Vanghéli/9

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Vanghéli, Une vie orientaleCalmann Levy (p. 126-132).
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En quittant la maison du juif, tout accablé de la chute de mes espérances, j’entrai machinalement dans un de ces cafés où le peuple de Bagdad se divertit le soir à écouter les conteurs en renom. Hadji-Mohammed-Hafiz, conteur célèbre dans tout le pays arabe, occupait à ce moment la banquette et disait aux auditeurs accroupis à ses pieds sur les nattes une histoire qui finissait ainsi :

« Un jour d’été, aux temps des glorieux khalifes ― car vous verrez, croyants, que tout ceci ne serait plus possible aujourd’hui ― le Bien et le Mal se rencontrèrent dans un jardin de Damas ; ne sachant que faire pour se distraire durant la chaleur du jour, ils résolurent de jouer le monde aux dés. Le Mal, ayant préparé les dés, gagna par fraude et se prétendit maître du monde. Une discussion s’ensuivit, les deux joueurs vinrent devant le cadi. Le Bien expliqua la tromperie de son adversaire ; mais le Mal avait acheté le cadi, qui le confirma dans la possession du monde. Le Bien appela du jugement devant l’émir de Damas ; le Mal avait acheté l’émir, qui attesta par un nouveau firman les droits du gagnant. Le Bien partit alors pour aller à Bagdad se jeter aux pieds du khalife, représentant de la justice divine sur terre, et faire casser les jugements iniques ; mais le Mal s’était mis en route de plus grand matin. Il est difficile de croire qu’il ait acheté le khalife, dont le nom soit loué ; pourtant le monde fut irrévocablement constitué sa propriété par la plus haute autorité qu’il y ait sur la terre. Désespéré, le Bien en appela à Dieu, qu’on n’achète pas. Le Seigneur déclara qu’il ne pouvait revenir sur ce qu’avait décidé son représentant en ce monde, mais il promit au Bien sa revanche dans l’autre, qui lui appartiendrait tout entier et où le Mal n’entrerait jamais. C’est dans ce monde-là, croyants, que vous serez sûrement dédommagés des injustices du nôtre. »

Tu sais, effendi, comment les petites choses décident parfois de nous : voilà que ce récit, qui résumait la longue expérience de toute ma vie, me rappela que je n’avais plus que peu de jours devant moi, plus rien à attendre de nouvelles entreprises, plus de jeunesse d’âme pour les tenter, et qu’il fallait penser à ce monde où les pauvres gens se reposeront sans crainte de revirement. Je réfléchis alors qu’il serait peut-être sage de mourir à l’ombre de l’église où j’avais commencé de vivre ; je me souvins des pieux monastères de Roumélie, ceux de l’Athos et ceux de Thessalie, où j’avais trouvé abri plus d’une fois dans ma jeunesse, au temps de la guerre et d’Ali de Tépélen. Le détachement des biens de la terre m’était facile, puisque je n’avais plus un para. Mon seul embarras était de savoir comment je traverserais encore une fois toute l’Asie, pour gagner les saintes maisons orthodoxes : je n’avais plus le courage ni la force de me faire matelot ou chamelier. Le hasard me vint une dernière fois en aide : j’entendis en ce moment à côté de moi ces comédiens, qui s’étaient réunis pour compter leur recette et discuter en commun leurs projets de voyage jusqu’à Stamboul. Je m’approchai d’eux et leur demandai s’ils pourraient me transporter et me faire vivre sur la route en me donnant un emploi dans leur troupe ; il fut convenu que je jouerais à l’occasion les vieilles femmes gardiennes de harem ou les cadis battus par Hadji-Baba. Nous partîmes quelques jours après, nous acheminant lentement par les villes d’Anatolie, dressant notre mach’ala chaque soir au hasard de l’étape, dans les villages ou dans les capitales. Nous nous sommes attardés dans Alep, où les gens sont curieux et oisifs et où 1a recette était bonne tous les jours : nous avons perdu nos peines à Konieh, à Césarée, où la misère est grande, le blé ayant manqué depuis deux ans. Les neiges d’hiver nous ont retenus à Angora, le printemps nous a rouvert la route, et voici qu’après cette année errante nous touchons à la mer et à la fin des choses pour moi. J’ai mis de côté quelques piastres pour louer demain à Gueumlek mon passage sur mer jusqu’à Volo, et de là gagner les couvents. Après cette dernière traversée, le vieux Vanghéli mettra le point final, si Dieu le permet, à l’histoire qu’il t’a contée.

