passionné. On peut croire que ces expériences précoces ne donnèrent pas au jeune de La Roche la meilleure idée des correspondances d’amour.

Cet homme, qui avait servi deux électeurs ecclésiastiques, avait conçu pour les prêtres une haine irréconciliable, née vraisemblablement de ce qu’il avait observé la vie grotesque, rude, grossière, matérielle, que les moines d’Allemagne menaient en divers lieux, arrêtant et détruisant par là toute espèce de culture. Ses Lettres sur le Monachisme firent sensation ; elles furent accueillies avec de grands applaudissements par tous les protestants et par beaucoup de catholiques.

Mais, si M. de La Roche se révoltait contre tout ce qu’on pourrait appeler sentiment, et s’il en écartait résolument loin de lui jusqu’à l’apparence, il ne cachait pas cependant sa tendresse de père pour sa fille aînée, qui, à vrai dire, était parfaitement aimable. Plutôt petite que grande, elle avait les formes les plus gracieuses, une tournure agréable et dégagée, les yeux les plus noirs, le teint le plus pur et le plus vermeil du monde. De son côté, elle chérissait son père et se pliait à ses sentiments. Livré aux affaires, il devait à ses fonctions la plus grande partie de son temps ; et, comme c’était sa femme, et non pas lui, qui attirait leurs hôtes, la société ne pouvait lui donner beaucoup de plaisir. Aux repas, il était gai, amusant, et il cherchait du moins à préserver sa table de l’assaisonnement sentimental.

Ceux qui connaissent les tendances et les sentiments de Mme de La Roche (et une longue vie et de nombreux écrits l’ont fait connaître honorablement à toute l’Allemagne) soupçonneront peut-être que ces contrastes ont pu donner lieu à une mésintelligence domestique, mais il n’en était rien. C’était une femme admirable, et je ne saurais laquelle lui comparer. Elle était d’une taille svelte et délicate, assez grande ; elle avait su conserver jusque dans l’arrière-saison une certaine élégance de tournure et de manières, qui offrait un agréable mélange du maintien de la noble dame et de la respectable bourgeoise. Elle avait gardé longtemps la même façon de s’habiller. Une jolie cornette allait fort bien à sa petite tête et à son fin visage, et son habillement brun ou gris donnait à sa personne un air de calme et de dignité. Elle parlait bien et savait toujours donner à ce qu’elle disait de l’intérêt par le sentiment. Sa conduite à l’égard de chacun était parfaitement égale, mais tout cela n’exprime pas encore ce qu’il y avait en elle de plus particulier. Le retracer est difficile. Elle semblait prendre intérêt à tout, et, dans le fond, rien n’agissait sur elle. Elle était douce envers chacun, et pouvait tout endurer sans souffrir ; au badinage de son mari, à la tendresse de ses amis, aux grâces de ses enfants, elle répondait de même.façon, et restait toujours elle-même, sans que, dans le monde, le bien et le mal, ou, dans la littérature, l’excellent et le faible, eussent prise sur elle. C’est à ce caractère qu’elle fut redevable de son indépendance jusque dans un âge avancé, malgré les chagrins et même la gêne qu’elle eut à souffrir. Toutefois, pour ne pas être injuste, je dois ajouter que ses deux fils, qui étaient alors des enfants d’une éblouissante beauté, savaient quelquefois obtenir d’elle un regard qui n’était pas celui dont elle usait à l’ordinaire.

Je vivais ainsi depuis quelque temps au milieu d’une société nouvelle et merveilleusement agréable, lorsque Merck arriva avec sa famille. De nouvelles affinités électives en résultèrent sur-le-champ : les deux dames se rapprochèrent, et Merck se trouva, par son instruction et ses voyages, plus de points de contact avec M. de La Roche, qui connaissait le monde elles affaires. Le jeune garçon se joignit à ses pareils, et les filles, dont l’aînée eut bientôt pour moi un attrait particulier, me tombèrent en partage. C’est un sentiment très-agréable que celui d’une passion nouvelle, qui s’éveille en nous avant que l’ancienne soit tout à fait assoupie. C’est ainsi qu’on aime à voir, quand le soleil se couche, la lune se lever au point opposé, et qu’on jouit du double éclat des deux flambeaux célestes. Alors les plaisirs ne manquèrent pas au logis et au dehors : on parcourut la contrée ; sur la rive droite, on monta à Ehrenbreitstein, sur la gauche, à la Chartreuse ; la ville, le pont de la Moselle, le trajet du Rhin, tout procura les divertissements les plus variés. Le château neuf n’était pas encore bâti ; on nous conduisit à la place où il devait s’élever ; on nous fit voir les plans.

Toutefois, au sein même des plaisirs, se développaient les germes d’incompatibilité qui, dans une société cultivée, comme dans une société sans culture, montrent d’ordinaire leurs fâcheux effets. Merck, en même temps froid et inquiet, n’assista pas longtemps à la lecture des lettres sans décocher des traits malins sur les choses dont elles parlaient, comme sur les personnes et leurs relations ; et il me découvrit en secret les choses les plus étranges, qui devaient être proprement cachées là-dessous. Il n’était pas question, il est vrai, de secrets politiques, ni de quelque chose qui présentât un certain enchaînement. Il me signalait ces personnes, qui, sans talents particuliers, savent, avec une certaine adresse, se donner de l’importance, et qui, par leurs liaisons avec beaucoup de gens, cherchent à faire elles-mêmes quelque figure. Dès lors j’eus l’occasion de faire plusieurs remarques de ce genre. Comme ces personnes changent ordinairement de résidence, et, en qualité de voyageurs, se montrent tantôt ici, tantôt là, elles ont pour elles la faveur de la nouveauté, qu’on ne doit ni leur envier ni leur troubler : car c’est là une chose traditionnelle, que tout voyageur a souvent éprouvée à son avantage et tout résidant à son préjudice. Quoi qu’il en soit, nous observâmes dès lors avec une attention un peu inquiète, et même jalouse, ces gens qui se donnent la mission de courir à droite et à gauche, de jeter l’ancre dans chaque ville, et de chercher du moins à prendre de l’influence dans quelques familles. J’ai représenté un membre délicat et doux de cette confrérie dans Paier Brey, et un autre, plus vigoureux et plus vert, dans un divertissement de carnaval, sous le titre de Satyrus ou le diable des bois divinisé, dans lequel j’ai montré, sinon des ménagements, du moins de la bonne humeur.

Cependant les éléments bizarres de notre petite société exerçaient encore les uns sur les autres une action assez tolérable : d’un côté, nous étions contenus par la politesse et le savoir-vivre ; de l’autre, nous étions tempérés par le caractère particulier de Mme de La Roche, qui, n’étant que légèrement affectée par ce qui se passait autour d’elle, s’abandonnait toujours à certaines conceptions idéales, et, les exprimant avec grâce et bienveillance, savait adoucir toutes les aspérités qui faisaient saillie dans le cercle, et aplanir les inégalités.

Merck avait donné à propos le signal du départ, si bien que la société se sépara dans les meilleurs termes. Je remontai le Rhin, avec lui et sa famille, dans un yacht qui retournait à Mayence, et, quoique la marche du bateau fût très-lente, nous priâmes le patron de ne pas se presser. Ainsi nous jouîmes à loisir de ces objets, d’une diversité infinie, qui, par un temps magnifique, semblaient croître à chaque heure en beauté, et varier sans cesse en grandeur et en agrément. Je souhaite qu’en me bornant à nommer Rheinfels et Saint-Goar, Bacharach, Bingen, Ellfeld et Biberich, chacun de mes lecteurs puisse retrouver ces contrées dans ses souvenirs.

Nous avions beaucoup dessiné, et, par là du moins, gravé plus fermement dans notre mémoire les tableaux changeants de ces magnifiques rivages ; mais notre intimité s’accrut encore par cette réunion prolongée, par nos épanchements intimes sur divers sujets, en sorte que Merck prit sur moi une grande influence, et que je devins pour lui comme un bon camarade, indispensable à son bien-être. Mon regard, exercé par la nature, revint à la contemplation des œuvres d’art, et les belles collections de tableaux et de gravures que je trouvais à Francfort, m’en fournirent la meilleure occasion. J’eus de grandes obligations à l’amitié de MM. Ettling, Ehrenreich, et surtout à l’excellent Nothnagel. Voir la nature dans l’art devint chez moi une passion, qui, dans ses moments d’ivresse, devait paraître un égarement, même aux amateurs passionnés. Et comment ce goût pouvait-il être mieux nourri que par la contemplation continuelle des excellents ouvrages des Néerlandais ! Pour m’engager à chercher dans la pratique des lumières nouvelles, Nothnagel me céda un cabinet, où je trouvai tout ce qui est nécessaire pour la peinture à l’huile, et je peignis d’après la réalité quelques simples tableaux d’intérieur, dans l’un desquels un manche de couteau en écaille de tortue, incrusté d’argent, étonna tellement mon maître, qui m’avait visité une heure auparavant, qu’il soutint que, dans l’intervalle, un des artistes, ses subordonnés, devait avoir passé chez moi. Si j’avais continué patiemment à m’exercer sur de pareils objets, à rendre la lumière et l’ombre et les particularités de leurs surfaces, j’aurais acquis une certaine pratique, et j’aurais pu m’acheminer à quelque chose de plus élevé. Mais je commis la faute de tous les amateurs, de commencer par le plus difficile, de vouloir même accomplir l’impossible, et je m’engageai bientôt dans de grandes entreprises, où je me vis arrêté, soit parce qu’elles étaient bien au-dessus de mes forces, soit parce que je ne sus pas entretenir, toujours pure et agissante, l’amoureuse attention et l’application tranquille avec lesquelles le commençant lui-même produit déjà quelque chose.

À cette même époque, je fus entraîné une seconde fois dans une plus haute sphère, parce que je trouvai l’occasion d’acheter quelques beaux plâtres de têtes antiques. Les Italiens qui visitent les foires apportaient quelquefois de bons exemplaires, et consentaient à les vendre après en avoir pris l’empreinte. Je me formai de la sorte un petit musée, en réunissant peu à peu les tôles du Laocoon et de ses fils, de la fille de Niobé ; en achetant dans la succession d’un amateur les imitations en petit des plus célèbres ouvrages de l’antiquité, et je cherchais à ranimer ainsi autant que possible, la grande impression que j’avais reçue à Mannheim.

Tandis que je cherchais à cultiver, à nourrir et à entretenir tout ce que je pouvais avoir de talents, de goûts artistiques ou, en général d’inclinations, quelconques, je consacrais, selon le vœu de mon père, une bonne partie du jour à la pratique du droit, et j’en trouvai par hasard l’occasion la plus favorable. Après la mort de mon grand-père, mon oncle Textor était entré au Sénat, et il me remettait les petites affaires que j’étais en état de traiter, comme faisaient aussi les frères Schlosser. Je prenais connaissance des pièces ; mon père les lisait aussi avec beaucoup de plaisir, parce qu’il retrouvait, à l’occasion de son fils, une activité qui lui avait manqué longtemps. Nous en raisonnions ensemble, puis je rédigeais ensuite, avec une grande facilité, les mémoires nécessaires. Nous avions sous la main un excellent copiste, sur lequel on pouvait aussi se reposer entièrement pour toutes les formalités de chancellerie. Ce travail m’était d’autant plus agréable qu’il me mettait mieux avec mon père, qui, entièrement satisfait de ma conduite sur ce point, souffrait avec indulgence toutes mes autres occupations, attendant avec impatience le moment où je moissonnerais aussi de la gloire littéraire.

Or, comme, à chaque époque, tout s’enchaîne, parce que les opinions et les idées régnantes se ramifient de la manière la plus diverse, on suivait alors dans la jurisprudence les maximes selon lesquelles on traitait la religion et la morale. Parmi les avocats, comme plus jeunes, et plus tard parmi les juges, comme plus âgés, se répandit « l’humanisme. » Chacun à l’envi voulait absolument être humain, même dans les affaires juridiques. Les prisons furent améliorées, les crimes excusas, les peines adoucies, les légitimations facilitées, les mésalliances et les divorces encouragés ; un de nos premiers avocats se fit le plus grand honneur en procurant par son éloquence à un fils du bourreau l’entrée du corps médical. Les maîtrises et les corporations résistaient en vain ; les digues étaient rompues l’une après l’autre. La tolérance mutuelle des partis religieux était enseignée et même pratiquée, et la constitution civile fut menacée d’une atteinte plus grande encore, quand on s’efforça, avec l’intelligence, la sagacité et l’énergie de cette époque bienveillante, de recommander la tolérance envers les juifs. Ces nouveaux objets de la pratique du barreau, qui se trouvaient en dehors de la loi et de la coutume, et qui ne réclamaient qu’une appréciation équitable, une participation sentimentale, demandaient en même temps un style plus naturel et plus vif. C’était là une agréable carrière ouverte aux plus jeunes, dans laquelle ils escarmouchaient à plaisir ; et je me souviens encore qu’un procureur du conseil aulique m’adressa dans un cas pareil une fort gracieuse lettre de félicitations. Les plaidoyers français nous servaient de modèles et de stimulants. Par là nous étions en chemin de devenir meilleurs orateurs que juristes, et c’est ce que me fit observer un jour avec reproche le solide George Schlosser. Comme je lui contais que j’avais lu à mon client un mémoire écrit en sa faveur avec beaucoup d’énergie, et qu’il m’en avait témoigné une grande satisfaction : « Dans cette occasion, me dit-il, tu as agi en auteur plutôt qu’en avocat. On ne doit jamais demander si un pareil écrit plaît au client, mais s’il plaît au juge. »


Cependant quel homme a des affaires si sérieuses et si pressantes, auxquelles il consacre sa journée, qui ne trouve du temps le soir pour fréquenter le spectacle ? C’est aussi ce qui m’arrivait à moi, qui, à défaut d’une scène excellente, ne cessais pas de méditer sur le théâtre allemand, pour chercher le moyen de concourir à ses progrès. L’état de la scène allemande dans la seconde moitié du siècle passé est suffisamment connu, et quiconque veut s’en instruire trouve partout des secours tout prêts : je me bornerai donc ici à quelques réflexions générales. Le succès théâtral reposait plus sur la personne du comédien que sur le mérite des pièces. C’était surtout le cas des pièces à demi ou entièrement improvisées, où tout dépendait de l’esprit et du talent des acteurs comiques. Les sujets en doivent être pris dans la vie la plus commune, conformes aux mœurs du peuple devant lequel on joue. De cette actualité résultent les grands applaudissements que ces pièces obtiennent toujours. Elles furent constamment goûtées dans l’Allemagne méridionale, où elles se maintiennent encore, sans autre nécessité que de faire de temps en temps au caractère des masques bouffons quelque changement, motivé par celui des personnes. Toutefois le théâtre allemand, pour se conformer au caractère sérieux de la nation, se tourna bientôt vers la morale, et cette révolution fut accélérée par une cause extérieure. Parmi les chrétiens rigides s’éleva la question de savoir si le théâtre était au nombre des choses coupables et, dans tous les cas, au nombre de celles qu’il fallait éviter ; ou s’il était au nombre des indifférentes, qui peuvent être bonnes pour les bons et ne sont mauvaises que pour les méchants. Les zélateurs austères niaient la dernière proposition, et prétendaient qu’aucun ecclésiastique ne devait jamais aller au spectacle. On ne pouvait soutenir rigoureusement la thèse contraire qu’en présentant le théâtre, non-seulement comme inoffensif, mais encore comme utile. Pour être utile, il devait être moral, et il s’empressa de prendre ce caractère dans l’Allemagne du Nord. Une sorte de fausse délicatesse ayant fait écarter le personnage plaisant, qui dut disparaître, malgré ce que de bons esprits alléguèrent en sa faveur, et quoiqu’il eut passé de la rudesse du Jean Farine allemand à l’élégance et à la gentillesse des arlequins italiens et français. Scapin et Crispin disparurent eux-mêmes insensiblement. J’ai vu Koch, dans sa vieillesse, jouer le dernier pour la dernière fois.

Les romans de Richardson avaient déjà fait connaître à la société bourgeoise une délicate moralité. Les suites funestes et inévitables de la faute d’une femme étaient analysées dans Clarisse d’une manière cruelle. Lessing traita le même sujet dans Miss Sara Sampson. Le Marchand de Londres montra dans la situation la plus horrible un jeune homme séduit. Les drames français avaient le même but, mais ils procédaient plus modérément, et savaient plaire en finissant par tout arranger. Le Père de famille de Diderot, l’Honnête criminel, le Vinaigrier, le Philosophe sans le savoir, Eugénie et d’autres ouvrages pareils étaient conformes au respectable esprit de cité et de famille, qui prévalait de plus en plus. Chez nous, le Fils reconnaissant, le Déserteur par amour filial et leur séquelle avaient la même tendance. Le Ministre, Clémentine et les autres pièces de Gobler, le Père de famille allemand de Gemmingen, tous présentaient le spectacle sentimental des vertus de la classe moyenne et même de la classe inférieure, et ravissaient le grand public. Eckhof, par son noble caractère, qui prêtait à la condition du comédien une certaine dignité, dont elle avait manqué jusqu’alors, releva extraordinairement les premiers rôles de ers pièces, car, en honnête homme qu’il était, il rendait parfaitement l’expression de l’honnêteté.

Tandis que la scène allemande tombait ainsi dans un amollissement complet, Schrœder parut, comme auteur et comme acteur, et les relations de Hambourg avec l’Angleterre le conduisirent à mettre en œuvre des comédies anglaises. Il ne pouvait faire de ces matériaux qu’un emploi très-général, car les originaux sont, la plupart, informes, et, s’ils commencent bien et régulièrement, ils finissent par se perdre dans le vague. Il semble que toute l’affaire des auteurs soit de réussir à présenter les scènes les plus bizarres, et, si l’on est accoutumé aux œuvres soutenues, on se voit à regret poussé à la fin dans un espace sans bornes. De plus, il règne dans ces ouvrages une grossièreté, une indécence, une barbarie, si insupportables, qu’il serait difficile de faire disparaître du plan et des caractères tous ces défauts. C’est une nourriture grossière, et en même temps dangereuse, qu’une grande masse de peuple, à demi corrompue, a pu seule recevoir et digérer quelque temps. Schrœder a mis du sien dans ces ouvrages plus qu’on ne le croit communément ; il les a transformés, les a appropriés au caractère allemand et adoucis autant que possible. Mais il y reste toujours un fond de dureté, parce que la plaisanterie roule très-souvent sur les mauvais traitements essuyés par des personnes coupables ou innocentes. Ces peintures, qui se répandirent également sur le théâtre, formèrent un contre-poids secret à la moralité efféminée, et l’effet réciproque des deux genres empêcha heureusement l’uniformité, dans laquelle on serait tombé sans cela.

L’Allemand, bon et généreux de sa nature, ne veut voir maltraiter personne : mais, comme, avec toute sa bienveillance, un homme n’est jamais assuré qu’on ne lui fera pas souffrir quelque chose contre son inclination, la comédie, si elle veut plaire, doit supposer ou réveiller toujours chez le spectateur quelque maligne joie, et c’est ainsi qu’on fut entraîné, par une pente naturelle, à une manière d’agir jusqu’alors considérée comme contraire à la nature, et qui consistait à rabaisser les hautes classes et à les attaquer plus ou moins. La satire, en prose et en vers, s’était toujours gardée de toucher à la cour et à la noblesse. Rabener s’interdit de ce côté toute raillerie et demeura dans une sphère inférieure. Zaccharie s’occupa beaucoup des gentilshommes campagnards ; il retrace comiquement, mais sans mépris, leurs fantaisies et leurs singularités. Wilhelmine de Thummel, petite composition pleine d’esprit, aussi agréable que hardie, eut un grand succès, peut-être moine parce que l’auteur, qui était noble et courtisan, traitait sa propre classe sans trop de ménagement. Cependant ce fut Lessing qui fit le pas le plus décisif, dans Emilia Galotti, où les passions et les artifices des hautes régions sont retracés d’un ton amer et incisif. Toutes ces choses allaient parfaitement à l’agitation de l’époque, et des hommes de peu d’esprit et de talent se crurent permis d’en faire autant ou même davantage. C’est ainsi que Grossmann servit au public malin, dans « six plats » fort peu appétissants, toutes les friandises de sa cuisine populaire. Un brave homme, le conseiller aulique Reinhart, remplissait, à celle table déplaisante, les fonctions de majordome, à la grande joie de tous les convives. Dès lors on choisit toujours les scélérats de théâtre dans les classes supérieures ; le personnage devait être gentilhomme de la chambre ou tout au moins secrétaire intime, pour se rendre digne d’une pareille distinction. Les figures les plus abominables étaient choisies parmi les charges et les offices de la cour et de l’état civil dans l’almanach des adresses, et, dans cette société d’élite, les officiers de justice trouvaient leur place, comme scélérats de première instance. Mais, comme je crains d’avoir déjà franchi les limites de l’époque dont il peut être ici question, je reviens ace qui me regarde et au besoin que je sentais de m’occuper dans mes loisirs de mes plans dramatiques.


Le goût que j’avais continué de prendre aux ouvrages de Shakspeare avait tellement élargi mes idées, que l’espace étroit du théâtre et la courte durée du temps mesuré pour une représentation ne me semblaient nullement suffire à l’exposition d’un sujet important. La vie du loyal Gœtz de Berlichingen, écrite par lui-même, me jeta dans l’exposition historique, et mon imagination se déploya de telle sorte que ma forme dramatique dépassa aussi toutes les bornes du théâtre, et chercha de plus en plus à se rapprocher de la réalité. À mesure que j’avançais, je m’étais entretenu en détail de ces choses avec ma sœur, qui s’y intéressait de cœur et d’esprit, et je renouvelai ces entretiens si souvent, sans me mettre seulement à l’ouvrage, qu’elle finit par me prier, avec une amicale impatience, de ne pas jeter toujours mes paroles au vent, mais de fixer enfin une bonne fois sur le papier des choses qui m’étaient si présentes. Décidé par cette exhortation, je me mis à écrire un matin, sans avoir rédigé d’abord ni ébauche ni plan. J’écrivis les premières scènes, et, le soir, je les lus à Cornélie. Elle en fit de grands éloges, mais seulement conditionnels, car elle doutait que je continuasse de la sorte, et même elle exprima une parfaite incrédulité à l’endroit de ma persévérance. Cela ne fit que m’exciter davantage ; je continuai le lendemain et le surlendemain ; l’espérance s’accrut avec mes communications journalières ; à chaque pas, tout s’animait pour moi de plus en plus, car je m’étais d’ailleurs identifié complètement avec le sujet : je restai donc sans interruption à mon ouvrage, que je poursuivis sans dévier, sans regarder ni en arrière, ni à droite, ni à gauche, et, au bout de six semaines environ, j’eus le plaisir de voir le manuscrit broché. Je le communiquai à Merck, qui m’en parla avec esprit et bienveillance ; je l’envoyai à Herder, qui s’exprima, en revanche, d’une manière désobligeante et dure, et ne m’épargna pas, à cette occasion, les épigrammes blessantes et les qualifications railleuses. Je ne m’en laissai pas déconcerter ; je portai sur mon sujet un regard attentif ; les dés étaient jetés ; il ne s’agissait plus que de placer avantageusement les dames sur le tablier. Je voyais bien que, cette fois encore, je ne pouvais attendre des conseils de personne, et, au bout de quelque temps, quand je pus considérer mon travail comme une œuvre étrangère, je reconnus véritablement que, dans ma tentative de renoncer à l’unité de temps et de lieu, j’avais aussi porté atteinte à une plus haute unité, qui n’est que plus impérieusement exigée. Comme je m’étais abandonné, sans plan et sans ébauche, à mon imagination et à une impulsion intérieure, j’avais d’abord serré mon sujet d’assez près, et les premiers actes n’étaient point mal pour ce qu’ils devaient être ; mais, dans les suivants, et surtout vers la fin, une passion prestigieuse m’avait entraîné. En m’attachant a peindre Adélaïde sous d’aimables couleurs, j’en étais devenu amoureux ; involontairement ma plume s’était donnée à elle uniquement ; son sort devenait le principal intérêt, et, comme d’ailleurs, vers la fin, Gœtz est rendu inactif et ne revient plus que pour prendre une part malheureuse à la guerre des paysans, c’était une chose toute naturelle qu’une femme séduisante le supplantât chez l’auteur, qui, secouant le joug de l’art, voulait s’essayer dans un nouveau domaine. Je reconnus bien vite ce défaut, disons mieux, cette vicieuse surabondance ; car le caractère de ma poésie me poussait toujours vers l’unité. Alors, au lieu de la biographie de Gœtz et des antiquités allemandes, je portai dans ma pensée mon propre ouvrage, et je cherchai à lui donner toujours plus une valeur historique et nationale, et à faire disparaître ce qu’il y avait de fabuleux ou de simplement passionné. Il m’en coûta plus d’un sacrifice, l’inclination de l’homme devant céder aux convictions de l’artiste. Je m’étais complu, par exemple, à produire Adélaïde dans une effroyable scène nocturne de bohémiens où sa beauté faisait des prodiges : un examen plus attentif me fit supprimer cette scène, et le commerce amoureux de Franz avec sa gracieuse maîtresse, que j’avais développé en détail dans le quatrième elle cinquième acte, fut de même réduit à d’étroites limites, et ne dut paraître que dans ses moments décisifs.

Ainsi donc, sans rien changer au premier manuscrit, que je possède dans sa forme originelle, je résolus d’écrire le tout une seconde fois, et je le fis avec une telle activité, qu’en peu de semaines j’eus devant moi une pièce entièrement refondue. J’étais allé d’autant plus vite en besogne, que j’avais moins l’intention de faire jamais imprimer ce second travail, et ne le regardais non plus que comme un exercice destiné à devenir la base d’un nouveau remaniement, que j’entreprendrais avec plus de soin et de réflexion. Mais, quand je m’avisai de présenter à Merck divers projets sur la manière dont je me proposais de procéder, il se moqua de moi, et me demanda ce que signifiaient ces fontes et ces refontes perpétuelles. La chose en était changée seulement et rarement meilleure. Il faut voir l’effet qu’un ouvrage produit, et, après cela, entreprendre toujours du nouveau. « Vite, le linge sur la haie ! voilà comment il sèche, me dit-il proverbialement ; les retards et les lenteurs ne font que des hommes irrésolus. » Je lui répliquai qu’il me serait désagréable d’offrir à un libraire un travail auquel j’avais voué tant d’amour, et d’essuyer peut-être un refus. En effet, comment jugeraient-ils un écrivain jeune, obscur et de plus téméraire ? Mes Complices, dont je faisais quelque estime, j’aurais bien voulu (ma peur de la publicité s’étant peu à peu dissipée) les voir livrés à l’impression, mais je ne trouvai aucun éditeur disposé à la chose. Là-dessus, les inclinations mercantiles de mon ami se réveillèrent tout à coup. Par la Gazette de Francfort, il s’était déjà mis en relation avec des hommes de lettres et des libraires ; nous devions, à son avis, imprimer à nos frais ce remarquable ouvrage, qui ne manquerait pas de faire sensation ; on pouvait, disait-il, en retirer un bon bénéfice : car c’était sa coutume de faire, ainsi que bien d’autres, le compte du bénéfice des libraires, qui était grand en effet pour certains ouvrages, surtout si l’on faisait abstraction des pertes considérables que d’autres livres et d’autres spéculations occasionnaient. Il fut donc convenu que je fournirais le papier et qu’il se chargerait de l’impression. On se mit à l’œuvre sans délai, et je ne fus pas fâché de voir peu à peu ma sauvage ébauche théâtrale en belles feuilles d’impression : elle se présentait mieux que je ne l’avais moi-même présumé. L’impression achevée, nous fîmes l’expédition en nombreux paquets. Un grand mouvement ne tarda guère à se produire de tous côtés ; l’ouvrage fit une sensation générale, mais nos relations bornées ne nous ayant pas permis de l’expédier assez tôt dans toutes les places, il parut tout à coup une contre-façon ; et comme, en échange de nos envois, nous ne reçûmes d’abord aucunes valeurs, et surtout point d’argent comptant, moi qui, en ma qualité de fils de famille, n’étais pas trop en fonds, je me trouvai, dans le temps où je recevais de tous côtés des marques d’attention et des éloges, fort embarrassé à payer seulement le papier sur lequel j’avais révélé mon talent au monde. Merck, qui savait déjà mieux se tirer d’affaire, nourrissait, au contraire, les meilleures espérances que tout s’arrangerait bientôt, mais je ne m’en suis point aperçu.

