Vengeance fatale/IV — Le Feu de St-Denis

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La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Éditeurs (p. 24-31).

IV

LE FEU DE ST-DENIS


Le temps a marché ; c’est aujourd’hui le 21 novembre 1837.

Il est environ huit heures du soir ; il tombe une pluie fine et très froide ; des éclairs déchirent parfois le voile du firmament, illuminant le ciel d’une lueur sinistre ; le tonnerre gronde sourdement. À cette heure dans St-Antoine, on ne voit personne hors de chez lui excepté un homme d’une stature colossale, drapé dans un long manteau noir, et dont on entrevoit à peine la figure. Il marche d’un pas lent, s’arrête quelques instants, consulte sa montre, puis recommence à marcher. Dix minutes se passent, il s’arrête de nouveau : « voilà qui est singulier, dit-il ; cela vraiment devient inquiétant. Lui, ordinairement si ponctuel à un rendez-vous, en retard de plus d’une demi-heure. Lui serait-il arrivé un malheur ? C’est peut-être cette tempête qui m’empêche d’entendre ? Attendons encore un peu. »

Bientôt, cependant, on entend le bruit de pas éloignés ; ce bruit devient plus clair à mesure que les pas se rapprochent et on distingue enfin la figure d’un homme qui s’avance rapidement.

— C’est toi, Pierre, te voilà enfin ! Je dois dire que je commençais presque à désespérer de te voir ce soir,

— En effet, docteur, je suis en retard ; ce n’est pas ma faute, cependant, car j’ai dû subir les inconvénients du mauvais temps et d’ailleurs, à plusieurs endroits, nous n’avons appris les nouvelles que très tard.

— C’est bien ; quelles sont ces nouvelles ?

— Des nouvelles graves et sérieuses.

— Arrive donc vite au fait ; mais d’abord dis-moi d’où tu viens.

— De Sorel.

— Ce n’est qu’aujourd’hui alors que tu as pu traverser le fleuve ?

— Oui, docteur.

— Cela me fait comprendre ton retard, surtout par cette tempête. Que se passe-t-il à Sorel ?

— Lorsque je suis arrivé, on venait d’apprendre qu’un régiment de cavalerie avait été mis en déroute entre Longueuil et Chambly. Cette nouvelle a créé une vive sensation.

— Je crois bien, sacrebleu ! elle a dû faire prendre contre nous quelques mesures énergiques.

— Oui, entre autres, celle d’envoyer de ce côté des troupes immédiatement, et je crois qu’à cette heure le colonel Gore marche sur St-Charles.

— Actuellement ?

— Oui, et il est probable qu’avant neuf heures, demain, il sera à St-Charles.

— Combien de soldats a-t-il avec lui ?

— Je ne puis dire au juste, mais tout fait me prévoir qu’ils seront nombreux.

— Il n’y a donc pas de temps à perdre ; je vais aller prévenir M. Papineau, pendant que toi, mon brave Pierre, tu répandras cette nouvelle parmi tous les habitants[1] ; qu’ils s’arment comme ils pourront et que tous soient prêts à combattre demain dès l’aurore !

— Que voulez-vous donc faire ?

— Arrêter les troupes à St-Denis d’abord ; mais ne t’occupe pas de ce que je fais, vois seulement à ce que je t’ai dit.

— C’est bien, docteur.

Et les deux hommes se séparèrent pour vaquer chacun à sa besogne.

Le lecteur a sans doute déjà reconnu le messager qui arrivait de Sorel. C’était Pierre Hervart marié à Mathilde Gagnon depuis plus de trois mois. Quant au personnage qui lui avait donné des ordres avec une autorité qui, comme le lecteur a pu s’en apercevoir, révélait l’homme habitué au commandement, nous ferons bientôt sa connaissance,

Pierre n’avait jamais vu Raoul de Lagusse, et il avait toujours ignoré l’aventure à la suite de laquelle Mathilde l’avait connu chez le père Pouliotte. Mais il n’en était pas de même pour celle-ci. Elle l’avait encore vu environ huit jours avant son mariage avec Pierre, pendant un voyage que Raoul avait fait sur la rivière Richelieu, et avant de partir, après lui avoir réitéré sa demande lui-même, il l’avait menacée de sa vengeance si elle épousait Pierre.

