Vanghéli/10

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Vanghéli, Une vie orientaleCalmann Levy (p. 133-140).
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J’avais été vivement frappé par cette longue suite d’aventures, roulant cette âme d’imprévus en imprévus sans troubler sa placidité ni lasser sa résignation. Depuis, les soirs de voyage m’habituèrent à des rencontres pareilles, et comme la vie marche, grosse d’oubli, j’oubliai Vanghéli. L’été dernier, je me trouvais en Thessalie. Au sortir de la riante vallée de Tempé, une des seules promesses que tienne encore la Grèce d’aujourd’hui à qui va lui redemander sa poésie antique, j’avais traversé la triste plaine de Larisse et j’étais arrivé à Trikala, au pied des montagnes d’Épire. L’évêque grec, qui me donnait l’hospitalité, me proposa de me mener aux célèbres couvents des Météores. Nous remontâmes le cours du Léthé, en suivant la dernière branche que jette vers le nord la plaine de Thessalie, entre les contreforts de l’Olympe et la haute barrière du Pinde. Devant nous, à l’extrémité de cette vallée, des aiguilles d’aspect singulier, inexplicable, fermaient l’horizon comme un jeu de quilles de Titans. Nous arrivâmes après quatre heures de marche au village de Kalabaka, adossé à la première de ces éminences, et nous nous engageâmes par un sentier de chèvres dans un paysage étrange, produit de quelque cataclysme inconnu. Tout autour de nous se dressaient des aiguilles, des colonnes, des tables de pierres, squelettes de montagnes grêles et sveltes, hauts de plusieurs centaines de pieds, sans lien entre eux. Enracinés aux âpres rochers de cette gorge bouleversée, les fûts naturels montaient tout d’une venue dans la ligne d’aplomb comme des peupliers de granit. Aucun accès apparent sur les parois à pic ; et pourtant, sur les faîtes étroits, des maisons blanches se détachaient en plein ciel, ainsi que les nids de cigognes sur les minarets des villes d’Asie. Ce sont les couvents des Météores (meteora, suspendu en l’air), vraies maisons de prière, qui peuvent bien être en com-munication avec le ciel, mais que rien ne rattache à la terre. La légende qui en attribue la construction à des puissances célestes a dû s’établir sans peine, car on ne conçoit pas comment des architectes humains ont pu élever des matériaux sur ces cimes. Là-haut vivent de petites communautés de stylites, des moines qui ont fait vœu de ne plus quitter ces prisons aériennes, où leur vie s’écoule sur un plateau de quelques mètres carrés. J’y ai vu des vieillards qui depuis cinquante ans n’étaient pas redescendus dans le bas monde.

Quelques-uns des couvents sont à la rigueur accessibles par un système d’échelles et de boyaux dans le roc, devant lequel hésiterait le plus intrépide gymnaste ; mais le moyen de communication habituel pour se hisser jusqu’au sommet, le seul possible pour ceux qui s’élèvent le plus haut, sur des aiguilles perpendiculaires et sans arêtes, est autrement original. Quand le visiteur ou le frère chargé d’apporter les provisions hèle les solitaires du fond de la gorge, il voit apparaître sur le rebord de la crête deux ou trois ombres noires, toutes petites à cette distance ; les ombres déroulent sur un tour une longue corde qui descend, apportant à son extrémité un filet de sparterie ; dès qu’elle a touché terre, on emmaillote dans le filet le voyageur pour les régions aériennes, on donne le signal, la corde remonte lentement : après plusieurs minutes, elle apporte son fardeau aux moines, qui le reçoivent sur la plate-forme.

Il faut avouer que la première expérience de ce mode d’ascension est absolument déplaisante. Replié sur lui-même dans le filet, dont les larges mailles laissent apercevoir en dessous l’abîme béant, balancé dans le vide ou heurté aux aspérités du roc par le mouvement de pendule de la corde, le voyageur regarde mélancoliquement décroître ses compagnons restés à terre, sans que les têtes qui l’attendent là-haut grossissent beaucoup. Ses souvenirs littéraires lui rappellent avec une netteté surprenante les détails dramatiques de la chute de Claude Frollo sur le parvis Notre-Dame. Les aigres craquements de la poulie vermoulue lui apportent d’en haut une musique en harmonie avec ses pensées ; pour peu qu’il soit familier avec les habitudes conservatrices et insoucieuses de l’esprit oriental, il ne manque pas de se dire que corde et poulie doivent servir depuis un temps immémorial, et que tout a une fin. Pour être fixé à ce sujet, je questionnai le caloyer qui reçut le filet et me délivra sur le balcon de son aire : « Change-t-on souvent la corde ?

― Mais, répondit-il avec étonnement, quand elle casse ! »

Cette assurance n’embellit pas les émotions de la descente, qui offre un moment particulièrement délicat, celui où les moines, après vous avoir ficelé, vous lancent brusquement de la plate-forme du tour dans le vide.