J’avais déjà appris à connaître le public et les critiques, à l’occasion des petites pièces fugitives que j’avais publiées en gardant l’anonyme, et j’étais assez bien préparé à l’éloge et au blâme, surtout ayant suivi ces choses depuis plusieurs années, et observé comment on traitait les écrivains qui avaient fixé mon attention au plus haut point. Je pouvais même, dans mon incertitude, remarquer clairement combien il se disait au hasard de choses frivoles, partiales et arbitraires. J’en fis l’épreuve à mon tour, et, si je n’avais eu quelque expérience, les contradictions de gens éclairés m’auraient causé un trouble étrange. Il parut entre autres, dans le Mercure allemand, une appréciation étendue, bienveillante, ouvrage d’un esprit borné. Je ne pouvais souscrire à ses critiques, encore moins aux corrections qu’il proposait. Aussi me fut-il bien agréable de trouver, aussitôt après, une franche déclaration de Wieland, qui se prononçait, en général, contre le critique, et prenait ma défense contre lui. Mais l’autre opinion était aussi imprimée ; j’avais là un exemple des jugements aveugles d’hommes instruits et cultivés : que serait-ce de la masse du public ?

Le plaisir que j’avais à m’entretenir et à m’instruire avec Merck sur ces matières fut de courte durée. Une princesse éclairée, la landgrave de Hesse-Darmstadt, l’emmena avec elle à Saint-Pétersbourg. Ses lettres détaillées étendirent ma connaissance du monde, et il me fut d’autant plus facile d’en faire mon profit, que c’était une main amie et connue qui traçait ces peintures. Néanmoins son départ me laissa longtemps très-solitaire, et c’était justement dans cette conjoncture importante que je me voyais privé de son intelligente sympathie, qui m’était si nécessaire. En effet, de même qu’on prend la résolution de se faire soldat et d’aller à la guerre ; qu’on se propose courageusement d’affronter les périls et les fatigues, les blessures, les souffrances et même la mort, mais sans se représenter les circonstances particulières au milieu desquelles ces maux, vaguement attendus, peuvent nous surprendre de la manière la plus pénible : la même chose arrive à quiconque se lance dans le monde, surtout aux auteurs, et c’est aussi ce qui m’arriva. Comme la plus grande partie du public s’arrête au fond plus qu’à la forme, l’intérêt que les jeunes gens portaient à mes pièces tenait surtout au sujet. Ils croyaient y voir une bannière, à la suite de laquelle tous les emportements et les désordres de la jeunesse pourraient se donner carrière, et ce furent précisément les meilleures têtes, chez lesquelles déjà pointait quelque chose de pareil, qui furent entraînées. Je possède encore de Burger, cet homme excellent et, à quelques égards, unique, une lettre, adressée à un inconnu, qui peut servir comme témoignage important de l’effet et du réveil que produisit l’apparition de mon ouvrage. En revanche, des hommes graves me blâmèrent d’avoir peint avec des couleurs trop favorables le droit du plus fort ; ils m’attribuèrent même le dessein de ramener ces temps d’anarchie. D’autres me prirent pour un homme d’une science profonde, et me demandèrent de publier une nouvelle édition, annotée, des mémoires originaux du bon Gœtz : à quoi je ne me sentais nullement préparé. Toutefois je consentis à laisser mettre mon nom sur le titre de l’édition nouvelle. Parce que j’avais su cueillir les fleurs d’une grande vie, on me prenait pour un soigneux jardinier. Cette érudition et cette profonde connaissance des faits fut cependant révoquée en doute par d’autres personnes. Un administrateur distingué vient me voir à l’improviste. Je m’en trouve infiniment honoré, d’autant plus qu’il commence par donner des éloges à mon Gœtz de Berliçhinyen et à mes connaissances historiques. Mais je me trouve bien surpris quand j’observe qu’il est venu essentiellement pour m’apprendre que Gœtz de Berlichingen n’avait pas été le beau-frère de Franz de Sickingen, el que, par cette alliance poétique, j’avais porté à l’histoire une grave atteinte. Je cherchai à m’excuser, en alléguant que Gœtz lui-même le qualifiait ainsi : il me répliqua que c’était une façon de parler qui n’exprimait qu’une intime liaison d’amitié, tout comme, de nos jours, on appelle aussi les postillons beaux-frères, sans qu’un lieu de parenté les unisse à nous. Je le remerciai de mon mieux de la leçon, et je regrettai seulement que le mal fût irréparable. Il exprima les mêmes regrets ; sur quoi il m’exhorta obligeamment à poursuivre l’étude de l’histoire et de la constitution de l’Allemagne, et m’offrit à cet effet sa bibliothèque, dont je fis bon usage dans la suite.

Mais ce qui m’arriva de plus amusant, ce fut la visite d’un libraire, qui vint tout uniment me demander une douzaine de pièces pareilles, et me promit de les bien payer. On peut juger que sa demande nous divertit beaucoup, et pourtant il n’était pas au fond si déraisonnable : je m’étais occupé en silence de l’histoire allemande, en remontant de cette époque décisive aux temps plus anciens et en descendant aux temps plus modernes, et j’avais songé à traiter dans le même esprit les événements principaux : louable projet, emporté, comme bien d’autres, par la marche rapide du temps.

Toutefois ce drame ne m’avait pas seul occupé jusqu’alors : tandis que je l’avais médité, écrit, remanié, livré à l’impression et publié, bien d’autres images et d’autres projets roulaient dans mon esprit. Ceux qui appelaient la forme dramatique obtinrent l’avantage d’être médités plus souvent et fort avancés dans l’exécution ; mais, en même temps, je passai par degrés à un autre genre de compositions, qu’on ne range pas d’ordinaire parmi les compositions dramatiques, et qui a pourtant avec elles une grande affinité. Ce passage résulta principalement de la singulière disposition que j’avais à convertir le monologue en dialogue.

Accoutumé à passer de préférence mon temps en société, je transformais aussi en conversation la méditation solitaire, et cela de la manière suivante. Quand je me voyais seul, j’avais coutume d’appeler à moi en esprit quelque personne de ma connaissance ; je la priais de s’asseoir, j’allais et venais, je me tenais debout devant elle, et je traitais avec elle le sujet que j’avais dans la pensée. Elle y répondait tout à son aise, ou elle faisait connaître par sa pantomime ordinaire son approbation ou sa désapprobation, car chacun a là-dessus ses habitudes particulières. Puis je poursuivais mes discours, développant ce qui paraissait plaire à mon hôte, établissant ou déterminant avec plus de précision ce qu’il désapprouvait, et parfois même abandonnant ma thèse avec complaisance. Chose singulière ! je ne choisissais jamais des personnes de mon intimité, mais de celles que je voyais rarement, plusieurs même qui vivaient loin de moi, et avec lesquelles je n’avais eu que des relations passagères. Je conviais le plus souvent de celles qui, plus impressionnables qu’expansives, sont prêtes à prendre, avec un sens droit, un intérêt calme aux choses qui se trouvent dans leur horizon. Toutefois j’appelais de temps en temps à ces exercices dialectiques des esprits contredisants. Des personnes des deux sexes, de tout âge et de toute condition, voulaient bien se prêter à la chose, et se montraient agréables et complaisantes, parce qu’on les entretenait uniquement d’objets à leur portée et de leur goût. Et pourtant plusieurs auraient été bien surprises M elles avaient pu savoir comme elles étaient souvent appelées à ces entretiens imaginaires, elles qu’on aurait si difficilement amenées à un entretien réel.

On voit assez clairement combien ces conversations idéales ont d’affinité avec une correspondance épistolaire. Seulement celle-ci répond à une confiance établie, tandis que, dans l’autre cas, on trouve moyen de s’en procurer une nouvelle, toujours changeante, et qui reste sans réponse. Aussi, quand je me proposai de peindre ce dégoût de la vie, que les hommes ressentent sans être pressés par la nécessité, je dus songer aussitôt à exposer par lettres mes sentiments, car le découragement est toujours l’enfant, le nourrisson de la solitude. Celui qui s’y abandonne fuit toute contradiction, et qu’est-ce qui le contredit plus que toute société joyeuse ? Le bonheur des autres lui est un douloureux reproche, et ce qui devrait l’engager à sortir de lui-même l’y refoule plus profondément. S’il veut peut-être s’expliquer là-dessus, il le fera par lettres, car un épanchement écrit, qu’il soit joyeux ou chagrin, ne rencontre aucun contradicteur direct ; une réponse, où sont exposées les raisons contraires, donne au solitaire l’occasion de se confirmer dans ses rêveries, un sujet de s’obstiner toujours davantage. Si les lettres de Werther, écrites dans cet esprit, ont un attrait si varié, c’est que le fonds très-divers en avait été élaboré dans ces conversations imaginaires avec nombre de personnes, et qu’ensuite, dans la composition, elles paraissent adressées à un seul ami, à un seul confident. Il serait peu opportun d’en dire davantage sur la rédaction de cet opuscule, qui a fait tant de bruit, mais je puis ajouter quelques réflexions sur le fond.


Ce dégoût de la vie a ses causes physiques et ses causes morales. Laissons le médecin étudier les premières et le moraliste les secondes, et, dans un sujet si souvent approfondi, ne considérons que le point principal, où ce phénomène se révèle avec le plus de clarté. Tout bien-être dans la vie est fondé sur un retour régulier des objets extérieurs. La succession du jour et de la nuit, des saisons, des fleurs et des fruits et de tout ce qui s’offre à nous de période en période, pour que l’homme puisse et doive en jouir, tels sont les véritables ressorts de la vie terrestre. Plus nous sommes ouverts à ces jouissances, plus nous nous sentons heureux ; mais, si ces phénomènes divers passent et repassent devant nous sans nous intéresser, si nous sommes insensibles à de si nobles avances, alors prend naissance le plus grand mal, la plus grave maladie ; on regarde la vie comme un pénible fardeau. On rapporte d’un Anglais qu’il se pendit pour n’avoir pas à s’habiller et se déshabiller chaque jour. J’ai connu un bonhomme de jardinier, inspecteur d’un grand parc, qui s’écria un jour avec chagrin : « Faudra-t-il donc que je voie toujours ces nuages pluvieux passer du couchant au levant ? » On raconte d’un de nos hommes les plus distingués, qu’il voyait avec ennui le printemps reverdir : il aurait voulu, pour changer, le voir rouge une fois. Ce sont là proprement les symptômes du dégoût de la vie, qu’il n’est pas rare de voir aboutir au suicide, et qui, chez les hommes réfléchis et concentrés en eux-mêmes, a été plus fréquent qu’on ne peut croire.

Mais rien n’occasionne plus ce dégoût que le retour de l’amour. Le premier amour est l’unique, dit-on avec raison. Car, dans le second et par le second, le sens le plus élevé de l’amour est déjà perdu. L’idée de l’éternité et de l’infini, qui l’élève et le porte, est détruite ; il paraît passager comme tout ce qui revient. La séparation du physique et du moral, qui, dans les complications de la vie civilisée, isole la tendresse et le désir, provoque encore ici une exagération, qui ne peut produire aucun bien.

D’ailleurs un jeune homme s’aperçoit bientôt, sinon chez lui-même, du moins chez les autres, que les époques morales alternent aussi bien que les saisons. La faveur des grands, les bonnes grâces des hommes puissants, les encouragements des personnes actives, l’inclination de la multitude, l’amitié des individus, tout change et passe, sans que nous puissions le fixer plus que le soleil, la lune et les étoiles. Et pourtant ces choses ne sont pas de simples phénomènes naturels ; elles nous échappent par notre faute ou par celle d’autrui, par le hasard ou la destinée ; elles changent, et nous ne sommes jamais assurés d’elles.

Toutefois, ce qui tourmente surtout un jeune homme qui a de la sensibilité, c’est l’inévitable retour de nos fautes ; car nous tardons longtemps à reconnaître qu’en cultivant nos vertus, nous cultivons aussi nos défauts. Nos vertus reposent sur nos défauts comme sur leurs racines, et nos défauts se ramifient en secret avec autant de force et de diversité que nos vertus à la lumière du jour. Or, comme nous exerçons le plus souvent nos vertus avec volonté et conscience, tandis que nous sommes surpris à notre insu par nos défauts, elles nous procurent rarement quelque joie, lundis qu’ils nous causent sans cesse douleur et tourment. C’est ce qui nous rend surtout difficile et presque impossible la connaissance de nous-mêmes. Qu’on se représente avec cela un jeune sang qui bouillonne, une imagination que les objets particuliers enchaînent aisément, puis les alternatives du jour, et l’on trouvera assez naturel un impatient désir de s’affranchir d’une pareille gêne.

Cependant ces sombres réflexions, qui égarent dans l’infini celui qui s’y abandonne, n’auraient pu se développer d’une manière aussi marquée dans les cœurs de la jeunesse allemande, si une cause extérieure ne l’avait excitée et encouragée à ce funeste travail. Ce fut l’œuvre de la littérature et surtout de la poésie anglaise, dont les grands mérites sont accompagnés d’une grave mélancolie, qu’elle communique à quiconque s’occupe d’elle. L’Anglais intelligent se voit dès son enfance entouré d’une société puissante, qui stimule toutes ses forces ; il s’aperçoit lot ou tard que, pour s’accommoder avec elle, il doit rassembler toute son intelligence. Combien de leurs poëtes n’ont-ils pas mené dans leur jeunesse une vie dissolue et tumultueuse, et ne se sont-ils pas crus du bonne heure autorisés à se plaindre de la vanité des choses humaines ! Combien se sont essayés dans les affaires publiques, et, dans le parlement, à la cour, dans le ministère, dans les ambassades, ont joué, soit les premiers rôles, soit des rôles inférieurs ; ont pris une part active aux troubles intérieurs, aux révolutions politiques, et ont fait, sinon par eux-mêmes, du moins par leurs amis et leurs protecteurs, des expériences plus souvent tristes que satisfaisantes ! Combien se sont vus bannis, chassés, emprisonnés, lésés dans leurs biens !

Mais il suffit d’être spectateur de si grands événements pour être porté au sérieux ; et, le sérieux, où peut-il nous conduire qu’à la pensée de la fragilité et de la vanité de toutes les choses terrestres ? L’Allemand aussi est sérieux, et, par conséquent, la poésie anglaise lui convenait parfaitement, et, parce qu’elle émanait d’une condition supérieure, elle lui paraissait imposante. On trouve partout en elle une intelligence grande, forte, éprouvée, un sentiment profond, délicat, une excellente volonté, une action passionnée, les plus nobles qualités qu’on admire chez des hommes intelligents et cultivés ; mais tout cela réuni ne fait pas encore un poêle. La véritable poésie se révèle à ceci, que, par une sérénité intérieure, par un bien-être extérieur, comme un évangile mondain, elle t-ait nous délivrer des fardeaux terrestres qui pèsent sur nous. Comme un aérostat, elle nous élève, avec le lest qui s’attache à nous, dans des régions supérieures, et laisse les confus labyrinthes de la terre se développer devant nous à vol d’oiseau. Les œuvres les plus gaies et les plus sérieuses ont le même but, de modérer la joie aussi bien que la douleur par une heureuse et spirituelle peinture. Que l’on considère dans cet esprit ta plupart des poésies anglaises, le plus souvent morales et didactiques, et l’on verra qu’elles ne témoignent, en général, qu’un sombre dégoût de la vie. Non-seulement les Nuits d’Young, où ce thème est essentiellement développé, mais aussi les autres poésies contemplatives nous égarent insensiblement dans ce triste champ, où est proposé à l’esprit un problème qu’il ne suffit pas à résoudre, car la religion elle-même, quelle que soit celle qu’il pourra se construire, le laisse sans secours. On pourrait réunir des volumes entiers, qui serviraient de commentaires à ce texte terrible :

« Le vieil âge et l’expérience, la main dans la main, le mènent à la mort, et lui font comprendre, après une recherche si douloureuse et si longue, que toute sa vie il a été dans l’erreur. »

Ce qui achève de rendre misanthropes les poêles anglais, et ce qui répand dans leurs écrits le pénible sentiment du dégoût de toutes choses, c’est que les nombreuses dissidences de leur vie publique les contraignent, les uns et les autres, de vouer, sinon toute leur vie, du moins la part la meilleure, à toi ou lui parti. Comme un écrivain ainsi placé ne peut ni louer ni prôner les amis auxquels il est dévoué, la cause qu’il a embrassée, parce qu’il ne ferait qu’exciter la haine et l’envie, il exerce son talent à dire des adversaires tout te mal possible, à aiguiser, à empoisonner même, autant qu’il peut, les traits de la satire. Que cela se fasse de part et d’autre, et le monde intermédiaire est détruit et anéanti, en sorte que, chez une grande nation, active, intelligente, on ne peut, avec la plus extrême indulgence, découvrir que sottise et folie. Leurs poésies tendres s’occupent elles-mêmes de tristes objets. Ici meurt une jeune fille abandonnée, là se noie un amant fidèle, ou bien, tandis qu’il nage précipitamment, il est dévoré par un requin avant d’atteindre sa bien-aimée ; et, lorsqu’un porte comme Gray s’établit dans un cimetière de village, et rechante ces mélodies connues, il peut être assuré de rassembler en foule autour de lui les amis de la mélancolie. Il faut que l’Allegro de Millon commence par exorciser le chagrin en vers énergiques, avant de pouvoir arriver à une gaieté très-modérée, et le joyeux Goldsmith lui-même se perd dans des sentiments élégiaques, quand son Village abandonné nous retrace, avec autant de grâce que de tristesse, un paradis perdu, que son Voyageur recherche sur toute la terre. Je ne doute pas qu’on ne puisse me citer aussi et m’opposer des œuvres gaies, des poésies sereines ; mais la plupart et les meilleures appartiennent certainement y l’époque antérieure, et les plus récentes qu’on pourrait ranger dans le nombre inclinent également vers la satire : elles sont amères et surtout elles rabaissent les femmes.

Enfin ces poëmes, que je viens de rappeler en termes généraux, ces poèmes sérieux, qui sapaient la base de la nature humaine, étaient nos auteurs favoris, préférés entre tous les autres ; l’un, selon son caractère, recherchait la tristesse légère, élégiaque, l’autre, le désespoir accablant, qui rejette tout salut. Chose étrange ! notre père et maître Shakspeare. qui sait répandre une si pure allégresse, fortifiait lui-même cette hypocondrie. Hamlet et ses monologues demeuraient comme des fantômes qui ne cessaient d’apparaître à toutes les jeunes imaginations. Chacun savait par cœur les principaux endroits et se plaisait à les réciter ; et chacun croyait devoir être mélancolique comme le prince de Danemark, sans avoir vu toutefois comme lui aucun fantôme et sans avoir un auguste père à venger.

Mais, afin que toute cette mélancolie eût un théâtre fait pour elle, Ossian nous avait attirés dans la Thulé lointaine, où, parcourant l’immense bruyère grisâtre, parmi les pierres moussues des tombeaux, nous voyions autour de nous les herbes agitées par un vent horrible, et sur nos têtes un ciel chargé de nuages. La lune enfin changeait en jour cette nuit calédonienne ; des héros trépassés, des beautés pâlies, planaient autour de nous ; enfin nous croyions voir, dans sa forme effroyable, l’esprit même de Loda.

Dans un pareil milieu, avec une pareille société, avec des goûts et des études de ce genre, tourmenté de passions non satisfaites, n’étant excité par aucun mobile extérieur à une sérieuse activité, sans autre perspective que l’obligation de se renfermer dans une insipide et languissante vie bourgeoise, on se familiarisait, dans son orgueil chagrin, avec la pensée de pouvoir à volonté quitter la vie, quand on ne la trouverait plus à son gré, et, par là, on se dérobait quelque peu aux injustices et à l’ennui journaliers. Cette disposition était générale, et, si Werther produisit un grand effet, c’est qu’il était à l’unisson de toutes les âmes, et qu’il exprimait ouvertement et clairement le secret d’une maladive et juvénile rêverie. À quel point les Anglais connaissaient cette maladie, c’est ce que prouvent ces lignes significatives, écrites avant l’apparition de Werther :

« Enclin à des douleurs qu’il aimait, il connut plus de souffrances que la nature ne lui en avait imposé, cependant que son imagination lui présentait le malheur sous des couleurs idéales et sombres, et avec des horreurs étrangères. »

Le suicide est un événement de la nature humaine, qui, après tout ce qu’on a dit et débattu sur ce sujet, réclame l’attention de chacun, et qui veut qu’on le traite de nouveau à chaque époque. Montesquieu accorde a ses héros et ses grands hommes le droit de se donner la mort à volonté, en disant qu’il doit être loisible à chacun de finir où il lui plaît le cinquième acte de sa tragédie. Mais il n’est pas ici question de ces personnages qui ont mené une vie active, marquante, qui ont consacré leurs jours à un grand État ou à la cause de la liberté, et qu’on ne saurait guère blâmer lorsque, voyant disparue de ce monde l’idée qui les animait, ils songent à la poursuivre au delà du tombeau. Nous avons affaire à des gens qui, par défaut d’activité dans la condition la plus paisible du monde, prennent la vie en dégoût, grâce à leurs prétentions exagérées pour eux-mêmes. Comme j’ai connu moi-même cet état, et que je sais parfaitement quelles peines il m’a fait souffrir, quels efforts il m’en a coûté pour y échapper, je ne veux pas taire les réflexions que j’ai faites mûrement sur les différents genres de mort qu’on pourrait choisir. Qu’un homme se sépare violemment de lui-même, qu’il en vienne non-seulement à se blesser, mais à se détruire, c’est une chose si contraire à la nature, qu’il recourt le plus souvent à des moyens mécaniques pour mettre son projet à exécution. Quand Ajax se jette sur son épée, c’est le poids de son corps qui lui rend le suprême service ; quand le guerrier fait promettre à son écuyer de ne pas le laisser tomber dans les mains des ennemis, c’est encore une force extérieure dont il s’assure : seulement c’est une force morale au lieu d’une force physique. Les femmes cherchent dans l’eau l’apaisement de leur désespoir, et le moyen essentiellement mécanique de l’arme à feu assure un prompt effet avec le plus léger effort. On ne parle guère de la pendaison, qui est une mort ignoble. C’est en Angleterre que ce cas doit être le plus fréquent, parce qu’on y est accoutumé dès l’enfance à voir pendre nombre de gens, sans que la mort soit précisément déshonorante. Avec le poison, avec l’ouverture des veines, on se propose de ne quitter la vie que lentement, et la mort la plus raffinée, la plus prompte, la moins douloureuse, par la blessure d’un aspic, était digne d’une reine qui avait passé sa vie dans le faste et les plaisirs. Mais tout cela sont des ressources extérieures, ce sont des ennemis avec lesquels l’homme conclut une alliance contre lui-même.


Quand je passais en revue tous ces moyens et que je consultais l’histoire, je ne trouvais, parmi tous ceux qui se sont ôté la vie, personne qui eût accompli cet acte avec autant de grandeur et de liberté morale que l’empereur Othon. Son armée avait éprouvé un échec, il est vrai, mais il n’était point réduit à l’extrémité, et, pour le bien de l’empire, dont il était déjà presque maître, pour épargner des milliers d’hommes, il se détermine à quitter ce monde. Il soupe gaiement avec ses amis, et l’on trouve, le lendemain, qu’il s’est enfoncé de sa propre main un poignard aigu dans le cœur. Voilà l’unique suicide qui me parût digne d’être imité, et je me persuadai que celui qui ne pouvait agir en cela comme Othon ne devait pas se permettre de quitter volontairement la vie. Cette conviction me sauva, je ne dirai pas du projet, mais de la fantaisie du suicide, qui, dans ces beaux temps de paix, s’était insinuée chez une jeunesse oisive. Parmi une remarquable collection d’armes, je possédais entre autres un précieux poignard bien affilé : je le plaçais tous les soirs auprès de mon lit, et, avant d’éteindre la lumière, j’essayais si je saurais bien m’enfoncer à deux ou trois pouces la pointe aiguë dans la poitrine. Mais ne pouvant jamais en venir à bout, je finis par rire de moi-même ; je rejetai loin de moi toutes ces sombres folies, et je résolus de vivre. Cependant, pour vivre avec sérénité, j’avais besoin d’exécuter une œuvre poétique où serait exposé tout ce que j’avais senti, pensé et rêvé sur ce point important. J’en rassemblai les éléments, qui fermentaient dans mon esprit depuis quelques années ; je me représentai les situations qui m’avaient causé le plus de gêne et d’angoisse, mais cela ne prenait aucune forme ; il me manquait un événement, une fable, dans laquelle ces éléments pourraient prendre un corps.

Tout à coup j’apprends la nouvelle de la mort de Jérusalem et, immédiatement après la rumeur générale, le récit exact et détaillé de l’événement. Aussitôt le plan de Werther fut trouvé. L’ensemble se forma de toutes parts, et devint une masse solide, comme l’eau dans le vase, lorsqu’elle est au point de la congélation, est soudain transformée en glace compacte par le moindre mouvement. Conserver cette rare conquête, rendre pour moi vivante une œuvre d’un fonds si marquant et si varié, et l’accomplir dans toutes ses parties, était une chose qui me tenait d’autant plus au cœur, que j’étais retombé dans une situation pénible, qui me laissait encore moins d’espérance que les précédentes, et ne me présageait que des ennuis et peut-être des chagrins.