Cependant, par un hasard fatal, elle n’avait jamais voulu parler de cet incident à son époux.

Elle craignait qu’en le lui communiquant, il ne s’exposât à des dangers qui pourraient lui être funestes ; et elle croyait que les menaces de Raoul n’étaient que l’effet du dépit et de la colère. N’entendant plus parler de lui, elle s’était bien vite tranquillisée. Mais elle avait tort de se croire ainsi en sûreté, car le serpent veillait dans l’ombre. Il ne se passait pas une seule journée sans que Raoul ne sût tout ce qui concernait Pierre et sa jeune épouse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Suivons maintenant l’homme au manteau noir.

Après avoir marché pendant une dizaine de minutes, il s’arrêta devant une grande maison construite d’une pierre rustique, fort en usage dans nos campagnes, et frappa trois coups.

Aussitôt la porte s’ouvrit, et un homme, tenant une lampe à la main, parut sur le seuil.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Moi, répondit simplement l’inconnu.

— Ah ! c’est vous, docteur, dit alors la première voix. Veuillez donc entrer, nous vous attendons depuis une demi-heure.

— Bien, bien, répondit celui-ci, je n’ai pu venir plus tôt ; et il suivit celui qui lui avait ouvert la porte.

Tous deux se rendirent dans une vaste chambre, éclairée par la lumière douteuse d’une seule lampe, dans laquelle les principaux conjurés étaient groupés autour de Louis Joseph Papineau. Un grand silence régnait parmi eux, mais à la vue de celui qu’on a entendu nommer deux fois le docteur, les patriotes relevèrent la tête, et tous l’interrogèrent en même temps.

Je vous répondrai tout-à-l’heure, fit celui-ci, mais maintenant je veux parler particulièrement avec monsieur Papineau. Et il l’emmena dans l’embrasure d’une fenêtre et s’entretint à voix basse pendant quelques instants avec lui.

Pendant ce temps, l’impatience dévorait les autres conjurés, qui demandaient tour à tour : quelles nouvelles ? Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ?

— Eh bien ! voici ce qu’il y a, répondit enfin le docteur, les troupes marchent demain sur St-Charles pour y joindre l’armée du colonel Wetherall. Eh bien ! il faut les arrêter à St-Denis, et une rencontre est donc inévitable.

— Tant mieux ! s’écrient alors cinquante voix ensemble, nous les verrons donc à l’œuvre ces tyrans, et nous saurons bien si ces braves soldats sont aussi gais sur le champ de bataille que dans leurs casernes !

— Amis, dit Papineau, vous devrez renoncer à votre projet, car… Un grand bruit interrompit sa voix :

Nous voulons nous battre, nous nous battrons, et de plus nous verrons la couleur du sang de ces anglais maudits ! s’écrièrent les patriotes, sans penser à l’insulte qu’ils faisaient à celui qui leur avait communiqué ces nouvelles et qui n’était autre que le docteur Wolfred Nelson.

— Je vois avec peine, reprit Papineau, que rien ne peut ébranler votre courage et votre généreuse ardeur. Combattez donc pour l’amour de la patrie !

Le lendemain était le 22 novembre. Cette date nous rappelle toujours avec orgueil l’un des plus glorieux événements militaires de notre histoire, le feu de St-Denis.

Dès l’aube, Saint-Antoine et Saint-Denis furent le théâtre d’un magnifique spectacle.

Des hommes enthousiasmés pour la défense de la liberté opprimée, s’armaient de pistolets, de mauvais fusils, de piques, de pioches, et couraient au lieu du combat.

Au bruit du tocsin, huit cents hommes se trouvèrent réunis ; mais tous n’étaient pas armés. Il n’y avait environ que cent-vingt fusils, bons ou mauvais. Ces hommes étaient tous venus des paroisses avoisinantes. Un grand nombre, qui se trouvaient sur la rive opposée à St-Denis, traversèrent dans des embarcations, qui s’enfonçaient dans l’eau sous le poids des combattants.

Parmi ces gens qui combattirent à St-Denis et dont le courage et le dévouement à la patrie firent des héros, il faut remarquer le capitaine Labossière, de Contrecœur, armé seulement d’un long pistolet. C’était un bel homme, gros et grand, bien fait et d’une grande force musculaire.

Il arriva un des premiers à St-Antoine, et traversa aussitôt à St-Denis.