Ici le vieillard fit une pause ; je voyais qu’il voulait encore me dire une pensée qui se formulait péniblement dans son cerveau. Il fixa sur moi ce regard triste et interrogateur, habituel à l’Oriental dans la conversation avec un Européen, le regard de ce jeune homme noir de Francia qui est au Louvre : penché hors du XVe siècle, il regarde venir des temps nouveaux, tourmentés et durs aux âmes simples. Après un instant, Vanghéli reprit :

« Maintenant, effendi, j’ai fait ce que tu désirais : j’attends que tu répondes à la question que je me posais quand tu m’as abordé. Jusqu’ici, j’ai fait la tâche du jour qui se levait, sans avoir le temps de repenser à celle de la veille ; mais, ce soir, au moment de jeter ma vie passée derrière moi comme on largue une vieille ancre à la mer, elle m’est apparue tout entière et dans chacun de ses détails ; telle on revoit la vie des bienheureux dans les images, toute rassemblée en une suite de petits tableaux sur la même feuille. Vue ainsi, elle ne me paraissait guère autre chose que la comédie que nous venons de jouer, où j’ai revêtu en une heure les costumes de dix hommes différents, essayé vingt métiers divers sous le bâton d’Hadji-Baba qui me poursuivait. Alors il m’est venu à l’esprit de me demander pourquoi le pauvre monde peine et s’agite en tous sens depuis le berceau, pour quelle raison et pour quelles fins nous travaillons ainsi, ce qui reste de tout ce qui arrive... Je n’ai pas trouvé, mais vous autres hommes d’Europe, vous avez tout appris dans les livres, et tu sais sans doute le pourquoi des choses arrivées ?

― Cela, nous ne le savons pas.

― Tout le reste de ce que vous savez ne vous sert donc de rien ; et je vais demander ce que tu ignores aux hommes qui vivent dans les maisons de Dieu. Ils le savent peut-être et me le diront. ― Voici là-haut le minaret d’Yéchil-Djami qui se fait blanc ; il est temps de reposer un peu et de commencer ma dernière étape. ― Que le Seigneur te garde, effendi.

― Écoute, Vanghéli, dis-je comme nous nous levions, je te remercie de ton histoire et veux te prier d’accepter ces quelques piastres pour assurer sans inquiétude ta route jusqu’à Volo. En paiement de ce service, je te demande une seule chose : j’ai idée de visiter quelque jour les monastères de Roumélie ; souviens-toi de moi, et, quand tu entendras dire que je suis dans le pays, viens me chercher pour me donner, si tu l’as trouvée, I’explication que je n’ai pu te fournir. J’ai grande curiosité de savoir si tu la trouveras, et plus grand désir encore que tu m’en fasses part quand tu la tiendras. Promets-moi de te souvenir de ma demande.

― Je te le promets », dit l’homme, et il disparut sous la tente du chariot. Là se mouvait un vague éveil de hardes dans la première transparence de l’aube, dont la grâce sereine emplissait le ciel noir et faisait sourire la crête des vieux murs du khân.

Lorsqu'on nous appela pour nous mettre en marche, le soleil était déjà haut sur l’horizon et la bande tragique partie depuis plusieurs heures. Notre caravane, plus alerte, la rejoignit pourtant au gué de la rivière qui s’échappe du lac, à la séparation des routes de Brousse et de Gueumlek. On passait le chariot de Thespis sur le bac ; la lourde machine glissait au fil de l’eau, toute sonore de rires d’enfants et de chansons, toute éclaboussée de lumière par les reflets miroitants du courant et les rayons de midi, accrochés aux loques éclatantes des oripeaux qui pendaient à l’aventure. Sur la rive, assis dans l’ombre épaisse d’un noyer, les mains croisées sur son bâton, Vanghéli regardait s’éloigner les compagnons qu’il avait dû quitter là ; il les suivait de ce regard vague, songeur et fatigué, commun aux vieilles gens de toute condition en Asie. C’était presque la scène de la poétique toile de Gleyre, ― les Illusions perdues, ― où le vieillard, gagné sur la grève par l’ombre du soir, regarde fuir dans le rayon doré la voile qui emporte les jeunesses, les lyres, les fleurs et les espoirs. Je rappelai de nouveau à Vanghéli sa promesse ; le bac revint nous prendre ; comme je me retournais de l’autre bord, le vieux Syrien me fit de la main le grave salut oriental. Il se perdit dans un petit chemin, sous un nuage d’aubépines en fleurs, qui chantaient les fêtes de mai, là-bas, le long de l’eau.