C’est toujours un malheur de former des relations nouvelles, auxquelles on n’est pas amené par une longue habitude ; on est souvent, contre sa volonté, entraîné à une fausse sympathie ; l’incomplet de situations pareilles fait souffrir, et l’on ne voit pourtant aucun moyen de les compléter ou d’y renoncer. Mme de La Roche avait marié à Francfort sa fille aînée ; elle venait la voir souvent, et ne pouvait s’accommoder à une situation qu’elle avait pourtant choisie elle-même. Au lieu de s’y trouver contente ou de ménager un changement quelconque, elle se répandait en plaintes, et, par là, donnait lieu de croire que sa fille était malheureuse ; et pourtant, comme rien ne lui manquait et que son mari ne la gênait en rien, on ne voyait pas trop en quoi consistait ce malheur. Cependant j’étais bien reçu dans la maison, et j’entrai en rapport avec tout l’entourage, composé de personnes qui avaient contribué au mariage ou qui faisaient des vœux pour son bonheur. M. Dumeitz, doyen de Saint-Léonard, me donna sa confiance et même son amitié. Ce fut le premier prêtre catholique avec lequel j’entrai en relation intime, et qui, en homme très-éclairé, me donna de belles et satisfaisantes explications sur les dogmes, les usages, les rapports extérieurs et intérieurs de l’ancienne Église. Je me rappelle aussi nettement la figure d’une chime Servière, qui était belle, quoiqu’elle ne fût plus jeune. J’entrai également en relation avec la famille Alessina Schweizer et quelques autres, et je formai avec les fils des liaisons d’amitié, qui ont duré longtemps. Je me trouvai tout d’un coup familier dans un cercle étranger, avec l’engagement et même l’obligation de prendre part à ses occupations, à ses plaisirs, même à ses exercices religieux. Ma liaison, toute fraternelle, avec la jeune femme continua après le mariage ; mon âge s’accordait au sien ; j’étais le seul dans tout le cercle qui lui fît encore entendre un écho de ces accents poétiques, habitude de son jeune âge. Nous continuâmes à vivre ensemble dans une enfantine familiarité, et, quoique la passion fût étrangère à notre commerce, il était néanmoins assez douloureux, parce qu’elle ne savait pas non plus s’accommoder à son entourage, et qu’en dépit d’une brillante fortune, transportée de la gracieuse vallée d’Ehrenbreitstein et d’une riante jeunesse dans une triste et sombre maison de commerce, il lui fallait encore remplir les devoirs de mère à l’égard de quelques enfants d’un premier lit. Tels étaient les nouveaux rapports de famille dans lesquels je me trouvais engagé, sans sympathie, sans participation réelle. Lorsqu’on était content les uns des autres, on semblait s’entendre de soi-même ; mais la plupart des intéressés s’adressaient à moi. dès qu’il survenait des contrariétés, et pourtant la vivacité de mon entremise les aggravait plutôt qu’elle ne les apaisait. Cette situation ne tarda pas à me devenir insupportable ; tous les ennuis qui résultent à l’ordinaire de ces demi-liaisons pesèrent sur moi au double et au triple, et il me fallut de nouveau une violente résolution pour m’en affranchir.

La mort de Jérusalem, causée par sa passion malheureuse pour la femme d’un ami, m’arracha à mon rêve ; et, comme j’ouvrais les yeux sur ce qui lui était arrivé ainsi qu’à moi, que même ce que j’éprouvais alors de semblable me plongeait dans une agitation violente, je dus nécessairement répandre dans l’ouvrage que j’entreprenais alors toute la flamme qui ne permet aucune distinction entre la poésie et la réalité. Je m’étais retiré dans une complète solitude, refusant même les visites de mes amis, et j’écartai aussi de ma pensée tout ce qui n’appartenait pas directement à mon dessein. En revanche, je rassemblai tout ce qui s’y rapportait, et je me retraçai mes dernières aventures, dont je n’avais fait encore aucun usage poétique. Dans ces circonstances, après tant et de si longs préparatifs secrets, j’écrivis Werther en quatre semaines, sans avoir auparavant jeté sur le papier aucun plan de l’ensemble ni traité aucune de ses parties.

J’avais donc sous les yeux mon brouillon, avec un petit nombre de corrections et de changements. Je le fis aussitôt brocher : car la brochure est à un écrit ce que le cadre est à un tableau ; par elle, on voit beaucoup mieux s’il forme un tout. Comme j’avais écrit ce petit ouvrage d’une manière assez inconsciente et comme un somnambule, il m’étonna moi-même quand je le relus, dans l’intention d’y faire quelques changements et quelques corrections. Toutefois, dans l’espérance qu’au bout d’un certain temps, quand je le verrais à une certaine distance, il me viendrait quelques idées dont il pourrait profiter, je le donnai à lire à mes jeunes amis, sur lesquels il produisit une impression d’autant plus grande que, contre ma coutume, je n’en avais parlé d’avance à personne, et n’avais point découvert mon dessein. A vrai dire, cette fois encore, ce fut proprement le fonds qui produisit l’effet, et, par là, leurs dispositions se trouvèrent justement le contraire des miennes : car, par cette composition plus que par toute autre, je m’étais délivré d’un élément orageux, sur lequel ma faute et celle d’autrui, la vie qui m’était échue et celle que je m’étais choisie, la volonté et la précipitation, l’obstination et la condescendance, m’avaient ballotté avec une violence extrême. Je me sentais, comme après une confession générale, redevenu libre et joyeux, et en droit de commencer une vie nouvelle. Cette fois encore, la vieille recette m’avait parfaitement réussi. Mais, tout comme je me sentais soulagé et éclairé, pour avoir transformé la réalité en poésie, mes amis tombèrent dans l’erreur de croire qu’il fallait transformer la poésie en réalité, imiter le roman et, au besoin, se brûler la cervelle. Ce qui se passa d’abord dans un petit cercle arriva ensuite dans le grand public, et ce petit livre, qui m’avait été si utile, fut décrié comme nuisible au plus haut point.

Cependant tous les maux et les malheurs qu’on l’accuse d’avoir produits faillirent être prévenus par accident, car, peu de temps après sa naissance, il courut le risque d’être anéanti. Voici ce qui arriva. Merck était depuis peu revenu de Saint-Pétersbourg. Comme il était sans cesse occupé, j’avais eu peu d’entretiens avec lui, et je n’avais pu lui parler qu’en gros de ce Werther, qui me tenait au cœur. Un jour, il vint me voir, et, comme il semblait un peu taciturne, je le priai de m’entendre. Il s’assit sur le canapé, et je commençai à lui lire, lettre par lettre, cette histoire. Après avoir continué quelque temps de la sorte, sans tirer de lui un signe d’approbation, je pris un ton encore plus pathétique, et qu’est-ce que j’éprouvai, lorsqu’au milieu d’une pause, il m’accabla de cette exclamation terrifiante : « Bien ! bien ! c’est tout à fait joli ! » et s’éloigna sans ajouter un mot ? J’étais hors de moi, car, tout en prenant plaisir à mes productions, comme je n’avais pas, dans les premiers moments, d’opinion sur elles, je fus persuadé que je m’étais mépris dans le sujet, le ton et le style, qui, à vrai dire, étaient tous hasardés, et que j’avais fait une œuvre tout à fait inadmissible. Si j’avais eu sous la main un feu de cheminée, j’y aurais jeté l’ouvrage aussitôt. Mais je repris courage et je passai de tristes jours, jusqu’au moment où Merck m’avoua qu’au moment de cette lecture, il se trouvait dans la plus affreuse position où un homme puisse tomber. Il n’avait donc rien vu ni entendu, et ne savait pas du tout de quoi il était question dans mon manuscrit. Cependant l’affaire s’était arrangée autant qu’elle pouvait l’être, et Merck, dans le temps de sa force, était homme à s’accommoder de la situation la plus dure ; sa gaieté était retrouvée ; seulement, il était devenu encore plus amer qu’auparavant. Il blâma sévèrement mon projet de remanier Werther, et demanda qu’il fût imprimé tel qu’il était. On en fit une belle copie, qui ne resta pas longtemps dans mes mains : car, le jour même où ma sœur se maria avec George Schlosser, et où la maison brillait, animée par une joyeuse fête, il m’arriva de Weygand, libraire à Leipzig, une lettre qui me demandait un manuscrit. Cette rencontre me parut un heureux présage. J’envoyai Werther, et j’eus le plaisir de voir que le prix ne fut pas entièrement absorbé par les dettes que j’avais dû contracter pour Gœts de Berlichingen.

L’effet de ce petit livre fut grand ; il fut même prodigieux, et principalement parce qu’il parut à propos. Car, de même qu’il suffit d’une petite amorce pour faire sauter une mine puissante, l’explosion qui se produisit à cette occasion dans le public fut violente, parce que la jeunesse s’était déjà minée elle-même, et la commotion fut grande, parce que chacun donnait l’essor à ses prétentions exagérées, à ses passions inassouvies et à ses souffrances imaginaires. On ne peut demander au public d’accueillir intellectuellement une œuvre intellectuelle. On ne considéra que le fond, le sujet, comme je l’avais déjà éprouvé avec mes amis ; en outre, on vit reparaître le vieux préjugé, fondé sur la dignité d’une œuvre imprimée, qu’elle doit offrir un but didactique. Mais la vraie exposition n’en a point ; elle n’approuve pas, elle ne blâme pas : elle développe dans leur enchaînement les actions et les sentiments, et par là elle éclaire et elle instruit.

Je m’arrêtai peu aux critiques. Pour moi la question était complètement résolue. Ces bonnes gens n’avaient qu’à s’en démêler à leur tour. Cependant mes amis ne manquèrent pas de recueillir ces choses, et ils s’en divertirent, parce qu’ils étaient déjà mieux initiés à mes vues. Les Joies du jeune Werther, œuvre de Nicolai, nous inspirèrent mille plaisanteries. Cet homme, d’ailleurs estimable, plein de mérite et de science, avait déjà entrepris de rabaisser et d’exclure tout ce qui ne s’accordait pas avec son sentiment, que son esprit, très-borné, regardait comme unique et véritable. Il fallut qu’il s’essayât aussi contre moi, et cette brochure nous tomba bientôt dans les mains. La délicieuse vignette de Chodowiecki me fit grand plaisir, car j’avais pour cet artiste la plus haute estime. Cette fadaise même était fabriquée de cette grossière toile de ménage que le sens commun se fatigue en famille à préparer aussi dure qu’on peut. Il ne sent point qu’il n’y a pas de remède possible, que la jeunesse de Werther paraît, dès l’origine, rongée dans sa fleur par un ver qui la tue, et il laisse subsister mon travail jusqu’à l’endroit où le furieux se prépare à l’acte fatal : alors l’intelligent médecin de l’âme glisse subtilement dans les mains de son malade un pistolet chargé de sang de coq, d’où il ne résulte qu’un vilain spectacle, mais heureusement aucun mal. Charlotte devient la femme de Werther, et tout se termine à la satisfaction générale.

Je n’en ai pas retenu davantage, car je n’ai jamais revu le livre. J’en avais détaché la vignette, et je l’avais placée parmi mes gravures favorites. Par une secrète et innocente vengeance, je composai un petit poëme satirique, Nicolaï au tombeau de Werther, qui n’est pas fait pour être publié. Mon goût de tout dramatiser s’éveilla de nouveau dans cette occasion. J’écrivis un dialogue en prose entre Werther et Charlotte, d’un ton assez railleur. Werther se plaint amèrement que sa délivrance par le sang du coq ait si mal tourné. Il est resté vivant, mais l’explosion lui a crevé les yeux. Il est au désespoir d’être le mari de Charlotte et de ne pas la voir ; car la vue de toute sa personne lui serait presque plus douce que les aimables détails dont il ne peut s’assurer que par le toucher. Charlotte, comme on la connaît, n’est pas non plus fort satisfaite d’un mari aveugle, et l’occasion se trouve ainsi de reprocher hautement à Nicolaï son entreprise de se mêler sans aucune mission des affaires d’autrui. Tout cela était écrit fort gaiement, et faisait allusion librement à cette malheureuse et présomptueuse tendance de Nicolaï à s’occuper de choses au-dessus de sa portée, par où il attira dans la suite à lui-même et à d’autres beaucoup de chagrin, et perdit enfin, malgré ses mérites incontestables, toute sa considération littéraire. Le manuscrit original de ce badinage ne fut jamais copié, et il est détruit depuis nombre d’années. J’avais pour cette production une prédilection particulière. L’amour ardent et pur des deux jeunes gens était plutôt augmenté qu’affaibli par la situation tragi-comique à laquelle ils se trouvaient réduits. Il régnait dans cette composition la plus grande tendresse, et l’adversaire lui-même était traité non pas avec amertume, mais avec gaieté. Je faisais parler moins poliment le petit livre, qui, imitant de vieilles rimes, s’exprimait ainsi : « Que ce présomptueux me déclare dangereux, si cela lui plaît ! Le lourdaud, qui ne sait pas nager, veut s’en prendre à l’eau ! Que m’importent l’anathème de Berlin et ces pédants en soutane ? Qui ne peut me comprendre apprenne à mieux lire ! »

Préparé à tout ce qu’on avancerait contre Werther, je ne me fâchai nullement de toutes ces critiques, mais je n’avais pas prévu que les âmes bienveillantes et sympathiques me préparaient un insupportable tourment. Car, au lieu de me dire sur mon livre, tel qu’il était, quelques paroles obligeantes, chacun voulait savoir une bonne fois ce qu’il y avait de vrai dans le fonds. J’en fus très-choqué et, le plus souvent, je m’exprimai à l’encontre d’une manière fort brutale. Car, pour répondre à cette question, il m’aurait fallu disséquer et défigurer mon petit ouvrage, que j’avais si longtemps médité, pour donner à tant d’éléments l’unité poétique, et, de la sorte, ses véritables parties constitutives auraient été elles-mêmes sinon anéanties, du moins éparpillées et dispersées. En y réfléchissant davantage, je ne pouvais trouver déplacée l’exigence du public. L’aventure de Jérusalem avait produit une grande sensation. Un jeune homme cultivé, aimable et sans reproche, le fils d’un théologien, d’un écrivain éminent, jouissant de l’aisance et de la santé, renonçait tout à coup à la vie sans motif connu. Chacun demanda comment une pareille chose avait été possible ; et toute la jeunesse, lorsqu’on entendit parler d’un amour malheureux, et toute la classe moyenne, lorsqu’on rapporta les petits dégoûts qu’il avait essuyés dans la haute société, furent vivement émues, et chacun désira connaître les faits exactement. Alors parut dans Werther une peinture détaillée, dans laquelle on pensait retrouver la vie et le caractère de ce jeune homme. Le lieu et la personne s’accordaient ; la peinture était si naturelle, qu’on se croyait parfaitement instruit et satisfait. Mais, après un plus mûr examen, bien des.choses ne s’accordaient pas, et ceux qui cherchaient la vérité s’imposaient un travail insupportable, car l’analyse critique fait naître mille doutes. Pénétrer au fond de ce mystère était chose impossible : ce que j’avais mis de ma vie et de mes souffrances dans cette composition ne se pouvait démêler : jeune homme inaperçu, j’avais vécu, sinon dans le mystère, du moins dans l’obscurité.

Pendant mon travail, je n’ignorai pas le bonheur insigne de cet artiste à qui l’on avait fourni l’occasion d’étudier plusieurs beautés pour en composer une Vénus, et je me permis aussi de former ma Charlotte d’après la figure et les qualités de plusieurs aimables personnes, bien que les traits principaux fussent empruntés à la plus aimée. Le public curieux put donc découvrir des ressemblances avec plusieurs dames, et ce n’était pas non plus pour les dames une chose indifférente de passer pour la véritable. Toutes ces Charlottes me causèrent des tourments infinis ; quiconque me rencontrait m’exprimait le désir de savoir tout de bon où demeurait la véritable. Je cherchais à me tirer d’affaire comme Nathan avec les trois anneaux : expédient qui peut convenir à des natures élevées, mais qui ne saurait contenter le public lisant et crédule. J’espérais être délivré au bout de quelque temps de ces recherches importunes, mais elles m’ont poursuivi pendant toute ma vie. Je tâchai de leur échapper en voyage par l’incognito, et cette ressource me fut encore enlevée insensiblement. Si donc l’auteur de cet opuscule a fait quelque chose de nuisible et de criminel, il en a été suffisamment et même trop sévèrement puni par ces inévitables importunités.

Tourmenté de la sorte, je reconnus trop bien que les auteurs et le public sont séparés par un immense abîme, dont on n’a heureusement de part et d’autre aucune idée. Aussi avais-je senti depuis longtemps combien toutes les préfaces sont inutiles. En effet, plus on croit rendre clair son dessein, plus on donne lieu a la confusion. En outre, un auteur a beau répondre, le public continuera toujours de lui adresser les réclamations qu’il a déjà essayé d’écarter. J’appris aussi de bonne heure à connaître une singularité des lecteurs, voisine de celle-là, et qui nous cause une surprise comique, surtout chez les lecteurs qui font imprimer leurs jugements. Ils se figurent, en effet, qu’en publiant quelque chose, on devient leur débiteur, et qu’on reste toujours fort au-de-sous de ce qu’ils voulaient et désiraient, bien qu’un moment plus tôt, avant qu’ils eussent vu notre ouvrage, ils n’eussent pas l’idée qu’il existât ou qu’il put exister quelque chose de pareil. Tout cela mis à part, le meilleur ou le pire fut que chacun voulut savoir ce qu’était ce jeune et singulier auteur qui s’était produit d’une manière si inattendue et si hardie. On demanda à le voir, à lui parler ; même au loin, on voulut savoir quelque chose de lui, et il se vit ainsi l’objet d’un empressement marqué, tantôt agréable, tantôt incommode, mais toujours fait pour le distraire ; car il avait devant lui assez de travaux commencés, il aurait eu même de quoi s’occuper plusieurs années, s’il avait pu s’y attacher avec son zèle accoutumé ; mais, du sein de la retraite, de l’ombre et de l’obscurité, qui seules peuvent faire éclore les productions pures, il fut entraîné dans le fracas du grand jour, où l’on se perd dans les autres, où l’on est égaré par la sympathie comme par la froideur, par la louange comme par le blâme, parce que les contacts extérieurs ne correspondent jamais au degré de notre culture intérieure, et que, par conséquent, ne pouvant nous seconder, ils doivent nécessairement nous nuire.

Mais ce qui me détourna, plus que toutes les distractions du jour, de composer et d’achever des œuvres importantes, ce fut le plaisir que nous trouvions dans notre cercle à dramatiser tous les événements journaliers un peu marquants. Ce que signifiait proprement ce terme technique (car il avait ce caractère dans notre productive société), il faut l’expliquer ici. Animés par notre commerce d’esprit, dans ces joyeuses réunions, nous avions coutume de morceler en de petites compositions improvisées tout ce que nous avions recueilli pour en faire des compositions plus étendues. Un simple incident, un mot d’une heureuse naïveté, une sottise, un malentendu, un paradoxe, une remarque spirituelle, des singularités ou des habitudes individuelles, une mine significative et tout ce qui peut se rencontrer dans une vie dissipée et bruyante, était représenté sous la forme du dialogue, du catéchisme, d’une action animée, d’un drame, en prose quelquefois, en vers plus souvent.

Ces exercices, poursuivis avec une verve originale, fortifièrent cette façon de penser véritablement poétique. Sans s’inquiéter de ce qu’étaient en eux-mêmes, et dans tous leur » rapports, les objets, les événements, les personnes, on cherchait à les saisir clairement et à les peindre vivement. Tout jugement, favorable ou défavorable, devait se mouvoir en formes vivantes sous les yeux du spectateur. On pourrait nommer ces productions des épigrammes vivantes, qui, sans tranchant et sans pointes, étaient abondamment pourvues de traits frappants et décisifs. La Fête de la foire est une de ces épigrammes, ou plutôt elle en est un recueil. Parmi tous les masques qui y figurent, il y a des membres réels de notre société, ou du moins des personnes liées avec elle et qui étaient assez connues ; mais le mot de l’énigme restait caché à la plupart des spectateurs ; tous riaient, et un petit nombre seulement savaient que leurs propres singularités servaient d’amusement. Le Prologue pour les nouvelles révélations de Bahrdt est un document d’un autre genre : les plus courtes se trouvent dans mes poésies mêlées ; un grand nombre se sont perdues ; quelques-unes, qui restent, ne se peuvent guère publier. Ce qui parut augmenta l’attention du public et sa curiosité à l’égard de l’auteur ; ce qui circula en manuscrit anima notre cercle intime, qui s’étendait toujours. Le docteur Bahrdt, qui demeurait alors à Giessen, vint me faire une visite, qui parut familière et polie ; il plaisanta sur le prologue, et m’exprima le désir d’être mon ami. Mais les jeunes gens n’en continuèrent pas moins de prendre dans toutes leurs joyeuses réunions le malin plaisir de rire en secret des singularités que nous avions observées chez les autres et heureusement retracées.

Le jeune auteur n’était nullement fâché d’exciter l’étonnement comme un météore littéraire ; toutefois il cherchait à témoigner, avec une joyeuse modestie, son estime pour ses compatriotes dont la réputation était le mieux établie. Dans le nombre, je dois nommer avant tout l’excellent Juste Mœser. Cet homme incomparable avait déjà écrit, quelques années auparavant, et publié dans un journal d’Osnabruck, de petits mémoires roulant sur le droit public, et je les avais connus par Herder, qui ne repoussait rien de ce qui se produisait et surtout s’imprimait de remarquable de son temps. La fille de Mœser, Mme de Voigt, était occupée à rassembler ces feuilles éparses. Nous en attendions la publication avec impatience, et j’entrai avec elle en relation, pour lui assurer, avec un intérêt sincère, que ces mémoires, destinés à un petit nombre de lecteurs, seraient d’une utilité universelle, aussi bien par le fond que par la forme. Ce jugement d’un étranger, qui n’était pas tout à fait inconnu, fut très-bien accueilli par elle et par son père, et dissipa provisoirement les inquiétudes qu’elle avait conçues.


Ces petites compositions, toutes écrites dans un même esprit, et qui forment un véritable ensemble, sont remarquables ait plus haut degré par la connaissance intime dus affaires publiques. Nous voyons une constitution qui repose sur le passé et qui subsiste encore pleine du vie. D’un côté, on s’attache fermement à la tradition, de l’autre, on ne peut arrêter le mouvement et le cours des choses. Ici on redoute une innovation utile, là on se plaît aux nouveautés, fussent-elles inutiles ou même nuisibles. Comme l’auteur développe sans préjugés les relations des États, ainsi que les rapports mutuels des villes, des bourgs et des villages ! On apprend à connaître leurs droits en même temps que les motifs juridiques ; on apprend où réside le vrai capital de l’État et les intérêts qu’il rapporte. Nous voyons la propriété avec ses avantages et, d’un autre côté, les impôts et les charges de divers genres, puis les divers modes d’acquérir ; ici sont pareillement opposés les uns aux autres, les temps anciens et nouveaux.

Osnabruck, comme membre de la Hanse, nous offre dans les anciens temps le spectacle d’une grande activité commerciale. Il a, selon les convenances de l’époque, une belle et remarquable situation ; il peut s’approprier les produits du pays, et n’est pas assez éloigné de la mer pour ne pas y exercer aussi sa part d’activité. Mais, plus tard, il se trouve déjà enfoncé dans les terres ; il s’éloigne et se voit exclu peu à peu du commerce maritime. Mœser montre, sous plusieurs faces, comment cela est arrivé. Il parle du conflit de l’Angleterre et des côtes, des ports et de l’intérieur du pays ; il expose les grands avantages des populations riveraines de la mer, et présente de sérieux projets sur les moyens d’assurer ces avantages aux habitants de l’intérieur des terres. Puis nous apprenons beaucoup de choses sur les industries et les métiers, et comment ils sont débordés par les fabriques, écrasés par le petit commerce. Nous voyons la décadence comme résultat de diverses causes, et ce résultat, à son tour, comme cause d’une nouvelle décadence, dans un cercle éternel dont il est difficile de sortir ; mais le bon citoyen le trace si nettement, qu’on se flatte encore d’y pouvoir échapper. L’auteur fait pénétrer une lumière sûre dans les détails les plus particuliers. Ses projets, ses conseils, rien n’est chimérique, mais bien des choses sont inexécutables. C’est pourquoi il a intitulé son recueil Fantaisies patriotiques, quoique tout s’y renferme dans le réel et le possible.

Mais, comme tout l’État repose sur la famille, Mœser porte aussi particulièrement ses regards sur elle. Les changements des mœurs et des coutumes, de l’habillement, de la diète, de la vie domestique, de l’éducation, sont l’objet de ses observations sérieuses ou badines. Il faudrait énumérer tout ce qui se passe dans le monde civil et moral, pour épuiser tous les sujets qu’il traite. Et sa manière de les traiter est admirable. Un administrateur accompli s’adresse au peuple dans une gazette, pour faire voir à chacun, sous le véritable jour, ce qu’une administration éclairée et bienveillante entreprend ou exécute. Il ne prend point le ton didactique, mais les formes les plus variées, qu’on pourrait nommer poétiques, et qui, certainement, doivent passer pour oratoires, dans le meilleur sens de ce mot. Il domine ton ours sa matière et sait nous offrir une vue attrayante de l’objet le plus sérieux ; caché à demi, tantôt sous un masque, tantôt sous un autre, tantôt se montrant à visage découvert, toujours complet, avec cela, toujours gai, plus ou moins ironique, parfaitement habile, honnête, bien intentionné, quelquefois même âpre et véhément, et tout cela dans une si juste mesure, qu’il faut admirer l’esprit, la raison, la facilité, l’habileté, le goût et le caractère de l’écrivain. Pour le choix des sujets d’utilité publique, pour la sagacité profonde, le libre coup d’œil, l’heureuse exposition, la gaieté et la solidité, je ne saurais le comparer qu’à Franklin.


Un tel homme nous inspirait un profond respect, et il eut la plus grande influence sur une jeunesse qui voulait aussi du solide, et qui était en voie de le comprendre. Les formes de son exposition nous semblaient aussi être à notre portée ; mais qui pouvait espérer de s’approprier un fonds si riche, et de traiter avec une pareille liberté les sujets les plus rebelles ? Et pourtant notre plus belle et plus douce illusion, à laquelle nous ne pouvons renoncer, quoiqu’elle nous cause dans la vie bien des tourments, c’est de vouloir nous approprier, s’il est possible, et même de produire et de développer, de notre propre fonds, ce que nous estimons et que nous respectons chez les autres.




LIVRE XIV.

À ce mouvement qui s’étendait dans le public, il s’en joignit un autre dans l’entourage de l’auteur, et qui fut peut-être pour lui de plus grande conséquence. Mes anciens amis, qui avaient connu en manuscrit ces poésies, maintenant si remarquées, et qui, par conséquent, les considéraient en quelque sorte comme leur bien propre, triomphaient de cet heureux succès, qu’ils avaient assez hardiment prophétisé. À ce cercle se joignaient de nouveaux approbateurs, de ceux-là surtout qui se sentaient la force de produire, ou qui désiraient l’éveiller et l’entretenir. Parmi les premiers, Lenz se montrait d’une manière fort vive et même fort bizarre. J’ai déjà esquissé la figure de cet homme remarquable ; je me suis plu à mentionner son talent humoristique : maintenant je veux donner l’idée de son caractère, mais par les effets plus que par une peinture, parce qu’il serait impossible de le suivre dans les détours de sa carrière, et de décrire ses singularités.