— Tonnerre ! disait-il en regardant son grand pistolet, je n’ai pas de fusil, moi, mais j’ai assez de mon pistolet. C’est lui qui va en faire de la besogne, n’est-ce pas, Marguerite ? Vous ne comprenez pas ce que je veux dire, vous autres, ajoutait-il en s’adressant aux patriotes, quand je parle de Marguerite, mais je vais vous expliquer cela. Sachez d’abord que mes deux meilleurs amis sont Charlotte et Marguerite ; Charlotte c’est ma bouteille, Marguerite mon pistolet. Jusqu’ici j’avais toujours aimé l’un autant que l’autre, mais je crois qu’aujourd’hui je préfère Marguerite.

— Tant mieux, dirent les autres, Marguerite ne manquera pas de faire son devoir !

— Ah ! pour ça, y a pas de saison, soyez sûrs que Marguerite fera son devoir ; ce qui ne m’empêchera pas bien entendu, de goûter à Charlotte de temps en temps.

Pour toute réponse les patriotes poussèrent un hourra formidable.

Cependant le combat était commencé à St-Denis. Le docteur Nelson commandait nos braves canadiens. Il s’était enfermé avec eux dans une grande maison de pierre qui leur servait de forteresse. En même temps l’artillerie anglaise ouvrait un feu meurtrier contre ces troupes improvisées. Au premier coup de canon, cinq hommes tombent morts.

À cette vue les combattants de Nelson sont stupéfaits et leur ardeur commence à se ralentir. Mais celui-ci, les manches de sa chemise retroussées, se fraye un passage au milieu d’eux.

« Ho donc ! mes amis, s’écrie-t-il, ce n’est rien ; à la guerre comme à la guerre ! Continuez votre feu. » Et lui-même recule les morts, et ne craint pas de s’exposer au danger.

Ce courage ranime l’ardeur des patriotes.

Peu de temps auparavant, les anglais avaient essayé de s’emparer d’une distillerie, défendue par une quinzaine de Canadiens. Voyant le peu d’effet de l’artillerie et de la mousqueterie, le colonel Gore avait ordonné au capitaine Markham de l’emporter d’assaut. Mais Markham y fut blessé, et après des efforts inutiles, les Anglais durent reculer devant le feu de leurs adversaires.

Pendant ce temps, les gens traversaient toujours de St-Antoine.

Les Anglais, inquiets, pointèrent un canon sur un grand bac, qui contenait près de deux cents combattants, et le boulet passa si près du bateau, qu’en tombant dans le fleuve il fit rejaillir l’eau sur les Canadiens qui ne ralentissaient pas leur course.[2]

Cependant le combat ne cessait pas. Des deux côtés on se battait avec une égale fureur. Mais après six heures de combat, les soldats anglais commencèrent à retraiter et le colonel Gore, vieux décoré de Waterloo, dut abandonner la victoire aux patriotes, qui se mirent à la poursuite des troupes royales.[3]

Au premier rang des Canadiens se trouvaient deux jeunes gens qui, pendant toute la durée du combat, s’étaient distingués par leur acharnement contre les soldats anglais. Tout-à-coup, pendant que ceux-ci déchargeaient leurs dernières carabines, l’un d’eux fit feu sur son compagnon, qui tombe roide mort.

Ce dernier avait nom Pierre Hervart ; celui qui l’avait tué s’appelait Raoul de Lagusse. Les Canadiens continuèrent à poursuivre les Anglais.

Après le combat : « Avez-vous tué plus de chiens que moi, docteur ? » demanda une grosse voix.

— Tiens, Labossière, fit Nelson en se retournant, t’es-tu bien battu ?

— Si je me suis bien battu ? je cré bin, sacrebleu, j’ai tué trois soldats de la maison de St-Germain,[4] et quatre pendant la poursuite. Aussi je suis content de moi, et maintenant je m’en vais prendre une rasade ![5]

  1. Nous avons cru pouvoir employer ce mot que l’usage a consacré au Canada.
  2. Historique.
  3. Nous avons emprunté quelques détails à Garneau.
  4. La maison où s’étaient réfugiés les patriotes appartenait à un nommé St-Germain.
  5. Ce Labossière n’est pas un personnage légendaire, mais au contraire parfaitement historique.