Je dois ajouter qu’on est payé de ces peines légères, en visitant les Météores, par la découverte de peintures murales de la plus haute importance pour l’histoire de l’art : fresques égales, sinon supérieures, aux meilleures reliques du mont Athos. Le couvent de Saint-Varlaam, où nous allâmes coucher, est le plus riche en ce genre. Du haut de cet observatoire naturel, le regard embrasse toute la plaine de Thessalie et le cours sinueux du Léthé. En contemplant au jour tombant cette gorge convulsée, d’un aspect bizarre, triste et solitaire, je compris comment les anciens avaient placé au point où je me trouvais la source des fleuves infernaux, et pourquoi ils avaient dédié cette vallée aux divinités funèbres, aux rites magiques et aux incantations des sorcières. Quand la lune vint jeter une large lueur glauque sur les eaux de la rivière, qui rayait de sinueuses lignes d’acier l’ombre de la plaine, je me préparai à entendre les cris et le rhombe des classiques magiciennes de Thessalie. Je ne fus pourtant troublé que par l’igoumène de Varlaam, un vieil ascète tout blanc qui vint me rejoindre avec l’évêque et un de ses caloyers. Nous causâmes ; comme je lui demandais si son troupeau était nombreux, il me répondit avec tristesse :

« Nous ne sommes plus que six ; la foi s’en va, il ne vient plus de jeunes aux Météores pour remplacer les vieux que le Seigneur appelle. Depuis dix ans, aucun caloyer ne s’est présenté excepté Vanghéli. »

Ce nom évoqua subitement dans mon esprit l’image du comédien de Nicée : il est ainsi des syllabes qui tombent comme une pierre dans les trous obscurs de la mémoire et en font jaillir une fusée de souvenirs.

« Vous avez un frère qui se nomme Vanghéli ? m’écriais-je avec intérêt.

― Il en est venu un il y a quelques années, un vieillard qui est mort justement il y a trois semaines. Je me souviens même à ce propos, ajouta l’igoumène, que le bruit ayant couru de votre arrivée à Larisse, le mourant témoigna l’espoir de vous voir aux Météores avant sa fin ; il disait que le voyageur annoncé devait être un Franc de Stamboul qu’il avait connu. »

A ce moment, le petit caloyer, qui se tenait en arrière avec une discrétion ecclésiastique et semblait brûler de se mêler à la conversation de ses supérieurs, s’avança timidement : « Voilà la chose, dit-il. C’est moi qui ai soigné Vanghéli, comme il s’en allait à Dieu ; mais sa tête, étant bien vieille, divaguait ; il racontait, sans que j’aie bien compris, qu’il avait une dette envers le voyageur franc, et qu’il regrettait de mourir sans pouvoir la payer. Il recommandait de dire à Votre Honneur qu’il ne pouvait rien lui donner en ce monde et n’avait rien de plus à lui apprendre, mais que Votre Honneur aille voir sa tombe, qui en saurait davantage. »

Saisi par le retour fortuit de cette vie lointaine dans la mienne, je me levai et demandai à voir la sépulture de Vanghéli. Nous nous rendîmes à quelques pas de là, au chevet de l’église où les moines continuent le long sommeil qu’ils sont venus commencer dans cette retraite. Dieu sait comment les lentes actions des siècles ont apporté sur ces plateaux de la terre végétale, où poussent courageusement des plantes et des arbustes. Un fouillis de vignes folles et d’églantines couvrait la bande de terrain entre le bord du précipice et le mur de l’abside, grimpant à celle-ci, plongeant dans celui-là. Les brindilles et les pousses de mai, les orties et les ciguës s’étaient rejointes sur la tombe nouvelle et la masquaient déjà. Les moines firent signe à deux petits chevriers de la plaine qui avaient accompagné l’évêque ; les enfants découvrirent la pierre en tirant chacun à soi une brassée de feuillages et de fleurs. Je les regardais faire, et je me souvenais d’avoir rêvé un jour quelque part, aux Uffizi, je crois, devant une vieille gravure de Marc-Antonio, qui représente, avec une composition semblable, une allégorie mythologique, « les Amours découvrant la Mort ».

La croix apparut. et je vis l’endroit où ce pauvre errant, battu par tant de fortunes, s’était enfin acquitté de vivre et avait trouvé un sommeil bien gagné. Le sort, étrange jusqu’au bout, semblait ne lui avoir accordé qu’un repos menacé dans cette poussière mal assurée, au sommet d’un rocher entre ciel et terre.

« Il y a quelque chose d’écrit là-dessus », remarqua l’évêque. Il montrait sur la pierre grise, en lumière sous le rayon de lune, des caractères grossièrement tracés au couteau, dont les entailles fraîches se découpaient en blanc.

« Ah ! c’est vrai, j’oubliais, continua le petit caloyer : ― il m’a chargé de graver ce seul mot sur la pierre, toujours pour Votre Honneur, disait-il. »

Le vieil igoumène se pencha sur la tombe dont les ans le rapprochaient : il lut, en épelant les caractères inégaux qu’il tâtait d’un doigt tremblant, ce mot que les Grecs modernes ont conservé de la langue des ancêtres : eurêka, ― j’ai trouvé.

« Tiens, c’est le mot d’Archimède ! fit l’évêque, qui se piquait de littérature.

― Non, reprit en se relevant l’igoumène, c’est le mot de la Mort. »