On connaît ce tourment de soi-même qui, à défaut de souffrances extérieures, était à l’ordre du jour, et qui inquiétait précisément les esprits d’élite. Ce qui ne tourmente qu’en passant les hommes ordinaires, qui ne s’observent pas eux-mêmes ; ce qu’ils cherchent à bannir de leur pensée, les meilleurs le remarquaient, le considéraient, le conservaient avec soin dans leurs écrits, leurs lettres, leurs journaux. Mais les exigences morales les plus sévères pour soi et pour les autres s’associaient à la plus grande négligence dans la pratique, et une certaine vanité, que produisait cette demi-connaissance de soi, entraînait aux habitudes et aux désordres les plus étranges. Cette application à s’observer soi-même était encouragée par le réveil de la psychologie expérimentale, qui sans doute ne trouvait pas mauvais et condamnable tout ce qui nous agite intérieurement, mais qui ne pouvait tout approuver. De là résultait une lutte interminable, éternelle. Soutenir et entretenir ce combat, c’est ce que Lenz savait faire mieux que tous les hommes inoccupés ou à demi occupés qui se rongeaient eux-mêmes. Il souffrait donc comme chacun de la disposition régnante, à laquelle la peinture de Werther devait mettre un terme ; mais un trait particulier le distinguait de tous les autres, qu’il fallait reconnaître pour des âmes parfaitement sincères et loyales : il avait un penchant décidé pour l’intrigue, et pour l’intrigue en elle-même, sans but particulier, sans but raisonnable, intéressé, accessible ; il aimait plutôt à se proposer quelque chimère, qui lui servait par cela même de perpétuel amusement. Il fut de la sorte toute sa vie un fourbe en imagination ; son amitié comme sa haine étaient imaginaires ; il faisait un usage arbitraire de ses idées et de ses sentiments, afin d’avoir toujours quelque chose à faire ; il cherchait à réaliser par les moyens les plus absurdes ses affections ou ses antipathies, et il anéantissait bientôt lui-même son ouvrage ; aussi n’a-t-il jamais servi ceux qu’il aimait, jamais nui à ceux qu’il haïssait, et, en tout, il semblait pécher uniquement pour se punir, intriguer pour greffer une nouvelle fable sur une vieille.

Son talent résultait d’une véritable profondeur, d’une fécondité inépuisable, et réunissait à la fois la délicatesse, la mobilité, la finesse ; mais, avec tous ses avantages, il avait de véritables défaillances, et ces talents sont les plus difficiles à juger. On ne pouvait méconnaître de grands traits dans ses ouvrages ; une aimable délicatesse s’entremêle aux plus soties et plus baroques niaiseries, que l’on pardonne à peine à la bonne humeur la plus franche et la plus exempte de prétention, à un talent réellement comique. Il dissipait ses journées en véritables bagatelles, auxquelles il savait donner par sa vivacité quelque importance ; au reste il pouvait se permettre de dissiper bien des heures, parce qu’avec son heureuse mémoire, il tirait toujours beaucoup de fruit du temps qu’il employait à lire, et fournissait en abondance des aliments variés à son esprit original.

On l’avait envoyé à Strasbourg avec deux gentilshommes livoniens, et il eût été difficile d’être plus malheureux dans le choix d’un mentor. L’aîné de ces jeunes seigneurs dut retourner pour quelque temps dans son pays et se séparer d’une jeune personne dont il était fort épris. Lenz, pour écarter le frère et d’autres amants et conserver ce précieux trésor à son ami absent, résolut de jouer lui-même le personnage d’amoureux auprès de la belle ou, si l’on veut, d’en devenir amoureux réellement. Il soutint sa thèse avec le plus inébranlable attachement à l’idéal qu’il s’était fait de la belle, sans vouloir observer qu’il ne lui servait, comme les autres, que de jouet et d’amusement. Et tant mieux pour lui ! car chez lui-même aussi, ce n’était qu’un jeu, qui pouvait durer d’autant plus longtemps que la belle ne lui répondait non plus qu’en se jouant, l’attirait et le repoussait, le distinguait ou le dédaignait tour à tour. On peut être assuré que, s’il revint à lui, ce qui lui arrivait de temps en temps, il se félicita complaisamment de son invention.

Au reste, comme ses élèves, il vivait surtout avec les officiers de la garnison, et c’est là sans doute que s’offrirent à lui les singulières observations dont il fit usage plus tard dans sa comédie des Soldats. Cependant ses liaisons précoces avec cet ordre de personnes eurent pour lui celle conséquence particulière, qu’il se crut grand connaisseur en affaires militaires. Il avait en effet étudié peu à peu ces choses en si grand détail, qu’il rédigea, quelques années plus tard, un grand mémoire, adresse au ministre de la guerre du roi de France, et il s’en promettait le meilleur succès. Les vices du système français étaient assez bien observés, mais les remèdes, ridicules et inapplicables. Il n’en était pas moins convaincu que ce mémoire lui donnerait à la cour une grande influence, et il sut mauvais gré à ses amis qui, soit par leurs représentations, soit par leur résistance effective, l’empêchèrent d’expédier et lui firent ensuite brûler cet ouvrage fantastique, déjà copié proprement, accompagné d’une lettre, enveloppé et adressé.

Il m’avait confié de bouche et ensuite par écrit toutes ses démarches, tous les mouvements qu’il s’était donnés pour la dame dont nous avons parlé. Je m’étonnais souvent de la poésie qu’il savait répandre sur la chose la plus commune, et je le sollicitais de féconder spirituellement le germe de cette longue aventure et d’en faire un petit roman ; mais ce n’était pas son fait : son plaisir était de se répandre sans mesure dans le détail et de filer sans dessein un fil interminable. Pont-être, après ces prémisses, sera-t-il possible de donner une idée de sa vie, jusqu’au temps où elle se perdit dans la démence : pour le moment, je m’en tiens à ce qui est proprement de mon sujet.

À peine Gœtz de Berlichingen eut-il paru, que Lenz m’envoya, sur de mauvais papier commun dont il se servait d’habitude, un long exposé, sans le moindre blanc ni en tête ni au bas de la page ni sur les côtés. Ces feuilles étaient intitulées : Sur notre mariage. Si elles existaient encore, elles nous donneraient plus de lumières qu’elles ne m’en donnèrent alors, car je ne savais encore que penser de lui et de son génie. L’objet principal de ce long écrit était de comparer mon talent avec le sien. Il semblait tantôt se subordonner, tantôt s’égaler à moi ; mais tout cela était tourné avec tant de gaieté et de grâce, que j’accueillis de grand cœur la pensée à laquelle il voulait m’amener, d’autant que j’avais réellement pour son génie une très-haute estime, le pressant toutefois sans relâche de renoncer à ses divagations et de mettre à profit, d’une manière conforme aux règles de l’art, le talent plastique qu’il avait reçu de la nature. Je répondis amicalement à sa confiance, et, comme il me demandait l’union la plus intime, ainsi que le faisait entendre le titre bizarre de son écrit, je lui communiquai dès lors tous mes travaux, déjà terminés ou en projet. Il m’envoya en échange, l’un après l’autre, ses manuscrits, le Gouverneur, le Nouveau Menoza, les Soldats, ses Comédies imitées de Plaute, et cette traduction de la pièce de Shakspeare qu’il a donnée comme supplément à ses Remarques sur le théâtre.

Je fus surpris de lire, dans un court avant-propos, placé en tête de ce dernier écrit, qui attaquait vivement le théâtre régulier, que le fond de ce mémoire avait été lu quelques années auparavant, dans une société d’amis de la littérature, et, par conséquent, à une époque où Gœtz n’avait pas encore paru. Qu’il eût existé, dans le monde que Lenz fréquentait à Strasbourg, une société littéraire dont je n’aurais pas eu connaissance, la chose me semblait assez problématique ; mais je ne m’y arrêtai pas et je procurai bientôt à Lenz un éditeur pour cet ouvrage, comme pour les autres, sans me douter le moins du monde qu’il m’avait choisi pour objet principal de sa haine fantastique, et pour but d’une bizarre et capricieuse persécution.

C’est le lieu de nommer encore, en passant, un des membres de notre société, qui, sans avoir des talents extraordinaires, méritait pourtant d’être compté. C’était Wagner. Membre de notre cercle à Strasbourg, puis à Francfort, il ne manquait pas d’esprit, de talent et d’instruction. Il montrait du zèle et il était bien reçu. Il rechercha aussi ma confiance, et, comme je ne faisais point mystère de mes travaux, je lui confiai, ainsi qu’à d’autres, mon plan de Faust et particulièrement la catastrophe de Marguerite. Il s’empara du sujet et le traita dans une tragédie qu’il intitula L’Infanticide. C’était la première fois qu’on me dérobait un de mes projets. J’en fus peiné, sans lui en garder rancune. Ces larcins de pensées et ces prélèvements, je les ai connus assez souvent dans la suite, et mes lenteurs, ma disposition à jaser de mes projets et de mes inventions, m’ôtaient le droit de me plaindre.

Si les orateurs et les écrivains, considérant le grand effet que les contrastes produisent, en usent volontiers, quand ils devraient même les chercher et les amener, il doit m’être agréable de rencontrer ici une opposition décidée et d’avoir à parler de Klinger après Lenz. Ils étaient du même âge, et, dans leur jeunesse, ils parurent comme deux émules ; mais Lenz passa comme un météore sur l’horizon de la littérature allemande, et disparut soudain sans laisser une trace après lui. Klinger, au contraire, se maintient encore aujourd’hui comme auteur influent et administrateur diligent. Sans poursuivre une comparaison qui se présente d’elle-même, je parlerai de lui en tant qu’il est nécessaire, car ce n’est pas en secret qu’il a tant produit et agi, mais, à l’un et l’autre égard, il est encore en bon souvenir et en bonne renommée dans le public et chez ses amis.

J’aime à parler d’abord de l’extérieur des personnes. Celui de Klinger était fort avantageux. Il était grand, svelte et bien fait ; ses traits étaient réguliers ; soigneux de sa personne et de son habillement, il pouvait passer pour le plus joli homme de notre petite société. Ses manières n’étaient ni prévenantes ni repoussantes ; elles étaient modérées, si quelque orage intérieur ne l’agitait pas.

On aime dans la jeune fille ce qu’elle est, et dans le jeune homme ce qu’il annonce : je fus l’ami de Klinger, du moment que je le connus. Il attirait par une douceur pure ; un caractère d’une fermeté manifeste lui gagnait la confiance. Appelé dès son enfance à une vie sérieuse, il était, avec une sœur vertueuse et belle, le soutien de sa mère, qui, restée veuve, avait besoin de s’appuyer sur de tels enfants. Tout ce qu’il était, il ne le devait qu’à lui-même, en sorte qu’on lui passait la veine de fière indépendance qui circulait dans toute sa conduite. Il possédait à un degré remarquable ces dispositions naturelles décidées, qui sont communes à tous les hommes bien doués, une conception facile, une excellente mémoire et le don des langues ; mais il semblait moins apprécier tout cela que la fermeté et la constance qui lui étaient également naturelles, et que les circonstances avaient portées chez lui au plus haut point.

Un jeune homme tel que lui devait faire ses délices des ouvrages de Rousseau. L’Émile était pour lui le premier des livres, et ces idées, qui exerçaient une influence générale sur le monde civilisé, fructifièrent chez lui plus que chez les autres. Lui aussi, il était l’enfant de la nature ; lui aussi, il était parti d’une position inférieure ; ce que les autres devaient rejeter, il ne l’avait jamais possédé ; les liens dont ils doivent se délivrer ne l’avaient jamais enchaîné ; il pouvait donc être considéré comme un des disciples les plus purs de cet évangile de la nature, et, en considérant ses sérieux efforts, sa conduite comme homme et comme fils, il pouvait à bon droit s’écrier : « Tout est bien, sortant des mains de la nature[6] ; » mais une fâcheuse expérience le força aussi de reconnaître que « tout dégénère entre les mains de l’homme. » Il n’eut pas à lutter avec lui-même, mais, hors de lui, avec le monde routinier, aux charmes duquel le citoyen de Genève voulait nous arracher. Et comme, dans la position du jeune homme, cette lutte devint souvent pénible et dure, il se sentit refoulé trop violemment en lui-même pour être en état de s’élever à une joyeuse et sereine culture : il dut au contraire se frayer un passage à force de peines et de combats. C’est pourquoi il se développa dans son caractère une veine d’amertume, qu’il entretint et nourrit parfois dans la suite, mais qu’il sut le plus souvent combattre et surmonter.

Dans ses productions se montre, autant qu’il m’en souvienne, une raison sévère, un sens droit, une vive imagination, une heureuse observation des traits divers de la nature humaine, et une fidèle imitation des différences génériques. Ses jeunes filles et ses enfants sont libres et aimables, ses jeunes gens ardents, ses hommes mûrs sont simples et sages ; les figures qu’il représente désagréables ne sont pas trop exagérées ; il ne manque pas de sérénité et de bonne humeur, d’esprit et d’heureuses saillies ; les allégories et les symboles ne lui font jamais défaut, il sait nous amuser et nous divertir, et le plaisir serait plus pur encore, s’il ne gâtait çà et là, pour nous et pour lui, par un amer chagrin un badinage agréable et sensé. Mais cela le fait ce qu’il est, et ce qui rend les écrivains, et tous les hommes, si divers, c’est que chacun flotte, en théorie, entre la connaissance et l’erreur, en pratique, entre la création et la destruction.

Klinger fut du nombre des hommes qui se sont formés pour le monde par eux-mêmes, par leur cœur et leur intelligence, et, comme il le fit avec beaucoup d’autres, et qu’ils se servaient entre eux, avec force et avec effet, d’une langue intelligible, découlant de la nature universelle et du caractère national, toutes les formes d’école leur devinrent tôt ou tard extrêmement odieuses, surtout lorsque, séparées de leur origine vivante, elles dégénéraient en phrases et perdaient ainsi entièrement leur signification première. Et comme ils se déclarent contre les opinions, les vues, les systèmes nouveaux, ces hommes se prononcent aussi contre les nouveaux événements, les personnages marquants qui s’élèvent, qui annoncent ou qui accomplissent de grands changements, conduite dont il ne faut point leur faire un crime, parce qu’ils voient porter une atteinte profonde à ce qui fut la base de leur propre existence et de leur propre culture. Mais cette persévérance d’un solide caractère est plus respectable encore, quand elle se maintient au milieu du monde et des affaires, et quand une manière de traiter les circonstances, qui pourrait sembler à plusieurs un peu rude et même violente, mise en œuvre à propos, mène plus sûrement au but. C’est ce qui arriva chez lui ; car, sans aucune souplesse (ce n’est pas, on le sait, la vertu des bourgeois des villes impériales), mais laborieux, ferme et loyal, il s’éleva à des emplois considérables, il sut s’y maintenir, et déploya son activité avec l’approbation et la faveur de ses nobles patrons. Cependant il n’oublia jamais ni ses anciens amis ni le chemin qu’il avait parcouru : à travers tous les degrés de l’absence et de la séparation, il s’efforça d’entretenir constamment la permanence du souvenir. Il vaut certainement la peine de remarquer que, nomme un autre Willigis, il ne dédaigna pas de perpétuer dans ses armes, décorées de ses insignes, le souvenir de sa première condition.

Je ne tardai pas à entrer aussi en relation avec Lavater. Quelques passages de la Lettre du pasteur à ses collègues l’avaient beaucoup frappé, car elle se trouvait en plusieurs points parfaitement d’accord avec ses sentiments. Son incessante activité rendit bientôt notre correspondance très-vive. Il faisait alors de sérieux préparatifs pour sa grande Physiognomonie, dont l’introduction avait déjà paru. Il demandait à tout le monde de lui envoyer des dessins, des silhouettes, mais surtout des portraits du Christ, et, malgré mon extrême insuffisance, il voulut avoir aussi de ma main un Sauveur tel que je me le figurais. En me demandant ainsi l’impossible, il provoqua mes plaisanteries, et je ne sus d’autres moyens de me défendre contre ses bizarreries que de lui opposer les miennes.

Le nombre était grand des personnes qui n’avaient aucune foi à la physiognomonie, ou qui du moins la jugeaient incertaine et trompeuse. Beaucoup de gens, d’ailleurs amis de Lavater, se sentaient la démangeaison de le mettre à l’épreuve, et, s’il était possible, de lui jouer un malin tour. Il avait commandé à un peintre de Francfort, assez habile, les profils de plusieurs hommes connus. L’expéditeur se permit la plaisanterie de lui envoyer d’abord le portrait de Bahrdt comme étant le mien, ce qui lui attira une lettre fort gaie mais fulminante, où Lavater protestait et déclarait que ce portrait n’était pas le mien, ajoutant tout ce qu’il pouvait avoir à dire en cette occasion pour confirmer la science physiognomonique. Il accepta mieux le véritable, qui lui fut ensuite envoyé ; mais, cette fois encore, se produisit le désaccord dans lequel il se trouvait soit avec les peintres soit avec les originaux. Pour lui, le travail des premiers n’était jamais vrai et fidèle ; les autres, avec toutes les qualités qu’ils pouvaient avoir, restaient toujours trop au-dessous de l’idée qu’il avait conçue des hommes et de l’humanité, pour qu’il ne fût pas, en quelque mesure, choqué des particularités qui font de l’individu une personne.

L’idée de l’humanité qui s’était développée en lui, et d’après sa propre humanité, était si étroitement unie avec l’idée du Christ, qu’il portait en lui vivante, qu’il ne comprenait pas qu’un homme pût vivre et respirer sans être chrétien. Mes relations avec la religion chrétienne étaient tout entières d’intelligence et de sentiment, et je n’avais pas la moindre idée de cette parenté physique à laquelle Lavater inclinait. Je trouvai donc fâcheuse la vive importunité avec laquelle cet homme, plein d’esprit et de cœur, me poursuivait, ainsi que Mendelssohn et d’autres, et soutenait qu’on devait être chrétien avec lui, chrétien à sa manière, ou qu’on devait l’attirer à soi, qu’on devait le convaincre aussi de la vérité dans laquelle on trouvait son repos. Cette prétention, si directement opposée à l’esprit, libéral du monde, auquel j’adhérais par degrés, ne produisit pas sur moi le meilleur effet. Toutes les tentatives de conversion, quand elles échouent, roidissent et endurcissent celui qu’on a choisi pour prosélyte, et telles furent surtout mes dispositions, quand Lavater finit par me présenter ce dilemme rigoureux : « Ou chrétien ou alliée. » Sur quoi je déclarai que, s’il ne voulait pas me laisser mon christianisme tel que je l’avais nourri jusqu’alors, je pourrais bien me décider pour l’athéisme, d’autant plus que personne ne me semblait savoir exactement ce qu’étaient l’une et l’autre croyance.

Cette correspondance, si vive qu’elle fût, ne troubla point notre bonne harmonie. Lavater avait une patience, une obstination, une persévérance incroyables, il avait foi en sa doctrine, et, fermement décidée répandre sa conviction dans le monde, il se résignait à accomplir, à l’aide du temps et de la douceur, ce que les moyens énergiques ne pouvaient opérer. Il était du petit nombre de ces hommes heureux dont la vocation extérieure s’accorde parfaitement avec la vocation intérieure, et dont la première culture, constamment liée avec le progrès ultérieur, développe les facultés d’une manière conforme à la nature. Né avec les inclinations morales les plus délicates, il se destina à l’état ecclésiastique ; il reçut l’instruction nécessaire et montra beaucoup de dispositions, sans incliner toutefois vers ce qu’on appelle proprement les études savantes. C’est que Lavater, qui était pourtant de beaucoup notre aîné, avait aussi été subjugué par l’esprit du temps, l’esprit de la liberté et de la nature, qui murmurait d’un ton flatteur à l’oreille de chacun que, sans tant de secours extérieurs, on avait en soi assez d’étoffe ; qu’il s’agissait uniquement de la développer comme il faut. Le devoir de l’ecclésiastique d’exercer sur les hommes une action morale, dans le sens usuel, une action religieuse, dans le sens relevé, s’accordait parfaitement avec sa manière de penser. Communiquer aux hommes les sentiments honnêtes et pieux qu’il éprouvait, les éveiller en eux, était le penchant le plus prononcé du jeune Lavater, et sa plus chère occupation était d’observer les autres comme il s’observait lui-même : l’un lui était rendu facile et même imposé par une grande délicatesse de sentiment, l’autre, par une vue pénétrante des objets extérieurs. Cependant il n’était pas né pour la contemplation ; il n’avait aucun véritable talent d’exposition ; il se sentait plutôt porté avec toutes ses forces vers l’activité, vers la pratique ; aussi n’ai-je connu personne qui déployât une action plus continue. Mais notre nature morale se trouve enchaînée à des conditions extérieures, et, comme membre d’une famille, d’une classe, d’une corporation, d’une ville ou d’un État, il dut aussi, en tant qu’il voulait exercer une action, entrer en contact avec toutes ces extériorités, elles mettre en mouvement, ce qui donna lieu à maint conflit, à mainte complication, vu surtout que la communauté dont il était né membre jouissait, dans des limites très-exactes et très-déterminées, d’une honorable liberté traditionnelle. Dès son enfance, le républicain s’accoutume à réfléchir et à discourir sur les affaires publiques. À la fleur de son âge, le jeune homme se voit, comme membre de la tribu, appelé à donner ou à refuser sa voix. Veut-il donner un suffrage indépendant et juste, il doit, avant tout, s’éclairer sur le mérite de ses concitoyens ; il doit apprendre à les connaître ; il doit s’enquérir de leurs sentiments, de leur capacité, et, en s’efforçant de pénétrer les autres, faire des retours continuels sur son propre cœur.

Telle fut la sphère dans laquelle Lavater s’exerça de bonne heure, et cette activité pratique paraît l’avoir plus occupé que l’étude des langues, que cette critique analytique, qui y touche de près, qui en est la base comme le but. Plus tard, quand ses connaissances, ses lumières, se furent infiniment étendues, il disait assez souvent, d’un ton sérieux ou badin, qu’il n’était pas savant. C’est précisément par suite de ce défaut d’études profondes qu’il s’en tint à la lettre de la Bible, et même à la traduction, et, assurément, pour ce qu’il cherchait et qu’il avait en vue, il y trouvait une nourriture et des secours suffisants.

Mais cette sphère d’activité, avec la lenteur de mouvement propre aux maîtrises et aux corporations, devint bientôt trop étroite pour sa vive nature. Être juste n’est pas difficile au jeune homme, et un cœur pur déteste l’injustice, dont il ne s’est pas encore rendu coupable. Les actes oppressifs d’un bailli étaient manifestes pour les citoyens ; il était plus difficile de les traduire devant la justice : Lavater s’associe un ami, et tous deux ils menacent, sans se nommer, cet homme coupable. L’affaire est ébruitée, on se voit forcé de faire des poursuites. Le coupable est puni, mais les promoteurs de ce jugement sont blâmés et même censurés : dans un État bien constitué, la justice même ne doit pas être exercée injustement.

Dans un voyage que Lavater fait en Allemagne, il entre en contact avec des hommes savants et bien pensants ; mais il ne fait que se fortifier de plus en plus dans ses propres idées et ses convictions. De retour chez lui, il agit par lui-même toujours plus librement. Homme généreux et bon, il trouve en lui une idée magnifique de l’humanité, et, ce qui peut la contredire dans l’expérience, tous les défauts, incontestables, qui détournent chacun de la perfection, doivent être effacés par l’idée de la divinité, qui, au milieu des temps, est descendue dans la nature humaine pour rétablir parfaitement son image première.


Je n’en dirai pas davantage sur les débuts de cet homme remarquable, et je me hâte d’en venir au récit de notre heureuse entrevue et du temps que nous passâmes ensemble. Notre correspondance ne durait pas depuis longtemps, quand il m’annonça, comme à d’autres, qu’il allait faire le voyage du Rhin, et qu’il passerait bientôt à Francfort. Aussitôt le public s’émut ; tout le monde était impatient de voir un homme si remarquable ; beaucoup espéraient y gagner pour leur culture morale et religieuse ; les douleurs songeaient à se produire, armés d’objections sérieuses ; les présomptueux étaient assurés de le troubler et de le confondre par des arguments dans lesquels ils s’étaient eux-mêmes affermis ; enfin c’était tout ce que peut attendre de favorable ou de défavorable un homme célèbre qui a dessein de se communiquer à ce monde mêlé.

Notre première entrevue fut cordiale ; nous nous embrassâmes avec la plus vive affection. Je le trouvai tel que de nombreux portraits me l’avaient déjà fait connaître. Je voyais devant moi, vivant et agissant, un personnage unique, distingué, tel qu’on n’en a point vu et qu’on n’en verra plus. Lui, au contraire, il laissa paraître, dans le premier moment, par quelques exclamations singulières, qu’il s’était attendu à me voir autrement. Je lui assurai de mon côté, avec mon réalisme naturel et acquis, que, puisqu’il avait plu à Dieu et à la nature de me faire ainsi, nous devions nous en contenter. Aussitôt nous en vînmes aux questions les plus importantes, sur lesquelles nous avions pu le moins nous entendre par lettres, mais on ne nous laissa pas la liberté de les traiter en détail, et je fis une expérience toute nouvelle pour moi.

Quand nous voulions, nous autres, nous entretenir sur des affaires d’esprit et de cœur, nous avions coutume d’éviter la foule et même la société ; car les diverses manières de penser et les différents degrés de culture rendent l’accord déjà très-difficile, même entre un petit nombre de personnes : Lavater pensait tout autrement ; il se plaisait à étendre son influence dans une vaste sphère ; il ne se trouvait bien que dans la communauté, qu’il savait intéresser et instruire avec un talent particulier, basé sur ses dons excellents comme physionomiste. Il avait le juste discernement des personnes et des esprits, en sorte qu’il apercevait d’abord les dispositions morales de chacun. Si un aveu sincère, une question loyale, venaient s’y joindre, il trouvait dans le riche trésor de son expérience intérieure et extérieure une réponse appropriée à chacun et de nature à satisfaire. Son regard doux et profond, sa bouche expressive et gracieuse, et jusqu’au naïf dialecte suisse, qu’on entendait à travers son haut allemand, bien d’autres choses encore qui le distinguaient, donnaient à tous ceux auxquels il adressait la parole le calme d’esprit le plus agréable ; son attitude même, un peu penchée en avant, qui tenait à la conformation de sa poitrine, contribuait sensiblement à établir une sorte de niveau entre cet homme supérieur et le reste de la compagnie. Avait-il affaire à la présomption et à la vanité, il savait s’y prendre avec beaucoup de calme et d’adresse : car, en paraissant esquiver, il présentait tout à coup, comme un bouclier de diamant, une grande vue, à laquelle l’adversaire ignorant n’avait pu penser de sa vie ; et il savait toutefois tempérer si agréablement la lumière qui en jaillissait, que ces hommes se sentaient instruits et convaincus, du moins en sa présence. Chez plusieurs peut-être l’impression s’est continuée, car les hommes vains peuvent être bons aussi : il ne s’agit que de détacher par une douce influence la dure écorce qui enveloppe le noyau fécond.

Mais ce qui lui causait la peine la plus vive, c’était la présence de ces personnes que leur laideur devait marquer irrévocablement comme les ennemis décidés de sa doctrine sur la signification des physionomies. Elles employaient, avec une malveillance passionnée et un scepticisme mesquin, assez de bon sens, de talent et d’esprit à combattre une doctrine qui semblait offensante pour leurs personnes ; car il ne s’en trouvait guère qui, avec la grandeur d’âme de Socrate, eussent présenté justement leur enveloppe de satyre comme indice honorable d’une moralité acquise. La dureté, l’obstination de ces adversaires, le faisaient frémir ; il leur opposait une résistance passionnée, ainsi que le feu de forge embrase, comme odieux et ennemis, les minerais réfractaires.

Dans ces circonstances, nous ne pouvions penser à une conversation intime, à une conversation qui eût rapport à nous-mêmes. Toutefois, en observant la manière dont il maniait les hommes, je m’instruisais beaucoup, mais je ne me formais pas, car ma position était toute différente de la sienne. Celui qui exerce une influence morale ne perd aucun de ses efforts, dont il réussit un bien plus grand nombre que la parabole du semeur ne l’avoue avec trop de modestie ; au contraire, celui qui agit en artiste a perdu sa peine dans tout travail où l’on ne reconnaît pas une œuvre d’art. On sait à quel point mes chers et bienveillants lecteurs excitaient souvent mon impatience, et par quels motifs j’étais extrêmement éloigné de m’accorder avec eux. Maintenant je ne sentais que trop combien l’action de Lavater différait de la mienne : la sienne s’exerçait en sa présence, la mienne dans l’éloignement ; celui qui était mécontent de lui à distance devenait de près son ami, et celui qui, par mes ouvrages, méjugeait aimable, se trouvait bien trompé, quand il rencontrait un homme roide et froid.

Merck, qui était aussitôt arrivé de Darmstadt, joua le Méphistophélès, et se moqua surtout de l’empressement des femmelettes, et, plusieurs ayant visité attentivement les chambres qu’on avait assignées au prophète et particulièrement la chambre à coucher, le moqueur dit que les bonnes âmes avaient voulu voir où l’on avait couché le Seigneur. Avec tout cela, il dut se laisser exorciser aussi bien que les autres ; car Lips, qui accompagnait Lavater, dessina le profil de Merck aussi soigneusement, aussi bien, que les figures d’hommes marquants et insignifiants qui devaient être un jour entassées dans le grand ouvrage de la Physiognomonie.

La société de Lavater fut importante et instructive pour moi au plus haut point ; ses excitations pressantes mirent en mouvement ma nature d’artiste calme et contemplative. Je n’en tirai pas. il est vrai, un avantage immédiat : car la dissipation à laquelle j’étais déjà en proie ne fit que s’accroître ; mais nous avions discouru sur tant de sujets, que j’éprouvai le plus vif désir de continuer ces entretiens. C’est pourquoi je résolus, quand il irait à Ems, de l’y accompagner, afin de pouvoir, en chemin, une fois que nous serions enfermés dans la voiture et séparés du monde, raisonner librement sur les matières qui nous tenaient au cœur à tous deux.

Les entretiens de Lavater et de Mlle de Klettenberg furent pour moi d’une grande valeur et d’une grande conséquence. Deux chrétiens décidés se trouvaient en présence l’un de l’autre, et l’on put voir, de la manière la plus manifeste, combien la même croyance se transforme selon les sentiments des personnes. On répétait sans cesse, dans ces temps de tolérance, que chacun avait sa religion particulière, sa façon particulière d’honorer Dieu. Sans affirmer précisément la chose, je pus remarquer, dans ce cas particulier, qu’il faut aux hommes et aux femmes un Sauveur différent. Mlle de Klettenberg s’attachait au sien comme à un amant auquel on se livre sans réserve, dans lequel on met toute sa joie et son espérance, et à qui l’on abandonne sans hésiter, sans balancer, le destin de sa vie ; Lavater, de son côté, traitait le sien comme un ami sur les traces duquel on marche avec dévouement et sans envie, dont on reconnaît, dont on exalte les mérites, et que l’on s’efforce par conséquent d’imiter et même d’égaler. Quelle différence entre les deux directions selon lesquelles s’expriment en général les besoins spirituels des deux sexes ! C’est là aussi ce qui peut expliquer pourquoi les hommes d’un cœur tendre se sont tournés vers la mère de Dieu, lui ont voué, à l’exemple de Sannazar, leur vie et leurs talents, comme au type de la femme vertueuse et belle, et se sont contentés de jouer en passant avec l’enfant divin.

Les relations mutuelles de mes deux amis, leurs sentiments l’un pour l’autre, m’étaient connus, non-seulement par leurs entretiens, mais aussi par les confidences qu’ils me faisaient tous deux. Je n’étais parfaitement d’accord ni avec l’un ni avec l’autre, car mon Christ avait aussi emprunté à ma manière de sentir sa figure particulière. Et, comme ils ne voulaient nullement me passer le mien, je les tourmentais par toute sorte de paradoxes et d’exagérations, et, s’ils témoignaient de l’impatience, je m’éloignais avec une plaisanterie.

La lutte entre la science et la foi n’était pas encore à l’ordre du jour ; cependant ces deux mots et les idées qu’on y rattache revenaient assez souvent, et les véritables contempteurs du monde affirmaient que l’une est aussi insuffisante que l’autre. Je trouvai donc à propos de me prononcer en faveur de toutes deux, mais cela ne me valut point l’approbation de mes amis. En matière de croyance, disais-je, l’essentiel c’est de croire : ce que l’on croit est complètement indifférent. La foi est un grand sentiment de sécurité pour le présent et pour l’avenir, et cette sécurité résulte de la confiance en un être infini, tout-puissant et impénétrable. L’essentiel est que cette foi soit inébranlable. Quant à la manière dont nous nous représentons cet être, elle dépend de nos autres facultés, des circonstances même, et elle est tout à fait indifférente. La foi est un vase saint, dans lequel chacun est prêt à sacrifier, autant qu’il est en lui, son sentiment, sa raison, son imagination. La science est tout le contraire : l’essentiel n’est pas le savoir, c’est l’objet, la qualité et l’étendue du savoir. Aussi peut-on disputer sur la science, parce qu’on peut la rectifier, retendre et la resserrer. La science commence par l’individuel ; elle est sans limites et sans forme, et c’est tout au plus en rêve qu’on pourra jamais l’embrasser tout entière : elle est donc directement opposée à la foi.

Ces demi-vérités et les rêveries qui en découlent, revêtues des couleurs de la poésie, peuvent stimuler et distraire ; mais, dans le commerce de la vie, elles troublent et embrouillent la conversation. Je laissais donc volontiers Lavater seul aux prises avec tous ceux qui cherchaient auprès de lui et avec lui leur édification, et je fus bien dédommagé de ce sacrifice par le voyage que nous fîmes ensemble à Ems. Un beau temps d’été nous accompagna. Lavater fut gai et charmant ; car, avec la direction religieuse et morale, mais parfaitement sereine, de son esprit, il ne restait point inaccessible à la bonne humeur et à la joie que réveillent dans les cœurs les incidents de la vie. Il était affectueux, spirituel, piquant, et il aimait qu’on le fut, pourvu qu’on restât dans les bornes que lui prescrivait sa délicatesse. Si l’on se permettait de les franchir, il frappait sur l’épaule du téméraire, et un cordial : « Calmez-vous ! » le rappelait à la bienséance. Ce voyage fut pour moi, à divers égards, instructif et vivifiant, mais il me servit plutôt à approfondir le caractère de Lavater qu’à régler et à former le mien. À Ems, je le vis d’abord entouré de personnes de tout genre, et je retournai à Francfort, parce que mes petites affaires étaient en train, et que je ne pouvais guère les abandonner.

Mais je ne devais pas retrouver de sitôt un état tranquille, car Basedow survint, qui nie toucha et me prit d’un autre côté. Ces deux hommes formaient le plus parfait contraste qu’on pût voir. La figure de Basedow annonçait d’abord cette opposition. Tandis que la physionomie de Lavater s’ouvrait librement à l’observateur, celle de Basedow était concentrée et comme repliée sur elle-même. Les yeux de Lavater étaient brillants et doux, sous de très-larges paupières ; ceux de Basedow, enfoncés, petits, noirs, perçants, lançaient des éclairs par-dessous des sourcils hérissés, tandis que le front de Lavater était encadré de gracieuses boucles de cheveux bruns. La voix de Basedow, impétueuse et rude, ses assertions soudaines et tranchantes, un certain rire sardonique, ses brusques changements de conversation, et tout ce qui pouvait encore le caractériser, étaient l’opposé des qualités et des manières avec lesquelles Lavater nous avait séduits. Basedow fut aussi très-recherché à Francfort, et ses grandes facultés excitèrent l’admiration ; mais il n’était fait ni pour édifier ni pour diriger les âmes. Son unique souci était de mieux cultiver le vaste champ qu’il s’était tracé, afin que l’humanité y pût vivre à l’avenir d’une manière plus facile et plus conforme à la nature ; par malheur, il courait à ce but avec trop peu de ménagement.

Je ne pouvais me familiariser avec ses plans ni me faire même une idée claire de ses vues. Qu’il demandât que tout enseignement fût vivant et conforme à la nature, c’est ce que j’approuvais sans doute ; je trouvais très à propos que les langues anciennes fussent appliquées à des objets modernes, et j’aimais à reconnaître ce qu’il y avait dans son projet de propre à développer l’activité et une plus vive intelligence du monde ; mais j’étais choqué de voir les dessins de son livre élémentaire plus dispersés encore que les objets mêmes, car enfin, dans le monde réel, on ne voit ensemble que le possible : aussi le monde, malgré toute sa variété et son désordre apparent, a-t-il constamment dans toutes ses parties quelque chose de réglé. Cet ouvrage élémentaire l’éparpillé au contraire absolument, en ce que les choses qui ne se rencontrent point dans le monde sont placées les unes à côté des autres, à cause de l’affinité des idées. Aussi l’ouvrage manque-t-il de cette méthode sensible que nous devons reconnaître dans les travaux du même genre d’Amos Comenius.

Cependant la conduite de Basedow était beaucoup plus étrange et plus difficile à comprendre que sa doctrine. Son but, dans ce voyage, était d’intéresser par son influence personnelle le public à son entreprise philanthropique, et d’ouvrir à la fois les cœurs et les bourses. Il savait parler de son dessein d’une manière élevée et persuasive, et ses assertions étaient acceptées volontiers ; mais il blessait d’une manière inconcevable les cœurs des personnes qu’il voulait mettre à contribution ; il les offensait même sans nécessité, en ne sachant pas dissimuler ses idées bizarres en matière de religion. Ici encore Basedow était tout l’opposé de Lavater. Tandis que celui-ci acceptait la Bible et la jugeait applicable littéralement, dans tout son contenu, et même mot à mot, jusqu’au temps actuel, Basedow sentait la plus inquiète démangeaison de tout renouveler, et de refondre, soit les croyances, soit le culte, d’après des idées singulières qu’il s’était faites. Il traitait surtout sans ménagement et sans précaution les idées qui ne sont pas émanées immédiatement de la Bible, mais de son interprétation ; les expressions techniques, philosophiques, ou les images sensibles avec lesquelles les Pères de l’Église et les conciles ont cherché à expliquer l’inexprimable ou à combattre les hérétiques. Avec une dureté inexcusable, il se déclarait devant tout le monde l’ennemi le plus prononcé de la trinité, et n’avait jamais fini d’argumenter contre ce mystère universellement reconnu. J’avais moi-même beaucoup à souffrir de ces conversations dans nos tête-à-tête, et Une cessait pas de me remettre en avant l’hypostase et l’ousia, ainsi que le prosôpon. Je recourais aux paradoxes, je débordais ses opinions, et j’essayais de combattre les témérités par des témérités plus grandes. Cela donnait à mon esprit une impulsion nouvelle, et, comme Basedow avait beaucoup plus de lecture, et qu’il était, dans la dispute, beaucoup meilleur maître d’escrime que moi, novice, j’avais à faire des efforts toujours plus grands à mesure que nous traitions des points plus importants.

Je ne pouvais laisser échapper une occasion si belle de m’instruire ou du moins de m’exercer. Je décidai mon père et mes amis à se charger des affaires les plus indispensables, et je quittai de nouveau Francfort pour accompagner Basedow. Mais combien je fus frappé de la différence, quand je songeais à la grâce expressive de Lavater ! Comme il était pur, il rendait pur son entourage. On devenait virginal à ses côtés, de peur de lui faire entendre quelque chose qui pût le choquer, Basedow, au contraire, beaucoup trop concentré en lui-même, ne pouvait prendre garde à son extérieur. Qu’il fumât sans cesse de mauvais tabac, c’était déjà une chose extrêmement incommode ; de plus, une pipe était à peine achevée, qu’il allumait de l’amadou salement préparé, qui prenait feu très-vite, mais qui avait une affreuse odeur, et qui, dès les premières bouffées, répandait une puanteur insupportable. J’appelais cette préparation l’amadou puant de Basedow, et je voulais l’introduire sous ce nom dans l’histoire naturelle : sur quoi il s’égayait fort à m’expliquer en détail, de manière à provoquer le dégoût, cette odieuse préparation, et mon horreur excitait au plus haut point sa maligne joie. Car c’était un des travers profondément enracinés de cet homme éminent, d’aimer à harceler les gens et à lancer des traits malins aux plus paisibles. Il ne pouvait voir personne en repos ; d’une voix rauque, il provoquait en ricanant, par quelque raillerie ; il embarrassait par une question soudaine, et riait amèrement quand il avait atteint son but, mais il était charmé si l’on était prompt à lui faire quelque réplique.

Il me tardait toujours plus de revoir Lavater. Il parut lui-même très-joyeux à mon arrivée. Il me confia plusieurs de ses dernières expériences, particulièrement ce qui avait rapport aux divers caractères des convives, parmi lesquels il avait su déjà se faire beaucoup d’amis et de partisans. Je retrouvai là moi-même plusieurs anciennes connaissances ; et celles que je n’avais pas vues depuis des années me fournirent la première occasion d’observer ce qu’on tarde longtemps à remarquer dans la jeunesse, c’est que les hommes vieillissent et que les femmes changent. La société devint de jour en jour plus nombreuse. On dansait énormément, et, comme on se touchait d’assez près dans les deux grandes maisons de bains, après qu’on eut fait bonne et particulière connaissance, on se livra à mille badinages. Un jour, je me déguisai en pasteur de campagne ; un ami, homme de renom, était sa femme ; nous accablâmes la belle société de notre excessive politesse, et cela mit chacun de bonne humeur. Les sérénades le soir, et à minuit les aubades, ne manquaient pas. La jeunesse ne dormait guère.

En contraste avec ces dissipations, je passais une partie de la nuit avec Basedow. Il ne se couchait jamais et dictait sans cesse. Quelquefois il se jetait sur le lit et sommeillait, tandis que son Tiron, la plume à la main, restait assis tranquillement, prêt à continuer d’écrire, aussitôt que le maître, à demi réveillé, redonnait un libre cours à ses pensées. Tout cela se passait dans une chambre étroitement fermée, remplie de la fumée de son tabac et de son amadou. Chaque fois que je laissais passer une danse, je montais vite chez Basedow, qui était prêt aussitôt à parler et à disputer sur toute question, et si, au bout de quelques moments, je retournais à la danse, je n’avais pas fermé la porte qu’il reprenait le fil de son traité, et dictait aussi tranquillement que s’il n’eût pas été interrompu.

Nous fîmes ensuite plusieurs courses dans le voisinage ; nous visitâmes les châteaux, surtout ceux de quelques nobles dames, qui étaient beaucoup mieux disposées que les hommes à accueillir l’esprit et la spiritualité. À Nassau, nous trouvâmes nombreuse société chez Mme de Stein, dame du plus haut mérite et universellement respectée. Mme de La Roche était là aussi. Il ne manquait pas de jeunes demoiselles et d’enfants. Lavater se vit exposé à plusieurs pièges physiognomoniques, qui consistaient principalement à ce qu’on voulait lui faire prendre des accidents de conformation pour des formes originelles ; mais il était assez clairvoyant pour ne pas se laisser tromper. Comme toujours, je dus m’expliquer sur la réalité des Souffrances de Werther, sur la demeure de Charlotte, et je me dérobai assez cavalièrement à ces exigences. En revanche, je rassemblai autour de moi les enfants, pour leur faire des contes bien étranges, qui se composaient uniquement de choses connues. J’avais là ce grand avantage, que, dans le cercle de mes auditeurs, aucun ne me harcelait pour savoir ce qu’il fallait tenir pour vrai ou pour fictif dans mon récit.

Basedow mettait en avant la seule chose nécessaire, savoir une meilleure éducation de la jeunesse : à cet effet, il demandait aux grands et aux riches de larges contributions ; mais, à peine avait-il gagné ou du moins bien disposé les cœurs avec ses raisons et son éloquence passionnées, qu’il était saisi de son mauvais génie antitrinitaire et que, sans le moindre sentiment du lieu où il se trouvait, il se livrait aux discours les plus bizarres, très-religieux à son sens, mais que la société trouvait impies au plus haut point. Chacun cherchait en vain à détourner le fléau, Lavater par une douce gravité, moi par des plaisanteries évasives, les dames par la diversion de la promenade : on ne parvenait pas à effacer la fâcheuse impression. Une conversation chrétienne, qu’on s’était promise de la présence de Lavater ; une conversation pédagogique, comme on l’attendait de Basedow ; une conversation sentimentale, à laquelle je devais me trouver prêt, était sur-le-champ troublée et rompue.

Au retour, Lavater lui fit des reproches, et moi je le punis plaisamment. La chaleur était brûlante, et la fumée du tabac avait sans doute desséché plus encore le gosier de Basedow. Il soupirait après un verre de bière, et, ayant aperçu de loin une auberge au bord de la route, il recommanda au cocher d’y faire halte. Mais, au moment où l’homme voulut arrêter, je lui criai d’un ton impérieux de poursuivre sa route. Basedow, surpris, essaya de réclamer d’une voix enrouée : je n’en pressai que plus vivement le cocher, qui m’obéit. Basedow me maudissait et m’aurait battu volontiers ; je lui répliquai du ton le plus tranquille : « Père, calmez-vous. Vous m’avez une grande obligation. Heureusement vous n’avez pas vu l’enseigne de l’auberge. Ce sont deux triangles entrelacés. Un seul triangle suffit d’ordinaire pour vous rendre fou : si vous aviez vu les deux, il aurait fallu vous lier. » Cette boutade le fit rire aux éclats ; puis, par intervalles, il me gourmandait et me maudissait, et Lavater exerçait sa patience avec le vieux et le jeune fou.

Vers le milieu de juillet, Lavater se disposait à partir ; Basedow trouvait son avantage à l’accompagner, et je m’étais si bien accoutumé à cette précieuse société, que je ne pus me résoudre à la quitter. Nous descendîmes la Lakn, et ce fut pour moi une course bien agréable, où le cœur et les sens étaient également réjouis. À la vue d’un remarquable château en ruine, j’écrivis sur l’album de Lips la chanson : « Au sommet de la vieille tour…,[7] » et, comme elle fut bien reçue, j’ajoutai, suivant ma mauvaise habitude de gâter l’impression, toute espèce de rimes et de bouffonneries sur les feuilles suivantes. Je fus heureux de revoir le beau fleuve, et je jouis de la surprise de ceux à qui ce spectacle se présentait pour la première fois. Nous abordâmes à Coblentz. Partout où nous allions la presse était grande, et chacun de nous trois excitait, à sa manière, l’intérêt et la curiosité. Basedow et moi, nous paraissions rivaliser d’impertinence ; Lavater se comportait avec sagesse et prudence ; seulement il ne pouvait cacher ses sentiments intimes : avec les intentions les plus pures, aussi, paraissait-il aux gens ordinaires un homme bien étrange.

Le souvenir d’un singulier repas que nous fîmes à une table d’hôte de Coblentz s’est conservé dans des rimes que j’ai admises, avec leur séquelle, dans ma nouvelle édition. J’étais placé entré Lavater et Basedow. Le premier expliquait à un pasteur de campagne les mystères de l’Apocalypse ; l’autre faisait de vains efforts pour démontrer à un maître de danse opiniâtre que le baptême était un usage suranné et qui ne cadrait plus avec notre époque, et, quand nous fûmes en chemin pour Cologne, j’écrivis sur je ne sais quel album : « Et comme sur le chemin d’Emmaüs, nous continuâmes notre marche avec l’esprit et le feu, un prophète à droite, un prophète à gauche, le mondain entre deux.[8] »

Heureusement ce mondain avait aussi un côté tourné vers le ciel, et qui devait être touché d’une façon toute particulière. Je m’étais déjà félicité à Ems, en apprenant que nous trouverions à Cologne les deux Jacobi, qui, avec d’autres hommes distingués et prévenants, arrivaient au-devant des deux illustres voyageurs. Pour ma part, j’espérais obtenir d’eux mon pardon de quelques petites impertinences, que s’était permises notre grande impolitesse, excitée par l’humeur incisive de Herder. Ces lettres et ces poésies dans lesquelles Gleim et George Jacobi se cajolaient à l’envi publiquement, avaient provoqué nos plaisanteries, et nous ne pensions pas qu’on montre autant de suffisance en faisant de la peine à des gens qui se sentent satisfaits, qu’en témoignant à soi-même ou à ses amis une bienveillance excessive. Il en était résulté une certaine mésintelligence entre le Haut et le Bas-Rhin, mais de si petite importance, qu’elle put aisément être apaisée, et les dames étaient faites pour y réussir. Sophie de La Roche nous avait déjà donné de ces deux nobles frères l’idée la plus avantageuse ; Mlle Fahlmer, venue de Dusseldorf à Francfort, et intimement liée avec cette société, nous donnait, par la grande délicatesse de ses sentiments, par la remarquable culture de son esprit, un témoignage du mérite des personnes au milieu desquelles son éducation s’était faite. Elle nous fit peu à peu rougir par sa condescendance pour notre rudesse de Haute-Allemagne ; elle nous apprit l’indulgence, en nous faisant sentir que nous pouvions bien en avoir aussi besoin. La cordialité de la sœur cadette des Jacobi, la vive gaieté de la femme de Frédéric, attirèrent de plus en plus notre esprit et notre cœur vers ces contrées. La dernière était faite pour me captiver complètement : pas une trace d’affectation sentimentale, un esprit juste, un langage charmant. C’était une magnifique Néerlandaise, qui, sans expression voluptueuse, rappelait par la beauté de ses formes les femmes de Rubens. Ces dames, dans les séjours plus ou moins longs qu’elles avaient faits à Francfort, s’étaient liées intimement avec ma sœur ; elles avaient ouvert et égayé le caractère sérieux, rebelle et presque dur de Cornélie, et c’est ainsi que, pour l’esprit et pour le cœur, un Pempelfort, un Dusseldorf, nous étaient tombés en partage à Francfort.

Aussi notre première entrevue à Cologne fut-elle tout d’abord familière et cordiale ; la bonne opinion que les dames avaient de nous s’était communiquée à leurs alentours ; je ne fus plus traité, ainsi que je l’avais été jusque-là dans ce voyage, comme la queue vaporeuse de ces deux grandes comètes ; on s’occupa aussi particulièrement de moi, pour me témoigner mille bontés, et l’on parut désirer d’être payé de retour. J’étais las de mes folies et de mes témérités passées, sous lesquelles, à vrai dire, je ne cachais que mon mécontentement d’avoir trouvé, pour mon cœur, pour mon âme, si peu d’aliments dans ce voyage. Mes sentiments éclatèrent avec violence, et c’est peut-être pourquoi je me rappelle peu les détails des événements. Ce qu’on a pensé, les images des choses qu’on a vues, se retrouvent dans l’esprit et dans l’imagination ; mais le cœur est moins complaisant : il ne nous reproduit jamais les belles impressions, et nous sommes surtout incapables de faire revivre en nous les moments d’enthousiasme : on en est surpris à l’improviste et l’on s’y abandonne à son insu. Ceux qui nous observent dans de pareils moments en ont une idée plus nette et plus claire que nous-mêmes.

J’avais jusqu’alors esquivé doucement les entretiens religieux, et répondu rarement et avec réserve à des questions sages, parce qu’elles me semblaient trop bornées en comparaison de l’objet que je cherchais. Si les gens voulaient m’imposer leurs sentiments et leur opinion sur mes propres ouvrages, surtout si l’on me tourmentait avec les exigences de la raison vulgaire, et si l’on me présentait très-positivement ce que j’aurais dû faire et ne pas faire, la patience m’échappait, et la conversation était rompue ou elle s’éparpillait, en sorte que personne ne pouvait emporter de moi une opinion bien favorable. Il eût été bien plus dans ma nature de me montrer affectueux et délicat, mais mon cœur ne voulait pas être régenté ; il voulait s’ouvrir par l’effet d’une libre bienveillance, être invité a la résignation par une véritable sympathie. En revanche, un sentiment qui prenait chez moi une grande force, et qui ne pouvait se manifester d’une manière assez étrange, c’était le sentiment du présent et du passé confondus en une idée unique, contemplation qui communiquait au présent quelque chose de fantastique : elle est exprimée dans plusieurs de mes grands et de mes petits ouvrages, et l’effet en est toujours favorable en poésie, quoique, dans l’instant même où elle s’exprimait directement sur la vie et dans la vie, elle dût paraître à chacun bizarre, inexplicable, et désagréable peut-être.

Cologne était le lieu où l’antiquité pouvait exercer sur moi cette influence incalculable. La ruine de la cathédrale (car un ouvrage inachevé est pareil à un monument détruit) réveilla mes sentiments de Strasbourg. Je ne pouvais me livrer à des méditations sur l’art : j’avais devant moi trop et trop peu, et il ne se trouvait personne qui pût (comme aujourd’hui, grâce aux études de nos amis persévérants) me tirer du labyrinthe du travail exécuté et du travail projeté, de l’action et du dessein, de ce qui était construit ou seulement indiqué. En compagnie, j’admirais bien ces salles et ces piliers magnifiques ; mais, si j’étais seul, je contemplais toujours avec chagrin ce monde déjà immobilisé au milieu de sa création et bien loin de son achèvement. Encore une vaste pensée, qui n’était pas arrivée à l’accomplissement ! Il semble que l’architecture soit là uniquement pour nous convaincre qu’un grand nombre d’hommes sont incapables de rien produire dans une suite d’années, et que, dans les arts et dans la vie, rien ne se réalise que ce qui sort, comme Minerve, accompli et tout armé du cerveau de l’inventeur.

Dans ces moments, faits pour serrer le cœur plus que pour l’élever, je ne prévoyais pas les impressions tendres et sublimes qui m’attendaient près de là. On me conduisit dans la maison de Jabach[9], où s’offrit à ma vue, et réalisé, ce que jusqu’alors je n’avais fait que me figurer. Toute cette famille était morte depuis longtemps ; mais, dans le rez-de-chaussée, contigu au jardin, rien n’avait subi aucun changement ; un pavé rouge brun formé régulièrement de briques en losanges, de grands fauteuils sculptés, aux sièges et aux dossiers brodés, des dessus de tables incrustés artistement, posés sur des pieds pesants, des lustres de métal, une vaste cheminée, avec ses ustensiles en proportion ; tout en harmonie avec ce vieux temps, et, dans tout l’appartement, rien de nouveau, rien d’actuel, que nous-mêmes. Mais ce qui augmenta, ce qui compléta et fit déborder les impressions merveilleusement excitées en nous à ce spectacle, ce fut un grand tableau de famille, placé au-dessus de la cheminée. L’ancien et riche propriétaire de cette demeure était représenté assis avec sa femme, entouré de ses enfants ; tous étaient là, frais et vivants, comme d’hier, comme d’aujourd’hui, et pourtant tous étaient morts. Ces fraîches et rondes joues d’enfants avaient aussi vieilli et, sans cette ingénieuse imitation, il n’en serait resté aucun souvenir. Dominé par ces impressions, je ne saurais dire ce que je devins. Mes dispositions morales et mes facultés poétiques les plus intimes se manifestèrent par la profonde émotion de mon cœur, et sans doute on vit s’épanouir et se répandre tout ce qu’il y avait de bon et d’affectueux dans mon âme ; car, dès ce moment, sans autre examen, j’obtins, pour la vie, l’affection et la confiance de ces hommes excellents.

Dans le cours de cette réunion des âmes et des intelligences, où se produisait au jour tout ce qui vivait dans chacun de nous, j’offris de réciter les plus nouvelles de mes ballades favorites. Le Roi de Thulé[10] et Il était un gars assez hardi[11] produisirent un bon effet, et je les récitai avec d’autant plus de sentiment, que mes poésies étaient encore enchaînées à mon cœur et ne s’échappaient que rarement de mes lèvres, car j’étais arrêté par la présence de certaines personnes, auxquelles auraient pu nuire mes sentiments trop tendres. Cela me troublait quelquefois au milieu de ma récitation, et je ne pouvais plus en reprendre le fil. Combien de fois n’ai-je pas été accusé pour cela d’obstination et de bizarrerie !

Quoique la composition poétique fût mon occupation principale et celle qui allait le mieux à ma nature, je ne laissais pas de méditer sur des sujets de toute espèce, et je trouvais infiniment attrayante £t agréable la tendance originelle et naturelle de Jacobi à poursuivre l’impénétrable. Ici ne se produisait aucune controverse chrétienne, comme avec Lavater, ni didactique, comme avec Basedow. Les pensées que me communiquait Jacobi jaillissaient directement de son cœur, et comme j’étais pénétré, lorsqu’il me révélait, avec une confiance absolue, les plus intimes aspirations de l’âme ! Cependant ce singulier mélange de besoins, de passions et d’idées, ne pouvait éveiller en moi que des pressentiments de ce qui peut-être s’éclaircirait pour moi dans la suite. Heureusement je m’étais déjà formé ou du moins exercé à ces études, et j’avais reçu en moi la personnalité et la doctrine d’un homme extraordinaire, d’une manière incomplète, il est vrai, et comme à la dérobée, mais j’en éprouvais déjà de remarquables effets. Cet esprit, qui exerçait sur moi une action si décidée, et qui devait avoir sur toute ma manière de penser une si grande influence, c’était Spinoza. En effet, après avoir cherché vainement dans le monde entier un moyen de culture pour ma nature étrange, je finis par tomber sur l’Éthique de ce philosophe. Ce que j’ai pu tirer de cet ouvrage, ce que j’ai pu y mettre du mien, je ne saurais en rendre compte ; mais j’y trouvais l’apaisement de mes passions ; une grande et libre perspective sur le monde sensible et le monde moral semblait s’ouvrir devant moi. Toutefois, ce qui m’attachait surtout à Spinoza, c’était le désintéressement sans bornes qui éclatait dans chacune de ses pensées. Cette parole admirable : « Celui qui aime Dieu parfaitement ne doit pas demander que Dieu l’aime aussi, » avec toutes les prémisses sur lesquelles elle repose, avec toutes les conséquences qui en découlent, remplissait toute ma pensée. Être désintéressé en tout, et, plus que dans tout le reste, en amour et en amitié, était mon désir suprême, ma devise, ma pratique, en sorte que ce mot hardi, qui vient après : « Si je t’aime, que t’importe ? » fut le véritable cri de mon cœur. Au reste on ne peut non plus méconnaître ici, qu’à proprement parler, les plus intimes unions résultent des contrastes. Le calme de Spinoza, qui apaisait tout, contrastait avec mon élan qui remuait tout ; sa méthode mathématique était l’opposé de mon caractère et de mon exposition poétique, et c’était précisément cette méthode régulière, jugée impropre aux matières morales, qui faisait de moi son disciple passionné, son admirateur le plus prononcé. L’esprit et le cœur, l’intelligence et le sentiment, se recherchèrent avec une affinité nécessaire, et par elle s’accomplit l’union des êtres les plus différents.

Mais, dans la première action et réaction, tout fermentait et bouillonnait en moi. Frédéric Jacobi, le premier à qui je laissai entrevoir ce chaos, lui, qui était naturellement porté à descendre dans les profondeurs, accueillit avec cordialité ma confiance, y répondit et s’efforça de m’initier à ses idées. Lui aussi, il éprouvait d’inexprimables besoins spirituels ; lui aussi, il refusait de les apaiser par des secours, étrangers ; il voulait se former et s’éclairer par lui-même. Ce qu’il me communiquait sur l’état de son être moral, je ne pouvais le comprendre, d’autant moins que je ne pouvais me faire aucune idée du mien. Bien plus avancé que moi dans la méditation philosophique, même dans l’étude de Spinoza, il cherchait à diriger, à éclairer, mes aveugles efforts. Cette pure parenté intellectuelle était nouvelle pour moi, et m’inspirait un ardent désir de continuer ces échanges d’idées. La nuit, quand nous étions déjà séparés et retirés dans nos chambres, j’allais le visiter encore ; le reflet de la lune tremblait sur le large fleuve, et nous, à la fenêtre, nous nous abandonnions avec délices aux épanchements mutuels, qui jaillissent avec tant d’abondance dans ces heures admirables d’épanouissement.

Toutefois, je ne saurais aujourd’hui rendre compte de ces choses, qui sont inexprimables. Je me rappelle beaucoup mieux une course au château de chasse de Bensberg, situé sur la rive droite du Rhin, et d’où l’on jouissait d’une vue magnifique. Ce qui excita mon ravissement dans cette demeure, ce furent les décorations des murs par Weenix. Tous les animaux que la chasse peut fournir étaient rangés alentour, comme sur le socle d’un grand portique ; au-dessus, la vue s’étendait dans un vaste paysage. Pour animer ces créatures inanimées, cet homme extraordinaire avait épuisé tout son talent, et, dans la peinture des vêtements divers des animaux, des soies, des poils, des plumes, du bois, des griffes, il avait égalé la nature ; sous le rapport de l’effet, il l’avait surpassée. Lorsqu’on avait assez admiré dans l’ensemble le travail de l’artiste, on était amené à réfléchir aux procédés par lesquels de pareilles peintures pouvaient être produites avec autant de génie que d’exactitude. On ne comprenait pas comment elles étaient sorties de la main de l’homme ni de quels instruments il s’était servi. Le pinceau n’était pas suffisant ; il fallait admettre des procédés tout particuliers, qui avaient rendu possibles des effets si variés. On s’approchait, on s’éloignait avec une égale surprise ; la cause était aussi admirable que l’effet.

Nous continuâmes à descendre le Rhin, et notre promenade fut heureuse et gaie. L’élargissement du fleuve invite aussi l’imagination à s’étendre et à se porter au loin. Nous arrivâmes à Dusseldorf et de là à Pempelfort, séjour agréable et riant ; où une maison spacieuse, attenante à un vaste jardin bien entretenu, réunissait une société sage et polie. La famille était nombreuse, et il ne manquait jamais d’amis, qui se trouvaient fort bien de ces relations agréables et fécondes. Dans la galerie de Dusseldorf, ma prédilection pour l’école néerlandaise trouva largement de quoi se satisfaire. Il y avait des salles entières de tableaux excellents, vigoureux, brillants d’une riche nature, et, si mes vues sur l’art n’en furent pas étendues, mes connaissances s’augmentèrent, et ma passion d’amateur se fortifia.

Le calme charmant, la tranquillité, unie à la persévérance, qui était le principal caractère de ce cercle de famille, prit bientôt, aux yeux de son hôte, une vie nouvelle, quand il put remarquer que de ce lieu se développait et s’étendait au dehors une vaste influence. L’activité et le bien-être des villes et des villages voisins ne contribuaient pas peu à augmenter le sentiment d’une satisfaction intérieure. Nous vîmes Elberfeld, et nous admirâmes le mouvement de ses nombreuses et florissantes fabriques. Nous y retrouvâmes notre Joung Stilling, qui était déjà venu à notre rencontre à Coblentz, et qui marchait toujours sous la précieuse escorte de sa foi en Dieu et de sa fidélité envers les hommes. Là nous le vîmes dans sa sphère, et nous fûmes heureux d’observer la confiance dont il jouissait chez ses concitoyens, qui, en recherchant les biens terrestres, ne négligeaient pas ceux du ciel. L’industrieuse contrée offrait un aspect satisfaisant, parce que l’utile y naissait de l’ordre et de la propreté. Nous passâmes d’heureux jours dans ces méditations.

Quand je revins auprès de mon ami Jacobi, je jouis du délicieux sentiment d’une liaison formée par ce qu’il y a de plus profond dans les âmes. Nous étions animés tous deux par la plus vive espérance d’exercer une action commune. Je le pressai d’exposer vigoureusement, sous une forme quelconque, tout ce qui fermentait dans son esprit ; c’était le moyen dont je m’étais servi pour m’arracher aux troubles qui m’avaient obsédé : j’espérais qu’il trouverait aussi le moyen de son goût. Il ne tarda pas à se mettre à l’œuvre avec courage, et que de choses bonnes et belles et satisfaisantes pour le cœur n’a-t-il pas produites ! Nous nous quittâmes enfin dans le délicieux sentiment d’une éternelle union, bien éloignés de pressentir que nos tendances suivraient une direction opposée, comme il ne parut que trop par la suite.

Ce qui m’arriva au retour, en remontant le Rhin, s’est complètement effacé de mon souvenir, soit parce que la seconde rencontre des objets se confond d’ordinaire dans la pensée avec la première, soit parce que, recueilli en moi-même, je m’efforçais de classer mes nombreuses observations, et de réfléchir à ce qui avait fait impression sur moi. Et je me propose actuellement de parler d’un important résultat, qui me donna pendant quelque temps beaucoup d’occupation en me sollicitant à produire.

Tandis que mes sentiments se donnaient libre carrière, que je vivais et agissais sans but et sans dessein, je ne pus manquer de reconnaître que Lavater et Basedow employaient des moyens intellectuels et même spirituels dans des vues terrestres. Moi, qui dissipais sans but mes talents et mes jours, je dus être bientôt frappé de voir que ces deux hommes, chacun à sa manière, en même temps qu’ils s’efforçaient d’enseigner, d’instruire et de convaincre, tenaient sous le manteau certains desseins, qu’ils avaient fort à cœur d’avancer. Lavater procédait’ avec ménagement et sagesse, Basedow, avec violence, avec témérité, même avec maladresse ; ils avaient l’un et l’autre une telle foi dans leurs fantaisies, leurs entreprises et l’excellence de leur œuvre, qu’il fallait rendre hommage à leur probité, les aimer et les honorer. On pouvait dire, surtout à la gloire de Lavaler, qu’il avait véritablement des desseins très-élèves, et, s’il usait de politique, il pouvait bien croire que la fin sanctifie les moyens. En les observant tous deux, même en leur découvrant librement mon opinion et en recevant en retour leurs confidences, je compris que l’homme éminent éprouve le désir de répandre au dehors l’idée divine qui est en lui ; mais ensuite il entre en contact avec le monde grossier, et, pour agir sur lui, il doit se mettre à sa mesure ; par là il sacrifie une grande partie de sa prééminence, et, à la fin, il s’en dessaisit tout à fait ; le divin, l’éternel, s’abaisse et s’incorpore en des vues terrestres, et il est entraîné avec elles dans des destinées passagères. Je considérai à ce point de vue la carrière de ces deux hommes, et ils me parurent dignes à la fois de respect et de pitié, car je prévoyais qu’ils pourraient se trouver tous deux contraints de sacrifier le supérieur à l’inférieur. Et comme je poursuivais jusqu’aux dernières limites toutes les méditations, et que, sortant du cercle étroit de mon expérience, je cherchais des cas semblables dans l’histoire, je conçus l’idée d’exposer sous une forme dramatique, dans la vie de Mahomet (que je n’avais jamais pu considérer comme un imposteur), ces voies, qui s’étaient manifestées à moi si vivement dans la réalité, et qui mènent souvent à la perte plutôt qu’au salut. J’avais lu et étudié peu de temps auparavant, avec un grand intérêt, la vie du prophète oriental, et, quand cette idée me vint, j’étais donc assez bien préparé. L’ensemble se rapprochait de la forme régulière, vers laquelle j’inclinais déjà de nouveau, tout en me servant avec mesure de la liberté, désormais conquise pour le théâtre, de disposer à mon gré du temps et du lieu. La pièce commençait par un hymne que Mahomet chante seul, la nuit, sous un ciel serein. Il commence par adorer les innombrables étoiles comme autant de dieux ; ensuite se lève l’aimable étoile de Gad (notre Jupiter), et il lui adresse à elle seule son hommage, comme à la reine des étoiles. Bientôt la lune s’avance, et elle charme le cœur et les yeux de l’adorateur, qui, récréé et fortifié plus tard par le soleil levant, entonne des louanges nouvelles. Mais cette succession, si charmante qu’elle puisse être, laisse de l’inquiétude : le cœur sent qu’il doit enchérir encore ; il s’élève à Dieu, l’unique, l’éternel, l’infini, à qui tous ces êtres magnifiques, mais limités, doivent leur existence. J’avais composé cet hymne avec amour ; il est perdu, mais on pourrait en faire une cantate, qui se recommanderait au musicien par la variété de l’expression. Il faudrait, comme c’était alors mon intention, se représenter le chef d’une caravane avec sa famille et toute sa tribu, et l’on aurait ainsi le moyen de varier les voix et la force des chœurs.

Après que Mahomet s’est converti de la sorte lui-même, il communique ses idées et ses sentiments à ses alentours. Sa femme et Ali se déclarent pour lui sans réserve. Au second acte, il essaye lui-même, et Ali avec plus d’ardeur encore que lui, de propager cette croyance dans la tribu. Il se manifeste, selon la diversité des caractères, de la sympathie et de l’opposition. La discorde éclate, la querelle devient violente, et Mahomet est contraint de fuir. Au troisième acte, il triomphe de ses adversaires ; il érige sa religion en culte public ; il purge la Caaba de ses idoles ; mais, comme tout ne peut se faire par la force, il doit aussi recourir à la ruse. L’élément terrestre s’accroît et se développe ; le divin recule et s’altère. Au quatrième acte, Mahomet poursuit ses conquêtes ; la doctrine devient plutôt un prétexte qu’un but ; il faut employer tous les moyens imaginables ; les cruautés ne manquent pas. Une femme, dont il a fait mettre à mort le mari, l’empoisonne. Au cinquième, il se sent empoisonné. Sa grande fermeté, son retour à lui-même, à de plus hautes pensées ; le rendent digne d’admiration. Il puritie sa doctrine, il affermit son empire, et meurt.

Tel était le dessein d’un travail que j’ai longtemps médité. Car, à l’ordinaire, j’avais besoin de combiner en moi-même un ensemble avant de passer à l’exécution. Toute l’action que le génie peut exercer sur les hommes par l’esprit et le caractère devait être exposée avec ce qu’il y gagne et ce qu’il y perd. Plusieurs chants, qui devaient être insérés dans la pièce, furent d’abord composés. Il n’en reste qu’un seul, le Chant de Mahomet, qui se trouve dans mes poésies[12]. Dans la pièce, Ali devait faire entendre ce chant en l’honneur de son maître, au comble de ses prospérités, peu de temps avant la catastrophe de l’empoisonnement. Je me rappelle encore l’intention de quelques endroits, mais ce développement me mènerait trop loin.




LIVRE XV.

Après des distractions si diverses, qui toutefois provoquaient le plus souvent des réflexions sérieuses et même religieuses, je revenais toujours à ma noble amie de Klettenberg, dont la présence calmait, du moins pour un moment, mes inclinations et mes passions orageuses, qui prenaient l’essor de toutes parts ; c’était à elle, après ma sœur, que j’aimais le mieux à rendre compte de ces projets. J’aurais bien pu remarquer que de temps en temps sa santé déclinait, mais je me le dissimulais, et cela m’était d’autant plus facile que sa sérénité augmentait avec la maladie. En toilette soignée, assise auprès de la fenêtre, dans son fauteuil, elle écoutait avec bienveillance les récits de mes excursions ainsi que mes lectures. Parfois aussi je faisais pour elle quelques dessins, afin de décrire plus aisément les contrées que j’avais visitées. Un soir, que je m’étais précisément rappelé plusieurs tableaux, elle me parut, au coucher du soleil, comme glorifiée, elle et son entourage, et je ne pus m’empêcher de reproduire, aussi bien que le permettait mon insuffisance, sa personne et l’ameublement de la chambre, dans un tableau, dont un peintre habile, comme Kersting, aurait fait un ouvrage plein de charme. Je l’envoyai à une amie étrangère, avec ces vers, en forme de commentaire et de supplément :

« Vois dans ce miroir magique un rêve charmant et bon : sous les ailes de son Dieu, notre amie souffre et repose.

« Vois comme elle s’est dégagée victorieusement du flot de la vie ; vois devant ses yeux ton image et le Dieu qui souffrit pour vous.

« Éprouve ce que j’ai éprouvé dans cette atmosphère céleste, lorsqu’avec une ardeur impatiente j’ai tracé cette peinture. »

Si, dans ces strophes, comme cela m’arrivait d’ailleurs quelquefois, je me donnais pour un homme du dehors, un étranger, même un païen, elle n’en était pas choquée : au contraire, elle m’assurait qu’elle ne m’en aimait pas moins qu’au temps où je me servais de la terminologie chrétienne, dont l’usage ne m’avait jamais fort bien réussi. Si même je lui lisais des rapports de missionnaires, qu’il lui était toujours fort agréable d’entendre, il était passé en coutume que je pouvais prendre parti pour les peuples contre les missionnaires, et préférer l’ancien état de ces peuples au nouveau. Elle ne cessait pas d’être amicale et douce et sans la moindre inquiétude pour mon salut.

Mais, si je m’éloignais chaque jour davantage de la confession morave, cela venait du zèle excessif, de l’amour passionné, avec lequel j’avais voulu m’y attacher. Mes relations avec la communauté morave n’avaient cessé d’accroître mon attachement pour cette société, qui se rassemblait sous l’étendard victorieux de Christ. L’attrait d’une religion positive n’est jamais plus grand qu’à sa naissance. C’est pourquoi il est si agréable de se reporter au temps des apôtres, où tout se présente encore avec une inspiration fraîche et directe, et la communauté morave avait ceci de magique, qu’elle semblait continuer et même perpétuer ce premier état. Elle rattachait son origine aux temps les plus anciens ; elle n’avait jamais atteint son accomplissement ; elle n’avait fait que se glisser en rameaux inaperçus à travers le monde barbare ; maintenant un bourgeon unique, sous la protection d’un homme d’une piété éminente, poussait des racines, pour se répandre de nouveau dans le monde, après des débuts imperceptibles et qui semblaient accidentels. Le point essentiel était l’union inséparable des constitutions religieuse et civile ; des qualités d’instituteur et de maître, de père et de juge ; bien plus, le chef divin, auquel on avait voué une foi absolue dans les choses spirituelles, était aussi appelé à la direction des affaires séculières, et sa réponse était reçue avec résignation par la voie du sort, pour ce qui devait déterminer soit l’administration en général, soit chacun en particulier. La paix admirable que témoignait du moins l’état extérieur de la société avait un attrait infini, tandis que, d’un autre côté, l’œuvre des missions réclamait toute l’énergie dont l’homme est capable. Les personnes excellentes dont je fis la connaissance au synode de Marienbourg, où m’avait conduit M. Moritz, conseiller de légation, homme d’affaires du comte d’Isenbourg, m’avaient inspiré le plus profond respect, et il n’aurait tenu qu’à elles de m’enrôler dans leur société. Je m’occupais de leur histoire, de leur doctrine, de son origine et de son développement, et je me trouvai dans le cas d’en rendre compte et d’en parler avec les adeptes. Mais je dus observer que les fi-ères étaient aussi peu disposés que Mlle de Klettenberg à voir en moi un chrétien. Cela commença par m’inquiéter, et puis cela refroidit un peu mon zèle. Je fus longtemps sans pouvoir découvrir le véritable point qui nous divisait, bien qu’il fût assez apparent ; enfin je le reconnus, par hasard plus que par mes recherches. Ce qui me séparait des frères moraves, comme d’autres belles âmes chrétiennes, a déjà divisé l’Église plus d’une fois : les uns soutenaient que la nature humaine a été tellement corrompue par la chute, qu’il ne se trouve pas en elle, jusque dans sa nature la plus intime, le moindre bien, que par conséquent l’homme doit renoncer absolument à ses propres forces et tout attendre de la grâce et de son influence ; les autres n’hésitaient pas à reconnaître l’imperfection héréditaire de l’homme ; mais ils accordaient encore à sa nature intime un germe heureux, qui, animé par la grâce divine, pouvait se développer et produire les fruits de la béatitude céleste. J’étais profondément pénétré de cette croyance, sans le savoir et quoique j’eusse souvent professé l’opinion contraire dans mes discours et mes écrits ; mais je demeurais dans ce demi-jour ; je ne m’étais jamais posé le véritable dilemme. Je fus arraché à cette illusion d’une manière soudaine, un jour que j’exprimais naïvement cette opinion, à mes yeux, tout à fait innocente, et que je dus essuyer pour cela une réprimande sévère. C’était là, me dit-on, la propre doctrine de Pelage, et, par malheur, on voyait de nos jours cette fatale doctrine se réveiller et s’étendre. Je fus surpris et même effrayé. Je revins à l’histoire de l’Église, j’étudiai la doctrine et la vie de Pelage, et je vis clairement que ces deux doctrines inconciliables avaient traversé les siècles dans une oscillation perpétuelle, et que les hommes les avaient accueillies et professées, selon qu’une nature active ou passive dominait en eux.

Jusqu’alors tout m’avait porté incessamment à l’exercice de mes forces propres ; avec une activité sans relâche, avec la meilleure volonté, je travaillais à ma culture morale. Le monde demandait que cette activité fût réglée et consacrée à l’avantage d’autrui, et je devais satisfaire à cette grande exigence par un travail intérieur. De toutes parts j’étais attiré vers la nature ; elle m’était apparue dans sa magnificence ; j’avais appris à connaître bien des hommes sages et vertueux, qui, dans le cercle de leurs devoirs, savaient tout endurer pour l’amour du devoir : renoncer à eux, à moi-même, me semblait impossible ; l’abîme qui me séparait de la doctrine morave me parut évident. Il fallut donc m’éloigner de cette société, et, comme on ne pouvait m’ôter mon attachement pour l’Écriture sainte, non plus que pour le fondateur de la religion et ses premiers disciples, je me formai un christianisme pour mon usage particulier, et je cherchai à le fonder et à le construire par une sérieuse étude de l’histoire, et par l’observation attentive de ceux qui avaient penché vers mon sentiment.

Mais, comme tout ce que je recevais en moi avec amour prenait aussitôt une forme poétique, je conçus l’idée singulière de traiter d’une manière épique l’histoire du juif errant, gravée de bonne heure dans mon esprit par les livres populaires. Je voulais, en suivant ce fil conducteur, exposer, selon l’occurrence, les points saillants de l’histoire ecclésiastique et religieuse. Voici comment j’avais conçu la fable et quelle idée j’y rattachais. Il se trouvait à Jérusalem un cordonnier que la légende nomme Ahasvérus. Mon cordonnier de Dresde m’en avait fourni les traits principaux. Je lui avais libéralement dispensé l’esprit et la bonne humeur de Hans Sachs, son confrère, et je l’avais ennobli en faisant de lui un ami de Jésus. Et comme, de sa boutique ouverte, il aimait à s’entretenir avec les passants, les agaçait, et, ainsi que Socrate, attaquait chacun à sa manière, les voisins et le peuple s’arrêtaient volontiers auprès de lui ; les pharisiens et les saducéens le fréquentaient, et le Sauveur, accompagné de ses disciples, voulait bien lui-même s’arrêter quelquefois devant sa boutique. Le cordonnier, dont toutes les pensées étaient tournées vers le monde, prit cependant pour Nôtre-Seigneur un attachement, qui se manifestait surtout en ce qu’il voulait amener à sa façon de voir et d’agir l’homme auguste dont il ne comprenait pas la pensée. Il pressait donc vivement Jésus de renoncer à la contemplation, de ne pas errer dans le pays avec ces oisifs, de ne pas détourner le peuple du travail pour l’attirer à lui dans le désert : un peuple rassemblé était toujours un peuple agité, et il n’en résulterait rien de bon.

De son côté, le Seigneur cherchait à l’instruire par des figures de ses vues et de ses desseins sublimes, mais ces leçons ne profitaient pas sur cet homme grossier. Aussi, Jésus étant devenu un personnage toujours plus important et même un personnage public, le bienveillant artisan se prononça avec une vivacité, une véhémence, toujours plus grande ; il représenta qu’il s’en suivrait nécessairement des troubles et des séditions, et que Jésus lui-même serait contraint de se déclarer chef de parti, ce qui ne pouvait toutefois être son intention. La chose ayant eu les suites que nous savons, Jésus-Christ est arrêté et condamné, et l’exaltation d’Ahasvérus augmente encore, quand Judas, qui, en apparence, a trahi le Seigneur, entre désespéré dans la boutique, et raconte en gémissant sa malheureuse tentative. Il était, ainsi que les plus sages adhérents, fermement persuadé que Jésus se proclamerait roi et chef du peuple, et lui, il avait voulu pousser, par contrainte, à l’action le maître, jusque-là irrésolu et inébranlable, et, par ce motif, il avait excité les prêtres à des violences qu’ils n’avaient pas non plus osé se permettre jusqu’alors. Les disciples, de leur côté, n’étaient pas non plus restés désarmés, et vraisemblablement tout aurait bien fini, si le maître ne se fût livré lui-même et ne les eût pas laissés dans la plus triste position. Ahasvérus, que ces discours n’avaient nullement disposé à la douceur, envenime encore la douleur du pauvre ex-apôtre, à qui il ne reste plus qu’à s’aller pendre bien vite.

Et lorsque Jésus est conduit au supplice par-devant la boutique du cordonnier, on voit se passer la scène connue : le patient succombe sous le fardeau de la croix, et l’on force Simon de Cyrène de la porter. Ahasvérus sort de sa boutique, à la façon de ces gens d’une raison austère, qui, à la vue d’une personne malheureuse par sa faute, ne ressentent aucune pitié, et même, poussés par une justice intempestive, aggravent le mal par des reproches ; il sort et répète tous ses anciens avertissements ; il les transforme en accusations violentes, que semble autoriser son amitié pour le patient. Jésus ne répond rien, mais, à ce moment, la tendre Véronique couvre d’un linge la figure du Sauveur, et, comme elle l’ôte et qu’elle le tient en l’air, Ahasvérus y voit la face du Seigneur ; mais ce n’est point celle de Jésus souffrant devant lui, c’est celle d’un glorifié, qui rayonne de la vie céleste. Ébloui par cette apparition, Ahasvérus détourne les yeux, et il entend ces mots : « Tu seras errant sur la terre, jusqu’à ce que tu me revoies dans cette figure. » Il se trouble, et, lorsqu’enfin il revient à lui, la foule s’étant portée au lieu du supplice, il voit les rues de Jérusalem désertes ; l’inquiétude et l’impatience l’entraînent, et il commence sa course.

Peut-être parlerai-je une autre fois de ses voyages et de l’événement par lequel le poëme est terminé, mais non pas achevé. Le commencement, quelques morceaux épars, et la fin étaient écrits ; mais l’ensemble me manquait, le temps me manquait pour faire les études nécessaires, pour donner à l’ouvrage la solidité que je désirais, et j’en restai là, d’autant plus qu’il se faisait en moi un développement nouveau, qui dut nécessairement prendre naissance dans le temps où j’écrivis Werther, et où je vis ensuite les effets qu’il produisait. La destinée commune de l’humanité, que nous avons tous à porter, doit peser plus lourdement sur les hommes dont les facultés ont un développement plus précoce et plus large. Nous pouvons grandir sous la garde de nos parents et de nos proches, nous appuyer sur nos frères et nos amis, trouver l’amusement chez des personnes de connaissance et le bonheur chez des personnes aimées : mais la conclusion est toujours que l’homme doit se replier sur lui, et il semble que la Divinité elle-même se soit placée vis-à-vis de l’homme dans une telle situation qu’elle ne puisse toujours répondre à son respect, à sa confiance et à son amour, du moins dans l’instant même du besoin. Bien jeune encore, j’avais éprouvé fort souvent, que, dans les moments les plus critiques, on nous crie : « Médecin, guéris-toi toi-même ; » et combien de fois n’avais-je pas dû me dire en soupirant : « Je suis seul à serrer le pressoir ! » En cherchant donc le moyen d’assurer mon indépendance, je trouvai que la plus sûre base en était mon talent fécond. Depuis quelques années, il ne me quittait pas un seul instant. Souvent ce que j’observais dans l’état de veille se disposait même pendant la nuit en songes réguliers, et, au moment où j’ouvrais les yeux, m’apparaissait un ensemble merveilleux et nouveau ou une partie d’une œuvre déjà commencée. D’ordinaire j’écrivais tout de grand matin ; mais, le soir encore, et bien avant dans la nuit, quand le vin et la compagnie excitaient mes esprits, on pouvait me demander ce qu’on voulait. Qu’il s’offrît seulement une occasion qui eût un certain caractère, j’étais prêt et dispos. En réfléchissant sur ce don naturel et en reconnaissant qu’il m’appartenait en propre, qu’aucune circonstance extérieure ne pouvait ni le favoriser ni le contrarier, j’aimais à me le représenter comme la base de toute mon existence. Cette idée se transforma en image ; je fus frappé de l’antique figure mythologique de Prométhée, qui, séparé des dieux, peuplait un monde du fond de son atelier. Je sentais fort bien que, pour produire quelque chose de marquant, il faut s’isoler. Mes ouvrages, qui avaient été si favorablement accueillis, étaient enfants de la solitude ; et, depuis que j’avais avec le monde des relations plus étendues, je ne manquais ni de force d’invention ni de verve, mais l’exécution chômait, parce que je n’avais proprement de style ni en prose ni en vers, et qu’à chaque nouveau travail, selon la nature du sujet, il me fallait encore essayer et tâtonner tout de nouveau. Et comme en cela je devais refuser, je devais exclure le secours des hommes, je me séparai même des dieux, à la manière de Prométhée, chose d’autant plus naturelle, que, dans mon caractère et avec les habitudes de mon esprit, une idée absorbait et repoussait toujours les autres.

La fable de Prométhée devint en moi vivante ; je coupai à ma taille la robe antique du Titan, et, sans autres méditations, je commençai à écrire une pièce, dans laquelle est représenté le mécontentement que Prométhée provoque chez Jupiter et les autres dieux en formant des hommes de sa propre main, en les animant par la faveur de Minerve et en fondant une troisième dynastie. Et véritablement les dieux qui régnaient alors avaient tout sujet de se plaindre, parce qu’on pouvait les considérer comme des intrus, injustement établis entre les Titans et les hommes. À cette composition bizarre appartient, comme monologue, ce morceau lyrique qui a marqué dans la littérature allemande, parce qu’il amena Lessing à se déclarer contre Jacobi sur des points importants de la pensée et du sentiment. Ce fut la première étincelle d’une explosion qui découvrit et livra au public les plus secrètes relations d’hommes respectables, relations qui sommeillaient en eux à leur insu, dans une société d’ailleurs extrêmement éclairée. La rupture fut si violente, que, dans les incidents qui survinrent, nous perdîmes un de nos hommes les plus distingués, le respectable Mendelssohn.

Bien que le sujet de Prométhée puisse amener, comme il l’a fait, des méditations philosophiques et même religieuses, il appartient tout particulièrement à la poésie. Les Titans font ressortir le polythéisme, comme on peut dire que le diable fait ressortir le monothéisme. Mais le diable, non plus que le Dieu unique auquel il est opposé, n’est point une figure poétique. Le Satan de Milton, assez heureusement dessiné, a toujours le désavantage d’une position subalterne, en cherchant à détruire la création magnifique d’un être supérieur ; Prométhée, au contraire, a l’avantage, et il peut créer et produire en dépit d’êtres supérieurs. C’est aussi une belle et poétique pensée que d’attribuer la création des hommes non au suprême ordonnateur de l’univers, mais à un être intermédiaire, à qui sa descendance de la plus ancienne dynastie donne pour cela assez d’importance et de dignité. Et, en général, la mythologie grecque présente une richesse inépuisable de symboles divins et humains.

Cependant l’idée titanique et gigantesque d’un assaut livré au ciel ne fournit aucun élément à ma poésie. Il me convenait mieux de retracer cette résistance paisible, plastique, au besoin, patiente, qui reconnaît la puissance supérieure, mais qui voudrait s’égalera elle. Toutefois les plus hardis de cette race. Tantale, Ixion, Sisyphe, étaient mes saints. Admis dans la société des dieux, ils ne s’étaient peut-être pas montrés assez fournis ; convives présomptueux, ils avaient mérité la colère de leur protecteur hospitalier, et s’étaient attiré un triste bannissement. Ils m’inspiraient de la compassion ; déjà les anciens avaient jugé leur situation vraiment tragique ; et, en les faisant paraître, comme membres d’une formidable opposition, à l’arrière-plan de mon Iphigénie, je leur dois sans doute une partie de l’effet que cette pièce a eu le bonheur de produire.

Dans ce temps-là, je m’occupais à la fois sans relâche de poésie et de peinture. Je dessinai sur papier gris, avec le crayon noir et le crayon blanc, les portraits en profil de mes amis. Quand je dictais ou que j’écoutais une lecture, j’esquissais les altitudes de l’écrivain et du lecteur avec les objets qui les entouraient. La ressemblance était frappante et ces esquisses étaient bien reçues. Les amateurs ont toujours cet avantage, parce qu’ils donnent leur travail gratis. Mais, comme je sentais l’insuffisance de ces dessins, je revins au rhythme et au langage, qui me servaient mieux. L’ardeur, la verve et la rapidité avec lesquelles je travaillais alors sont attestées par divers poèmes qui, proclamant avec enthousiasme la nature idéale et l’idéal naturel, nous inspiraient, au moment de leur naissance, une ardeur nouvelle à mes amis et à moi.

Un jour, étant ainsi occupé dans ma chambre, où ne pénétrait qu’une faible lumière, ce qui lui donnait du moins l’apparence de l’atelier d’un artiste, d’autant que les travaux inachevés qui étaient fixés ou suspendus aux murs faisaient naître l’idée d’une grande activité, je vis entrer un homme de haute et belle taille, que je pris d’abord, dans le demi-jour, pour Frédéric Jacobi ; mais, reconnaissant bientôt mon erreur, je le saluai comme un étranger. Il se nomma : c’était de Knebel. Une courte explication m’apprit qu’étant au service de la Prusse, il avait profité d’un long séjour à Berlin et à Potsdam, pour lier de bonnes et actives relations avec les littérateurs du pays et, en général, avec la littérature allemande. Il s’était attaché particulièrement à Ramier, et avait adopté sa manière de réciter les vers. Il connaissait aussi tous les écrits de Gœtz, qui n’avait pas encore un nom en Allemagne. C’était par son entremise que l’Île des jeunes filles de ce noëte avait été imprimée à Potsdam, et que cet ouvrage était arrivé jusque dans les mains du roi, qui en avait parlé favorablement.

Nous avions à peine discouru en termes généraux sur la littérature allemande, quand j’eus le plaisir d’apprendre que Knebel était alors placé à Weimar et attaché à la personne du prince Constantin. On m’avait déjà fait de grands éloges de la société de Weimar, car il était arrivé chez nous, de cette résidence, de nombreux étrangers qui avaient vu la duchesse Amélie appeler, pour l’éducation des princes ses enfants, les hommes les plus distingués ; l’académie de léna concourir à ce noble but par ses professeurs éminents ; les arts, non-seulement protégés par cette princesse, mais cultivés par elle-même avec talent et avec zèle. On apprenait aussi que Wieland était en grande faveur ; et le Mercure allemand, qui recueillait les travaux de tant de savants d’autres États, ne contribuait pas peu à la renommée de la ville où il était publié. Elle possédait un des meilleurs théâtres de l’Allemagne, un théâtre célèbre par ses acteurs aussi bien que par ses auteurs. Cependant ces beaux établissements parurent compromis et menacés d’une longue interruption par l’affreux incendie qui avait dévoré le château au mois de mai de cette même année ; mais chacun était persuadé, tant le prince héréditaire inspirait de confiance, que ce dommage serait bientôt réparé, et même toutes les autres espérances remplies dans une large mesure. Comme je m’informais de ces personnes et de ces choses, pour ainsi dire, en vieille connaissance, exprimant le vœu de les mieux connaître encore, l’étranger me répondit très-obligeamment que rien n’était plus facile, puisque le prince héréditaire venait d’arriver à Francfort avec son frère, le prince Constantin, et qu’ils désiraient tous deux m’entretenir et faire ma connaissance. Je témoignai aussitôt le plus grand empressement de leur présenter mes hommages, et mon nouvel ami me dit qu’il ne fallait pas tarder, parce que leur séjour ne serait pas long. En attendant que je fusse prêt à le suivre, je le conduisis auprès de mes parents, qui, vivement surpris de son arrivée et de son message, l’entretinrent avec un sensible plaisir. Je le suivis aussitôt auprès des jeunes princes, qui m’accueillirent avec beaucoup de bienveillance et de simplicité. Le comte de Gœrtz, gouverneur du prince héréditaire, parut me voir aussi sans déplaisir. Les sujets de conversation littéraire ne manquaient pas, mais un hasard nous y amena de la manière la plus intéressante et la plus féconde.

La première partie des Fantaisies patriotiques de Mœser, fraîchement brochées et non coupées encore, se trouvait sur la table. Comme je les connaissais fort bien et que les personnes présentes les connaissaient peu, j’eus l’avantage de pouvoir en rendre un compte détaillé ; et c’était le sujet de conversation le plus convenable avec un jeune prince qui avait d’excellentes intentions et le ferme dessein d’user de son pouvoir pour faire des réformes décisives. L’ouvrage de Mœser, soit par le fond, soit par l’esprit qui l’anime, est du plus haut intérêt pour tous les Allemands. Tandis qu’on reprochait à l’empire d’Allemagne le morcellement, l’anarchie et l’impuissance, au point de vue de Mœser, le grand nombre des petits États paraissait justement ce qu’il y a de plus désirable pour le développement de la culture particulière, selon les besoins qui résultent de la situation et de la nature des diverses provinces ; et quand Mœser, sortant des limites de la ville et de l’évêché d’Osnabruck, et s’étendant sur le cercle de Westphalie, savait en exposer les rapports avec tout l’Empire, et, dans l’examen de la situation, rattachant le présent au passé, déduisait le premier du second et faisait voir de la manière la plus claire si un changement était digne d’éloge ou de blâme : chaque administrateur d’un État n’avait qu’à procéder de même dans son pays, pour apprendre à connaître parfaitement la constitution de son territoire et sa liaison avec les voisins et avec l’ensemble, et pour juger soit le présent soit l’avenir.

À cette occasion, on discourut sur les différences des États de la Haute et de la Basse-Saxe ; que, dès les temps les plus anciens, les productions naturelles, tout comme les mœurs, les lois et les coutumes, s’y étaient développées de manières diverses et avaient reçu de la constitution politique et de la religion des directions différentes. On essaya de caractériser un peu plus nettement ces différences, et cela même nous fit sentir combien il est avantageux d’avoir sous les yeux un bon modèle, qui, si l’on en considère, non pas les détails, mais la méthode, peut être appliqué aux cas les plus divers et, par lui-même, offrir au jugement un secours inestimable.

Pendant le dîner, nous continuâmes cette conversation, et l’on en conçut de moi une opinion peut-être plus favorable que je ne méritais. En effet, au lieu de diriger l’entretien sur les travaux dont j’étais moi-même capable, de demander pour le théâtre, pour le roman, une attention exclusive, je parus donner la préférence aux écrivains tels que Mœser, dont le talent émanait de la vie active et revenait aussitôt y déployer une action directement utile, tandis que les ouvrages poétiques, qui planent au-dessus du monde moral et sensible, ne peuvent être utiles que par un détour et d’une manière en quelque sorte accidentelle. Il en fut de notre conversation comme des Mille et une nuits : un sujet intéressant s’insinuait dans l’autre et empiétait sur lui ; plusieurs questions ne furent qu’indiquées, sans qu’il fût possible de les traiter, et, comme le séjour des jeunes princes à Francfort ne devait être que fort court, on me fit promettre de les suivre à Mayence et d’y passer quelques jours. Je le promis de grand cœur, et je revins bien vite porter à mes parents cette agréable nouvelle.

Mon père n’en fut nullement satisfait. Ses sentiments de citoyen d’une ville impériale l’avaient toujours tenu éloigné des grands, et, quoiqu’il fût lié avec les hommes d’affaires des princes et des seigneurs du voisinage, il n’avait avec ceux-ci aucunes relations personnelles. Les cours étaient même au nombre des objets sur lesquels il avait coutume de plaisanter ; mais il trouvait bon qu’on lui fît là-dessus quelques répliques, pourvu qu’elles fussent à son gré vives et spirituelles. Nous avions admis son Procul a Jove, procul a fulmine, en lui faisant toutefois observer que l’essentiel est de savoir non pas d’où part la foudre, mais où elle frappe. Alors il citait le vieux dicton, qu’il ne fait pas bon manger des cerises avec les grands seigneurs : on lui répliquait que c’est encore pis de manger au même panier avec les gourmands. Il ne prétendait pas le nier, mais il avait aussitôt sous la main un autre proverbe rimé, qui devait nous mettre dans l’embarras ; car les proverbes et les devises émanent du peuple, qui, étant contraint d’obéir, aime du moins à parler, tandis que les grands savent se dédommager par l’action. Et comme la poésie du seizième siècle, presque tout entière, est vigoureusement didactique, nous ne pouvons manquer dans notre langue de mots plaisants et graves pour l’usage des petits à l’adresse des grands. Sur quoi, nous autres jeunes gens, nous nous exercions dans l’autre sens,et, nous imaginant être quelque chose de grand, nous nous plaisions à prendre le parti des grands. Voici quelques-uns de ces dits et contredits :

A. La cour à mes yeux c’est l’enfer.
B. Maint bon diable y chauffe sa chair.
A. Tel que je suis, je suis à moi.
A d’autres la faveur du roi !
B. La faveur ! pourquoi t’en défendre ?
Prends-la plutôt, pour la répandre.

A. Pauvre courtisan, tu ne peux
Te gratter même quand tu veux !
B. Mais le démagogue, en échange,
Se gratte où rien ne le démange.
A. Qui prend maître me fait pitié :
Il perd la moitié de sa vie,
Et bientôt, pleurant sa folie,
Donne au diable l’autre moitié.
B. Plaire au prince est-il mon étude,
Tôt ou tard je m’en trouve bien :
Qui veut plaire à la multitude
Au bout de l’an n’arrive à rien.
A. Votre blé fleurit chez le prince….
Mais par qui sera-t-il mangé ?
De son froment même on évince
Celui qui l’avait engrangé.
B. Le blé fleurit, le blé mûrit,
C’est notre vieille ritournelle ;
Et, si la grêle nous meurtrit,
A nouvel an moisson nouvelle.
A. Veux-tu narguer tous les tyrans ?
Demeure dans ta maisonnette ;
Avec ta femme et tes enfants,
Régale-toi de ta piquette.
Ton repas sans doute est frugal,
Mais des rois tu marches l’égal.
B. Des tyrans tu veux fuir la chaîne ?…
Au bout du monde apparemment ?…
Prends les choses plus doucement.
A son gré la femme te mène ;
Ton sot bambin lui fait la loi :
Tu n’es qu’un esclave chez toi.

Au moment où je rassemble ces rimes, que je tire de vieux papiers, il me tombe dans les mains un grand nombre de ces joyeux exercices, où notre plaisir était d’amplifier de vieilles sentences allemandes, et de leur opposer ensuite d’autres proverbes, qui se vérifiaient tout aussi bien par l’expérience. Mais toutes ces répliques ne pouvaient changer les sentiments de mon père. Il avait coutume de réserver pour la conclusion son argument le plus fort, et il retraçait en détail l’aventure de Voltaire avec Frédéric II ; comme quoi la faveur extrême, la familiarité, les prévenances mutuelles, avaient cessé et disparu tout à coup ; comme quoi nous avions pu voir ce poète, cet écrivain éminent, arrêté par des soldats de Francfort, à la réquisition du résident Freitag et sur l’ordre du bourgmestre Fichard, et retenu quelque temps prisonnier, rue de la Zeile, à l’auberge de la Rosé. On aurait bien pu lui répliquer certaines choses, et entre autres que Voltaire lui-même n’était pas sans reproches ; mais, par respect filial, nous rendions les armes chaque fois.

Comme, à cette occasion, j’entendais faire des allusions à ces choses et à d’autres pareilles, je savais à peine quelle conduite tenir. Mon père m’avertissait sans détour, et m’assurait que cette invitation n’était qu’un piège ; on voulait tirer de moi vengeance pour les railleries que je m’étais permises sur Wieland, favori de la cour. Tout persuadé que j’étais du contraire (car je voyais trop clairement que mon digne père était sous l’empire d’une idée préconçue, éveillée chez lui par de sombres fantômes), je ne voulais pourtant pas agir contre sa conviction, et je ne pouvais trouver aucun prétexte qui me permit de retirer ma promesse, sans paraître ingrat et incivil. Malheureusement, notre amie de Klettenberg, à qui nous avions coutume de recourir en pareil cas, était alors alitée. J’avais en elle et en ma mère deux aides excellentes. Je les appelais toujours le Conseil et l’Action. Quand Mlle de Klettenberg avait jeté un regard serein et même céleste sur les choses d’ici-bas, ce qui nous embarrassait, nous autres enfants de la terre, se démêlait aisément devant elle, et elle savait d’ordinaire nous indiquer la bonne voie, précisément parce qu’elle voyait d’en haut le labyrinthe, et ne s’y trouvait pas elle-même engagée. Mais, avait-on pris une décision, on pouvait se reposer sur l’empressement et l’énergie de ma mère. Soutenue par la foi, comme son amie par la contemplation, et conservant en toute circonstance sa sérénité, elle ne manquait jamais de ressources pour accomplir ce qui était projeté ou désiré. Cette fois, elle fut déléguée auprès de notre amie malade, pour lui demander son avis, et, comme elle en reçut un favorable, je la priai ensuite de solliciter le consentement de mon père, qui céda, mais à contre-cœur et en gardant sa défiance.

J’arrivai donc à Mayence au jour fixé et par un froid rigoureux. Les jeunes princes et les personnes de leur suite me firent, comme je pouvais m’y attendre, le plus aimable accueil. On se rappela les entretiens de Francfort ; en poursuivit ceux qu’on avait commencés, et, comme on parlait de la littérature du jour et de ses témérités, on en vint tout naturellement à la fameuse pièce : Les dieux, les héros et Wieland, et j’eus d’abord le plaisir d’observer que l’on traitait l’affaire gaiement. Je fus amené à conter l’histoire de cette bouffonnerie, qui avait fait tant de bruit, et je dus avant tout reconnaître qu’en vrais enfants du Haut-Rhin, nous ne connaissions de bornes ni dans nos sympathies ni dans nos antipathies. Notre admiration pour Shakspeare allait jusqu’à l’adoration ; Wieland, au contraire, bizarrement résolu à affaiblir l’intérêt pour les lecteurs et pour lui et à refroidir l’enthousiasme, avait fait, dans les notes ajoutées à sa traduction, beaucoup d’observations critiques sur le grand poète, et cela, dans une forme qui nous blessait extrêmement, et qui diminuait à nos yeux le mérite de son travail ; Wieland, pour qui nous avions, comme poète, une si grande admiration, qui nous avait rendu comme traducteur un si grand service, nous paraissait désormais un critique fantasque, partial et injuste. Ajoutez à cela qu’il se déclarait contre les Grecs, nos idoles, et, par là, redoublait encore notre mécontentement contre lui. C’est une chose assez connue que l’idée des dieux et des héros de la Grèce repose non sur des qualités morales, mais sur des qualités physiques glorifiées, et c’est pourquoi ils offrent à l’artiste de si magnifiques modèles. Or, dans son Alceste, Wieland avait représenté les héros et les demi-dieux à la manière moderne, à quoi l’on n’aurait eu rien à dire, chacun étant libre de transformer les traditions poétiques selon son but et son génie ; mais ses lettres sur cet opéra, insérées dans le Mercure, nous avaient paru relever ce système d’une manière trop partiale, et pécher irrémissiblement contre ces admirables anciens et leur style sublime, en refusant absolument de reconnaître la saine et vigoureuse nature sur laquelle reposent ces productions. A peine notre jeune société se fut-elle entretenue avec passion de ces griefs, qu’un dimanche après-midi, je cédai à ma fureur accoutumée de tout dramatiser, et, animé par une bouteille d’excellent bourgogne, j’écrivis d’un seul jet toute la pièce. Je n’en eus pas plus tôt donné lecture à mes amis, qui l’accueillirent avec enthousiasme, que j’envoyai le manuscrit à Lenz, à Strasbourg. Il n’en parut pas moins enchanté, et déclara qu’il fallait l’imprimer sur-le-champ. Après quelques lettres échangées, je donnai mon consentement, et il se hâta de faire imprimer la pièce à Strasbourg. Je sus, mais longtemps après, que ce fut une des premières démarches par lesquelles Lenz avait eu l’intention de me mettre en mauvais renom auprès du public ; à cette époque, je n’en devinai et n’en soupçonnai rien encore.

J’avais donc conté à mes nouveaux patrons, tout naïvement, et aussi bien que je la savais moi-même, l’origine, non suspecte, de cet opuscule, pour les convaincre qu’il ne s’y trouvait aucune personnalité, aucune autre vue ; je leur avais dit la manière plaisante et hardie dont nous avions coutume de nous harceler et nous railler les uns les autres. Là-dessus je vis les visages s’éclaircir parfaitement ; on admirait, peu s’en faut, notre grande frayeur que personne pût s’endormir sur ses lauriers. On compara notre société à ces flibustiers, qui craignaient de s’amollir dans chaque intervalle de repos, en sorte que, s’il ne se présentait point d’ennemis et rien à piller, leur chef lâchait un coup de pistolet sous la table du festin, afin que, même en paix, on ne manquât ni de douleurs ni de blessures. À la suite de ces entretiens, je résolus d’écrire à Wieland une lettre amicale, et je le fis d’autant plus volontiers, qu’il s’était déjà expliqué très-libéralement dans le Mercure sur cette folie de jeunesse, et s’en était tiré avec esprit, comme il faisait le plus souvent dans les querelles littéraires.

Le peu de jours que je passai à Mayence s’écoulèrent très-agréablement. Quand les princes étaient appelés au dehors par des visites ou des banquets, je restais avec leurs officiers ; je fis le portrait de plusieurs ; je patinais aussi quelquefois ; les fossés gelés de la forteresse m’en offraient la meilleure occasion. Plein de joie d’une si bonne réception, je revins à la maison et j’allais, dès l’entrée, soulager mon cœur par un récit circonstancié, mais je ne trouvai que des visages consternés, et j’appris que nous avions perdu notre amie Klettenberg. Mon trouble fut grand. J’aurais eu besoin d’elle plus que jamais dans ma. situation présente. On me raconta, pour me calmer, que sa sainte vie s’était terminée par une pieuse mort, et que sa confiante sérénité s’était maintenue sans trouble jusqu’à la fin. Un autre obstacle s’opposait encore à mes libres confidences : mon père, au lieu de voir avec plaisir l’heureuse issue de ma petite aventure, persistait dans son sentiment, à l’entendre, tout cela n’était que dissimulation, et l’on me réservait peut-être dans la suite quelque chose de pire.

Je fus donc réduit à m’ouvrir de toutes ces choses à mes jeunes amis, auxquels je ne pouvais, il est vrai, les conter avec assez de détails : mais leur affection et leur bonne volonté eurent encore ici pour moi une conséquence très-désagréable, car il parut quelque temps après, toujours dans la forme dramatique, un pamphlet intitulé Brométhée, Deucalion et ses critiques. Les espiègles, au lieu de nommer les personnages dans le dialogue, s’étaient avisés de les représenter par de petites gravures sur bois, et de désigner par toute sorte d’images satiriques, les critiques qui s’étaient prononcés publiquement sur mes ouvrages et sur ce qui y avait rapport. Le postillon d’Altona, représenté sans tête, sonnait du cor ; ici grognait un ours, là claironnait une oie ; le Mercure n’était pas oublié, et maint animal, apprivoisé ou sauvage, cherchait à troubler le sculpteur dans son atelier, mais lui, sans y faire trop d’attention, il poursuivait son travail diligemment, non sans en faire connaître la conception générale. Je fus très-étonné de cette plaisanterie inattendue, parce que le ton et le style annonçaient quelqu’un de notre société ; on aurait même pu croire que cette petite composition était mon ouvrage. Mais ce qui me fut le plus désagréable, c’est que Prométhée disait certaines choses qui se rapportaient au séjour de Mayence, aux discours qu’on y avait tenus et à des particularités que je pouvais seul connaître. Cela me prouvait que l’auteur était de ma société intime, et qu’il m’avait entendu raconter en détail toute mon aventure. Nous nous regardions les uns les autres, et chacun soupçonnait ses amis. L’auteur inconnu sut parfaitement dissimuler. J’invectivais contre lui, parce qu’il m’était extrêmement pénible, après un accueil si favorable et des conversations si intéressantes, après ma lettre amicale à Wieland, de trouver là d’autres sujets de méfiance et des désagréments tout nouveaux. Cependant mon incertitude ne fut pas de longue durée : en effet, comme je me promenais dans ma chambre en long et en large, et lisais à haute voix cet opuscule, j’entendis distinctement, aux saillies et aux tournures, la voix de Wagner, et c’était lui en effet. Je courus chez ma mère pour lui faire part de ma découverte : elle m’avoua qu’elle en était déjà informée. L’auteur, alarmé du fâcheux effet d’un dessein qu’il avait cru bon et louable, s’était ouvert à elle et lui avait demandé son entremise, pour me détourner d’accomplir contre lui la menace que j’avais proférée de n’avoir plus aucun commerce avec l’auteur qui avait abusé de ma confiance. Ce fut une circonstance heureuse pour lui, que j’eusse démêlé moi-même le secret, et que la satisfaction qui accompagne toute découverte personnelle me disposât au pardon. J’excusai la faute qui avait donné lieu à cette preuve de ma perspicacité. Cependant le public ne voulut pas croire aussi aisément que Wagner fût l’auteur, et que je n’eusse pas mis la main à l’œuvre. On ne lui accordait pas cette diversité parce qu’on ne songeait pas que, sans avoir un talent distingué, il avait pu recueillir, observer et exposer, dans sa manière connue, tous les badinages, tous les raisonnements, auxquels s’était livrée depuis longtemps une société spirituelle. Et c’est ainsi que j’eus à expier, cette fois, et très-souvent dans la suite, outre mes propres folies, la légèreté et la précipitation de mes amis.


Le concours de plusieurs circonstances réveille mes souvenirs, et me conduit à parler encore de quelques hommes célèbres, qui, ayant passé dans noire ville à diverses époques, logèrent chez nous ou s’assirent à notre table hospitalière. Il est juste de nommer d’abord Klopstock. J’avais déjà échangé avec lui plusieurs lettres, quand il m’annonça qu’il était invité à Carlsruhe et qu’on le pressait de s’y établir. Il serait tel jour à Friedberg, et il désirait que j’allasse l’y chercher. Je ne manquai pas de m’y trouver à l’heure fixée, mais un hasard l’avait arrêté en voyage, et, après l’avoir attendu inutilement plusieurs jours, je retournai chez nous, où il arriva seulement quelque temps après, s’excusa de son retard et me sut très-bon gré de mon empressement à aller au-devant de lui. Il était de petite stature, mais bien fait ; ses manières étaient graves et réservées sans roideur ; sa conversation était précise et agréable. Il y avait dans toute sa tenue quelque chose du diplomate. Un homme de ce caractère s’impose la tâche difficile de soutenir à la fois sa propre dignité et la dignité d’un supérieur, à qui il doit rendre compte ; de soigner en même temps ses propres intérêts et ceux, bien plus importants, d’un prince et même d’États entiers : et, dans celle situation délicate, de se rendre avant tout agréable aux hommes. C’est aussi de la sorte que Klopstock paraissait se conduire, comme personnage considérable et comme représentant d’êtres supérieurs, la religion, la morale et la liberté. Il avait aussi adopté une autre particularité des gens du monde, savoir de peu parler des choses sur lesquelles on aurait justement espéré et souhaité un entretien. On l’entendait rarement discourir sur des sujets de poésie et de littérature ; mais, comme il nous trouva, mes amis et moi, de zélés patineurs, il s’entretint longuement avec nous de ce noble exercice, qu’il avait étudié à fond, se rendant compte de ce qu’il fallait rechercher et éviter. Toutefois, avant qu’il nous fût permis de recevoir ses bienveillantes leçons, nous dûmes souffrir qu’il nous redressât sur l’expression même, que nous employions mal à propos ; nous parlions en effet en bon haut-allemand de Schlittschuhen (souliers-traîneaux), et il ne voulait absolument pas admettre ce mot ; car l’expression ne venait point de Schlitt, comme si l’on cheminait sur de petites barres de traîneaux, mais de schreiten (marcher), parce que, à la manière des dieux d’Homère, on marchait avec ces semelles ailées sur la mer devenue solide. Il en venait ensuite à l’instrument lui-même ; il ne voulait pas entendre parler de patins élevés et cannelés ; il recommandait les lames basses, larges, unies, usitées dans la Frise, comme celles qui étaient les meilleures pour la course rapide. Il n’aimait pas les tours d’adresse qu’on a coutume d’exécuter dans cet exercice. Par ses conseils, je me procurai une paire de ces souliers plats à longues poulaines, et je m’en suis servi, mais avec quelque difficulté, pendant nombre d’années. Il nous parla aussi en connaisseur et très-volontiers d’équitation et même de l’art de dresser les chevaux ; évitant d’ordinaire et à dessein, semblait-il, de discourir sur son propre métier, pour causer familièrement des arts étrangers qu’il cultivait en amateur. Je pourrais rapporter encore d’autres singularités de cet homme extraordinaire, mais des personnes qui ont vécu plus longtemps avec lui nous en ont déjà suffisamment instruits. Je ferai seulement remarquer que les hommes auxquels la nature a dispensé des dons extraordinaires, et qui se trouvent placés dans une sphère étroite ou du moins sans proportion avec leur génie, descendent souvent à des singularités, et, ne pouvant faire aucun usage direct de leurs talents, essayent de tas faire valoir par des moyens extraordinaires et singuliers.

Zimmermann fut aussi quelque temps notre hôte. C’était un homme de haute et forte taille. Naturellement violent et sans gêne, il savait ai bien se posséder pour l’extérieur et les manières, qu’il paraissait dans le monde un médecin insinuant et poli, et il ne lâchait la bride à son caractère indomptable que dans ses écrits et dans l’intimité. Sa conversation était variée et infiniment instructive ; et, si l’on pouvait lui pardonner de sentir très-vivement sa personnalité, ses mérites, on ne pouvait trouver une société plus désirable. Et comme ce qu’on appelle vanité ne me blessait jamais ; que je me permettais au contraire à moi-même d’être vain, c’est-à-dire de laisser voir sans hésiter ce qui me satisfaisait en moi, je m’accordais fort bien avec lui ; nous nous passions notre humeur l’un à l’autre ; il se montrait tout à fait ouvert et communicatif, si bien que j’appris en peu de temps beaucoup de choses de lui.

Mais, si je porte sur un tel homme un jugement bienveillant, reconnaissant et sérieux, je ne puis pas même dire qu’il fût vain. Nous abusons trop souvent de ce mot en Allemagne : car, à proprement parier, il emporte avec lui l’idée de frivolité, et l’on ne désigne par là équitablement que l’homme qui ne peut dissimuler le plaisir qu’il prend à sa nullité, la satisfaction que lui donne sa stérile existence. Chez Zimmermann, c’était justement le contraire : il avait un grand mérite et n’avait aucune satisfaction intérieure. Or celui qui ne peut jouir en silence de ses dons naturels, celui qui, en les employant, ne sait pas trouver en lui-même sa récompense, mais qui attend, qui espère, que les autres apprécieront ses travaux et leur rendront pleine justice, celui-là se trouve dans une fâcheuse position, car on sait trop bien que les hommes dispensent leur approbation avec une grande parcimonie, qu’ils amoindrissent la louange, et, si la chose est tant soit peu faisable, la convertissent en blâme. Celui qui se présente au public sans être préparé à ces choses ne doit attendre que des chagrins. En effet, lors même qu’il ne surestime pas ce qu’il a produit, il l’estime dû-moins sans condition ; et toute approbation que nous accorde le monde sera conditionnelle. En outre, la louange et l’approbation supposent la réceptivité, comme tout autre plaisir. Qu’on applique ces réflexions à Zimmermann et, cette fois encore, on avouera qu’un homme ne peut obtenir ce qu’il n’apporte pas avec lui.

Si l’on ne veut pas admettre ces excuses, nous aurons bien plus de peine encore à justifier d’un autre défaut cet homme remarquable, parce que ce défaut troublait et même détruisait le bonheur d’autrui. Je veux parler de sa conduite envers ses enfants. Sa fille, qui voyageait avec lui, était restée chez nous pendant qu’il parcourait les environs. Elle pouvait avoir seize ans. Elle était svelte et bien faite, mais sans grâce ; sa figure régulière eût été agréable, si l’on avait pu y découvrir un trait de sensibilité ; elle paraissait constamment immobile comme une statue ; elle parlait rarement, jamais en présence de son père. Mais à peine se fut-elle trouvée seule quelques jours avec ma mère, et eut-elle reçu l’impression de celle nature aimante, sereine et sympathique, qu’elle se jeta à ses pieds, lui ouvrit son cœur, et, toute baignée de larmes, la supplia de la garder chez elle. Elle déclarait, avec l’accent de la passion, qu’elle resterait chez nous comme servante, comme esclave, pour ne pas retourner chez son père, dont la dureté et la tyrannie passaient toute idée. Son frère en avait perdu la raison. Elle s’était jusque-là résignée à son sort, parce qu’elle avait cru qu’il n’en allait pas autrement ou pas beaucoup mieux dans chaque famille ; mais, après s’être vu traitée avec tant de bonté, de grâce et d’indulgence, sa situation deviendrait pour elle un enfer. Ma mère était très-émue quand elle me rapporta une effusion si touchante ; sa compassion alla même au point de me laisser voir assez clairement qu’elle garderait volontiers la jeune fille chez elle, si je pouvais me résoudre à l’épouser. « Si elle était orpheline, répliquai-je, on pourrait y songer et en parler ; mais Dieu me préserve d’un beau-père qui se montre un pareil père ! » Ma mère se donna encore beaucoup de peine pour la pauvre enfant, qui n’en fut que plus malheureuse. On recourut enfin à l’expédient de la mettre en pension. Au reste, elle ne vécut pas longtemps.

J’aurais à peine mentionné cette blâmable singularité d’un homme de si grand mérite, si le public ne s’en était pas déjà entretenu, et surtout lorsqu’après sa mort on parla de la malheureuse hypocondrie avec laquelle, il avait tourmenté les autres et lui-même à la fin de sa vie. Car cette dureté même envers ses enfants, était de l’hypocondrie, une folie partielle, un meurtre moral prolongé, qu’il tourna enfin contre lui-même, après avoir sacrifié ses enfants. Mais il faut réfléchir que cet homme, si robuste en apparence, était souffrant dans ses plus belles années, qu’une incurable infirmité tourmentait l’habile médecin. Avec sa réputation, sa gloire, son rang, sa fortune, il mena la plus triste vie, et ceux qui voudront s’en convaincre par les écrits qui nous restent de lui seront portes, non pas à le condamner, mais à le plaindre.

Si l’on attend de moi que je rende un compte exact de l’influence que cet homme éminent a exercée sur moi, il faut que je revienne à des considérations générales sur l’époque. On peut la nommer l’époque « exigeante, » car on exigeait de soi et des autres ce que nul homme encore n’avait donné. Un trait de lumière avait frappé les esprits d’élite, capables de penser et de sentir : observer directement, observer soi-même la nature et établir là-dessus sa conduite, était ce que l’homme pouvait souhaiter de mieux, et ce résultat n’était point difficile à obtenir. L’expérience était donc encore une fois le mot de ralliement universel, et chacun ouvrait les yeux aussi bien qu’il pouvait, mais les médecins avaient plus de sujet que tous les autres d’insister là-dessus et plus d’occasions de s’en occuper. Du sein de l’antiquité, brillait à leurs yeux un astre qui leur offrait l’idéal de tout ce qu’on pouvait désirer. Les écrits qui nous sont parvenus sous le nom d’Hippocrate offraient le modèle de la manière dont l’homme doit observer le monde et communiquer eu qu’il a vu, sans y mêler ses propres idées. Mais nul ne songeait que nous ne pouvons voir comme les Grecs, et que nous ne saurions jamais êtres poëtes, artistes et médecins comme eux. En admettant même qu’on put s’instruire à leur école, on avait fait cependant des expériences infinies, et pas toujours bien pures, et bien souvent les expériences s’étaient modelées sur les opinions. Cela, il fallait aussi le savoir, le distinguer et le passer au crible. Encore une prétention exorbitante ! Il fallait ensuite, observant et agissant en personne, apprendre à connaître par soi-même la saine nature, comme si on l’observait et la mettait en œuvre pour la première fois. C’était le seul moyen de procurer le juste et le vrai. Or, comme on ne peut guère concevoir l’érudition en général sans pédanterie, ni la pratique sans empirisme et sans charlatanisme, il en résultait un violent conflit, parce qu’il fallait séparer l’usage de l’abus, et se débarrasser de la coquille pour arriver au noyau. Mais, ici encore, quand on passait à l’exécution, on voyait que le plus court moyen d’en finir était d’appeler à son aide le génie, qui, pur son pouvoir magique, apaiserait la querelle et satisferait aux exigences. Cependant la raison su mêlait aussi de l’affaire, tout devait être amené à des idées claires et présenté dans une forme logique, afin que tout préjugé fût écarté et toute superstition détruite. Et, comme quelques hommes extraordinaires, tels que Boerhaave et Haller, avaient accompli des travaux incroyables, on pensait être autorisé à exiger plus encore du leurs élèves et successeurs. Le chemin était ouvert, disait-on, quoique, dans toutes les choses terrestres, il puisse rarement être question de chemin. En effet, comme l’eau qui est écartée par un navire se précipite aussitôt derrière lui, l’erreur, que des esprits excellents ont écartée pour se faire place, se reforme bien vile derrière eux par une force naturelle.

C’est là ce que l’honnête Zimmermann ne voulait absolument pas reconnaître ; il ne voulait pas convenir que l’absurde remplit le monde. Impatient jusqu’à la fureur, il frappait sur tout ce qu’il reconnaissait et tenait pour faux. Qu’il se chamaillât avec le garde-malade ou avec Paracelse, avec un uromante ou un chimiste, c’était égal : il frappait toujours de même, et, quand il s’était mis hors d’haleine, il était bien étonné de voir l’hydre, qu’il croyait avoir foulée aux pieds, redresser ses télés innombrables et lui montrer les dents. En lisant ses ouvrages, et particulièrement le solide traité sur l’Expérience, on comprendra mieux quels furent les sujets de mes débats avec cet homme éminent. Il dut exercer sur moi une action d’autant plus marquée, qu’il avait vingt ans de plus que moi. Médecin renommé, il s’occupait surtout des hautes classes de la société, et cela le conduisait à parler à chaque instant de la corruption du temps, amenée par l’amollissement et par l’excès des jouissances ; et les discours du médecin, comme ceux des philosophes et de mes poétiques amis, me ramenaient aussi vers la nature. Je ne pouvais partager tout à fait sa fureur réformatrice. Loin de là, quand nous nous fûmes séparés, je me retirai bientôt dans mon véritable domaine, et je cherchai à employer, avec des efforts modérés, les dons que m’avait départis la nature, et à me donner un peu carrière dans une lutte joyeuse avec les choses que je désapprouvais, sans m’inquiéter de savoir jusqu’où mon action pourrait s’étendre, où elle pourrait me conduire.

Nous eûmes aussi la visite de M. de Salis, qui fondait un grand institut à Marschlins[13]. C’était un homme sage et grave, qui dut faire à part lui de singulières observations sur la vie, un peu folle et fantasque, de notre petite société. Sulzern, qui nous vit au passage, en allant visiter la France méridionale, dut éprouver les mêmes impressions. Telle est du moins la portée d’un endroit de son voyage où il fait mention de moi.


À ces visites, aussi agréables qu’avantageuses, il s’en mêlait d’autres, qu’on aurait volontiers esquivées. De véritables nécessiteux et des aventuriers impudents s’adressaient au jeune homme confiant, appuyant leurs sollicitations de parentés ou d’infortunes réelles ou supposées. Ils m’empruntaient de l’argent, et m’obligèrent d’emprunter à mon tour, ce qui me plaça dans la position la plus désagréable envers des amis riches et bienveillants. J’aurais voulu donner au diable tous ces importuns, et, de son côté, mon père se trouvait dans la situation de l’apprenti sorcier[14], qui verrait volontiers sa maison bien lavée, mais qui s’effraye, quand l’eau arrive et se précipite à flots irrésistibles par-dessus le seuil et les degrés. Car le plan de vie réglée que mon père avait conçu pour moi était pas à pas dérangé par trop de bonne fortune ; il était retardé et, d’un jour à l’autre, transformé contre notre attente. On ne parlait déjà plus du séjour à Vienne et à Ratisbonne ; toutefois, je devais visiter ces villes, quand je me rendrais en Italie, afin que j’en eusse du moins une idée générale. En revanche, d’autres amis, qui ne pouvaient approuver un si grand détour pour arriver à la vie active, étaient d’avis qu’il fallait profiter du moment où tant de faveur m’était témoignée, et songer à un établissement durable dans ma ville natale. Si j’étais exclu du conseil, d’abord par mon grand-père et ensuite par mon oncle, il y avait cependant d’autres emplois civils, auxquels on pouvait prétendre ; il fallait s’établir dans l’intervalle et attendre l’avenir. Plusieurs agences donnaient assez d’occupation, et les places de résidents étaient honorables. Je me laissais persuader, et je croyais bien aussi que je me ferais à ces emplois, sans avoir examiné si c’était bien mon fait qu’un genre de vie et d’affaires qui demande, de préférence au milieu des distractions, une sage et prudente activité. À ces plans et à ces projets se joignit encore un tendre penchant, qui semblait hâter cette résolution, et m’inviter à me fixer dans la vie domestique.

La société de jeunes gens des deux sexes, dont j’ai parlé plus haut, et qui devait à ma sœur, sinon son origine, du moins sa consistance, s’était toujours maintenue après le mariage et le départ de Cornélie, parce qu’on s’était accoutumé les uns aux autres, et qu’on ne pouvait mieux passer une soirée de la semaine que dans ce cercle d’amis. Cet orateur fantasque, avec lequel nous avons déjà fait connaissance[15], nous était aussi revenu, plus habile et plus malin, après diverses fortunes, et se fit de nouveau le législateur du petit État. Pour faire suite à nos anciens badinages, il avait imaginé quelque chose d’analogue. Il s’agissait de tirer au sort, tous les huit jours, pour former, non pas comme autrefois des couples d’amants, mais de véritables époux. Comment on se comporte envers son amant ou son amante, cela nous était assez connu ; mais comment deux époux doivent se conduire dans le monde, nous ne le savions pas, et, vu le progrès des années, c’était ce que nous devions apprendre avant tout. Il traça les règles générales, qui consistent, ainsi que chacun sait, à faire comme si l’on ne s’appartenait pas, à ne pas s’asseoir l’un à côté de l’autre, à ne pas parler beaucoup ensemble, bien moins encore à se permettre des caresses ; mais, avec cela, on doit éviter tout ce qui pourrait provoquer de part et d’autre des soupçons et des désagréments ; on mérite, au contraire, les plus grands éloges, lorsque, avec une parfaite aisance, on sait se montrer aimable pour sa femme. Là-dessus on demanda au sort de prononcer, on rit et l’on plaisanta de quelques unions baroques, qu’il lui plut de former, et cette comédie conjugale collective, gaiement commencée, fut renouvelée tous les huit jours.

Un hasard assez singulier voulut que, dès le commencement, la même dame me tombât deux fois en partage. C’était une très-bonne jeune fille, et justement de celles qu’on songerait volontiers à prendre pour femme. Sa taille était belle et régulière, son visage agréable, et il régnait dans ses manières un calme qui annonçait la santé du corps et de l’esprit. Tous les jours et à toutes les heures, elle était parfaitement égale à elle-même. On vantait beaucoup son activité domestique. Elle causait peu, mais à tout ce qu’elle disait on pouvait reconnaître un sens droit et une culture naturelle. Il était facile de témoigner à une pareille personne de l’amitié et de l’estime ; j’étais déjà habitué à le faire par inclination générale : maintenant la bienveillance accoutumée agissait comme devoir de société. Mais, le sort nous ayant unis pour la troisième fois, le malin législateur déclara solennellement que le ciel avait parlé, et que nous ne pouvions plus être séparés. Nous y souscrivîmes tous deux, et nous nous prêtâmes si gentiment de part et d’autre aux devoirs publics du mariage, que nous pouvions être pris pour modèles. Et comme, d’après la constitution générale, tous les couples unis pour la soirée devaient se tutoyer pendant ces quelques heures, nous avions si bien pris, durant une suite de semaines, l’habitude de celle forme familière, que, même dans les intervalles, si nous venions à nous rencontrer, le tu cordial s’échappait de nos lèvres. Or, l’habitude est une chose étrange : peu à peu nous trouvâmes cette liaison toute naturelle ; cette jeune personne me devenait de jour en jour plus chère, et sa conduite avec moi témoignait une noble et tranquille confiance, en sorte que, si, d’aventure, un prêtre se fût trouvé là, sans beaucoup hésiter, nous nous serions laissé marier sur-le-champ.

Dans chacune de nos réunions, nous devions lire quelque chose de nouveau : j’apportai donc un soir, comme une nouveauté toute fraîche, le mémoire de Beaumarchais contre Clavijo, en original. Il eut beaucoup de succès. On ne manqua pas de faire les observations qu’il provoque, et, après qu’on eut beaucoup discouru en sens divers, ma chère moitié me dit : « Si j’étais ton amante et non pas la femme, je t’engagerais à transformer ce mémoire en drame : il me semble fait tout exprès. — Afin que tu voies, ma chère, lui répondis-je, que l’amante et la femme peuvent être réunies dans la même personne, je promets de vous lire dans huit jours le sujet de cette brochure sous forme de pièce de théâtre, comme je vous ai lu ces pages. » On s’étonna d’une promesse si hardie, et je ne tardai pas à la remplir : car ce qu’on appelle ici invention était chez moi instantané ; et aussitôt, comme je reconduisais chez elle mon épouse titulaire, je devins muet. Elle m’en demanda la raison. « Je médite déjà la pièce, lui répondis-je, et je suis tout au milieu. Je désire te montrer qu’il m’est doux de faire quelque chose pour l’amour de toi. » Elle me serra la main, et comme je lui répondis par un ardent baiser : « Ne sors pas de ton rôle, me dit-elle ; les gens assurent que la tendresse ne convient point aux époux. — Laissons-les dire, lui répliquai-je, et faisonscomme il nous plaira. »

Avant que je fusse rentré chez moi, en faisant, il est vrai, un grand détour, la conception de la pièce était déjà assez avancée. Cependant, pour que ceci ne semble pas une trop grosse vanterie, j’avouerai que, dès la première et la seconde lecture, le sujet m’avait paru dramatique et même théâtral, mais, sans cette provocation, la pièce serait restée, comme bien d’autres, parmi les productions possibles. On sait comment j’ai traité le sujet. Fatigué des scélérats qui, par vengeance, par haine ou par de petits motifs, s’oppo’sent à une noble nature et la poussent à sa perte, j’ai voulu, dans Carlos, faire agir le pur esprit du monde, avec une véritable amitié, contre la passion, l’inclination et les obstacles extérieurs, pour moliver une fois ainsi une tragédie. Autorisé par notre ancêtre Shakspeare, je n’hésitai pas un moment à traduire littéralement la scène principale et la véritable exposition théâtrale. Enfin, j’empruntai pour le dénoûment la conclusion d’une ballade anglaise, et mon travail était prêt avant que le vendredi fût arrivé. On voudra bien croire que ma lecture eut un heureux succès. Mon épouse souveraine en eut une grande joie, et, comme une postérité spirituelle, cette production sembla resserrer et affermir notre liaison.

Mais, pour la première fois, Méphistophélès Merck me fit un grand tort. Quand je lui fis part de la pièce, il me dit : « Ne me fais plus à l’avenir de pareilles fadaises. Tout le monde en peut faire autant. » Et néanmoins il avait tort : il ne faut pas que tout ouvrage dépasse les idées reçues ; il est bon aussi de s’attacher quelquefois aux sentiments ordinaires. Si j’avais alors écrit une douzaine de pièces de ce genre, ce qui m’eût été facile avec quelques encouragements, trois ou quatre seraient veut-être restées au théâtre. Toute direction qui sait apprécier son répertoire peut dire quel avantage ce serait.

À la suite de ces amusements littéraires et d’autres pareils, on causa de nos mariages pour rire, sinon dans la ville, du moins dans nos familles, et cela ne sonnait point désagréablement aux oreilles des mères de nos belles. Ma mère n’était point non plus fâchée de cet incident. Elle était déjà bien disposée pour la jeune personne avec laquelle j’avais contracté cette singulière liaison, et se plut à lui dire en confidence qu’elle ne serait pas moins goûtée comme belle-fille que comme femme. Cette agitation sans but, dans laquelle je vivais depuis assez longtemps, ne plaisait point à ma mère, et véritablement elle en avait le principal embarras. C’était elle qui devait faire une réception libérale à ces hôtes affluents, sans se voir autrement dédommagée de cette hospitalité littéraire que par l’honneur qu’on faisait à son fils de tabler chez lui. Elle voyait d’ailleurs clairement que tous ces jeunes gens sans fortune, réunis pour mener joyeuse vie, tout autant que pour s’occuper de science et de poésie, finiraient par être à charge et par se nuire les uns aux autres et plus sûrement à moi, dont elle connaissait la libéralité inconsidérée et le goût à répondre pour autrui. Le voyage d’Italie, dès longtemps projeté, et que mon père mettait de nouveau en avant, parut donc à mère le plus sûr moyen de couper court à toutes ces relations. Mais, de peur des nouveaux dangers que je pouvais courir dans le monde, elle songeait à confirmer l’union déjà préparée, afin de me rendre plus désirable le retour dans la patrie et de décider mon établissement définitif. Si je lui attribue sans fondement ce dessein, ou si elle l’avait réellement formé, peut-être avec notre défunte amie, c’est ce que je ne saurais décider ; quoi qu’il en soit, sa conduite paraissait calculée pour un dessein médité. On me faisait quelquefois entendre que, depuis le mariage de Cornélie, notre cercle de famille était trop réduit ; on trouvait qu’il me manquait une sœur, à ma mère une aide, à mon père une élève, et l’on ne s’en tint pas à ces propos. Il arriva, comme par hasard, que mes parents rencontrèrent la jeune fille à la promenade, l’invitèrent à entrer dans le jardin et s’entretinrent longtemps avec elle. On en plaisanta, le soir, à souper, et l’on remarqua avec une certaine satisfaction qu’elle avait plu à mon père, parce qu’elle possédait toutes les qualités principales qu’en véritable connaisseur il voulait trouver chez une femme.

Là-dessus, on fit au premier étage divers préparatifs, comme si on avait attendu des hôtes ; on passa le linge en revue ; on s’occupa de quelques meubles, jusqu’alors négligés. Je surpris un jour ma mère occupée à considérer dans un galetas les vieux berceaux, parmi lesquels j’en remarquai surtout un grand de noyer, incrusté d’ivoire et d’ébène, qui m’avait bercé jadis. Elle ne parut pas fort contente, quand je lui fis observer que ces coffres-balançoires étaient tout à fait passés de mode, et que les enfants, sans gêne de leurs membres, couchés dans une petite corbeille qu’on s’attachait au cou avec un ruban, étaient portés en montre comme d’autres menues marchandises. Ces avant-coureurs de l’établissement d’un nouveau ménage se produisaient souvent, et, comme je laissais tout faire sans opposition, la pensée d’une situation qui devrait durer toute la vie répandit dans notre maison une paix que nous n’avions pas goûtée depuis longtemps.



  1. C’est un type national. Voyez tome I, p. 54.
  2. Nous omettons quelques vers, dont la traduction est impossible à cause des jeux de mots.
  3. Les Paisibles du pays.
  4. Tome I, page 195.
  5. Tome I, page 249.
  6. Rousseau dit : de l’Auteur des choses.
  7. Tome I page 36.
  8. Voyez cette pièce, tome I, page 282. Il y a une variante.
  9. Évrard Jabach, banquier, amateur des arts à Cologne.
  10. Voyez tome I, page 61.
  11. Voyez tome IV page 200.
  12. Tome I, page 190.
  13. Antique château dans les Grisons.
  14. Tome 1, page 80.
  15. Voyez page 201.